Les Mémoires du Diable/Édition 1858/25

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Michel Lévy (tome Ip. 287-293).


XXV

UNE BELLE CURE.


Luizzi se trouva fort désappointé de la subite disparition de Satan ; mais, rassuré par ses promesses, il considéra sa position d’un esprit plus calme et finit par comprendre qu’elle n’était pas aussi désespérée qu’il se l’était imaginé. C’est que l’effroi lui avait fait voir des monstres dans les obstacles qu’il avait à vaincre. Un moment après, madame Humbert rentra ; mais, au lieu de l’énorme bocal de sangsues, de la provision de farine de graine de moutarde qu’il s’attendait à voir entre les mains de la matrone, il s’aperçut qu’elle portait un petit plateau sur lequel se trouvaient une tasse de bouillon et un verre d’excellent vin. Nous avons dit que Luizzi s’était réveillé avec un terrible appétit. L’aspect du bouillon irrita vivement cet appétit, et la faim suggéra au baron l’idée de séduire en secret madame Humbert et de la détacher du complot de ses domestiques : tant il est vrai que l’estomac est le siége du génie dans la plupart des hommes ! Il appela madame Humbert et lui dit :

— Est-ce pour moi que vous apportez cet excellent déjeuner ?

— Pour vous, Monsieur ? oh ! non, vous êtes trop malade pour rien prendre.

— Allez-vous recommencer à me traiter comme si j’étais fou ?

— Seigneur Dieu ! reprit madame Humbert ; je sais bien que monsieur le baron a toute sa raison, mais il n’en est pas moins vrai que je ne puis pas me permettre de lui donner à manger. Mon devoir est d’accomplir les ordres du médecin.

— Sans doute, dit Luizzi, mais ce n’est pas votre intérêt.

— Ce n’est pas l’intérêt qui me dirige, monsieur le baron.

— Tant pis ! parce que si vous aviez voulu me donner ce bouillon, je vous l’aurais payé comme de l’or potable.

— Et si le docteur Crostencoupe venait à le savoir ?

— Je le mettrais à la porte s’il se fâchait.

— C’est-à-dire qu’il me mettrait à la porte, moi, et qu’il placerait auprès de vous quelque vieille méchante garde-malade qui ferait tout ce qu’il veut.

— Vous avez raison, madame Humbert, je ne lui dirai rien. Voyons ce bouillon.

Madame Humbert le remua dans la tasse et dit encore :

— C’est qu’il faudrait lui dire aussi que vous avez pris tous les remèdes.

— Je le lui dirai, madame Humbert. Donnez-moi ce bouillon.

Elle prit la tasse et s’approcha du lit.

— Il y a aussi Pierre et Louis qui pourraient lui rapporter que vous ne suivez pas les ordonnances, repartit madame Humbert d’un air embarrassé ; et elle replaça le bouillon sur le plateau.

— Je pardonne à Pierre et à Louis s’ils veulent me garder le secret ; mais donnez-moi ce bouillon.

— Buvez doucement, au moins.

— C’est bien, c’est bien.

— Attendez que je défasse les courroies qui vous attachent.

— À la bonne heure, madame Humbert, vous êtes une brave femme.

Luizzi avala le bouillon, et se trouva si réconforté que l’espérance lui revint au cœur en même temps que la chaleur à l’estomac. Vers le soir le docteur Crostencoupe arriva, et demanda si on avait exactement suivi ses ordonnances.

— Ah ! docteur, reprit Luizzi, que j’ai éprouvé une étrange chose aujourd’hui ! Imaginez-vous qu’il m’a semblé qu’un voile descendait de mes yeux. Je souffrais d’horribles piqûres sur la poitrine et des cuissons brûlantes aux cuisses.

— Bon ! dit le docteur en fronçant le sourcil, les sangsues et les sinapismes. Après ?

— Après, docteur ? à mesure que cette douleur augmentait, je sentais ma tête se dégager, et bientôt il m’a semblé sortir d’une nuit profonde.

— Enfin, s’écria le docteur Crostencoupe, vous êtes sauvé, monsieur le baron ! Il ne s’agit plus que de persévérer dans les mêmes voies ; encore deux cents sangsues et quinze applications sinapisées, et vous serez en état de monter à cheval.

— Je l’espère, docteur, dit Luizzi.

— Mais ce que je vous recommande surtout, c’est la diète la plus exacte.

— Comment, docteur, pas le moindre aliment ?

— Pas un verre d’eau sucrée. La plus légère nourriture, c’est la mort.

— La mort ? dit Luizzi alarmé.

— La mort immédiate et foudroyante.

— Bah ! fit le baron d’un air railleur.

— Nouvelle congestion au cerveau, délire, frénésie, ramollissement du cervelet, coma et mort.

— Ô Molière ! pensa Luizzi.

— Vous m’entendez bien, madame Humbert, dit le docteur Crostencoupe.

— Sans doute, sans doute, monsieur le docteur.

— À demain.

Et il sortit. Le lendemain il arriva, apportant une énorme boîte de pastilles et une bouteille cachetée qu’il déposa sur le lit du malade.

— Voici, dit-il, qui doit compléter votre guérison. Vous prendrez une de ces pastilles d’heure en heure, et dans l’intervalle, vous ne manquerez pas de boire une cuillerée à café de cette liqueur.

— Je le ferai, docteur, je vous assure.

M. Crostencoupe sortit, et immédiatement après madame Humbert apporta un bouillon à Luizzi, qui le prit avec la joie d’un enfant.

Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels le docteur ne manquait pas de faire une visite tous les matins et une visite tous les soirs, et recommandait l’usage exact de ses pilules et de son julep, qu’on jetait exactement d’heure en heure par la fenêtre. Le baron assurait qu’il se trouvait trop bien de ce régime pour y manquer. Toutefois, au bout d’une semaine, il se hasarda à demander au docteur la permission de prendre un peu de bouillon.

— Du bouillon ! repartit le docteur, du bouillon ! vous voulez donc détruire l’effet de tous mes soins ? du bouillon ! prenez de l’arsenic, ce sera plus tôt fait.

— C’est que, voyez-vous, docteur ? reprit Luizzi en souriant, voilà huit jours que j’en prends.

— Bah ! fit le docteur sans trop d’étonnement.

Il réfléchit et reprit :

— Je comprends, les pilules et le sirop ont prévenu l’effet de cette détestable nourriture. Je suis ravi de ce que vous me dites, cela me prouve qu’elles sont encore plus souveraines que je ne le croyais.

— Ainsi, je puis continuer le bouillon ?

— Oui, mais en le coupant de beaucoup d’eau et en doublant la dose des pilules et du sirop.

— Je ne l’oublierai pas, dit Luizzi.

À peine le médecin fut-il sorti, que le baron cria d’une voix triomphante :

— Madame Humbert, faites-moi cuire une côtelette et jetez toutes les heures deux pilules et deux cuillerées de sirop par la fenêtre. Il faut que le docteur ait son compte.

M. le docteur Crostencoupe revint le lendemain, et, sur l’assurance qu’on avait avalé double ration de pilules et de sirop, il admira combien le malade revenait à vue d’œil.

Au bout d’une semaine, Luizzi recommença la même comédie.

— Docteur, lui dit-il, il me semble qu’il serait peut-être temps de me permettre une côtelette ou une aile de volaille ?

— Ah ! ah ! pour cette fois, non, monsieur le baron. Soumettre l’estomac à une digestion pénible, porter le désordre dans les papilles nerveuses de l’estomac, qui ont un rapport si direct avec le cerveau, ce serait vouloir ramener toutes les fureurs de la maladie.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Ceci, voyez-vous, est à la portée du praticien le plus vulgaire ; c’est le pont aux ânes de la médecine.

— Eh bien ! je vous dirai, docteur, que depuis huit jours je mange ma côtelette tous les matins.

— Prodigieux ! s’écria Crostencoupe en se reculant. Et vous n’avez rien éprouvé ?

— Rien qu’un bien-être charmant.

— Admirable ! Pas de gêne dans les idées ?

— Non.

— Point de tintements d’oreilles ?

— Non.

— Point de vertiges ?

— Non, rien, absolument rien.

— Ah ! je n’aurais pu y croire.

— À quoi ?

— À l’invincible puissance de mon sirop et de mes pastilles. Voyez, baron ! malgré les imprudences que vous avez commises, vous voilà presque guéri. Doublez la dose : quatre pastilles par heure, et deux larges cuillerées à bouche de sirop.

— Et je pourrai continuer ma côtelette ?

— Hum ! pour ceci, je ne sais pas.

— Les pastilles sont si puissantes !

— Une demi-côtelette.

— Le sirop est si souverain !

— Eh bien ! la côtelette, va pour la côtelette.

Puis il appela :

— Madame Humbert, écoutez : je vous rends responsable de la vie de monsieur le baron. Je lui ai permis une côtelette, une côtelette maigre s’entend, et bien cuite ; veillez à ce qu’on ne passe pas l’ordonnance d’une bouchée de pain. Pas de crudité, surtout, pas de crudité !

— Certainement, monsieur le docteur.

Crostencoupe sortit, et Luizzi, rejetant ses couvertures et se levant, s’écria :

— Madame Humbert, il me faut un dîner à trois services, et surtout une salade et des artichauts à la poivrade.

— Ah ! monsieur le baron ! faites donc attention ! dit la garde-malade en baissant les yeux et en rougissant.

— Bon, dit Luizzi, est-ce la simplicité de ma toilette qui vous épouvante ? Il me semble que cela n’a rien de nouveau pour vous.

— Rien de nouveau, monsieur le baron, fit madame Humbert avec un sourire, un hochement de tête et un regard de satisfaction inouïs.

Le baron embrassa madame Humbert. Pierre entra. Cela fit penser au baron que, dans son délire de bonne santé, il se faisait le rival de son valet de chambre. Il en fut humilié, et redevint impérieux vis-à-vis de lui.

— Il paraît que monsieur est tout à fait guéri ? dit Pierre.

On lui servit à dîner, et il mangea admirablement. Huit jours encore se passèrent ainsi. Un matin que le docteur le trouva levé, il lui dit en souriant :

— Hé ! hé ! monsieur le baron, je pense que vous reconnaissez le bon effet de la précaution que j’ai prise en vous interdisant de manger autre chose qu’une petite côtelette ?

— Allons donc, docteur ! voilà huit jours que je me bourre d’excellents ragoûts et de toutes sortes de crudités.

— Inouï ! inouï ! inouï ! s’écria le docteur en parcourant la chambre à grands pas ; c’est une conclusion admirable à ajouter à mon mémoire. Oui, reprit-il en tirant un manuscrit de sa poche, voici un mémoire qui fera ma gloire et ma fortune : c’est l’historique de votre maladie et de votre guérison. Je l’envoie demain à l’Académie des sciences ; il est impossible qu’elle ne soit pas frappée des prodigieux résultats de mon traitement au milieu des dangers que le malade semblait créer à plaisir. Car vous avoir guéri si vous aviez exactement suivi mes ordonnances, c’était tout simple ; mais vous avoir guéri malgré cette infraction incessante au régime prescrit, c’est la preuve la plus manifeste de l’excellentissime effet de mes pilules et de mon julep. Ils passeront à la postérité, monsieur le baron ! pilules de Crostencoupe ! sirop de Crostencoupe ! demain je les fais annoncer dans tous les journaux. Vous me permettrez de citer votre nom, monsieur le baron, c’est le seul salaire que je vous demande.

— Faites, docteur, dit le baron en riant ; je serai ravi de savoir l’opinion de l’Académie des sciences sur ce médicament.

— Alors, monsieur le baron, je vais mettre la dernière main à ce mémoire. J’aurai l’honneur de vous le lire. Je suis sûr de vous trouver chez vous, car vous ne sortez pas encore.

— Comment ! dit le baron, je ne puis pas sortir ? Cependant, si je prenais huit pilules ?

— Vous pouvez en prendre huit, mais je vous défends de sortir.

Aussitôt que le docteur fut sorti, le baron ouvrit sa fenêtre, jeta la boîte aux pilules et toutes les bouteilles de sirop par la fenêtre ; et cria d’une voix de stentor :

— Louis, mettez les chevaux.

Puis dans sa joie, il prit sa sonnette pour sonner son valet de chambre. Le Diable parut.

— Qui t’appelle ? dit le baron.

— C’est toi.

— En effet, reprit Luizzi, tu as raison : dans mon empressement, je me suis trompé de sonnette.

— Et bien ! dit le Diable, que penses-tu de ton médecin ?

— Je n’aurais pas cru, dit Luizzi, que la médecine fût une si sotte chose.

— Ton valet de chambre a raison, tu es tout à fait guéri, te voilà redevenu suffisant.

— En quoi ?

— Je t’ai demandé ce que tu pensais de ton médecin, et non pas de la médecine. Du reste, la sottise humaine est partout la même ; elle étend toujours aux choses les torts des individus, à la religion les fautes des prêtres, à la loi l’erreur des magistrats, à la science l’ignorance de ses adeptes.

— C’est possible, dit Luizzi avec impatience ; mais je n’ai nulle envie d’un sermon.

— Aimes-tu mieux une histoire ?

— Encore moins, pour le moment s’entend ; car tu sais ce que tu m’as promis, et, si par hasard je rencontrais une femme pure et noble, tu sais que tu dois me dire la vérité sur son compte.

— Je le ferai.

— Es-tu bien sûr de le pouvoir ?

— Enfant ! dit le Diable avec une rage jalouse et mélancolique, crois-tu que je ne connaisse pas les anges ? Oublies-tu que j’ai habité le ciel ?

— Ainsi, à ton compte, une femme noble et pure c’est le ciel ? Où la trouverai-je ?

— Cherche, reprit le Diable en ricanant ; cherche, mon maître, et n’oublie pas que tu n’as plus que deux ans.

— N’oublie pas non plus que j’ai ressaisi mon talisman.

— J’ai meilleure mémoire que toi, repartit Satan, car j’ai tenu ma parole, je t’ai rendu la santé.

— Toi ? ne m’as-tu pas refusé de te mêler de ma guérison ?

— Matériellement oui, mais moralement…

— Et comment cela ?

— Avec une mauvaise pensée. J’ai inspiré à madame Humbert le projet de te rendre ton délire en te donnant à manger, et je t’ai laissé le désir de désobéir à ton médecin.

— Tu donnes à toutes choses une horrible explication : j’avais oublié l’infamie de ces valets.

— Les crois-tu beaucoup au-dessous de toi pour t’avoir voulu perdre dans leur intérêt, toi qui pour une seconde de rire vas laisser un empirique s’appuyer de ton nom pour vendre un poison public ?

— Je les chasserai.

— Baron, baron ! fit Satan, tu feras bien ; car tu as pleuré devant eux, tu as fait avec eux des niches d’écolier à ton médecin, tu as joué au plus habile avec eux, et ils te méprisent.

— Le mépris de mes valets ! s’écria Luizzi furieux.

— Baron, reprit le Diable en riant, c’est celui qu’on a toujours le premier, il ne précède que de peu celui du monde.

— Ainsi… ?

Le Diable sortit en jetant un regard moqueur sur le baron. Un quart d’heure après, Luizzi parut en brillant équipage dans les Champs-Élysées. Il faisait un jour de printemps chaud et languissant : il trouva tous ses amis, les uns en voiture, les autres à cheval, mais aucun ne voulut le reconnaître. Madame de Marignon, entre autres, qui passa en calèche découverte avec M. de Mareuilles, détourna visiblement la tête. Le baron rentra chez lui furieux et décidé à se venger. Alors la pensée lui vint pour la première fois de demander la liste des personnes qui étaient venues s’informer de lui. Il ne trouva que deux noms, ceux de Ganguernet et de madame de Marignon.