Les Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe/02

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Les Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 600-635).
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LES MÉMOIRES
DU
PRINCE CLOVIS DE HOHENLOHE

II.[1]

Le 19 mai 1874, le prince de Hohenlohe prenait possession de l’hôtel de l’ambassade à Paris. A peine arrivé, il avait à se défendre contre un article perfide de la Neue Freie Presse qui lui avait attribué cette réflexion : « Je ne resterai à Paris qu’aussi longtemps qu’on me laissera une certaine indépendance. » Comme dans toute information il y a toujours quelque chose de vrai ou de vraisemblable, le nouvel ambassadeur relevait le fait et rappelait au prince de Bismarck que, dans la salle des Pas-Perdus du Reichstag, il avait un jour déclaré ne pas comprendre comment un représentant de l’Empire pouvait rester en place, quand il se trouvait en désaccord avec le directeur de la politique étrangère. Mais ce n’était pas le cas pour lui en ce moment, puisqu’il partageait les idées et les desseins du chancelier. Et voilà comment on avait défiguré une ancienne et judicieuse opinion.

L’ambassadeur se met aussitôt à sa besogne d’informateur et consigne exactement dans son journal intime et dans ses lettres tout ce qui lui paraît utile à être retenu. Il y a dans ces notes abondantes des détails piquans qui touchent à tous les sujets : réceptions, salons officiels ou particuliers, Chambre des députés, Sénat, Présidence de la République, presse, théâtres, etc. S’il fallait en faire l’analyse complète, ce serait assumer une tâche aussi longue que peu attrayante. Pour quelques traits amusans, que de vains propos, que de ridicules caquets ! Il importait donc de faire un tri et un choix. J’ai lu avec attention toutes les pages des Mémoires et j’ai cru qu’il y aurait un réel intérêt à réunir en une même étude les diverses observations qu’avaient suggérées, au cours de son ambassade, au prince de Hohenlohe, deux hommes considérables, Thiers et Gambetta ; puis, pendant son gouvernement d’Alsace-Lorraine, le plus considérable de tous, le prince de Bismarck.

Hohenlohe, qui ne cachait pas ses sympathies pour Thiers descendu du pouvoir, s’était mis immédiatement en relation avec lui. Leurs entrevues étaient fréquentes et portaient quelque ombrage à l’Elysée et aux Affaires étrangères. Un jour que l’ambassadeur manifestait à Decazes l’intention d’aller faire visite à Thiers, le ministre lui dit avec un malicieux sourire : « On assure que vous n’en sortez pas ! » L’ancien président avait gardé de ses entretiens avec Bismarck, lors des négociations de 1870 et de 1871, un souvenir qui ne pouvait s’effacer. Il reconnaissait, affirme Hohenlohe, que, si cruelles qu’eussent été les conditions de paix, le chancelier avait essayé de les atténuer dans la mesure du possible, mais il ajoutait : « Je ne dis pas cela à mes compatriotes qui trouvent qu’on a été trop dur. » Hohenlohe accentue étrangement cette déclaration courtoise, lorsqu’il cherche à établir par-là que Thiers se sentait « l’obligé de Bismarck. » Il n’y a qu’à relire les Notes et Souvenirs pour revoir en quelque sorte la lutte émouvante et tragique que Thiers soutint contre les terribles exigences du chancelier « dominé par son tempérament de sauvage. » Et l’on ne peut oublier ces fières paroles du chef du Pouvoir exécutif, le 24 février 1871 : « Vous voulez ruiner la France dans ses finances, vous voulez la ruiner dans ses frontières ! Eh bien ! qu’on la prenne, qu’on l’administre, qu’on y perçoive les impôts ! Nous nous retirerons, et vous aurez à la gouverner en présence de l’Europe, si elle le permet ! » Et à ce dilemme brutal du vainqueur : « Que préférez-vous, Belfort, ou la renonciation à notre entrée dans Paris ? » qui ne se rappelle ce cri de confiance dans un avenir réparateur : « Belfort ! Belfort !… » Thiers, l’obligé de Bismarck ! Lui, qui eut à discuter une à une les moindres clauses des préliminaires de paix et ne put arracher la concession suprême qu’avec son désespoir !

Des notes recueillies par Hohenlohe il appert que l’ancien chef du Pouvoir exécutif ne pouvait se consoler de sa retraite forcée. Il prédisait un mauvais accueil au projet de loi qui concernait les attributions du maréchal de Mac Mahon, et s’inquiétait de la précarité de son pouvoir. Il ne prévoyait qu’une chose possible : la dissolution. En attendant, il allait faire un tour en Suisse. « Je le soupçonne, écrivait l’ambassadeur, de vouloir laisser travailler ses amis tout seuls, certain qu’on le rappellerait le jour où le maréchal viendrait à tomber. Il se borne à dire : « Si on pouvait faire quelque chose du maréchal, on trouverait bien alors à s’en tirer ! » Et Hohenlohe ajoute avec son ironie habituelle : « Le plus grand malheur semble être, à son avis, qu’il n’est plus président. »

Vers le milieu de décembre, Thiers vint à l’ambassade causer du procès fait au comte d’Arnim. Il ne dissimulait pas que la conduite de l’ancien ambassadeur l’avait fort mécontenté. « J’ai tout fait, disait-il, pour améliorer sa position à Paris. Mais je sais très bien ce qui l’a indisposé contre moi. Il avait à ses trousses quelques banquiers qui eussent volontiers exploité les emprunts à leur profit. Je ne pouvais y consentir, car je voulais que chacun pût y participer. Ma résistance piqua ces banquiers qui excitèrent d’Arnim contre moi. » Thiers faisait certainement allusion à Bleichröder et à Henckel de Donnersmarck, qui étaient venus lui proposer d’affermer les impôts en France pour lui faciliter la libération du territoire. Thiers n’avait pas hésité à leur faire comprendre que la France saurait bien toute seule se tirer d’affaire, et cette verte réponse froissa les Allemands. Parlant ensuite de l’affaire du comte d’Arnim accusé d’avoir emporté certains papiers secrets de l’ambassade, Hohenlohe affirmait que ces papiers avaient été retrouvés dans les mains d’individus suspects et que, par suite, le prince de Bismarck était « exposé à des révélations qui eussent duré des années et eussent produit une tout autre impression qu’une franche explication devant le tribunal. » Ce que nous en avons appris était déjà suffisant pour dévoiler la politique insidieuse de Bismarck et pour expliquer la fureur du chancelier. Naturellement, Hohenlohe ajoute : « Thiers parut se rendre à mes explications. » Vingt ans après, l’ambassadeur, devenu statthalter d’Alsace-Lorraine, entendit Guillaume II lui faire cet aveu : « Ah ! si l’on comparait les méfaits de Bismarck avec ceux que le pauvre Arnim a si cruellement expiés ! »

En février 1875, Thiers prédisait encore une fois la dissolution prochaine de l’Assemblée. « Il n’y a que deux solutions possibles, disait-il, l’Empire et la République. Mais le premier ne serait rétabli que le jour où la République se serait révélée impuissante à vivre. Or, elle se fortifie de jour en jour et le pays est en majorité républicain. » Hohenlohe ajoutait à ces paroles la note suivante où il essayait de mettre une malice qu’il avait naturellement dissimulée à son interlocuteur : « Je pense que Thiers s’estime le seul candidat capable de remplacer Mac Mahon. En quoi il peut se tromper. » Trois jours après, Thiers complétait ses informations : il croyait au succès de la loi du Sénat qui en effet fut votée le 24 février et fut considérée comme l’établissement même de la République. Mais il doutait qu’on parvînt à conserver la majorité jusqu’à la fin. « Les difficultés ne commenceront, disait-il, qu’après que la Constitution aura passé. Une fois la République constituée, les républicains songeront à des transformations dans le personnel administratif, afin d’éviter les embarras que des préfets monarchistes pourraient leur créer lors des élections. Le maréchal, qui doit sa position aux conservateurs, sera attaqué par les uns et par les autres, et la situation des ministres deviendra extrêmement épineuse. Ce sera l’enfer ! » Hohenlohe trouvait ces observations judicieuses. La gauche se tenait en effet tranquille, parce que sa tactique était d’établir la République en fait. Celle-ci obtenue, on la voudrait avec toutes ses conséquences. Si le maréchal cédait, il serait entraîné de plus en plus à gauche. S’il résistait, ce serait le conflit, et l’on pouvait douter qu’il fût en état de le surmonter.

À ce moment, la presse officieuse allemande ouvrit contre la France une campagne perfide, au sujet du renforcement de ses effectifs, qui aboutit à ce que l’on a appelé « l’Alerte de 1875. » Hohenlohe, qui ne fit rien pour conjurer cette alerte, est très sobre de renseignemens à cet égard et se borne à accuser Blowitz d’avoir, le 6 mai, par son article alarmant du Times, grossi l’affaire et fait de son argumentation une attaque intéressée contre l’Allemagne. Il contestait et niait, de la part de son pays, de réels sentimens d’hostilité. Cependant, le 25 mars précédent, dans un long entretien avec le grand-duc de Bade qui espérait le retour de rapports pacifiques avec la France, voici ce que dit Hohenlohe lui-même : « J’élevai des doutes. Possible qu’on évite la guerre, mais pas probable. » Donc, l’alerte qui suivit, n’était pas une simple hypothèse.

Il fut question un moment, au début de l’année 4 876, de confier la présidence du Sénat à Thiers. Le duc Decazes n’y croyait pas. Il apprenait à Hohenlohe que Thiers allait trouver dans le duc d’Audiffret-Pasquier un adversaire redoutable. La princesse Troubetzkoï confiait, le 7 février, à l’ambassadeur que Thiers était très affligé qu’il ne l’eût pas encouragé à accepter la présidence du Sénat. Lui président, aurait-il dit, le maréchal ne pourrait se maintenir et se retirerait. « Pour me gagner à la cause de Thiers, écrit Hohenlohe, la princesse me disait : « Thiers se désiste de l’élection de Decazes. » On me mettait donc le marché à la main. Si je favorisais les ambitions présidentielles de Thiers au Sénat, en échange, Decazes serait élu. Je me tins sur la réserve. » Hohenlohe fit bien, d’autant plus qu’il s’exagérait fort son influence.

Le ministère Buffet ayant démissionné le 22 février 1876, après ses échecs électoraux, et Dufaure s’étant chargé provisoirement de la présidence et du ministère de l’Intérieur, on négociait pour la formation d’un cabinet Casimir-Perier.

Hohenlohe alla aux informations chez Thiers où l’affluence était grande. Il retrace sa conversation avec lui en ces quelques mots curieux : « A son avis, les négociations n’ont pas complètement échoué, parce qu’avec Dufaure on n’en a jamais tout à fait fini… La situation serait excellente. Si l’on suivait l’exemple du roi Léopold, on obtiendrait une majorité de 350 voix. Seulement, on ne sait pas profiter de la situation. Il ne faut pas marchander. Ce marchandage indispose. Il fallait qu’à l’ouverture de la Chambre, les préfets qui avaient combattu les députés radicaux fussent mis à pied… Le maréchal est plus intelligent que son entourage. Il s’aperçoit que ni Broglie ni Buffet ne l’ont sagement conseillé. Tenant à rester en place, il sait très finement distinguer les conseils qui ne contribuent pas à consolider sa position. Mais il est tiraillé de droite et de gauche par son entourage et n’a pas la force de suivre sa propre inspiration. Cela ne deviendra pas tragique, mais cela se gâtera. »

Abordant ensuite la politique étrangère, Thiers apprit à Hohenlohe que Léon Say avait sondé les intentions de Decazes au sujet du poste de Berlin. Mais Decazes était inabordable et prétendait que le rappel de Gontaut-Biron gâterait les bonnes relations existant entre les deux pays. Thiers persistait à croire que Gontaut devait partir. Toutefois, on aurait de la peine à lui trouver un successeur. « Nous convînmes, ajoute Hohenlohe, que nous nous communiquerions nos idées sur le sujet. Passant à l’alliance des trois empereurs, il émettait des doutes sur ses chances de durée. Aussi était-il nécessaire que l’Allemagne et la France restassent en bons rapports. — C’était là mon sentiment, répondis-je ; mais je ne voyais pas bien comment on pouvait concilier ces bons rapports avec le mécontentement qui régnait en France. — Jusqu’à présent, répliqua Thiers, la France et l’Allemagne ressemblaient à ces lévriers qu’on attache par couple et qui tirent chacun dans une direction différente. Maintenant, les choses ont changé. Peu à peu, on rentre dans un droit chemin et l’on peut s’entendre. — Cette observation est juste, repris-je, aussi longtemps que la France luttera contre le même adversaire. » Et dans ses notes le prince ajoute : « Thiers semble toujours tenir à son idée favorite : le rapprochement avec l’Allemagne, ou du moins fait-il comme s’il y tenait. Mais je me souviens du mot d’Orlov : « Thiers aime à jouer à la bascule et à entretenir de bonnes relations tour à tour avec chacun. » On en vint ensuite à la question d’Orient. Ce qui ajoutait au danger, suivant Thiers, c’est que l’opinion publique s’irriterait si les cruautés des Turcs contre les Serbes continuaient. L’Europe a ses nerfs. Tous les peuples qui composent la Turquie réclament leur indépendance : la Serbie, le Monténégro, la Bosnie. La Turquie ne peut rien pour les retenir. Le Sultan, dit Thiers, est un coquin qui, entre autres coquineries, se fait payer les coupons des obligations de l’emprunt qu’il détient. » Il croyait savoir que la conférence des trois chanceliers, Gortchakof, Andrassy et Bismarck, aurait pour effet une intervention de l’Autriche en Bosnie. « C’est, disait-il, l’unique manière de faire la paix. » Passant à la politique intérieure de la France, Thiers émettait l’idée que la communauté d’intérêts dans la lutte contre l’ultramontanisme offrait une garantie pour la durée des bons rapports entre l’Allemagne et la France.

Quelque temps après, un autre entretien eut lieu entre Thiers et Hohenlohe au sujet du Sénat. L’ancien président le trouvait excellent et lui prédisait le meilleur avenir. L’élément dominant y était constitué par la classe riche de la bourgeoisie, à qui la forme de gouvernement importait peu, pourvu que ses richesses et l’assurance d’en acquérir de nouvelles lui fussent garanties. Mais Thiers ne se préoccupait pas seulement de la formation d’un gouvernement durable, il continuait à défendre une des forces indispensables à toute nation qui veut vivre et prospérer, l’armée. C’est ainsi qu’ayant appris qu’une motion tendait à réduire le service militaire de cinq ans à trois ans, il usa « des privilèges d’un vieillard, » — c’est Hohenlohe qui rappelle ce mot, — pour dissuader nombre de ses collègues de la voter. C’est lui-même qui poussa Gambetta à prononcer son discours du 12 juin 1876 contre l’abaissement inopportun de la durée du service militaire.

Le 18 juin, l’ambassadeur apprit avec un certain dépit par la princesse Troubetzkoï que Thiers faisait une peinture épouvantable des conséquences que pouvait avoir à cette date la politique en Europe. Il prétendait que la Russie allait se trouver isolée en face de deux ennemis : l’Angleterre et l’Allemagne. « Le but de Thiers, remarque Hohenlohe, est apparemment de gagner les Russes à la France, en la présentant comme le seul aide de la Russie. » Il semblerait d’ailleurs que les invites de l’ancien président fussent assez mal accueillies, car si l’on en croit certaines confidences d’Orlov à l’ambassadeur allemand, Thiers était mal jugé par l’ambassadeur russe. « Thiers, qui reproche au duc Decazes son manque d’énergie dans les affaires d’Orient, reste toujours, aurait dit Orlov, fidèle à sa propre politique qui provoqua la quadruple alliance contre la France, et il oublie que cette politique était plutôt un four. » Et Hohenlohe rassuré mande à Bismarck : « Je ne trouve pas trace de l’idée d’une alliance franco-russe. Au dire d’Orlov, Thiers lui en veut de tenir le régime actuel pour une comédie passagère et de voir dans l’Empire le véritable avenir de la France. »

Revenant à la question extérieure, Thiers faisait à Hohenlohe les remarques suivantes le 23 janvier 1877, au moment où la conférence de Constantinople se séparait sans avoir rien décidé : « Les Turcs sauraient faire à l’heure actuelle les concessions nécessaires et offrir la paix aux Serbes, aux Monténégrins, à des conditions favorables. M. de Bismarck ne pouvait penser à précipiter l’Europe dans une guerre générale. La supposition même en était ridicule. Qu’elle songeât à rouvrir les hostilités avec la France, comme on le craignait ici, lui n’en croyait rien. De son côté, la France ne voulait pas guerroyer. Sans doute, il lui fallait être militairement forte pour se maintenir en Europe, mais il n’était pas question de guerre. Y a-t-il en France un parti de la guerre ? Le maréchal ne pense qu’à rester en place. Là se bornent ses vues. » C’était un jugement mal fondé. Si le maréchal a dit le : « J’y suis, j’y reste, » ce n’est que dans la tour minée de Malakoff. Celui qui a pu jeter un coup d’œil sur les Mémoires inédits de Mac Mahon reconnaîtra qu’il était exempt de toute ambition personnelle. « J’ai servi loyalement, a-t-il dit, les gouvernemens successifs et à leur chute, je les ai regrettés tous, à l’exception d’un seul, le mien. » Thiers ajoutait : « Gambetta se dispose à prendre la présidence. Quant à moi, je ne songe pas à la guerre. » Et Hohenlohe faisait cette remarque : « Suivant Thiers, toute la France se résume en ces trois personnes. » L’ambassadeur avait certainement une grande sympathie pour l’ancien président de la République, mais il ne se gênait point pour souligner ou critiquer ses ambitions. « Quand je lui racontai, écrit-il un jour dans ses notes, que le feld-maréchal Manteuffel désirait le voir au ministère de la Guerre, il en rit énormément, non d’ailleurs sans en être flatté. » Il se souvenait avec plaisir d’avoir porté au lycée de Marseille l’uniforme de la garde impériale avec les guêtres montantes et affirmait que c’était là qu’il avait conçu le goût des choses militaires.

L’ambassadeur allemand relate un entretien des plus curieux entre lui, Thiers et Gambetta, à la date du 3 juillet 1877. « On parla de choses et d’autres, de la guerre de Turquie, de l’Angleterre, etc. Thiers raconta ses vieilles histoires de Metternich, Talleyrand, Louis-Philippe que nous écoutâmes avec respect. Jamais je n’ai vu le présent et le passé symbolisés avec autant de force qu’en ces deux hommes. Gambetta, que ces récits vieillots devaient peu amuser, les écoutait avec l’attention d’un fils et témoignait le plus vif intérêt. Je profitai d’une pause pour questionner Thiers sur les prévisions électorales. » Il répondit que depuis 1789 on n’aurait pas vu d’élections pareilles ; que la France était résolue à écraser les adversaires de la République et qu’elle tiendrait parole. « Gambetta fait bonne mine, constate Hohenlohe. Il est courtois, aimable, et pourtant, l’on devine en lui l’homme d’Etat énergique et conscient de sa force. » Dans un autre entretien, l’ancien président de la République déclare à l’ambassadeur qu’il ne reprendrait la présidence qu’à contrecœur, mais qu’il ne pourrait cependant refuser de servir son pays, dût-il y perdre la vie[2]. « Il me demanda quel effet sa rentrée au pouvoir produirait en Allemagne et il fut très content d’apprendre qu’à Berlin on la saluerait avec joie. Nous étions unanimes à reconnaître que la République française consolidée amènerait une détente dans les relations franco-allemandes. » Ceci était écrit le 16 juillet. Six semaines après, Thiers mourait à Saint-Germain-en-Laye. A la date du 5 septembre, aux eaux de Gastein, le journal de Hohenlohe contient ces quelques mots : « Herbert Bismarck vient me confirmer la mort de Thiers. Ce matin, bain, promenade, et pris le café dans le promenoir. Ensuite visite à la princesse de Bismarck. A une heure chez le chancelier que je trouve bien portant et dispos. Il déplore la mort de Thiers. La France fait une grande perte. Il ajoute que Thiers était le seul homme en France qui eût tenté avec succès d’établir une alliance entre les puissances occidentales et l’Autriche. A présent, la France sera plus désunie que jamais. Quant à ladite alliance, Bismarck ne la craint pas, tant qu’Andrassy restera. Nous n’aurions même pas à redouter une Autriche hostile, une fois qu’elle serait entrée dans cette alliance, tant que nous aurions la Russie avec nous. L’été dernier, Gortchakof avait travaillé à nous brouiller avec l’Autriche et voulait infliger à l’Allemagne au moins un échec diplomatique. Il avait échoué… Bismarck croit encore à la possibilité d’une victoire des Russes sur les Turcs, à condition qu’ils s’y prennent mieux. Leur défaite actuelle est imputable aux fautes du commandement. A table, la conversation roula sur les choses de France. Bismarck regretta Thiers. Il nous invita à vider en silence un verre à sa mémoire. »

Ce toast est bien allemand. Boire un verre de vin ou une chope de bière pour honorer le souvenir d’un mort illustre est une idée qui ne viendrait guère à des Français. C’est qu’ils ne savent pas tout ce qu’il y a de solennel dans le fait de lever son verre, comme si l’hôte était présent, et de le vider ensuite avec respect dans le plus profond silence. Quant à l’assertion que la France serait plus désunie que jamais, les événemens militaires et le Congrès de Berlin qui en fut la suite, devaient lui donner tort. C’est par la faute du chancelier que la France et la Russie allaient bientôt contracter une alliance que les incidens les plus divers et les plus graves n’ont fait que renforcer.

L’attention de Bismarck et de Hohenlohe devait se reporter maintenant avec plus d’insistance sur Gambetta que les Allemands considéraient désormais comme le personnage politique le plus influent en France. « Nous n’avons rien à craindre de sa part, avait dit, en 1875, Bismarck à l’ambassadeur, même s’il organisait la France aussi solidement que vous le croyez. Nous sommes toujours à la hauteur de la France, même d’une France forte. Le danger serait la coalition. Or, la République n’arrivera jamais à former une coalition contre nous. » Cependant, Hohenlohe était défiant. Il avait signalé au chancelier, en juin 1876, l’amitié inquiétante de Gambetta et de Chaudordy. « Gambetta, écrivait-il, voudrait qu’on donnât à Chaudordy la place de Le Flô à Saint-Pétersbourg. Cette liaison, qui date de leur collaboration à Tours, est curieuse. Gambetta songerait-il à préparer la revanche contre l’Allemagne avec l’aide de la Russie et des ultramontains auxquels Chaudordy appartient ? »

L’empereur Guillaume Ier n’avait point pour Gambetta la sympathie que semblait lui témoigner Bismarck. « Il vantait l’énergie et l’esprit logique du Maréchal, louait son activité anti-radicale et insistait particulièrement sur son horreur de Gambetta qui, une fois président, ne pourrait manquer de déclarer la guerre à l’Allemagne. Je me permis, dit Hohenlohe, de contester le bien fondé de ses craintes et déclarai en outre que je ne croyais pas que la République de Gambetta se lançât dans une guerre contre l’Allemagne ; car, pour mener une guerre, il fallait un pays fort à l’intérieur ; il fallait de l’union et des alliances. Gambetta, obligé d’engager la lutte contre les cléricaux, provoquerait un conflit autrement considérable que notre Kulturkampf. Il serait donc trop occupé à l’intérieur pour songer à nous faire la guerre. L’Empereur prêta grande attention à mes explications, mais ne parut pas convaincu. Il se plaignait des excès de la presse allemande, même de la presse officieuse, à l’égard du gouvernement français, émettant la crainte que ces piqûres perpétuelles ne finissent pas excéder la France et par devenir un prétexte de guerre, auquel cas tous les torts seraient de notre côté. » C’était la politique de Bismarck qui excitait les reptiles prussiens contre nous. En effet, quelque temps avant cet entretien de l’Empereur et du prince de Hohenlohe, Bismarck disait à celui-ci qu’« il serait nécessaire de se montrer un peu menaçant encore avant les élections. D’ailleurs, cette démonstration pourrait aussi bien se faire à Berlin qu’à Paris. » Il reconnaissait cependant lui-même que l’Empereur faisait mille obstacles à cette politique. « Au lieu de veiller à ce que la France demeurât désunie et incapable d’alliances, l’Empereur, dominé par l’influence de Gontaut-Biron, tenait toujours à l’ancienne politique d’Arnim ayant pour but la solidarité des intérêts conservateurs… Tant que Gontaut demeurait à Berlin, il existait une sorte de contre-ministère contre lequel il avait à lutter. » Le 14 décembre, le Cabinet Dufaure, où Waddington avait remplacé Decazes aux Affaires étrangères, rappelait M. de Gontaut-Biron, à la trop grande satisfaction du chancelier. Des relations amicales s’établirent bientôt entre Hohenlohe et Gambetta. Dans des entretiens familiers où l’on abordait une foule de questions, Gambetta déclarait que Léon XIII lui paraissait plus conciliant que son prédécesseur. « Il me disait que ses informations de Rome étaient favorables au nouveau Pape et concordaient avec les miennes. Toutefois, Léon XIII pouvait être dangereux, car il était capable d’endormir l’attention sur le péril clérical. »

Au congrès de Berlin, Hohenlohe avait été chargé de figurer auprès du chancelier et du secrétaire d’Etat, M. de Bülow, afin de pouvoir dire au roi de Bavière que, par égard pour lui, on avait envoyé à cette réunion solennelle un grand officier de sa couronne. Il y servit en réalité de secrétaire intime à Bismarck. Ses notes ne nous apprennent rien de particulièrement nouveau sur les décisions du Congrès.

Revenu à Paris au commencement de 1879, il continua à suivre la politique de Gambetta, qui l’intéressait au plus haut degré. Il fallait s’attendre en France à toute sorte d’événemens. Les prévisions de l’ambassadeur étaient devenues pessimistes. « On ne peut dire jusqu’où les Jacobins entraîneront la République. Dans tous les cas, nous ferons bien, écrivait-il, de ne pas perdre les choses de vue. Car la République radicale est capable des pires folies : Kulturkampf, guerre contre l’Allemagne, etc. Je crains que les Jésuites n’entraînent la République aux pires excès. » Il est à remarquer que le catholique Hohenlohe, comme jadis Villemain, voyait des Jésuites partout. L’intrigant Blowitz, qui flattait cette manie, était un des familiers du cabinet de Hohenlohe. Il lui apportait à tout moment des nouvelles à sensation et des jugemens personnels sur les hommes politiques. Il accusait Gambetta de n’avoir d’affection pour personne et d’être immodérément fier, parce que celui-ci l’avait un jour traité de haut. Blowitz rendait d’ailleurs justice à son talent, à son éloquence, à son honnêteté. Dans les entretiens que l’ambassadeur eut par la suite avec Gambetta, on vint à parler des nouvelles lois françaises contre les Jésuites. Gambetta préconisait des mesures plus sévères encore, comme la fermeture des établissemens tenus par des congrégations non autorisées. « Je fis observer qu’on s’y prenait un peu tard après avoir toléré l’enseignement des Jésuites pendant trente années. Gambetta m’approuva. » La conversation étant tombée sur le mode électoral, Gambetta montra la nécessité de faire reparaître le scrutin de liste, « car le scrutin d’arrondissement produisait des Chambres d’une petite moyenne, dont les membres poursuivaient uniquement des intérêts locaux. Vouloir former avec cela un parti gouvernemental, c’était vouloir la quadrature du cercle… Gambetta déclarait que le scrutin de liste était nécessaire pour obtenir des élections modérées. D’ailleurs, il parlait en général dans un sens conservateur. Il citait comme exemple la circonscription de Belleville où l’on aurait élu un député rouge foncé si, lui, Gambetta, n’avait passé. »

La crainte de voir Gambetta pousser à la revanche par n’importe quels moyens tourmentait aussi bien l’ambassadeur que le chancelier. Etant allé voir l’Empereur en septembre 1879 à Berlin, il causait avec lui d’une alliance possible de l’Allemagne avec l’Autriche contre la Russie, alliance à laquelle Guillaume était opposé. L’Empereur croyait à une coalition projetée par Bismarck dans laquelle entrerait la France. « En ce qui concernait ce pays, disait Hohenlohe, Waddington était pour l’Angleterre contre la Russie. Mais dans trois mois Waddington pourrait être renversé. Il serait possible alors que les affaires tombassent aux mains des créatures de Gambetta. Celles-ci s’aboucheraient avec les révolutionnaires russes et allumeraient la guerre pour jeter toute l’Europe dans la révolution. Notre alliance avec l’Autriche rendait donc ce double service à la Russie : 1° de tenir la Révolution en échec ; 2° de fixer l’Autriche en la détournant d’entrer dans une coalition contre l’Allemagne et la Russie. Ma démonstration parut plausible à l’Empereur. » Mais la conversation n’eut pas d’autres suites. À son retour à Paris, Hohenlohe revit Gambetta, qui lui parla des lois Ferry sur l’enseignement et s’étonna que le nonce se remuât beaucoup contre elles. Il devait pourtant savoir que le clergé français, par un reste de gallicanisme, n’aimait pas à être dirigé par un nonce. L’ambassadeur le questionna sur la politique étrangère. Gambetta répondit que la Chambre n’y entendait rien et que d’ailleurs le pays était pacifique. « Quant à lui, le parti conservateur l’avait calomnié en lui prêtant des velléités belliqueuses. Il se chargeait à l’occasion de percer à jour ces calomnies avec documens en main. » Le remuant Blowitz continuait ses petites manœuvres. Il allait informer sérieusement Hohenlohe qu’il faisait de l’opposition à Gambetta. « Il ne peut, disait-il, rester au pouvoir qu’en se faisant dictateur ou socialiste ; il se fera donc l’un et l’autre. » Blowitz l’en croyait capable, mais il se jugeait de force à lui « barrer la route. » À un dîner chez M. de Beust, le 10 juin 1880, Gambetta confia à Hohenlohe qu’il était très content que l’Allemagne n’arrivât pas à liquider le Kulturkampf. Il estimait qu’aucune entente n’était possible avec la curie romaine : « la politique, disait-il, suppose une lutte et une opposition perpétuelles ; à tout le moins vaut-il mieux que la lutte sévisse sur ce terrain plutôt que sur d’autres. » La conversation étant tombée sur le 16 Mai, Gambetta déclara qu’on n’aurait pas dû laisser les ministres en liberté, sauf à les gracier plus tard. « C’est l’attitude indulgente du ministère qui faisait l’un des griefs capitaux de la Chambre contre l’ancien ministère Waddington. » Hohenlohe revint sur des bruits de guerre. « Gambetta y voyait une manœuvre fomentée par l’opposition en vue de provoquer des troubles, de nuire à tout travail paisible et de rendre la République suspecte. Mais le peuple ne s’en laissait point imposer. Il était trop apathique pour s’exciter à si peu de frais. »

Dans un nouveau voyage à Berlin, Hohenlohe, qui ne croyait pas à ces déclarations pacifiques, énumérait maintenant les raisons que l’Allemagne avait de craindre Gambetta. Bismarck ne voulait pas lui accorder autant d’importance et prétendait que l’on n’y pourrait rien, s’il était vraiment tel que le disait l’ambassadeur. Celui-ci avait parlé également des projets de la France sur le Maroc. « Le chancelier, dit Hohenlohe, exprima l’opinion que nous ne pouvions que nous réjouir si la France s’adjugeait le Maroc. « Elle aurait beaucoup à faire de ce côté et nous pourrions lui concéder cette extension de son territoire en Afrique à titre de compensation pour l’Alsace-Lorraine. » Il n’est pas inutile de faire remarquer en passant que l’un des successeurs de Bismarck qui ont le plus admiré sa politique, le prince de Bülow, n’a pas eu, comme on le sait, la même opinion et, loin de se réjouir à la pensée d’un simple protectorat, a tout essayé pour empêcher la France de défendre même simplement les intérêts de son commerce et de ses nationaux. Dans un nouvel entretien avec le chancelier, le 26 novembre 1880, Hohenlohe apprit de lui qu’il fallait dire ouvertement que les Allemands étaient heureux de voir les Français chercher leur intérêt ailleurs, par exemple, à Tunis ou en Orient, parce qu’ils cesseraient ainsi de porter leurs regards sur la frontière du Rhin. Le chancelier jugeait que l’influence de Gambetta était en baisse et croyait que M. de Freycinet serait appelé à jouer un rôle important. Il conseillait de traiter poliment Gambetta, mais de ne point le fêter.

Rentré à Paris, l’ambassadeur alla voir Gambetta qui l’accueillit « avec sa courtoisie et sa chaleur tout italiennes. » Le député de Paris se félicitait du Kulturkampf français. Le résultat des mesures prises contre les congrégations lui avait donné pleine satisfaction. « Une fois pour toutes, disait-il, le pays était anticlérical ; il avait réclamé et attendu l’exécution des décrets. Le seul danger qui eût menacé le gouvernement provenait des lenteurs qu’il avait mises à prendre ces mesures énergiques ; en quoi il avait prêté le flanc à la méfiance. M. de Freycinet, dont Gambetta ne laissa pas de vanter les qualités d’orateur, l’autorité et le caractère et dont il considérait le départ comme une perte pour le Cabinet, — Jules Ferry l’avait remplacé comme président du Conseil, — s’était laissé duper par les négociateurs cléricaux, et finalement s’était avancé si loin qu’il n’avait plus voulu exécuter les décrets. Et pourtant, s’écriait Gambetta, c’est lui-même qui les a voulus ! Je lui ai bien dit que les lois existantes suffiraient. Mais, une fois les décrets émis, le pays avait réclamé leur exécution. L’hésitation de Freycinet avait provoqué une agitation et une effervescence considérables et sa position était devenue intenable. »

Le scrutin de liste, sur lequel Gambetta fondait tout le succès de sa politique, avait été voté à une majorité de huit voix par la Chambre le 15 mai 1881 ; mais le Sénat, qui voyait avec inquiétude cette réforme et redoutait les desseins ambitieux de Gambetta, la rejeta le 9 juin. Le président Grévy avait prédit ce rejet à l’ambassadeur. « Le pays, lui avait-il dit, voit la chose d’un œil indifférent, mais plutôt mauvais. L’affaire n’a été lancée que par un certain nombre de personnalités ambitieuses et pour des raisons intéressées. Le pays réclame du repos. » Grévy visait ainsi Gambetta qu’il soupçonnait prêt à lui enlever la Présidence. Les ennemis de Gambetta se remuaient et l’accusaient de préférences aristocratiques. Ils lui reprochaient, entre autres choses, d’avoir accepté un dîner chez le marquis du Lau avec MM. de la Trémoïlle, de Kerjégu, de Breteuil et de Rothschild. Ils l’accusaient d’avoir tenu des propos conservateurs qui avaient indisposé ses amis républicains. Waddington était allé raconter à Hohenlohe quelques épisodes de la discussion sur le scrutin de liste au Sénat. « Ses collègues, disait-il, avaient tout particulièrement admiré son audace de tenir tête à Gambetta devant lequel tous ces messieurs se tenaient à quatre pattes. Ce n’est qu’en hâtant le plus possible le dénouement des débats qu’il avait emporté le succès. Pour peu qu’ils eussent duré quinze jours de plus, Gambetta retournait la majorité, car il s’était donné une peine incroyable. »

Vinrent les élections nouvelles. On sait quel événement fut celle du XXe arrondissement à Belleville, où se disputait l’avenir de Gambetta. Les radicaux l’appelaient « l’ami de Galliffet » et prédisaient sa chute. On prétendait que Gambetta aurait dit au général : « Mes amis veulent que je prenne le pouvoir ; vous m’y aiderez en votre qualité d’homme d’armes. — Mais, répondit Galliffet, je serai le plus fort et, si vous m’embêtez, je vous mettrai à l’ombre. — J’y ai pensé, dit Gambetta, mais je ne suis pas inquiet. Vous n’avez aucun goût pour la politique et vous seriez pressé de me faire sortir de prison. » Ce sont là des propos humoristiques répétés par Galliffet, mais qui n’ont pas toute l’importance qu’on a voulu leur attribuer. Les socialistes étaient plus animés encore que les radicaux. Gambetta, qui s’était présenté dans les deux circonscriptions de Belleville et Charonne, ne fut élu que dans une. Dès ce moment, il apparaissait que l’ancien tribun serait obligé de se rapprocher des modérés, puisque son ancien parti l’abandonnait.

Au mois d’octobre, Hohenlohe se rendit à Varzin où le chancelier lui demanda des nouvelles de Gambetta qui venait de faire un voyage en Allemagne. « Où est-il resté ? disait-il, je l’attends toujours. » Gambetta étant sans aucun doute appelé à jouer un rôle considérable en France, Bismarck eût volontiers échangé quelques idées avec lui. Mais les diverses tentatives qui avaient été faites jusque-là n’avaient pu aboutir. Aux questions insidieuses de Blowitz, Hohenlohe répondait : « Non, Gambetta n’a pas été à Varzin, et cependant, le prince l’eût volontiers accueilli. » De retour à Paris, l’ambassadeur vit Barthélémy Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères, qui considérait le ministère Gambetta comme certain. Il reconnaissait les qualités de cet homme politique, son talent, sa vivacité d’esprit, son patriotisme. « Mais Gambetta, disait-il, a grandi dans une sphère à laquelle, lui, Saint-Hilaire, est étranger, et dans laquelle il ne pourrait s’acclimater. Orateur, mais pas homme d’Etat, il manque à Gambetta le calme de la réflexion. » Hohenlohe devinait dans les paroles de son interlocuteur l’espérance que Gambetta s’userait promptement et le désir qu’on eût recours à des hommes plus modérés. Barthélémy Saint-Hilaire craignait que Gambetta ne devînt un danger pour Grévy, car il serait Président de la République en fait et le rôle de l’autre réduit à rien.

Le 3 décembre 1881, Gambetta, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, donnait son premier dîner diplomatique. « Il nous reçut, écrit Hohenlohe, à la porte des salons. J’avais pour voisins le nonce qui occupait la place de la maîtresse de maison en face de Gambetta et le nouveau ministre de l’Intérieur, jeune homme d’un extérieur et d’une conversation agréable. C’était Waldeck-Rousseau. Gambetta avait à ses côtés Lyons et Orlov. Le dîner provenait des cuisines du fameux chef Trompette et non pas de chez Potel et Chabot, comme les dîners des ministères en général. Partant, il était très bon et ne me causa aucun dérangement d’estomac, comme la plupart des dîners officiels. Après le dîner, Gambetta me dit qu’il ne comprenait pas l’opposition faite par le Reichstag à la politique financière du chancelier, puisque, après tout, elle tendait à fortifier l’unité de l’Empire. Je lui expliquai que le parti de l’opposition, tant progressiste que centre, était adversaire de cette unité fédéraliste. Il l’ignorait, et dès lors il comprit cette politique. Le discours du chancelier, — du 28 novembre à Hambourg, — l’avait rempli d’admiration. » Il appréciait surtout ce passage : « Personne ne me doit de remerciemens et celui qui prétendrait que j’en attends, me calomnierait ; car j’ai fait mon devoir et rien de plus ! » Le chancelier ne le paya pas de retour, car il fit, comme on le sait, tout ce qu’il put pour exciter les suspicions de l’Europe contre le nouveau Cabinet.

Un mois après, Gambetta revint devant Hohenlohe sur la nécessité d’adopter le scrutin de liste. C’était pour lui le seul moyen de constituer une majorité solide. « On ne peut pas gouverner, disait-il, si l’on voit chaque jour se former une majorité nouvelle. » L’infatigable Blowitz, qui allait porter des nouvelles d’ambassade en ambassade, vint dire à Hohenlohe, le 19 janvier, que si Gambetta ne démordait pas de cette question, il tomberait. Le 26, la prédiction se réalisa. Devant le rejet de son projet de révision limitée portant sur la modification du scrutin pour les élections de la Chambre et du Sénat, ainsi que sur la réduction des droits financiers du Sénat à un simple contrôle, Gambetta se retira. Ceux qui étaient à la Chambre le 26 janvier n’oublieront pas cette grande journée. Gambetta, drapé dans une grande redingote noire, la figure énergique et enflammée, le corps droit et ferme, la main sur un énorme portefeuille qui contenait ses dossiers de réformes, écarta avec adresse les coups droits que lui portait le rapporteur de la Commission, l’ancien préfet de police Andrieux, et nia de toutes les forces de son éloquence qu’il eût la pensée de descendre à la conception misérable et avilissante d’une dictature. La République n’avait pas d’adversaires. Il ne lui restait qu’à se gouverner elle-même, à lutter contre les divisions qui l’assiégeaient, à écarter les personnes pour ne voir que le pays. Le changement de législation électorale était une nécessité suprême de bon gouvernement. En fin, il y avait quelque chose que l’orateur entendait placer au-dessus de toutes les ambitions : c’était le relèvement de la pairie.

Des applaudissemens, des bravos, des acclamations enthousiastes saluèrent, mais pour la dernière fois, ces accens éloquens. Quelques instans après, 268 voix contre 218 décidaient du sort du gouvernement. Le lendemain, Gambetta partait pour l’Italie avec l’espérance que le pays, mieux éclairé, comprendrait et accepterait un jour son programme de réformes et reprendrait les vraies traditions. « Je sors, disait-il, par la grande porte. Ceux qui vont entrer seront obligés de passer par la petite, » Le grand ministère avait vécu deux mois et demi. Blowitz revint à l’ambassade allemande et donna ainsi son opinion : « Gambetta prend désormais rang parmi les sauveurs à côté du comte de Chambord, du prince Napoléon, etc. Il ne sera rappelé que le jour où l’on aura besoin de lui pour sauver le pays… Son rôle est provisoirement terminé. Puisqu’il s’est identifié avec le scrutin de liste, il devra désormais poser ce scrutin comme condition de sa rentrée au pouvoir. Et comme la Chambre n’y consentirait pas avant 1885, jusqu’à cette date, il est isolé des affaires. » L’événement apporta une autre solution. Une mort prématurée emporta Gambetta le 31 décembre 1882.

Quelques jours après, dans une conversation avec le prince Napoléon, le prince de Hohenlohe regretta la disparition subite de Gambetta et déclara qu’il l’avait toujours tenu pour un homme de génie. Le prince Napoléon trouva l’expression un peu forte. Il convint toutefois que Gambetta était un orateur génial. Mais il lui manquait l’expérience des affaires. « Néanmoins, il laisserait un grand vide dans son parti. On ne créait pas une telle fortune d’un jour à l’autre. » Hohenlohe alla voir le président Grévy qu’on croyait fatigué et affaibli. « Il était frais et dispos comme toujours et se mit à rire quand je lui racontai qu’on le disait malade. Il répondit : « Oui, ma santé les gêne beaucoup. » Quant à la mort de Gambetta, qui le délivrait d’un rival redouté, il n’y fit pas la moindre allusion.

Il y aurait d’autres points intéressans à étudier dans le Journal de l’ambassadeur allemand à Paris, mais ils déborderaient le cadre de cet article. Je veux examiner seulement, dans ces pages, la politique du prince de Hohenlohe comme statthalter d’Alsace-Lorraine, ainsi que ses jugemens sur Bismarck. Le 19 juin 1885, étant allé voir le chancelier aux eaux de Kissingen, la conversation tomba sur le remplacement du feld-maréchal de Manteuffel, mort deux jours auparavant. On parla de Henckel, de Roggenbach, du comte de Reuss, du prince Albert. « Et vous, dit Bismarck à Hohenlohe, vous n’en auriez pas envie ? — Si, répondit celui-ci ; mais j’y vois un obstacle, c’est que je ne porte pas l’uniforme militaire. — Vous pourrez porter l’uniforme d’ambassadeur, répliqua en souriant le chancelier. Il plairait aux Français par son allure française. » Le 3 juillet, Bismarck faisait officiellement l’offre du poste de statthalter d’Alsace Lorraine à Hohenlohe qui se déclara disposé à accepter, mais à la condition de se renseigner auprès du chancelier sur la portée des devoirs qui lui incomberaient. Il apprit en se rendant à Varzin « que vis-à-vis des jeunes têtes des Affaires étrangères, sa position serait sous peu devenue intenable à Paris. » « C’est, dit-il, dans la nature des choses. Un homme âgé ne peut pas consentir à tomber sous la dépendance de jeunes gens qu’il a connus enfans. » Il découvrit alors qu’une intrigue se tramait contre lui et il fit cette constatation judicieuse : « On ne peut occuper pendant douze années un poste d’ambassade de cette importance sans devenir le point de mire d’une foule de convoitises et d’envies, » et il ajoutait cette note assez mystérieuse : « Ma présence à Paris incommodait les Rothschild et les d’Orléans. »

Le chancelier conseille au prince de Hohenlohe de garde provisoirement à Strasbourg le secrétaire d’Etat Hoffmann et de s’entendre avec le sous-secrétaire d’Etat Mayr et le lieutenant général de Heuduck. Hohenlohe voit ensuite l’Empereur qui constate la difficulté de germaniser les Alsaciens et rappelle que des dispositions pareilles existaient en 1839 dans la province du Rhin. « Les habitans de cette province, disait l’Empereur, ne devinrent Allemands qu’à partir de 1845. » Il espérait qu’avec le temps, il en serait de même pour les nouveaux sujets de l’Empire. Si l’on veut connaître exactement une partie de l’histoire de l’Alsace-Lorraine sous la domination allemande, les notes de Hohenlohe seront pour l’historien un document précieux. J’ose dire que leur publication a mécontenté l’autorité suprême au moins autant que les révélations faites sur la chute de Bismarck. On va en juger par quelques extraits.

Le prince de Hohenlohe, qui redoutait que le public strasbourgeois ne le considérât pas, en raison de sa qualité de gouverneur civil, muni d’une autorité aussi grande que l’ancien feld-maréchal de Manteuffel, tenait beaucoup à avoir deux sentinelles aux portes de son palais. Cette faveur lui fut accordée. Il en remercia le chancelier, parce que la suppression de ce double poste aurait été aux yeux de la population alsacienne comme une défaite du nouveau gouvernement. Dans son Journal, il ne cache point que la place de statthalter n’est pas une sinécure. La société allemande à Strasbourg lui paraît convenable, le luxe médiocre, les réceptions et les bals passables. « J’ai fait le cercle sans interrompre, écrit-il un soir, et je trouve que le métier de roi est un fichu métier. » Sa terreur des Jésuites le reprend tout à coup à la nouvelle qu’on songe à leur rouvrir le territoire allemand. « Indépendamment de tout autre motif, écrit-il à un ami, je le déplorerais pour l’Alsace-Lorraine, car le jour où l’Ordre aurait accès en Allemagne, il s’établirait de préférence en Alsace. Et la germanisation des pays en question deviendrait cent fois plus difficile. Le mot de ce Père jésuite d’Innsbruck que la langue allemande est la langue de Luther et du diable tomberait ici en bonne terre. L’Ordre attirerait à lui toute la jeunesse, les femmes et tous les ennemis de la domination allemande. Le découragement s’emparerait des Allemands et toutes les sympathies françaises seraient cultivées et encouragées avec un nouveau zèle. » Les craintes de Hohenlohe ne se réalisèrent pas, et les Jésuites, dont il redoutait l’arrivée, ne vinrent point s’établir en Alsace. On commençait à trouver, malgré le zèle avec lequel il accomplissait ses fonctions, que le nouveau gouverneur n’était pas à la hauteur de son poste, et le parti militaire l’accusait volontiers de faiblesse. On lui conseillait une direction plus personnelle, plus accentuée. « Je n’ai pas le droit, disait-il, de jouer au monarque constitutionnel. Ce qu’il me faut éviter, c’est de commettre des actes de rigueur, sans connaître les personnes et les circonstances. On a souvent dit de moi : Il se presse lentement… Ainsi ferai-je dans cette occasion. » Le 22 janvier 1887, il alla voir le prince de Bismarck, qui l’engagea à rétablir l’obligation des passeports. « C’était, disait-il, une manière d’affirmer la séparation des deux pays, d’en faire deux pays étrangers l’un à l’autre, et ce serait utile pour les élections du 25 février. » Hohenlohe se préoccupait beaucoup de cette question et la trouvait grosse de difficultés. Il se sentait en pays hostile. « Les ecclésiastiques, écrivait-il quelque temps après, travaillent avec zèle contre le Septennat militaire. D’ailleurs et malheureusement, tout le clergé est demeuré français, parce qu’on a négligé de germaniser les séminaires sitôt après la guerre. A l’heure qu’il est, il faudrait un second Kulturkampf. Sûrement les élections tourneront mal. » Le chancelier s’inquiétait fort de l’action de la Ligue des Patriotes en Alsace et préconisait des mesures correctionnelles ou le bannissement contre ses affiliés ! Vaines menaces « Les élections ont mal tourné, écrit-il le 25 février, et il n’est question dans le monde des fonctionnaires que de savoir comment donner satisfaction au sentiment national allemand blessé par ces manifestations de sympathies françaises. L’un voudrait suspendre la Délégation, l’autre enlever aux Alsaciens-Lorrains le droit d’élection au Reichstag. » Le statthalter n’était pas de cet avis. Il fallait, suivant lui, éviter tout arbitraire, se montrer inflexible, mais juste, en évitant les coups d’État. Les hauts fonctionnaires et les officiers étaient au comble de l’irritation. Hohenlohe en informait ainsi le chancelier : « L’opinion publique en Allemagne et les Allemands immigrés ici imputent volontiers l’échec des élections au gouvernement des pays d’Empire. » Le statthalter était averti secrètement que les généraux travaillaient contre lui et que Bismarck méditait de bouleverser son administration et de partager l’Alsace-Lorraine en donnant un morceau à Bade, un second à la Bavière, un troisième à la Prusse.

Hohenlohe alla conférer avec Bismarck sur la situation de l’Alsace-Lorraine et il convint, d’accord avec lui, des mesures suivantes : « Dissolution des associations. — Ordonnance concernant les conditions de séjour des officiers français et de tous les Français. — Expulsion des agitateurs. — Réglementation des passeports. — Création d’une police politique et nouvelle répartition des cercles. — Choix des maires en dehors du Conseil municipal. — Répression et interdiction des journaux dangereux, français et autres. — Défense d’affermer les chasses aux étrangers. — Démarches à faire auprès du Vatican au sujet de l’éducation française du clergé. » L’Empereur, mis au courant des desseins de Bismarck relatifs au morcellement de l’Alsace-Lorraine et au remplacement du statthalter par un président supérieur, s’y opposa nettement. « Cela n’a pas de sens, dit-il, de vouloir tout bouleverser simplement parce que les élections ont eu un mauvais résultat ! » Hohenlohe fit savoir au chancelier qu’il ne voulait pas regagner Strasbourg réduit au rôle de simple figurant, ou de simple donneur de dîners, tandis que le gouvernement effectif serait ramené à Berlin. Il savait que Rottenbourg et que Bœtticher voulaient l’évincer et faire de Berlepsch le président supérieur. Hohenlohe se décida ensuite à voir l’Empereur et à le mettre au courant de tout. Il le rallia immédiatement à ses idées et déjoua les plans de ses adversaires. Un mois après, dans une allocution aux vétérans de Buchsweiler, le statthalter parla à cœur ouvert : « Si nous avons réuni, dit-il, l’Alsace-Lorraine à l’empire allemand, c’est que l’expérience de longs siècles nous contraignait à protéger notre frontière de l’Ouest. Sitôt que la situation politique de l’Empire devient ou semble devenir menaçante, cette question se présente à nous : Sommes-nous protégés à l’Ouest ? Ce souci impose actuellement au gouvernement de ce pays des obligations spéciales qu’il doit remplir. » Il se hâtait d’ajouter qu’à ces obligations devait se joindre le soin de l’activité spirituelle et matérielle et que, pour cela, il fallait compter sur la collaboration confiante de la population. Hohenlohe avait gardé auprès de lui Studt et Puttkamer, ce dont le félicita Guillaume Ier qui lui dit à propos de l’émotion suscitée en France par les condamnations à Leipzig de quelques membres de la Ligue des Patriotes : « Ce sont de bien fâcheux voisins ! » Le chancelier était plus décidé que l’Empereur à des mesures énergiques. Il conseillait au statthalter de ne point craindre de sévir contre les fonctionnaires de l’Alsace-Lorraine qui refuseraient de collaborer ouvertement à sa politique.

Dans l’intervalle était survenue l’affaire du commissaire de surveillance Schnæbelé, arrêté à Pagny le 20 avril 1887, ce qui n’était en réalité qu’une manœuvre de Bismarck propre à amener la guerre entre les deux pays, manœuvre qui fut arrêtée par la volonté même de l’Empereur, et par l’attitude énergique de la France. Des exaltés auraient voulu faire prendre en Alsace des mesures arbitraires propres à exciter de nouveaux troubles, comme l’interdiction de parler français imposée aux conseillers généraux. « Nous ne pouvons nier, dit à ce propos Hohenlohe, que nous n’ayons eu une année assez agitée. Qu’on se rappelle les élections, le procès contre la Ligue des Patriotes, les expulsions, les perquisitions, les permis de séjour pour les Français, les permis de chasse, l’affaire Schnæbelé, etc. Or, si quelque nouveau conflit venait à éclater avec les conseils généraux, les affaires d’Alsace redeviendraient l’objet de l’attention générale et je craindrais qu’on ne dit alors : Impossible de ramener le calme dans ce pays. Le statthalter n’entend rien au gouvernement. On voit bien qu’il ne sait pas s’y prendre avec les gens !… De pareils jugemens se font tous les jours ; je le sais bien de longue date ; aussi, je considère comme un devoir de simple conservation de ne pas alimenter ces attaques parce qu’il n’y a pas nécessité absolue. » C’était le langage du bon sens.

A la mort de Guillaume Ier, Hohenlohe était allé à Berlin pour assister aux obsèques impériales, puis il obtint une audience de Frédéric III, dont le règne devait être si rapidement abrégé par l’issue funeste de la maladie cancéreuse dont le prince souffrait depuis longtemps. C’était en mai 1888 : « Quand j’exprimai à l’Empereur, dit le statthalter, les vœux ardens que je formais pour sa santé, il me posa la main sur l’épaule et sourit si mélancoliquement que j’eus peine à refouler mes larmes. Il me faisait l’effet d’un martyr. En réalité, il n’y a pas au monde de martyre comparable à cette agonie. Tous ceux qui l’approchent sont pénétrés d’admiration devant cette courageuse et muette soumission à l’inévitable destin qu’il prévoit d’ailleurs clairement. » La question des passeports qui agitait l’Allemagne était pour Hohenlohe l’objet des plus grands soucis. Il s’en exprimait ainsi dans son Journal : « On dirait que Berlin exige toutes ces mesures vexatoires pour pousser les Alsaciens-Lorrains au désespoir et à la révolte, sauf à répondre ensuite que le régime civil ne vaut rien et que l’état de siège s’impose. Le pouvoir passerait alors au général commandant et le statthalter se retirerait ; après quoi, le général redeviendrait clément et l’on ferait des gorges chaudes sur le statthalter qui serait tombé dans le piège. »

Hohenlohe était décidé à repousser les prétentions de Bismarck et de son fils sur les passeports obligatoires, soumis à des exigences inouïes. Il s’opposait ouvertement à ces mesures le 10 mai 1888, objectant que les décrets existans rendaient déjà l’entrée des Français suffisamment difficile. Agir autrement, ce serait s’exposer à faire dire qu’on voulait la guerre dans le pays au lieu de la pacification. Il retourna voir l’Empereur, le 21 mai, et lui fit un exposé succinct de la question. Frédéric III l’écouta attentivement et lui témoigna par écrit et par signes toute sa sympathie. Au sortir de l’audience impériale, le statthalter vit le Kronprinz, qui chercha à lui démontrer la nécessité d’introduire les passeports, et de traiter les Français par la violence. A cet entretien en succéda un autre avec le chancelier. « Comme il s’agissait de l’état des esprits en Alsace et que je faisais observer à Bismarck que les Alsaciens commençaient à trouver qu’ils me payaient un peu trop cher pour le désagrément que je leur procurais, Bismarck se mit à dire que le duc d’Albe avait aussi tiré beaucoup d’argent des Pays-Bas. Quant aux passeports, ce n’était qu’un moyen de prouver aux Français que leurs cris ne nous effrayaient pas et que nous n’avions pas peur d’eux. »

Hohenlohe se résigna à cette politique déplorable en se disant qu’un autre statthalter appliquerait la mesure avec plus de sévérité que lui et que son départ ne serait que la cause de nouvelles vexations contre les Alsaciens-Lorrains. A l’avènement de Guillaume II, il demanda au nouvel empereur de lancer en Alsace-Lorraine une proclamation dans laquelle il promettrait une politique conciliante et douce. « Je pus observer que l’Empereur n’était pas fixé sur la question et craignait de s’écarter du chancelier. » Au sortir de cette audience, le statthalter vit l’Impératrice qui lui raconta que sa tante Amélie lui écrivait des lettres indignées à propos des passeports obligatoires. Elle lui disait entre autres choses : « Si vous ne voulez pas la guerre, à quoi bon ces sottises ? » Hohenlohe ajoute : « À ce moment, l’Impératrice comprit à qui elle parlait et rougit. Je la mis à l’aise en disant que je me rangeais pleinement à l’avis de sa tante. » Mais que faire devant une volonté aussi tenace que celle du chancelier, appuyée par l’Empereur, auquel Bismarck faisait croire que cette mesure était le seul moyen capable de couper les liens qui rattachaient l’Alsace-Lorraine à la France ? La situation ne pourrait se détendre que le jour où le chancelier de fer verrait s’affaiblir ou tomber sa puissance. Deux ans à peine, et on allait voir ce que personne n’avait osé prédire : la chute du prince de Bismarck.

Du Journal et de la correspondance de Hohenlohe il résulte que le statthalter répugnait aux mesures violentes contre le pays qu’il gouvernait, mais qu’il se résigna à les appliquer, dès qu’il eut reconnu l’impossibilité de s’y opposer autrement que par sa démission. Sa politique hésitante et faible est caractérisée ainsi par lui-même : « La situation me déplaît souverainement. Quel dommage que je ne puisse me retirer pour combattre leurs menées ! » Il attribuait les mesures excessives qu’on lui demandait à une perfidie personnelle du chancelier et de ses propres ennemis qui lui en voulaient de chercher à administrer l’Alsace-Lorraine avec modération. Il croyait que les efforts tentés pour lui faire du tort à Strasbourg devaient être mis sur le compte de la jalousie que la famille de Bismarck aurait ressentie en le voyant déjà gouverneur héréditaire, tandis que le chancelier n’était pas duc héréditaire de Lauenbourg ; mais comment lutter contre un tel adversaire ? Hohenlohe céda tout en gémissant et en remarquant, avec le grand-duc de Bade, « que toutes ces violences ne servaient qu’à jeter les Alsaciens dans les bras des Français, à rendre les Allemands ridicules et à nuire au prestige de l’Empire à l’étranger. » Il attendit patiemment le jour où le nouvel empereur se fatiguerait, lui aussi, de la domination tyrannique de Bismarck et où s’écroulerait le pouvoir de l’homme qui dominait l’Allemagne et l’Europe depuis plus de vingt ans.

La chute de Bismarck forme l’un des passages les plus curieux des Mémoires. Le récit en est épars dans les notes et la correspondance de Hohenlohe. Je vais essayer de le résumer clairement et d’en faire ressortir en quelques pages tout l’intérêt.

Il y eut comme un soupir de soulagement dans la nation allemande, quand on apprit que le colosse était tombé. C’était le fameux ouf ! que Napoléon Ier pressentait devoir sortir de toutes les poitrines à la nouvelle de sa mort. La roideur, la brutalité, l’esprit sarcastique et implacable du chancelier lui avaient attiré de justes et profondes inimitiés. Nul n’avait oublié les paroles cruelles qu’il avait prononcées sur la maladie et sur l’incapacité de l’infortuné Frédéric III, les calomnies odieuses qu’il avait répandues contre les soins prodigués à l’illustre malade par le savant docteur Mackensie, les railleries amères dirigées par lui aussi bien contre la reine Augusta que contre l’impératrice Victoria, enfin son dernier mot à Radolin qui lui demandait ce qu’il pensait de la terrible agonie de l’Empereur : « Je n’ai pas le temps de faire de la politique de sentiment ! » Dans un entretien intime avec le statthalter, l’impératrice Victoria avait constaté en 1888 que le jeune empereur, Guillaume II, paraissait être entièrement dans les mains de Bismarck. Depuis vingt ans, le chancelier avait exercé un empire incontesté sans souffrir que le souverain eût une volonté propre. Il tenait à mettre solidement son fils Herbert en selle et à en faire tôt ou tard son successeur. Mais il avait excité contre lui le comte de Waldersee, très bien vu à la Cour, ainsi que toute sa coterie. Il s’irritait et s’exaspérait de la moindre opposition, et les ennemis de sa politique commençaient à découvrir en lui des côtés vulnérables. Au mois de janvier 1889, ses attaques non dissimulées contre Frédéric III, dont Geffcken venait de publier le Journal intime, indignèrent nombre d’Allemands. « L’irritation, constate Hohenlohe, gagna toutes les classes et il se nuisit plus à lui-même qu’à l’Empereur. » Parlant à ce sujet avec le grand-duc de Bade, le statthalter apprit que Guillaume II n’aurait pas voulu qu’on attribuât la publication du journal à Geffcken. « Il n’était pas impossible, disait le grand-duc, que l’Empereur s’affranchît de Bismarck, s’il découvrait qu’on ne le renseignait pas exactement. Pour l’instant, l’Empereur évitait les froissemens, parce qu’il avait besoin de Bismarck pour faire passer son projet militaire. » Quelque temps après, le grand-duc s’était plaint que le chancelier, à la suite de l’arrestation du commissaire de police Wohlgemuth à Rheinhaben, eût voulu former la frontière suisse vers le canton d’Argovie et n’eût cherché aucun moyen de conciliation. « Herbert de Bismarck lui-même, affirmait le grand-duc, avouait ne plus comprendre son père, et de divers côtés on commençait à craindre qu’il n’eût la tête dérangée. » Une brouille avec la Suisse semblait une grave imprudence, car tous les plans allemands de campagne reposaient sur sa neutralité bienveillante. « La maltraiter, c’était la pousser dans les bras de la France et découvrir le flanc gauche allemand. L’Empereur pouvait ramener la confiance en faisant acte d’autorité et en coupant court à la querelle. Mais la conséquence ne serait-elle pas la retraite de Bismarck ? » Le grand-duc était décidé à éclairer l’Empereur. Un autre sujet le préoccupait et lui semblait de nature à impressionner Guillaume II. Le chancelier voulait laisser l’Autriche poursuivre toute seule une politique agressive contre la Russie, de manière à éviter le casus fœderis et à permettre à l’Allemagne de se tenir à l’écart. Cela faisait supposer qu’un conflit pourrait éclater prochainement entre Guillaume II et Bismarck. Le 24 août, dans un nouvel entretien avec le grand-duc, Hohenlohe disait que Bismarck avait décidé de rompre l’alliance avec l’Autriche et de se rapprocher tout à fait de la Russie. « Ces oscillations du chancelier avaient fait réfléchir l’Empereur, et d’autre part avait grandi son opinion de lui-même. Il remarquait en outre qu’on lui taisait certaines choses, et depuis lors se montrait défiant. Un premier conflit avait éclaté entre lui et le chancelier et, au dire du grand-duc, la retraite du chancelier était à prévoir. » Quelques jours après, le grand-duc reprenait la conversation sur le même sujet. Bismarck s’était fâché contre lui, parce qu’il avait fourni l’occasion à l’Empereur de se prononcer en faveur de la Suisse. Le grand-duc ajoutait : « L’Empereur en a jusque-là, du prince ! » et en disant cela, il tirait de la main une ligne, non pas au cou, comme on fait généralement pour commenter cette image, mais sur les yeux. Tant que Guillaume II en aurait besoin pour faire passer ses projets militaires, il ne se brouillerait pas avec lui. Mais plus tard !… »

Au milieu de décembre, Hohenlohe étant allé à Friedrichsruhe, le chancelier se promena avec lui dans la forêt du Sachsenwald et lui confia qu’en cas de guerre avec la France et la Russie, dès qu’elle aurait pris quelque avantage, l’Allemagne chercherait à s’entendre au plus tôt avec cette dernière au point que le royaume de Pologne pût être rétabli. Mais tout cela était remis à un avenir éloigné. Revenant à l’Alsace, Bismarck ne nia point qu’un jour on dût en venir à lui retirer son droit de représentation au Reichstag. En attendant, il était d’avis d’expulser ceux qui oseraient prendre la protestation comme programme électoral. Puis il parla incidemment de Frédéric III, et témoigna contre lui une profonde aversion, « motivée, disait-il, par son égoïsme et son manque de cœur. » C’était là un reproche vraiment singulier de la part d’un homme qui se targuait de sa roideur et de son insensibilité.

Le 20 mars 1890, Bismarck était forcé de donner sa démission. Elle était aussitôt acceptée par Guillaume, qui la réclamait avec instance depuis trois jours. Voici comment le souverain, un mois après, raconta lui-même au statthalter, au cours d’une chasse à Strasbourg, sa rupture avec le chancelier.

Le différend avait commencé au mois de décembre. À ce moment, l’Empereur avait demandé au chancelier de faire quelque chose pour la classe ouvrière. Bismarck s’y refusait. L’Empereur insistait, disant que, si le gouvernement ne prenait pas l’initiative, les socialistes, les progressistes et le centre la prendraient, et que le gouvernement serait forcé de suivre. Le chancelier proposait au contraire de soumettre au Reichstag nouvellement élu le projet contre les socialistes, de dissoudre le Reichstag, s’il s’y opposait, et de réprimer énergiquement les soulèvemens qui pourraient en résulter. Guillaume II ne consentit pas à acquiescer à une telle politique. Il ne pouvait inaugurer son règne en massacrant ses sujets. « Il était prêt à intervenir, mais ne voulait le faire qu’à bon escient, après avoir essayé de satisfaire aux plaintes légitimes des ouvriers, sûr au moins d’avoir tout fait pour répondre à leurs réclamations légitimes. Il demanda donc qu’on lui remît à cet égard des projets de décrets. Bismarck ne voulait pas en entendre parler. L’Empereur porta la question devant le Conseil d’État et réussit enfin, malgré l’opposition de Bismarck, à faire rendre les décrets. » L’Empereur avait proposé une conférence internationale, et secrètement le chancelier s’efforçait de l’empêcher. À ces différends déjà très accentués s’en ajoutèrent d’autres qui aigrirent tout à fait les rapports de l’Empereur et de Bismarck. Celui-ci aurait voulu, conformément à un ordre de cabinet en date de 1852, empêcher les ministres d’aller prendre les ordres de l’Empereur chez lui. Il fit à ce propos des représentations dont Guillaume II ne tint aucun compte. Mieux encore, l’Empereur réclama la suppression de l’ordre de cabinet, et voulut lui-même surveiller les relations du chancelier avec les chefs des groupes du Reichstag. La visite que Windthorst avait faite à Bismarck fut l’objet de vifs reproches de la part de Guillaume II. Les trois dernières semaines furent remplies de discussions désagréables à l’Empereur et au chancelier. « C’était, comme Ta dit l’Empereur lui-même à Hohenlohe une mauvaise passe, et la question était de savoir laquelle des dynasties régnerait, des Hohenzollern ou des Bismarck. En politique étrangère, l’Empereur prétendait que Bismarck suivait son propre chemin et lui cachait une bonne partie de ce qu’il faisait. Ainsi, le chancelier avait même fait courir le bruit à Saint-Pétersbourg que l’Empereur comptait suivre une politique anti-russe. »

J’ai, dans le précédent article, cité une lettre du prince de Hohenlohe où celui-ci écrivait que l’Empereur avait fait savoir aux chefs de corps à Strasbourg que Bismarck voulait laisser l’Autriche en plan, au mépris de la Triple-Alliance, et permettre à la Russie d’occuper militairement la Bulgarie avec la neutralité bienveillante de l’Allemagne. Ce fut une des raisons qui provoquèrent la rupture entre l’Empereur et le chancelier, car Guillaume II avait promis à l’Autriche d’être un allié fidèle et entendait tenir sa parole. Dans la discussion qui précéda sa démission, Bismarck s’emporta à tel point que l’Empereur dit quelque temps après au grand-duc de Bade : « Il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne me lançât l’encrier à la tête ! »

Le grand-duc de Bade approuvait la conduite énergique de l’Empereur, car, s’il avait cédé, il eût perdu toute autorité. Le grand-duc était allé prendre congé du prince de Bismarck. Mais celui-ci l’avait mal reçu et lui avait dit que c’était par sa faute qu’il s’en allait, car en appuyant les lois ouvrières, il avait contribué à le brouiller avec l’Empereur. Le grand-duc avait répliqué que c’était aux affaires prussiennes seules que le différend devait d’avoir dégénéré en rupture ; or, lui, ne s’était jamais mêlé de ces affaires. « À ce moment, Bismarck devint grossier. Le grand-duc se leva en disant que sa dignité lui défendait d’en entendre davantage ; qu’il voulait se séparer de lui en paix et qu’il s’en allait sur ce vœu auquel le prince ne manquerait pas de répondre : Vive l’Empereur, et vive l’Empire ! L’entretien s’était arrêté là. »

Pris au mot comme Talleyrand en 1815, et ainsi que le fit Talleyrand lui-même, le chancelier se répandit en récriminations violentes contre le souverain et contre ses conseillers. Retiré à Friedrichsruhe, le cœur gonflé de rage, il inonda les journaux de ses objurgations et de ses confidences perfides. Mais tous ceux qui, la veille encore, s’inclinaient devant lui jusqu’à terre, se relevaient joyeux et respiraient. « Chacun, remarque Hohenlohe, se sent un personnage, tandis qu’auparavant tous étaient rapetisses et comprimés. Ils se gonflent maintenant comme des éponges trempées dans l’eau ! » L’Empereur ne dissimulait pas non plus sa satisfaction personnelle. Il la manifesta d’une façon silencieuse au statthalter en lui serrant la main à lui faire craquer les doigts. Le ministre de la Marine, le général de Stosch, était ravi. « Il est heureux comme un roi, dit Hohenlohe, de pouvoir enfin parler librement et de n’avoir plus à redouter le grand homme. Cette sensation agréable est générale. Une fois de plus, il est donc vrai que les doux posséderont la terre ! »

Pendant que tous les courtisans et l’Empereur lui-même se réjouissaient d’être délivrés du despotisme du chancelier, une seule personne le plaignait. C’était l’impératrice Victoria qui, oubliant ses injustices, ses railleries et ses perfidies contre elle et Frédéric III, consentait à le revoir et lui demandait si elle ne pouvait pas lui être utile. Quelle fut la réponse du chancelier ? « Je ne demande que de la compassion ! » Ainsi, c’était l’une de ses plus grandes victimes que cet homme cruel voulait intéresser à sa disgrâce ! Quel ne dut pas être l’étonnement de l’Impératrice et quelle eût pu être sa joie de voir lu despote humilié à ses pieds, si son âme généreuse eût été capable d’éprouver un tel sentiment !

Le prince de Hohenlohe alla faire visite à l’ancien chancelier pour lui exprimer à son tour combien il avait été surpris par cet événement inattendu. « Moi aussi ! » dit Bismarck. Ceux qui soutiennent qu’il s’attendait depuis longtemps à sa disgrâce, qu’il la prévoyait et l’annonçait, qu’il aimait mieux briser son pouvoir que de se soumettre aux moindres volontés du nouvel empereur, peuvent méditer ce que contiennent de regrets, de surprise et de fureur ces deux simples mots : « Moi aussi ! »

Une sorte de réconciliation eut lieu, quatre ans après, entre Bismarck et Guillaume II à Berlin. Les Bismarckiens reprochèrent à l’Empereur de n’avoir pas été à Friedrichsruhe. « Je le sais bien, répondit Guillaume, mais ils auraient pu attendre longtemps. Il fallait qu’il vînt ici. » L’Empereur avait eu le dernier mot.

En allant offrir ses condoléances au prince de Bismarck, le 27 mars 1890, le prince de Hohenlohe ne se doutait pas que quatre ans après, il serait son successeur à la Chancellerie impériale par suite de la mort de Caprivi. Il avait hésité pendant un certain temps à accepter une charge aussi lourde. Déjà, en 1890, il avait dit ses hésitations à l’impératrice Victoria qui lui demandait pourquoi il ne prenait pas à ce moment l’héritage de M. de Bismarck. « Quand elle sut que j’étais né la même année que son père et sa mère, elle convint que j’étais un peu vieux pour assumer une pareille tâche. »

Et cependant, il céda plus tard aux instances réitérées de Guillaume II qui lui en faisait un devoir patriotique impérieux. Le 29 octobre 1894, il accepta officiellement le poste si difficile de chancelier de l’Empire et de président du Conseil des ministres, et le 13 janvier 1895, il alla, par courtoisie autant que par esprit politique, voir le prince de Bismarck. Celui-ci lui conseilla aussitôt de ne pas se perdre dans les détails, quoique les grandes mesures ne dussent lui être utiles en rien. Il le mettait en défiance contre le particularisme de la bureaucratie, la jalousie des courtisans et des hobereaux, qui ne lui avaient pas pardonné à lui-même d’être devenu prince. Il lui prédisait en outre que les difficultés de sa position proviendraient surtout des décisions inattendues de l’Empereur, et il lui souhaitait du courage. Les premiers embarras pour Hohenlohe surgirent au sujet du code de procédure militaire et de la publicité de cette procédure. Hohenlohe se rappelait qu’étant ministre de Bavière, il avait assuré jadis lui-même cette publicité ; s’il s’y opposait aujourd’hui, on lui rappellerait ce fait. « Tout le monde me raillerait, disait-il, et l’Empereur ne saurait que faire d’un chancelier discrédité. » Dès ce moment, il comprit que de fortes intrigues allaient s’ourdir contre lui. « Je sais, écrivait-il dans son Journal, qu’un grand nombre de politiciens et d’arrivistes de marque cherchent à me discréditer auprès de l’Empereur. Ils veulent un autre chancelier, et allèguent que la situation réclame une action plus énergique. Que veulent-ils donc ? Un conflit avec le Reichstag trop indépendant et trop résistant à la réforme financière ; une dissolution et des élections défavorables au gouvernement ? Une nouvelle dissolution et un coup d’Etat d’où résulteraient un conflit avec les gouvernemens, puis la guerre civile et finalement la dissolution de l’Empire allemand ? » Le nouveau chancelier était très pessimiste et prévoyait que l’étranger se mettrait de la partie. Il préférait, si le Reichstag ne votait pas la réforme des finances, laisser agir le mécontentement provoqué par les charges budgétaires et préparer le terrain pour de meilleures élections. « Pour mon compte, disait-il, je suis prêt à me retirer d’un moment à l’autre, si l’Empereur compte suivre des voies opposées. »

Le prince avait une situation peu facile au Reichstag : n’étant pas orateur et étant forcé de lire ses discours dont il embrouillait parfois les pages, il n’imposait pas comme le franc et carré général de Caprivi et surtout comme le rude et terrible prince de Bismarck. Ce n’est pas que celui-ci eût un puissant organe. Tout au contraire, de ce vaste corps de géant il ne sortait qu’un mince filet de voix, mais la stature élevée, l’allure énergique, le ton hautain et le prestige de l’homme qui avait tant de victoires parlementaires à son actif, donnaient quelques craintes à ceux qui voulaient l’attaquer. Ici, au contraire, on avait devant soi un vieillard petit, maigre et voûté, que la presse appelait familièrement « l’oncle Clovis ; » ce n’était qu’un homme d’apparence ordinaire qui parlait sans émotion, sans apprêt, sans humour, avec la froide correction d’un fonctionnaire modèle. Cependant, il devait, malgré ce peu d’avantages personnels, se maintenir six années à son nouveau poste. Mais dès le mois d’octobre 1896, il s’aperçut des difficultés de sa tâche à la Cour. « Mes relations avec Sa Majesté, écrivait-il à son fils Alexandre, suivent un cours assez singulier. A quelques petits manques d’égard, je me persuade que l’Empereur m’évite avec intention et que ça ne peut continuer ainsi… » Toutefois, Hohenlohe avait, envers son souverain, manifesté le loyalisme le plus empressé. Lorsqu’on sut, par exemple, que le fameux télégramme de Guillaume II au président Kruger, après la défaite de Jameson, était un acte spontané et réfléchi, le chancelier l’avait excusé en ces termes : « Si l’Empereur avait su que Jameson avait avec lui tant de fils de respectables familles anglaises, il n’aurait pas envoyé son télégramme. Il pensait que Jameson n’avait avec lui que des flibustiers et que c’était un acte de brigandage. » Ce qui signifierait que l’acte de cet aventurier, c’est-à-dire la violation en pleine paix du territoire d’un État ami, devenait chose licite parce que la bande envahissante, au lieu de ne se composer que de pauvres diables racolés au hasard, comprenait aussi des fils de respectables familles. Mais cette attitude apologétique ne suffisait pas à un maître exigeant. « Deux questions, disait le chancelier, risquent d’ébranler ma situation dans un avenir très rapproché, ce sont : le code de procédure militaire et la loi sur le droit de réunion. » Il redoutait l’opposition des nationaux-libéraux et d’autres intrigues. Nous aurions pu en savoir davantage, mais l’éditeur des Mémoires, le prince Alexandre, nous a prévenus que les notes détaillées du chancelier sur la politique intérieure, ses luttes et ses difficultés, qui ne venaient pas tant des choses que des personnes, n’avaient pu être publiées intégralement. Quelques extraits seulement jettent un certain jour sur les impressions de Hohenlohe pendant la deuxième étape de sa carrière. Il faut donc nous en contenter.

La loi sur la marine était, elle aussi, un grave sujet de préoccupation. « On va, disait le chancelier, répétant que la marine est un caprice de l’Empereur. On ne peut toutefois cacher que c’est au peuple allemand que revient la faute ou le mérite de posséder une flotte. » Il rappelait que, du temps de la Diète fédérale, on vivait en paix et sans soucis, sans lourdes charges et sans grands impôts. Mais le peuple allemand, dévoré d’ambitions militaires, voulut jouer un rôle dans le monde. « Survint alors 1870 et l’unité fut consommée par le fer et par le feu, et l’Empire créé aux acclamations du peuple allemand. Or, on découvrit bientôt qu’on manquait d’argent pour maintenir l’Empire sur pied. » Hohenlohe constate que Bismarck fut forcé de modifier sa politique douanière et de renoncer au libre-échange modéré, d’imprimer un élan colossal à l’industrie, de transformer la politique économique et d’assurer de vastes débouchés au commerce allemand qui avait pris un large essor et réclamait la protection du gouvernement. Le seul moyen d’exercer utilement cette protection était d’avoir une flotte capable de repousser les escadres ennemies et de protéger les navires marchands. Toutefois, le chancelier faisait les observations suivantes : « Il faut bien convenir que le tempérament impulsif de l’Empereur n’est pas fait pour tranquilliser les esprits. On pourrait lui souhaiter un peu plus de flegme. » Et cherchant tout de suite à adoucir ce jugement sévère, il ajoutait : « Mais on a tort de lui reprocher de n’écouter que son caprice et son plaisir en réclamant une flotte. A proprement parler, il ne fait que réaliser l’ambition que le peuple allemand nourrit depuis cent cinquante ans. »

Le chancelier, malgré une modestie affectée, avait conscience de ses mérites. « Les Allemands, écrivait-il dans son Journal, n’ont pas tort d’envisager ma présence à Berlin comme une garantie pour l’unité. De même que, de 1866 à 1870, j’ai travaillé à la réunion du Sud et du Nord, actuellement encore mon but doit être de maintenir la Prusse dans le faisceau de l’Empire. Car tous ces messieurs se moquent de l’Empire et sont très disposés à le lâcher aujourd’hui plutôt que demain. » Mais les intrigues se resserraient autour de lui. Les Agrariens, comme Limbourg, Stirum et Kardorf, l’accusaient de livrer l’Empire à l’invasion économique étrangère et de trahir ses intérêts à la veille du renouvellement des traités de commerce. La façon presque cavalière avec laquelle l’Empereur lui avait, pour ainsi dire, retiré la direction de la politique extérieure pour la confier plus spécialement au secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, à la fois plus hardi et plus docile que lui, l’avait vivement offensé, car cela lui paraissait une diminution réelle de son autorité. Tout lui faisait sentir de jour en jour que l’heure de la retraite allait sonner. Il voulut cependant montrer qu’il était capable d’un grand effort et défendit au Reichstag, malgré une vive opposition, le projet de loi sur la flotte qui fut adopté le 12 juin 1900. L’Empereur le félicita ainsi : « Tu peux être fier de ton succès. Un code civil et le projet de la flotte, deux mesures aussi capitales pour le développement intérieur et extérieur de notre patrie, c’est plus que n’en a jamais signé aucun chancelier ! » Ce compliment était excessif. Trois mois après, le prince se voyant de plus en plus en proie à des difficultés de tout genre et l’objet d’inimitiés irréductibles, se décida, pour se retirer, à invoquer son état de santé précaire. Il avait cependant écrit quelque temps auparavant au baron Vœldernsdorff : « Au fond, je ne sens pas le besoin de me reposer ; » et à son fils, il confiait qu’il était « entouré d’intrigans » contre lesquels il devait se défendre à toute heure. A la fin, la lutte lui parut insupportable et il alla voir l’Empereur pour lui confirmer sa décision. « Je lui représentai la nécessité de me retirer, tant à cause de mon état de santé que de mon âge, et je vis à l’air parfaitement satisfait de l’Empereur que ma lettre de démission était déjà attendue, qu’il était donc grand temps de m’en aller. »

Il partait, non pas de son plein gré, comme il voulait le faire croire, mais parce que l’Empereur désirait confier à un plus jeune et plus hardi la redoutable charge de chancelier d’Empire. Une feuille officieuse, quelques jours avant son départ, avait fait entendre que le chancelier devait avoir non seulement la décision nécessaire, mais aussi le pouvoir de couvrir effectivement l’Empereur « avec une volonté entière et une large poitrine. » En parlant « d’un homme de froide raison et d’énergie souriante, d’heureux tempérament et de solide confiance en lui-même, » le journal désignait clairement le comte Bernard de Bülow, dont chacun vantait le talent oratoire et l’esprit souple et expérimenté, ainsi que l’estime incontestable que lui témoignait le souverain.

Lorsque le prince de Hohenlohe sortit du palais de la Wilhelmstrasse, Guillaume II lui envoya l’Aigle noir en brillans, accompagné d’une belle lettre de regrets, aussi belle que celle dont son successeur a été gratifié il y a quelques jours. Mais que lui importaient toutes ces paroles flatteuses ? Il en connaissait l’inanité. N’est-ce pas lui qui, dans ses derniers jours, écrivait à son fils Alexandre : « Chose singulière que la vie humaine ! Pendant cinquante et un ans on vit heureux et content, puis une fissure se produit qui détruit tout l’édifice. Et c’est pour cela que l’homme est créé ! Alors, il vaudrait mieux n’être jamais né. Sophocle l’a déjà dit. Depuis, des siècles se sont écoulés. Chacun le sait ; pourtant chaque jour il semble l’ignorer et, se laissant vivre, il reçoit des honneurs et des décorations, puis il s’en va et on l’oublie !… » Le prince avait appris que toutes les satisfactions offertes par le monde à nos désirs ressemblent à l’aumône que le mendiant reçoit aujourd’hui pour mourir demain d’inanition. Il méditait souvent sur la mort et aimait à redire cette inscription découverte par lui sur la tombe d’un de ses ancêtres : « Apprends à mourir ! » On l’avait vu plus d’une fois aussi, pendant son gouvernement d’Alsace-Lorraine, descendre dans l’une des chapelles souterraines voisines du chœur de la cathédrale à Strasbourg et s’arrêter devant l’épitaphe d’un prêtre resté inconnu :

Rogas quis sim ?… Pulvis et umbra.

« Voilà bien ce que nous sommes, disait-il ; ombre et poussière ! »

La fin prématurée de sa fille Stéphanie, survenue le 21 mars 1882 « par une journée de printemps douce et ensoleillée, » lui avait inspiré les accens les plus touchans. À cette jeune fille dont la vie avait été brisée en quelques heures, il dédia ce poème :

« Parmi les fleurs on t’a portée au repos éternel. Un parfum de fleurs nouvelles passe au-dessus de ta tombe.

« Tu étais toi-même comme le parfum du printemps, comme la clarté du soleil par des jours fleuris.

« Et quand tu venais, la joie emplissait tous les cœurs, comme le souffle du printemps appelle la jeune frondaison à une vie nouvelle, tandis que les rossignols chantent doucement dans les branches.

« Aujourd’hui, s’est évanoui à jamais ce qui m’avait enchanté ; la lueur rayonnante de tes yeux s’est éteinte ; le gai sourire de tes lèvres a disparu.

« Lorsqu’ils ornèrent de fleurs ton cercueil, je restai brisé de douleur. Prends ici maintenant, enfant adorée, la couronne que j’ai tressée pour toi, tout en larmes. »

Les derniers jours de cet homme d’apparence indifférente et glaciale furent consacrés à l’étude des vérités éternelles. Effrayé par l’idée de l’éternité, méditant la question redoutable : « D’où venons-nous et où allons-nous ? » ayant conscience des responsabilités qu’il avait assumées et des fautes graves qu’il avait pu commettre, il cherchait « à s’élever au-dessus de l’étouffante atmosphère du monde pour parvenir à l’état de la contemplation pure. » Il lisait l’Imitation et avait, noté, entre autres passages, le suivant : « Stude cor tuum ab amore visibilium abstrahere et ad invisibilium te transferre. » Ce passage lui avait inspiré ces réflexions : « Plus on avance en âge, plus on est conduit par la nature même des choses à se détacher de la vie, et plus on éprouve la vérité de ce conseil. L’âme demande de l’espace pour déployer ses ailes et s’envoler dans l’éternité. » La mort de la princesse de Hohenlohe, survenue le 26 décembre 1897, avait mis le comble à sa tristesse. « Tout ce dont, au premier moment, on n’a point mesuré l’étendue, les pertes irrémissibles, écrit-il dans son Journal, la conscience que cette longue vie en commun s’est close pour jamais, tout cela pèse sur moi comme un fardeau dont la mort seule pourra me délivrer. »

Désormais, il répétera à tout instant : « La seule consolation que je voie à cet état de choses, c’est la mort. » Ayant remarqué en 1899 que son jour de naissance tombait le Vendredi-Saint, il s’en dit fort louché : « Il me semblait en effet qu’il ne pouvait mieux tomber, car maintenant ma vie est voilée d’une tristesse de Vendredi-Saint. » Son mot suprême à sa sœur, la princesse Elise, est un mot d’espoir et de confiance : « Notre seul refuge est dans la foi. »

Ces dernières citations révèlent un Hohenlohe humain, résigné et croyant, que nous ne soupçonnions pas.


HENRI WELSCHINGER

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Dans une lettre récemment publiée et datée du 20 août 1877, Gambetta écrivait à Ranc : « L’important est de prendre M. Thiers pour candidat à la Présidence » et, envisageant les divers expédiens qui s’offraient au maréchal de Mac Mahon, concluait naturellement à celui d’un prochain départ.