Les Mémoires du Diable/Édition 1858/35

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Michel Lévy (tome Ip. 383-396).


EUGÉNIE.


XXXV

PAUVRE ENFANT.


Eugénie naquit le 17 février 1797, ou plutôt, le 20 février 1797, une enfant fut portée à la mairie du deuxième arrondissement, et inscrite sous le nom d’Eugénie Turniquel, fille de Jeanne Rigot, femme Turniquel, et de Jérôme Turniquel, son mari, ladite fille étant née le 17 du même mois.

— Pourquoi cette restriction ? La déclaration était-elle fausse ? demanda Luizzi en interrompant le Diable.

— Je ne t’ai pas dit cela.

— Cette enfant n’était-elle pas bien celle qu’on désignait sous ces noms ?

— Je ne t’ai pas dit cela non plus, je t’ai dit un fait ; et ce que je puis t’assurer, c’est que la femme que tu connais, madame Peyrol, dont je vais te raconter la vie, est celle qui fut présentée à la mairie du deuxième arrondissement, le 20 février 1797.

— Continue donc, repartit Luizzi ; car, au point où tu prends ton récit, j’ai bien peur qu’il ne dure jusqu’à demain au soir.

— Ne m’interromps donc plus, reprit le Diable, et il continua :

Tu n’as aucune idée de la vie du peuple, mon maître, et peu de personnes ont idée de la vie du peuple parisien à cette époque. Aujourd’hui c’est une chose rare, même parmi les pauvres, que d’habiter longtemps la même maison. On change volontiers d’appartements comme d’habits, et, de même que la provincialité est détruite en France, ainsi le voisinage a disparu de Paris. À l’époque dont je te parle, au contraire, chaque quartier avait une communauté d’existence qui faisait dire à ses habitants : « Je tiens à mon quartier, j’y suis né, j’y suis connu, j’y mourrai. » Cette confraternité, qui attachait les habitants d’une rue les uns aux autres, liait encore plus intimement entre eux les locataires d’une maison. Celle qu’habitaient les parents d’Eugénie était située rue Saint-Honoré, à l’endroit où l’on a ouvert depuis la rue qui mène au marché des Jacobins. C’était une immense maison, dont le premier était occupé par M. de La Chesnaie, sa femme, sa fille et son fils. Tous les étages supérieurs étaient divisés en petits logements, dont Jérôme Turniquel occupait le moindre. Ce que tu connais de madame Turniquel ne doit guère te faire comprendre ce qu’était son mari. Jérôme était maçon. Il avait vingt ans lorsque Jeanne Rigot en avait trente. Dans l’état misérable où Jérôme était né, il avait commencé sa vie par le travail ; il était orphelin, et, à peine âgé de huit ans, il servait les maçons pour gagner son pain. Des principes de probité qui semblaient innés en lui, car il n’avait reçu aucune espèce d’éducation, l’avaient toujours préservé de l’entraînement des mauvais exemples. Aussi, à vingt ans, Jérôme était-il déjà sorti de sa position de manœuvre ; ses maîtres lui confiaient la direction de travaux importants et le montraient en exemple à tous leurs ouvriers. Cette fermeté que Jérôme avait contre lui, il ne l’avait que rarement contre les autres, à moins qu’il ne s’agît de l’exécution rigoureuse de ses devoirs. Jérôme était une de ces natures bonnes, simples, candides, qui se blessent elles-mêmes quand il leur faut frapper sur les autres ; peut-être aussi se mêlait-il à cette bonté de Jérôme, je ne dirai pas du dédain pour sa profession, à laquelle il se livrait avec ardeur, mais une sorte de dégoût à se trouver incessamment en contact avec des êtres brutes, grossiers et insolents, et qu’on ne peut souvent dominer que par les brutalités et l’insolence. Toute l’espérance de Jérôme était donc d’arriver assez vite à la fortune, ou plutôt à l’aisance, pour que ce contact ne fût plus si immédiat. Ce n’était pas fierté, c’était délicatesse : il ne méprisait pas ses camarades. Ses camarades le blessaient. C’était comme une main fine et blanche forcée de presser une main rude et calleuse dont l’étreinte la faisait souffrir. Aussi, dans tout le quartier Saint-Honoré, les femmes ne l’appelaient-elles pas autrement que le beau Jérôme. En effet, Jérôme était véritablement beau, et son caractère retiré, triste et mélancolique, ajoutait à cette beauté une distinction dont les gens de sa classe se défendaient de ressentir l’influence par jalousie, mais qui avait son expression la plus complète dans un seul mot des petits enfants du quartier : ils appelaient Jérôme monsieur Jérôme. Il avait vingt ans, et, le front courbé vers le sillon de travail qu’il traçait devant lui, il n’avait pas encore levé la tête pour regarder la belle espérance qu’il se faisait de l’avenir ; car il avait peur de la voir trop loin de lui et de perdre courage. Il n’avait encore ni aimé, ni rêvé. C’était un homme enfant, un homme par le caractère, un enfant par le cœur.

Tout à coup il fut arraché à la préoccupation de son labeur par une lettre du maire de son arrondissement, qui l’avertissait qu’il serait bientôt atteint par la réquisition. Jérôme fut anéanti. Il savait mieux que personne, lui qui avait avancé pas à pas vers une moindre misère, que les fortunes n’arrivent vite à personne. Il ne pouvait se faire illusion sur son avenir militaire, car il ne savait ni lire ni écrire ; puis il y avait derrière lui un point d’où il était parti et qui était déjà bien loin. C’était un long chemin qu’il avait mis douze ans à parcourir ; il tenait toute la distance qui sépare l’aide du contre-maître, et voilà qu’il le fallait quitter tout à coup pour en reprendre un autre. Tout ce qu’il avait eu de courage et de persévérance le mettait dans la position où se trouvaient les mauvais sujets qui avaient passé leur vie dans les cabarets et la fainéantise. Il lui fallait être soldat comme eux ; Jérôme ne trouvait pas cela juste. Et, de même qu’il y a des natures hardies et aventureuses qui savent quitter une carrière et en aborder une autre, qui réédifient courageusement et rapidement une nouvelle fortune sur les ruines de l’ancienne, ainsi il y en a d’autres, puissantes seulement par la patience, qui se sentent l’incapacité de regagner ce qu’un désastre leur enlève. Jérôme avait cette dernière nature, et l’obligation de devenir soldat lui causa un véritable désespoir. Ce désespoir fut, selon son caractère, profond et taciturne ; il ne déborda pas en imprécations comme celui des esprits légers. Aussi ne se calma-t-il point en quelques jours, dévoré par sa propre violence. Aucun de ses camarades ne le devina, car il ne le confia à aucun d’eux. Il sentait trop bien qu’il ne serait pas compris. Une seule femme s’aperçut que la mélancolie habituelle de Jérôme s’était changée en découragement. Cette femme était Jeanne Rigot, revendeuse rue Saint-Honoré, qui demeurait dans la même maison que Jérôme. Son logement était en face de celui du contre-maître, et le soir, quand il rentrait de l’ouvrage, il causait quelquefois avec Jeanne, qui lui racontait les bénéfices de la journée. Souvent le maçon avait prêté de petites sommes à la revendeuse pour l’aider dans son commerce de tous les jours ; souvent Jeanne avait préparé un peu de bouillon à Jérôme, quand sa santé, assez faible, succombait à la persévérance qu’il mettait dans ses rudes travaux. Il faut te dire d’abord que la vieille femme que tu as vue ici a été une très-belle fille.

— Je le sais, dit Luizzi, le postillon Petit-Pierre, qui doit la connaître, m’en a dit quelque chose.

— Le postillon Petit-Pierre en a menti ! La fatuité, mon maître, n’est pas le privilége des grands seigneurs, quoique de tous leurs vices ce soit celui que le menu peuple leur a pris le dernier. Jeanne était une belle fille, et elle était sage, quoique intéressée ; d’ailleurs, crois-moi, autant les mauvaises mœurs ont une large place dans l’existence de la fainéantise, autant elles ont peu d’endroits où se glisser dans une vie de labeur. Ces gens-là se levaient à quatre heures du matin, restaient toute la journée absents de chez eux, et n’y rentraient guère le soir que pour le repos. Les désirs s’épuisent dans les fatigues du corps, et jamais, entre le laborieux Jérôme et l’active Jeanne, il n’y avait eu ce trouble des sens qui égare tant de gens du monde. Je ne te parle pas des rêves d’amour : Jérôme en était seul capable, et, s’il les eût ressentis, ce n’eût pas été à une grosse fille bien gaie, bien alerte, bien réjouie, qu’il les eût adressés. Cependant ces deux êtres s’aimaient ; il y avait entre eux un lien commun. Ce lien était une probité incorruptible ; Jeanne était pour Jérôme la plus honnête femme qu’il connût, Jérôme était pour Jeanne l’ouvrier le plus rangé, le plus probe, le plus exact, le plus digne d’une bonne fortune. Si la tristesse de Jérôme n’avait été que dans ses paroles, peut-être Jeanne ne s’en fût-elle pas aperçue, mais pendant plusieurs jours, au lieu de s’arrêter un moment chez elle, au lieu de dire un bonsoir amical à tous ses voisins dont les portes, incessamment ouvertes sur le long corridor, laissaient voir la vie de chacun et regardaient dans la vie des autres ; au lieu de cela, Jérôme rentra dans sa chambre sans prononcer une parole, sans répondre aux bienvenues qui l’accueillaient de tous côtés.

Un soir qu’il avait paru plus triste que de coutume, Jeanne prit une grande résolution : elle attendit que tout le monde fût couché, puis elle alla frapper à la porte de Jérôme. Il ouvrit, étonné qu’on vînt chez lui à pareille heure ; il fut encore plus étonné quand il aperçut Jeanne qu’il croyait endormie depuis longtemps. La pauvre fille ne fut pas longue à expliquer le motif de sa visite : elle dit à Jérôme comment elle soupçonnait qu’il avait perdu le peu d’argent qu’il possédait, et elle lui offrit ses misérables économies pour le tirer de l’embarras où il était. C’était la première marque d’intérêt désintéressé que Jérôme recevait, car la prédilection de ses maîtres tenait surtout à la supériorité de Jérôme sur ses camarades. Le pauvre garçon en fut touché jusqu’aux larmes ; mais il désabusa Jeanne, et, lui accordant une confiance toute nouvelle pour lui, il lui raconta le véritable sujet de ses chagrins. À son tour la pauvre fille demeura découragée et triste : le malheur qui arrivait à Jérôme dépassait de beaucoup ce qu’elle pouvait pour le sauver, et tous deux se séparèrent sans aucune espérance de parer un coup si terrible. Le lendemain, tout le corridor, toute la maison, tout le quartier savait la cause de la tristesse de Jérôme : les uns se moquaient de ce grand garçon qui avait peur de se faire soldat, les autres plaignaient ce bon ouvrier forcé de perdre son état. Jeanne, attentive à tout ce qui se disait, n’y trouvait pas une grande consolation, lorsqu’un propos d’un de ses voisins la mena à réfléchir plus profondément qu’elle ne l’avait encore fait. « Dame ! dit-il, il n’y aurait que deux chances pour Jérôme de n’être pas soldat, ce serait d’être marié et il ne l’est pas, ou ce serait qu’une fille déclarât qu’il l’a rendue grosse et qu’elle demandât à épouser son séducteur. » Ces mots étaient à peine achevés que le parti de Jeanne fut pris : elle décida qu’elle irait devant le magistrat déclarer qu’elle était grosse du fait de Jérôme. Te dire que Jeanne comprit son dévouement dans toute sa portée, qu’elle mesura le sacrifice qu’elle faisait de son honneur, de sa bonne réputation, ce serait lui supposer des sentiments qu’elle n’avait pas. Pour Jeanne, faire l’action qu’elle allait tenter, c’était aller mentir au gouvernement, et pour le peuple, le gouvernement est un ennemi naturel qu’il se croit toujours en droit de tromper ; puis c’était venir dire à ses voisins le tour qu’elle avait joué à la municipalité, sans douter un instant qu’elle pût trouver un seul incrédule quand elle dirait que cette grossesse était une supposition.

Elle sortit donc un matin de bonne heure, alla chez le maire, et là, devant le conseil municipal assemblé, elle fit cette déclaration, sans honte, sans embarras, et rentra chez elle toute joyeuse de ce qu’elle avait fait. Elle se réservait d’en donner la surprise à Jérôme comme d’une bonne nouvelle. Quelques jours s’étaient passés lorsque celui-ci reçut une lettre de la mairie, et, comme de coutume, il se la fit lire par un voisin. L’étonnement de l’un et de l’autre fut immense lorsqu’ils apprirent que le maire demandait à Jérôme s’il reconnaissait la véracité de la déclaration de Jeanne Rigot, l’invitant, en ce cas, à se préparer à épouser sa victime. Jérôme jura ses grands dieux que tout cela était faux, et dix minutes n’étaient pas écoulées que tout le corridor savait la grande nouvelle. On parlait de chasser Jeanne et Jérôme de la maison, et de descendre en masse chez le propriétaire pour le prier de donner congé à ces deux mauvais garnements hypocrites. C’est que tous ces ouvriers avaient des jeunes filles à qui l’exemple de l’inconduite de Jeanne pouvait être fatal. Ce jour-là toutes les portes restèrent fermées, le corridor était en deuil. Le soir venu, Jeanne rentra toujours joyeuse, fredonnant de sa grosse voix une chanson populaire ; puis s’écria et s’étonna à l’aspect de ce voisinage clos et fermé un jour ouvrable, comme si c’eût été un jour de fête. Elle appelait déjà les uns et les autres, lorsque Jérôme entr’ouvrit sa porte et lui fit signe d’entrer. Plus d’un œil collé à un judas vit cette visite, et l’indignation générale ne fit que grandir. On ouvrit doucement, on échangea quelques paroles furtives d’un coin à un autre ; il fut décidé que la démarche près du propriétaire serait faite immédiatement. Un vieux cordonnier et un tisseur de bas ôtèrent leur tablier, donnèrent une rincée d’eau à leurs mains et descendirent au nom de la communauté.

Pendant ce temps, Jérôme interrogeait Jeanne sur les raisons qui l’avaient poussée à faire ce qu’elle avait fait, et Jeanne lui contait tout naïvement comment elle avait voulu le sauver de la réquisition en se moquant de M. le maire. Alors Jérôme lui apprit les terribles résultats de son imprudence. Ce ne furent ni le désespoir ni la douleur qui entrèrent dans l’âme de la grosse fille, ce furent la colère et l’indignation. Elle ne parlait pas moins que de faire taire les mauvaises langues en leur arrachant les yeux, lorsqu’un grand murmure se fit entendre dans le corridor. On distingua la voix du cordonnier qui s’écriait :

« — Oui ! Monsieur, ils sont enfermés ensemble ! »

Aussitôt on frappa à la porte de Jérôme, qui, craignant encore plus l’exaltation de Jeanne que l’irritation de ses voisins, se plaça sur le seuil pour empêcher l’une de sortir et les autres d’entrer. Mille accusations s’élevèrent alors, et tous, hommes, femmes, enfants, crièrent au propriétaire :

« — Jeanne est dans la chambre ! Jeanne est dans la chambre !

« — Oui, elle y est, dit Jérôme.

« — En ce cas, répondit le propriétaire, vous comprenez que je ne puis vous garder plus longtemps, je ne puis permettre un tel scandale dans ma maison.

« — C’est sa maîtresse ! c’est une coquine ! c’est un vaurien ! Il lui a fait un enfant ! s’écriait-on de tous côtés. Qu’on le chasse, s’il ne veut pas l’épouser !

« — Eh bien ! je l’épouserai, répondit Jérôme, et malheur à qui osera lui adresser une injure à présent ! »

Puis il se tourna vers Jeanne et lui dit :

« — Venez, Jeanne, et ne craignez plus que personne vous fasse le moindre reproche, car vous êtes ma femme maintenant. »

Ce fut ainsi que Jérôme, le beau jeune homme au cœur doux et mélancolique, épousa la grosse fille réjouie et brutale dont tu vois aujourd’hui les restes. Huit mois après ce mariage, Eugénie, comme je te l’ai dit, fut portée à la mairie et inscrite sur le registre de l’état civil, comme étant la fille de monsieur et madame Turniquel. Eugénie fut longtemps une pauvre et chétive créature, bien mièvre, bien pâle, bien maladive. Joueuse comme un papillon, elle échappait le plus qu’elle pouvait à la surveillance de sa mère, qui la punissait brutalement de ses moindres défauts d’enfant. À vrai dire, elle bravait ses châtiments avec une résolution qui irritait surtout cette femme brusque et violente, dont la grossière nature ne pouvait comprendre tant de courage dans un corps si frêle ; mais, lorsque le soir venait et que Jérôme rentrait de l’ouvrage, s’il voyait sa fille en pénitence dans un coin, et s’il lui disait doucement, en tournant vers elle ses beaux yeux si doux et si tristes : « Eugénie, tu n’as pas été sage, » l’enfant fondait en larmes et demandait humblement pardon à son père, non pas d’avoir mal fait, mais de lui avoir causé du chagrin.

Jeanne ne voyait pas sans haine contre son enfant cette soumission à Jérôme et cette révolte contre elle : c’était en la battant cruellement qu’elle se vengeait de la préférence de sa fille pour son père. Il était souvent obligé de s’entremettre pour que l’enfant ne succombât pas aux mauvais traitements qu’elle recevait. Pour laisser à Jeanne moins d’occasions d’être irritée contre sa fille, il l’envoya à l’école, et l’enfant fit de si rapides progrès que son père en était ravi. Mais madame Turniquel ne pouvait estimer une instruction qu’elle ne connaissait pas et dont elle n’avait jamais senti le besoin. Pour elle, une enfant pâle, chétive, sauvage, frêle, n’était qu’une charge insupportable ; et, lorsqu’un des riches locataires de la maison, la rencontrant par hasard sur un palier, s’informait à Jeanne de sa fille Eugénie, cette enfant si mièvre et si distinguée, elle répondait brutalement : « Je ne sais pas comment m’est venu ce petit laideron rachitique. » Jérôme au contraire adorait sa fille ; et, toute petite qu’elle était, Eugénie devint pour lui une consolation. Tous deux, sans que le père osât le dire à l’enfant, sans que l’enfant pût s’en rendre compte, souffraient silencieusement de cette tyrannie brutale qui marchait à côté d’eux, la parole en main et le poing levé. Eugénie était une enfant bizarre, faisant retentir la maison de ses cris et de ses rires tant que son père était absent, fuyant sa mère et se faisant poursuivre par elle d’étage en étage. Souvent elle avait trouvé un refuge chez le marquis de La Chesnaie, qu’elle amusait par son babil. Ce fut une des plus graves circonstances de sa vie ; car, lorsque les filles de la maison découvraient Eugénie dans l’antichambre, se cachant derrière un domestique pendant que sa mère tempêtait sur l’escalier, elles s’emparaient d’elle et s’amusaient à l’habiller de mille façons qui lui seyaient toutes à merveille, tant il y avait de grâce particulière dans ce jeune corps et dans cette douce et naïve figure ! Eugénie se plaisait à cette occupation et aimait surtout, non pas à s’entendre dire qu’elle était jolie, mais qu’elle avait l’air d’une demoiselle ; et ce n’était qu’avec peine qu’elle reprenait ses habits grossiers et taillés sans grâce. C’était en elle un besoin d’élégance inné que ce badinage développa encore. Cependant, dès que son père paraissait, elle quittait tout pour lui. Elle rentrait dans sa pauvre mansarde, et les petites filles de son âge passaient vainement devant sa porte en lui criant : « Eugénie ! nous allons jouer dans le jardin ; » elle demeurait à côté de son père, lui lisant un livre grave, un chapitre de l’histoire romaine qu’elle ne comprenait pas, mais heureuse parce qu’elle voyait son père satisfait. Et lui, prenant alors son enfant sur ses genoux, serrait doucement ses petits pieds délicats et ses petites mains, et lui disait tout bas : « Oh ! va, tu ne seras jamais la femme d’un ouvrier, la femme d’un brutal ; tu y mourrais, pauvre petite. » C’est qu’il y mourait, lui, le malheureux jeune homme, pauvre âme poétique et ignorante qui ne savait où répandre ses douleurs et qui s’en accusait quelquefois ! D’autres jours il s’en allait avec son enfant, l’emmenant à travers la campagne, la portant dans ses bras jusqu’à de beaux sites qu’il aimait, et là il lui montrait la nature. Saintement inspiré, il lui disait : « Vois comme c’est beau ! comme il fait bon respirer et dormir ici ! » Et il berçait son enfant sur ses genoux : et, l’enfant bientôt endormi, s’éveillait quelquefois au bruit des sanglots étouffés de Jérôme, et elle lui jetait ses bras autour du cou, lui disant : « Pauvre père ! pauvre père ! » Et il lui répondait : « Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » Puis ils revenaient bien lentement ensemble, le plus lentement qu’ils pouvaient, et Jérôme disait à Eugénie : « Tu ne diras pas à ta mère que nous avons pleuré. »

Il fallut cependant que Jérôme cédât à la volonté formelle de sa femme et qu’il permît d’utiliser le peu de force de cette enfant inutile. Jeanne la trouvait assez savante, mais pas assez productive. On mit Eugénie en apprentissage chez une couturière. Là encore elle montra une adresse rare et une vive intelligence. Mais, là encore, l’habitude de voir sans cesse de brillantes étoffes et d’élégantes toilettes lui rendit de plus en plus odieux le lourd accoutrement dont sa mère l’affublait. Le malaise de sa nature, dans la vie misérable qu’elle menait, se révélait par les seules choses dont elle pût se rendre compte, par un soin excessif de sa personne, par le désir des délicatesses matérielles, en attendant que celles de l’âme fussent intelligibles pour elle. Ne crois pas cependant, baron, que cette enfant, si maltraitée par sa mère, eût été instruite à la révolte contre elle. Tant que ce ne fut qu’une toute petite enfant, l’antipathie de sa nature résista instinctivement à l’autorité maternelle, parce qu’elle était grossière ; mais, dès que sa jeune intelligence put comprendre l’idée du devoir, Jérôme lui apprit combien était sacré le titre de mère, il lui apprit tout ce qu’il demandait de soumission et d’obéissance ; et Eugénie, confiante en la parole de son père, accepta sans murmurer cette obéissance et cette soumission. Elle avait onze ans, et rien n’annonçait encore qu’elle dût devenir un jour la femme grande et belle que tu connais. Le terme de son apprentissage approchait, tant elle avait d’amour pour un travail où elle touchait sans cesse de la soie, de la mousseline, de fines batistes, des choses douces, frêles, élégantes comme elle. Un jour, une autre enfant de la maison, appelée Thérèse, vint chercher Eugénie en pleurant et en criant qu’on venait de rapporter son père blessé. L’enfant ne fit qu’un bond du magasin chez elle. En entrant dans la chambre où ils logeaient, elle vit Jérôme étendu sur son lit, évanoui et couvert de sang. Jeanne criait et pleurait, les voisins s’empressaient ; mais personne ne portait de secours utiles au pauvre blessé. Eugénie qui ne pleurait pas, elle qui pleurait si souvent, s’écria :

« — Qu’est-ce qu’a ordonné le médecin ?

« — On n’en a pas trouvé dans le voisinage, lui dit-on.

« — Je vais en chercher un, » répondit-elle résolument.

Et tout aussitôt la voilà qui sort, et qui va de maison en maison demandant un médecin ; et, lorsqu’elle en découvrait un, elle montait, sonnait, demandait le médecin, et lui disait d’une voix brève et impérative :

« — Allez tout de suite rue Saint-Honoré, no…, il y a mon père qui se meurt. »

Elle alla ainsi chez trois ou quatre médecins, et ne rentra que lorsqu’elle fut assurée qu’ils viendraient. Ce fut le premier acte de ce caractère ferme, décidé, rapide, qui a régi toute la destinée de cette femme et dont tu as eu toi-même à juger ce soir lorsqu’elle est venue te dire en face ce qu’elle espérait de toi et ce qu’elle en pensait. Eugénie ne revint près de son père que pour l’entendre condamner par les médecins. On tenta cependant une saignée. L’enfant tenait la cuvette où tombait le sang de son père. Cette opération ne réussit qu’à rendre un moment de connaissance à Jérôme. Il chercha sa fille des yeux, et, l’ayant aperçue près de son lit, il lui tendit la main en murmurant doucement :

« — Pauvre enfant ! »

Puis le délire de l’agonie le saisit, et il mourut en balbutiant jusqu’à son dernier soupir :

« — Pauvre enfant ! pauvre enfant ! »

Jeanne avait aimé son mari comme elle pouvait aimer, sans comprendre qu’il ne fût pas le plus heureux des hommes ; car elle valait bien pour le moins les femmes des autres ouvriers qui se trouvaient heureux. Elle éprouva donc un violent désespoir quand fut prononcé le mot fatal : « Il est mort ! » et ce désespoir fut tel que des voisins furent obligés de l’emporter et de la retenir chez eux. On oublia Eugénie, qui n’avait point poussé de cris et qui était restée à genoux au pied du lit du mort ; et, la nuit venue, l’enfant veilla auprès du cadavre de son père, sans que personne s’occupât d’elle. Tu n’as jamais vu mourir personne, baron ; tu n’as jamais passé les douze heures d’une longue nuit à côté du lit d’un mort ; tu ne sais pas ce que c’est que de contempler à la lueur d’une lampe vacillante un visage qui, quelques heures auparavant, vous souriait avec amour, de regarder des lèvres immobiles et froides qui vous disaient : « Enfant, je t’aime ! » de tenir dans sa main brûlante une main glacée qui, quelques heures auparavant, se posait sur votre tête et vous couvrait de sa protection ; tu ne sais pas l’immense enseignement qui se résume dans ces quelques heures, ce qu’elles apportent de réflexion et de maturité à la pensée, ce qu’elles donnent de résignation à l’âme. Oh ! s’il m’était permis à moi, Satan, de vouloir rendre les hommes bons et saints, je les enverrais souvent regarder mourir et je les enverrais souvent s’entretenir avec la mort. Ce n’est pas à onze ans qu’on se rend compte de la vie ; mais à tout âge on comprend quand on souffre, et Eugénie souffrait. Ce mot : Pauvre enfant ! que son père lui disait dans toutes ses douleurs et qu’il lui avait laissé comme un dernier adieu, ce mot résonnait sans cesse à son oreille. Toute petite, elle se levait sur la pointe des pieds pour voir ce visage doux et calme de son père, espérant que ce triste mot : Pauvre enfant ! qu’elle demandait autrefois avec un sourire, viendrait encore une fois lui dire d’espérer ; mais rien ne répondait. Oh ! c’était pour elle un effroyable désespoir que cette immobilité de la mort contre laquelle on frappe vainement sans l’agiter, que ce silence de la mort qui dit sans voix : « Rien, rien, plus rien ! » Puis, à travers l’étroit espace qui la séparait de la chambre où on avait emporté Jeanne, elle entendait les gémissements de sa mère et les consolations empressées qu’on lui prodiguait ; et, se voyant ainsi abandonnée, elle sentit que la vie, comme la mort, lui répondait : « Rien, rien, plus rien ! » Alors elle voila la figure de son père, se mit à genoux et pria Dieu.

Luizzi écoutait le Diable avec un singulier et muet étonnement depuis le commencement de son récit, mais il ne put s’empêcher de se récrier au ton solennel et triste avec lequel l’archange déchu prononça cette dernière parole. Satan regarda Luizzi de son œil fauve et brûlant, et reprit :

— Elle pria Dieu, mon maître, elle pria Dieu et reprit espérance ; car Dieu, vois-tu, Dieu a gardé l’espérance dans sa main pour la répandre sur les hommes qui le prient. Elle pria Dieu, l’enfant, et il lui envoya une goutte de cette rosée céleste dont je suis sevré depuis l’éternité jusqu’à l’éternité ; car, moi, je ne prie pas Dieu. Non, non, j’ai trop d’orgueil, maître, je ne le prie pas : il me pardonnerait !

Si les intentions humaines peuvent faire comprendre ce que Satan paraissait éprouver, on eût dit qu’il semblait dédaigner le blasphème contre l’Éternel en parlant de l’appui qu’il donna à une si faible et si petite créature ; on eût dit qu’il cherchait à se grandir en attestant que la persistance de sa révolte n’était pas une nécessité imposée par Dieu, mais un effet de son implacable volonté de roi du mal ; on eût dit enfin qu’il ne glorifiait si haut l’inépuisable bonté de l’Éternel que pour mieux se vanter de l’inépuisable offense qu’il lui opposait. Puis il continua :

— Ainsi l’enfant était entrée bien insoucieuse et légère dans cette chambre de mort ; ainsi elle en sortit prévoyante et sérieuse. Du reste, aucun des enseignements de cette grande leçon qu’on appelle la mort ne lui manqua. Après avoir vu la vie s’en aller de ce corps, elle vit ce corps s’en aller de cette chambre ; et, après être restée seule avec un cadavre, elle resta seule avec rien. On ne voulait pas laisser rentrer Jeanne dans son logement avant quelques jours écoulés, et Jeanne ne demandait pas sa fille. Quand Eugénie fut seule, tout à fait seule, elle eut peur, elle pleura, elle sortit. Quel accueil elle reçut ? des regards qui la suivaient avec plus de curiosité que d’intérêt, des chuchotements à son passage, sans qu’on lui adressât une parole ; puis des enfants, plus cruels ou plus pitoyables que leurs parents, et qui lui dirent :

« — Est-ce vrai, pauvre Eugénie, qu’on va te renvoyer aux Enfants-Trouvés ? »

Ce mot épouvanta Eugénie et lui rappela une circonstance à laquelle jusqu’à ce moment elle avait fait peu d’attention. Son père avait une cassette dont il gardait la clef, et souvent il avait dit à sa fille : « Tiens, vois-tu cette cassette ? il y a là un secret qui te regarde et que je te dirai un jour. » Dans un moment de terreur, elle voulut s’emparer de ce petit meuble comme si tout ce qui avait été de son père devait la protéger. Elle rentra dans la chambre qu’elle venait de quitter ; sa mère y était revenue et tenait en main la cassette qu’elle avait ouverte et dont elle avait jeté au feu le contenu une liasse, de papiers. Par une espèce d’intuition inouïe, Eugénie comprit qu’on lui enlevait quelque chose, qu’on lui enlevait une dernière espérance, et elle s’écria en courant vers sa mère :

« — Cette cassette est à moi, ce qui est dedans est à moi.

« — Il n’y a rien ici à toi, lui répondit sa mère en la repoussant violemment ; il n’y a rien ici à toi, pas même le pain que tu manges, car tu ne le gagnes pas.

« — Je n’ai pas mangé depuis que mon père est mort, répondit intrépidement l’enfant, et ce n’est pas votre pain que je mangerai, ma mère ! »

Voilà comment se retrouvèrent cette mère et cette fille, après la mort du mari de l’une et du père de l’autre ! Un moment après, Jeanne sortit ; car il fallait songer aux besoins du jour et du lendemain. Les pauvres ont cela de malheureux, qu’ils n’ont pas même le loisir de se repaître de leur malheur. Jeanne laissa à sa fille le soin d’arranger cette chambre où son père était mort.

Si jamais Eugénie t’appartient, dit le Diable en s’interrompant, et si tu vois suspendu à son cou, par un brin de soie, un petit sachet, ne le lui arrache pas comme le souvenir impie d’un premier amant : il renferme un petit morceau de linge sur lequel il y a une goutte du sang de Jérôme, c’est le seul débris de cette noble vie, c’est le seul auquel elle puisse adresser son adoration pour son père, c’est son culte à elle, c’est le plus saint après celui que j’ai renié.

Cependant l’orgueilleuse réponse de l’enfant à sa mère n’avait pas été une vaine parole. Eugénie sortit à son tour ; elle alla chez la couturière qui la faisait travailler et lui demanda un salaire pour ce qu’elle pourrait faire en dehors des heures qu’elle lui devait. L’enfant, dont les jours étaient engagés, vendit ses nuits, et elle rentra à la maison pouvant dire à sa mère : « Je gagne mon pain ! » Mais ce ne fut bientôt plus le pain de l’enfant qu’il lui fallut gagner, ce fut celui de sa mère, à qui Jérôme avait fait abandonner son commerce de revendeuse, et qui trouva la place prise et les habitudes changées lorsqu’elle voulut le recommencer. Ne crois pas qu’Eugénie disposât de l’argent qu’elle gagnait : elle le remettait à sa mère, et sa mère, tous les matins, lui coupait un morceau de pain, lui donnait un sou et lui disait : « Va travailler. » Ne ris pas, maître ! ne ris pas, orgueilleux possesseur de millions qui touches à la misère ! tu peux apprendre bientôt le prix d’un sou. Un sou, pour le plaisir, ce n’est rien ; un sou, pour le besoin, c’est un trésor. Le soir venu, la pauvre enfant, presque toujours rentrée la première, préparait la table et le frugal repas du soir ; et, après le repas, le travail encore, les nuits passées à la lueur d’une pauvre chandelle ! Les premières furent cruelles, crois-moi ; il lui fallut faire l’habillement de deuil de sa mère et le sien. Cependant ceci fut une grave circonstance pour elle, et voici pourquoi :

Pour la première fois elle disposa de l’étoffe qui devait la vêtir, et, pour la première fois, son instinct de haine contre les formes disgracieuses eut le champ libre : elle donna à sa robe grossière la mode la plus nouvelle et la plus distinguée. Ne pense pas qu’elle le fit étourdiment, par une vanité imprévoyante. Elle savait bien que les rustiques façons de Jeanne s’en irriteraient. Elle prévit qu’elle serait battue, et elle fut battue ; mais elle fut belle ainsi. On murmura autour d’elle qu’elle ne semblait pas faite pour être une ouvrière ; elle eut dans sa mise la tournure de son cœur, et elle fut contente.

— Ah ! je comprends que tu aimes cette femme, dit Luizzi ; cette femme, c’est l’orgueil au plus bas de son échelle.

— L’orgueil n’est jamais bas, mon maître ; il n’y a que la vanité qui, si haute qu’elle soit, rampe toujours dans la fange.

Luizzi accepta sans répondre l’injure de Satan et lui fit signe de continuer. Le Diable reprit :