Les Mémoires du Diable/Édition 1858/34

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Michel Lévy (tome Ip. 379-382).


XXXIV

RUINE.


À peine le Diable avait-il disparu que Luizzi vit entrer son valet de chambre Pierre, qu’il avait laissé à Paris.

— Quelles grandes nouvelles y a-t-il donc, lui dit-il, pour que tu sois venu ainsi à franc étrier ?

— Des lettres très-pressées venues de Toulouse, de Paris, de partout, des huissiers qui se sont présentés pour saisir dans votre appartement.

— Chez moi ? dit Luizzi.

— Chez vous, monsieur le baron.

À ces paroles, Luizzi devint pâle et glacé. L’idée d’une ruine ne lui paraissait pas possible, mais la menace insolente que lui avait faite le Diable, l’adieu moqueur qu’il lui avait lancé en disparaissant, l’épouvantèrent. Il fit signe à Pierre de le laisser seul et décacheta les lettres qu’il venait de recevoir. La première lui annonçait la disparition de son banquier. Le coup fut terrible, mais enfin Luizzi avait des propriétés qui lui laissaient encore une fortune considérable. Il ouvrit ses lettres de Toulouse ; elles lui apprenaient que tout ce qu’il croyait posséder ne lui appartenait pas. Un homme avait paru dans le pays, un homme armé d’actes authentiques qui prouvaient que les propriétés de M. le baron de Luizzi père lui avaient été vendues par acte sous seing privé, à la condition par l’acquéreur d’en laisser jouir le baron tant qu’il vivrait. Si cet homme ne s’était pas présenté à l’époque de l’ouverture de la succession, c’est qu’il était alors en Portugal, où il avait transmis ses droits à un certain M. Rigot qui faisait poursuivre l’expropriation.

Il est inutile de chercher à peindre la rage et l’épouvante de Luizzi à la lecture de ces fatales lettres. Un moment il crut rêver, et il s’agita comme pour repousser l’horrible cauchemar dont il était poursuivi ; il ouvrit sa fenêtre comme si la fraîcheur de l’air devait chasser le délire qui battait dans sa tête ; puis il s’imagina un moment que Satan avait voulu lui donner cet effroi pour le punir de son jugement sur le compte des autres, et, dans un violent accès de rage, il agita de nouveau son infernale sonnette. Le Diable reparut, toujours triste, toujours calme, toujours sérieux.

— Est-ce vrai ? s’écria Luizzi.

— C’est vrai, répondit le Diable.

— Ruiné ?

— Ruiné.

— C’est ton œuvre, Satan ! c’est ton œuvre ! s’écria le baron.

Et, dans un moment d’égarement indicible, il s’élança vers le Diable ; mais sa main ne put saisir ce corps puissant qui était devant lui et qui lui glissait entre les doigts comme un serpent. Luizzi, emporté jusqu’à la folie par son impuissance, s’acharna à poursuivre cet être insaisissable jusqu’à ce que, épuisé de rage et de lassitude, il tombât sur le sol avec des cris, des larmes et des sanglots furieux. Sa douleur s’abattit plutôt qu’elle ne se calma, et il n’avait pas encore rassemblé ses idées, qu’il revit Satan debout devant lui, le regardant avec son triste et cruel sourire. En ce moment Luizzi, soulagé par ses larmes, pressa sa tête dans ses mains en s’écriant :

— Que faire, que faire ?

— Te marier, lui répondit le Diable.

Quand le baron fut revenu tout à fait de ce furieux désespoir, il se trouva seul et reconnut que le château était plongé dans le plus profond silence. Alors il se mit à réfléchir sur sa position, et peu à peu il se laissa aller à murmurer en lui-même ce honteux monologue :

— Me marier, a dit Satan, et avec qui ? avec l’une de ces deux femmes que j’ai repoussées ? m’unir à cette famille où la bassesse des mœurs est égale à celle des manières ? Et qui sait encore si, en choisissant l’une de ces deux femmes, je ne prendrai pas précisément celle qui sera pauvre ? car, moi, j’ai eu l’imprudence de ne pas prendre part au contrat que ces hommes ont passé entre eux. Oh ! si je le pouvais encore ! Il n’y a que les fripons d’heureux.

Il sembla qu’un éclair passât devant les yeux de Luizzi à ce moment et qu’il lui montrât les pensées où il était descendu, comme durant un orage nocturne un éclair fait voir à un homme dans quel précipice fangeux il est tombé. Luizzi eut horreur de lui-même, et, revenu un instant à des idées plus saines et plus calmes :

— Non, dit-il, je ne ferai pas cette infamie ; d’ailleurs à quoi cela me servirait-il ? Le choix d’Ernestine est fixé, sa mère me l’a dit. Elle, je l’ai repoussée ; cependant il est peut-être encore temps.

Il s’arrêta encore devant cette idée ; il en était déjà moins épouvanté. Pourtant il voulut chercher une distraction à sa douleur dans sa douleur même ; et, pour cela, il reprit les lettres qu’il avait foulées aux pieds dans son accès de rage. Elles ne firent que lui confirmer sa ruine, et bientôt un abattement profond succéda au tumulte de ses premières émotions. Alors il mesura la vie qu’il avait devant lui, une vie de misère, de privations, et par-dessus tout une vie en butte à la raillerie et au mépris de tous ceux qu’il avait connus. La vanité, le plus détestable des conseillers après la misère, la vanité se fit entendre ; et Luizzi, courant au mal comme un furieux à la mort sans vouloir regarder devant lui, se décida à tenter la fortune par un mariage. Il ne prit pas le temps de faire la moindre réflexion, et rappela encore une fois Satan, qui lui apparut avec la même tristesse et le même calme.

— Esclave, dit Luizzi avec un courage pour accomplir sa mauvaise action qu’il ne s’était jamais trouvé pour faire le bien ; esclave, peux-tu une fois en ma vie me dire une vérité qui me soit utile ?

— Je t’en ai dit vingt que tu n’as pas voulu croire.

— Eh bien ! repartit Luizzi, dis-moi à laquelle de ces deux femmes appartiendra la dot que leur oncle doit donner à l’une d’elles ?

— Tu es donc décidé à faire ce que tu trouvais si méprisable ?

— Trêve de morale, Satan ! lui dit Luizzi avec emportement ; je n’ai pas la prétention d’être meilleur que les autres hommes, car je commence à croire que c’est un rôle de dupe.

— Tu n’as jamais valu mieux que les autres, reprit Satan. Tu as été, tu es même à cette heure plus vil et plus bas qu’aucun de ceux que tu as si cruellement blâmés, car ils ont eu de longues années pour arriver pas à pas à l’oubli de toute générosité et de tout bon sentiment, ils ont eu l’humiliation imposée par de plus riches qu’eux, ils ont eu la misère, le malheur, le mépris ; et toi, qui n’as rien subi de tout cela, tu as perdu comme eux toute générosité, toute grandeur, à la menace seulement des douleurs qu’ils ont souffertes.

— Mais qu’est-ce donc que ma vie ? s’écria Luizzi, en qui s’agitaient encore des restes d’honneur et de fierté.

— C’est la vie humaine, la vie que les autres mettent douze ou quinze ans à accomplir et qui pour toi n’a duré qu’un quart d’heure. Je t’avais volé sept ans de ton existence, mais tu as rattrapé le temps perdu, tu n’as pas à te plaindre.

— Implacable et froid railleur, repartit Luizzi, achève ton exécrable mission, arrache-moi la dernière de mes illusions, apprends-moi que cette femme que je vais épouser est une fille perdue, dis-moi toutes ses infamies, ne m’en cache aucune, afin que je boive jusqu’à la lie la coupe amère de mes propres bassesses.

— Tu es donc bien décidé à épouser cette femme ? Ne préfères-tu pas me donner dix ans de ta vie ?

— Pour me retrouver vieux dans la misère ? non, reprit le baron, non. Quelle que soit cette femme, je l’épouserai.

— Tu as encore près de deux ans pour tenter la fortune par des moyens honorables, reprit le Diable.

— Non, repartit Luizzi avec une espèce d’acharnement sans raison ; que ferais-je ? et que sais-je faire ? irais-je demander un emploi misérable à tous ces hommes que j’ai écrasés de mon luxe ? me faudra-t-il mendier un travail que je ne saurais pas accomplir, et montrer une incapacité qui doublerait ma honte et mon désespoir ? non, je veux épouser cette femme, je l’épouserai.

— Tu es bien décidé ? repartit Satan.

— Oui, répondit le baron en montrant un siége au Diable et en lui faisant signe de s’asseoir.

— Eh bien donc ! reprit celui-ci, apprends ce qu’elle est.