Les Mériahs ou sacrifices humains dans le Khondistan ou Ghondwana (Inde anglaise)
LES MÉRIAHS OU SACRIFICES HUMAINS
DANS LE KHONDISTAN OU GHONDWANA (INDE ANGLAISE),
I
L’ancien royaume d’Orissa, réduit désormais sous le nom de Zillah de Cuttack, au rôle de simple district et perdu comme tel dans l’immensité de l’empire anglo-indien, fut jadis, si l’on en croit les conditions écrites, une espèce d’Éden, célèbre pour la beauté de ses paysages, la magnificence de ses villes, un sol sacré où affluaient les brahmines, où les pèlerins accouraient de toutes parts. Les Pundits d’autrefois vantaient à l’envi les temples de son ancienne capitale, Bhuvaneswar, les bords riants de la sainte rivière qui arrose le pays d’élection, le Mahanuddy. L’un d’entr’eux, Bharadwagee Muni, qui fut aussi un des plus fameux généraux de l’empereur Akbar, déclare solennellement « qu’une pareille contrée devrait échapper à l’ambition humaine, attendu que les dieux seuls peuvent en revendiquer la possession. » Le temps a fait justice de toute cette splendeur, de toute cette prospérité. Après avoir existé pendant près de quatre siècles comme monarchie indépendante sous les princes de la race Gunga Vansa, le royaume d’Orissa devint, en 1558, une principauté annexée à l’empire Mogol. Les cataclysmes religieux de l’Inde s’y firent sentir. Les conquêtes de la nation Uria ou Ooryah réduisirent son territoire qui avait compris autrefois une portion considérable du Bengale et du Télingana ; ses villes les plus célèbres disparurent l’une après l’autre sous la puissante végétation des jungles, qui effaçaient peu à peu jusqu’à leurs derniers vestiges. On sait à peine ou était située la capitale du pays que le voyageur chinois Hiotien Thoang visita vers le milieu du septième siècle[2]. On l’ignorerait même tout à fait, sans l’exploration du lieutenant Kittoe qui, en 1838, parcourut en antiquaire passionné ce pays dévasté, ce désert fiévreux et redoutable où nul Européen n’avait encore osé séjourner. À l’époque de sa visite, il restait à peine de cette capitale, qu’il appelle Kurda, quelques pans de murailles massives ayant fait partie du palais et quelques unes des portes de la cité. Près de Ratrapan, il a pu décrire les sculptures du temple de Grameswara et donner par là une idée exacte des progrès que l’art avait faits dans ces contrées lointaines à l’époque de leur prospérité. Plus récemment encore, en 1859, un autre voyageur rencontrait par hasard, au milieu de champs incultes, les restes d’une grande ville (Bhuhanesan), qu’il représente comme une autre Palmyre entourée de temples en ruine. À six milles de la sont les grottes de Khandigiri, taillées dans le roc et habitées jadis par une colonie d’ermites bouddhistes. Ils y ont laissé des inscriptions en langue pali, qui datent d’au moins deux mille ans ; bref, et pour ne pas insister sur ces détails d’archéologie, nul doute ne peut exister malgré l’état actuel du pays sur l’état de civilisation auquel il était parvenu et d’où l’ont précipité les révolutions religieuses, les désastres de plusieurs conquêtes successives, l’intelligente tyrannie des maîtres qu’il a tour à tour subis, jusqu’au moment (1803) où les Anglais l’enlevèrent aux Mahrattes qui en possédaient la plus grande partie depuis 1740.
La prise de possession européenne fut d’abord très-limitée. Le gouvernement de Calcutta, traitant avec les principaux chefs ou rajahs, stipula simplement un tribut de cent vingt mille roupies environ, en échange duquel il s’engageait à exécuter quelques travaux d’utilité publique. Du reste, il s’abstenait avec soin d’intervenir dans les rapports jusque-là établis entre les deux principales races du pays, l’une conquise, celle des Khonds, l’autre conquérante, celle des Ooryahs. Aussi longtemps que les rajahs ooryahs des basses terres garderaient sur les Khonds montagnards une autorité suffisante pour les rendre indirectement tributaires de la Compagnie, il ne pouvait convenir à celle-ci de hasarder ses soldats au sein d’un pays mal connu, dépourvu de routes et dont les marécages pestilentiels exhalent, sous l’ardent soleil du Bengale, les miasmes les plus délétères. Malheureusement l’administration des rajahs n’a rien de régulier ; leur ascendant traditionnel est à chaque instant remis en question ; ils constituent une classe abjecte malgré son orgueil, étrangère à tout principe de gouvernement et dont la dépravation toujours croissante ne permet pas qu’une autorité régulière leur délègue ses pouvoirs. Dépourvus de toute culture intellectuelle, exigeants sur l’étiquette, tirant vanité d’une généalogie souvent mythologique et du blason barbare qui atteste leur antique origine, ils naissent, ils sont élevés dans une atmosphère de vice qui les énerve avant l’âge et les rend, en général, incapables de contribuer en quoi que ce soit à la prospérité des malheureuses peuplades sur lesquelles ils exercent une autorité souvent nominale, souvent contestée avec succès, mais qui aboutit, partout ou ils peuvent la faire reconnaître, au despotisme le plus abominable et le plus avilissant.
C’est par l’intermédiaire de cette aristocratie corrompue que le gouvernement anglais a longtemps voulu exploiter les provinces soumises à sa domination, s’épargnant ainsi les inconvénients et les périls d’une action plus directe. Mais il ne lui est pas toujours permis de maintenir un pareil état de choses, et des abus dont il voudrait profiter se tournant à la longue contre lui l’obligent à y chercher remède. Voici généralement comme les choses se passent. Ces rajahs auxquels on demande un tribut fixe variant de mille à huit mille livres sterling, sont rarement en état de le payer. La tolérance de l’État les laisse s’arriérer peu à peu, et plus la dette grossit, plus ils deviennent insolvables. Le moment arrive où, après d’inutiles instances, les agents du fisc pour liquider le passé prennent en mains l’administration financière du pays ; mais si les arrérages sont trop élevés, si l’on désespère de combler la dette au moyen des revenus, le domaine du rajah se vend pour régler le compte, et le gouvernement, presque toujours, est forcé de se porter acquéreur. De là les révoltes qu’il faut réprimer. Une d’elles fut une véritable guerre : elle occupa les deux années 1836 et 1837, pendant lesquelles mes troupes souffrirent cruellement. Les fatigues, les privations de toutes sortes, jointes aux malsaines influences du climat, décimaient nos rangs à peine effleurés par les flèches et la hache des Khonds. En deux ou trois circonstances néanmoins ceux-ci parvinrent à cerner et à surprendre quelques faibles détachements égarés dans les défilés de leurs montagnes. En pareil cas, on le pense bien, il n’y avait pas de quartier à espérer, et nos malheureux soldats étaient littéralement hachés en morceaux. Je regrette d’avoir à dire que deux officiers européens, mal escortés, périrent ainsi dans une passe des Naliahs ou montagnes d’Orissa.
La guerre finie et lorsqu’il fut question d’organiser le pays définitivement annexé, on jugea bon d’utiliser l’expérience que j’avais acquise pendant ces deux ans de campagne, ma connaissance du pays, les relations que je m’étais créées avec les principaux bissois ou chefs de clans, et je fus nommé premier assistant du commissaire en chef, ce qui me donnait une autorité à la fois fiscale et judiciaire sur les pays de Goomsur, Sooradah, etc., mais plus particulièrement sur les Khonds ou montagnards de ces diverses contrées.
Cette dernière partie de ma mission avait un objet spécial fort étranger à la routine administrative et le seul dont je puisse me permettre d’occuper aujourd’hui mes lecteurs.
II
Dans le cours de la guerre qui venait de se terminer une découverte singulière avait été faite. Les tribus du Khondistan, placées depuis près de quarante ans sous l’autorité nominale de la Grande-Bretagne mais soustraites en réalité à tout contrôle efficace, perpétuaient chez elles un des rites les plus monstrueux et les plus bizarres dont se soit jamais avisé, dans ses déviations infinies, cet instinct de l’âme humaine qui se livre aux inspirations du fanatisme et aux conseils aveugles de la superstition. Nous avions acquis la certitude que dans les régions montagneuses de plusieurs districts limitrophes, le Goomsur, le Boad, le Chinna Kimedy, le Jeypore, des victimes humaines étaient fréquemment offertes, soit au dieu de la terre, Tado Pennor, soit au dieu rouge des batailles, Manuck-Soro, — au premier afin de s’assurer des moissons abondantes ou pour conjurer un désastre imminent, — au second, à la veille d’une entreprise militaire quelconque pour se ménager une chance victorieuse. Indépendamment des victimes offertes dans un intérêt public, il n’était pas rare, nous disait-on, que des individus en vue de tel ou tel avantage particulier sollicitassent par les mêmes moyens la faveur divine. D’une tribu à l’autre, le mobile et le cérémonial du sacrifice pouvaient différer ; mais on retrouvait chez toutes la même impitoyable cruauté. L’achat des victimes appelées Mériahs était une condition essentielle du rite. Ni l’âge, ni le sexe, ni le culte n’étaient d’ailleurs déterminés ; on préférait cependant les adultes aux enfants ou aux vieillards comme coûtant plus cher et mieux venus par conséquent de la divinité à laquelle on les immolait. Le plus ou moins d’embonpoint était aussi un motif de préférence. Il existait pour cet odieux trafic des agents professionnels appartenant presque tous à la caste Panoo. Sans avoir pour eux l’excuse de la superstition ou de l’ignorance, obéissant simplement à d’ignobles calculs, ces misérables pourvoyeurs, cent fois plus dignes de châtiments que les Khonds eux-mêmes, profitaient des époques de famine pour aller acheter dans les villages de la plaine des enfants que leurs parents, abrutis par la misère, leur livraient à vil prix. Le rapt, l’enlèvement leur étaient d’ailleurs familiers ; sous prétexte de leur fournir un travail lucratif, ils attiraient dans les montagnes les jeunes gens ou les jeunes filles mériahs. Captifs une fois là, et traités d’ailleurs avec de certains ménagements, ces malheureux attendaient quelquefois pendant plusieurs années consécutives, avec cette résignation fataliste, qui se retrouve partout en Orient, le moment où leur destinée devait s’accomplir. Provisoirement les jeunes gens travaillaient à la terre pour le compte du Sirdar qui les avait achetés : quant aux jeunes filles, si le chef du village ne s’arrogeait pas sur elles tous les droits du maître sur son esclave, elles contractaient à la longue, soit avec un des jeunes montagnards khonds, soit avec un de leurs compagnons de captivité, Mériahs comme elles, une sorte d’hymen imparfait qui les laissait ainsi que leurs enfants sous le coup de la terrible sentence.
Le prix d’achat, variant de soixante à cent trente roupies[3], était rarement payé argent comptant. On donnait plutôt en échange quelques têtes de bétail, des pourceaux, des chèvres, des vases ou des ornements de bronze, etc.
Sur le sacrifice même auquel n’avait jamais assisté un Européen, on n’avait que des témoignages indirects.
Voici le résumé de ceux que recueillirent à la même époque MM. Russell et Ricketts, les commissaires de Goomsur et de Cuttack :
« La publicité de la cérémonie est une de ses conditions essentielles. Pendant le mois qui précède, les festins se multiplient, on s’enivre, on danse autour de la Mériah, parée de ses plus beaux habits et couronnée de fleurs. La veille du sacrifice on l’amène stupéfiée, par la boisson, au pied d’un poteau que surmonte l’effigie de la divinité (un paon, un éléphant, etc.). La multitude se met à danser au son de la musique, et ses hymnes barbares, adressées à la terre, disent à peu près ceci : « Nous vous offrons, ô dieu, cette victime, donnez-nous des saisons clémentes, de riches moissons et la santé !… » Après quoi, parlant à la victime : « Nous vous avons eue, continuent-ils, par achat et non par violence ; nous allons maintenant vous immoler selon nos coutumes ; nul crime par conséquent ne doit ne nous être imputé… »
« Le jour d’après on la ramène plongée dans une ivresse nouvelle, après avoir frotté d’huile certaines parties de son corps que chaque individu présent vient toucher afin de s’oindre à son tour en essuyant sur ses cheveux l’huile que ses doigts ont gardée. Une procession se forme alors, en tête de laquelle marche la musique, pour promener la victime portée à bras tout autour du village et du territoire adjacent. Le prêtre officiant, ou zani (qui peut appartenir à n’importe quelle caste), ramène le cortége autour du poteau toujours placé près de l’idole locale (Zacari Penoo) représentée par trois grosses pierres. Il accomplit alors le rite appelé pooga, c’est-à-dire qu’il offre à l’idole des fleurs, de l’encens, etc., par l’intermédiaire d’un enfant au-dessous de sept ans, nourri, habillé aux dépens de la communauté, qui mange toujours seul et auquel on n’impose aucun des actes réputés impurs. Cet enfant s’appelle le Zoomba. Cependant une espèce de fosse vient d’être creusée au pied du poteau ; un pourceau, qu’on égorge au bord de cette fosse, y verse peu à peu tout son sang, et la Mériah, que l’ivresse a privée de tout sentiment, est précipitée dans ce trou fangeux ; on lui tient la tête contre terre jusqu’à suffocation complète. Le zani détache du corps un morceau de chair et l’enfouit auprès de l’idole comme une offrande au dieu de la terre. Chacun des assistants l’imite à son tour, et ceux qui sont venus des villages environnants emportent les hideux lambeaux qui leur sont échus pour les enterrer soit aux limites de leur territoire, soit au pied de leurs idoles respectives. La tête de la victime demeure intacte et on la laisse, avec les os dénudés, au fond du trou sanglant que l’on se hâte de combler.
« Quand l’horrible cérémonie touche à son terme, un jeune buffle est conduit près du poteau sacré. On lui coupe les quatre jambes, et après l’avoir ainsi mutilé on le laisse là jusqu’au lendemain. Des femmes viennent alors, en vêtements d’homme et armées comme des guerriers, boire, danser, chanter autour de l’animal expirant ; on le tue ensuite, on le mange, et le zani est renvoyé avec un présent. — Le supplice que je viens de décrire, ajoutait M. Russell, est peut-être encore le moins cruel de ceux qu’on inflige en pareil cas. On cite, en effet, des localités où l’on dépèce vivante, morceau par morceau, la victime offerte aux dieux.
« D’après M. Ricketts, qui avait accueilli ces renseignements sur la frontière du Bengale, les Khonds avaient surtout recours aux sacrifices humains lorsqu’ils s’adonnaient à la culture du safran, et, raisonnant à froid sur ce sujet, ils déclaraient impossibie d’obtenir sans effusion de sang que cette plante leur donnât une belle couleur foncée à laquelle ils attachent un grand prix. Du reste, sur le sacrifice lui-même, les versions variaient à l’infini. En certains endroits, on étouffait la victime entre deux planches de bambou, graduellement resserrées autour de son buste, et c’était seulement lorsqu’on la voyait aux prises avec la suprême angoisse, que le prêtre, à coups de hache, séparait son corps en deux. Ailleurs, nous disait-on, le cadavre est enfoui sans mutilations préalables ; mais, dans ce cas, la croyance générale limite le profit du sacrifice au domaine de celui qui en a fait les frais. Ainsi s’explique l’empressement des Khonds à se partager les débris pantelants du cadavre et à les disséminer sur la plus grande étendue de territoire possible ; l’offrande, pour être efficace, devant avoir lieu dans la journée même où le rite sanglant a été accompli, ou a vu transporter et des distances incroyables, par des relais de coureurs établis tout exprès, les misérables débris de cette boucherie humaine. Tous les enfants ou adolescents que les Khonds se procuraient par l’entremise de Panoos n’étaient pas invariablement destinés au rôle d’offrandes propitiatoires. Un certain nombre, sous le nom de possia poes, formés de bonne heure aux soins domestiques ou aux travaux des champs, passaient peu à peu du rang de serviteur à celui de membre de la famille ; leur sort, il est vrai, demeurait assez précaire, et tel ou tel concours de circonstances pouvait faire d’eux, au besoin, l’objet d’un holocauste public ou privé ; mais il était assez rare que les choses tournassent aussi mal pour eux, et, en général, le laps des années finissait par les assimiler complétement au reste de la population : de serfs ils devenaient citoyens. »
III
Lorsqu’au mois de décembre 1837 commença ma première croisade contre le rite abominable dont je viens de parler, je n’emmenai pour escorte qu’un petit nombre de sebundis (soldats irréguliers) choisis un à un parmi les plus intrépides chasseurs de la contrée. Pas un d’eux qui, dans quelque rencontre singulière, n’eût mérité quelque surnom honorifique, de ceux que les rajahs décernent et qui se transmettent de génération en génération. L’un de nos hommes, par exemple, s’appelait Lion-de-guerre (Joogar singh), un second Fort-à-la bataille (Runnah singh), et ainsi de suite. Quelques-uns de ces braves possédant une légère teinture du dialecte khond me furent très-utiles comme interprètes. Mais la principale assistance me vint d’un des chefs du haut Goomsur que M. Russell et moi nous nous étions attaché dans le cours de la récente guerre et auquel nous avions fait conférer, avec le titre de Babadur-Bukshi, une autorité prédominante sur les Khonds de Goomsur. Son nom était Sam Bissoi. Doué d’un esprit très-subtil et très-éveillé sur les intérêts de son ambition, cet homme nous était par là même tout dévoué. Je l’avais vu à l’œuvre ; nous avions combattu côte à côte dans mainte escarmouche et je ne doute pas qu’il n’eût pour moi une sorte d’attachement. Je l’appelai donc à mon aide ainsi qu’un autre chef assez renommé quoique beaucoup moins intelligent. Celui-ci s’appelait Punda Naïk. Je leur avais fait connaître d’avance le plan de campagne auquel je les associais et il s’était chargé de me préparer un accueil favorable. Ce fut par leur entremise que j’invitai tous les chefs de village et de district (mootahs) à venir me trouver avec leurs interprètes (digaloos) sous les murs du petit fort de Bodiagherry, celui-là même où s’était réfugié en fin de compte le dernier rajah et où, après de longues vicissitudes, la mort était venue le surprendre.
Mes anxiétés étaient grandes à la veille de cette première rencontre, bien que j’eusse déjà quelques chances de mon côté. J’étais en effet assez généralement connu et les populations me voyaient sans trop d’ombrage ; c’était par mon influence que la plupart des chefs avaient reçu leur rang en vertu d’une coutume pratiquée autrefois par leurs anciens rajahs et que nous avions maintenue, ne voyant aucune raison de l’abolir. Presque tous répondirent donc à mon appel et chacun arriva suivi d’une nombreuse escorte, Ils étaient environ trois mille autour de l’arbre sous lequel je les reçus. Les chefs et leurs principaux suivants s’assirent par terre en demi-cercle ; derrière eux, réunis en groupe et fumant à qui mieux mieux, le reste des Khonds prêtaient une oreille attentive. C’étaient en général des jeunes gens de chaque tribu qui, par égard pour leurs anciens et vu la confiance que ceux-ci leur inspirent, se permettent rarement de prendre la parole dans un débat public.
Avec ces peuples à demi sauvages une argumentation prolixe est de rigueur : il faut exposer le sujet dans le plus grand détail ; faire valoir un à un chaque motif de persuasion, revenir à satiété sur les mêmes raisonnements ; aussi ma harangue, que Punda Naïk et Sam Bissoi se chargèrent d’interpréter fut-elle d’une longueur extra-parlementaire.
« Il ne s’agissait pas, leur dis-je, de blâmer le passé, mais d’inaugurer un meilleur avenir. Le gouvernement anglais avait été péniblement affecté en apprenant chaque année qu’un nombre considérable de victimes expiatoires étaient sacrifiées pour détourner la colère des dieux. C’était là une coutume impie, barbare, à laquelle il fallait renoncer pour jamais, sous peine de rester en arrière des autres tribus, et montrer moins d’intelligence et d’aptitude à la civilisation. Une nouvelle ère allait commencer pour eux. Ils n’étaient plus sous le joug d’un ignorant rajah qui ne s’intéressait ni à leur bien-être, ni à leur bonheur. La fortune des armes les avait fait passer sous l’empire du gouvernement anglais dans les domaines duquel n’existait plus et ne pouvait être toléré un rite si abominable. Ce gouvernement paternel ne faisait pas de différence entre ses enfants ; le Khond et le Ooryah étaient égaux à ses yeux ; il protégeait également la vie de l’un et de l’autre, il punissait de mort l’homicide. Cette loi n’était-elle pas la leur, universellement reconnue ? Ne demandaient-ils pas sang pour sang, tête pour tête ? Et qu’auraient-ils à dire si on exigeait d’eux la même rétribution pour ces meurtres commis au pied de l’autel ? Où était d’ailleurs la nécessité de pareils holocaustes ? Nous aussi, je n’hésitais pas à l’avouer, nous avions autrefois sacrifié des êtres humains ; nous avions cru apaiser la colère divine en immolant nos semblables, mais c’était à une époque de grossière ignorance, alors que, sauvages insensés, nous menions une existence avilie, pareille à celle des animaux. Ces ténèbres pourtant s’étaient graduellement dissipées et nous avions fini par renoncer pour jamais à ces pratiques sacriléges. Qu’en était-il résulté pour nous ? Depuis leur abolition, toutes sortes de prospérités nous avaient été départies. Mieux instruits, plus sages, nous pouvions maintenant apprécier nos erreurs, notre folie passée. Quant à eux, ils pouvaient s’assurer par notre exemple que ces vaines cérémonies de leur religion ne contribuaient en rien à leur bien-être : — Mais, sans parler de nous, continuai-je, examinez ce qui se passe chez vos voisins de la plaine ? Leurs moissons ne sont-elles pas aussi belles, aussi abondantes que les vôtres ? Leur bétail n’est-il pas en meilleure condition ? Ne vivent-ils pas mieux qu’aucune tribu montagnarde ? Trouve-t-on chez vous de plus beaux fruits ou des hommes plus forts ?… Et maintenant les voyez-vous jamais sacrifier leurs semblables ?… »
Après avoir développé longuement ce parallèle, je les suppliai de croire à mon amitié, à mon désir de leur être utile ; je leur rappelai que, comme représentant du gouvernement anglais, j’avais à dispenser les faveurs qui seraient toutes à leur disposition s’ils se rendaient pacifiquement à nos désirs. Nous n’entendions ni porter atteinte à leurs principes religieux, ni les troubler dans leur foi, mais simplement prohiber un usage que n’avaient jamais sanctionné ni les lois divines, ni les lois humaines. Nous ne leur demandions en somme que de mériter, en renonçant à une coutume barbare, la protection du gouvernement dont ils étaient devenus les sujets, de garder la paix entre eux, de vivre en bons termes avec leurs voisins.
Lorsque je crus n’avoir omis aucune des considérations qui pouvaient agir sur ces intelligences primitives, je priai mes auditeurs de discuter entre eux la question et de me notifier le résultat du conseil qu’ils allaient tenir.
L’assemblée, qui avait écouté avec patience et calme tout ce que j’avais à lui dire, se dispersa sur-le-champ pour aller tenir séance dans quelque endroit écarté. Je n’étais pas sans inquiétude sur l’issue du débat qui allait s’engager, attendu que, préalablement à la réunion, un compromis m’avait été sinon proposé, du moins suggéré, lequel consistait à autoriser un seul sacrifice annuel pour tous les Khonds du Goomsur. On comprend bien que j’avais immédiatement décliné ce moyen terme.
La séance reprise, et après quelques préliminaire, cinq ou six des chefs khonds, les plus âgés et les plus influents, s’avancèrent vers moi pour interpréter les sentiments de la majorité, ce qu’ils firent avec beaucoup de sang-froid et une remarquable facilité de parole. Leurs discours revenaient à ceci :
« Nous avons de tout temps sacrifié des créatures humaines. Nos ancêtres nous avaient transmis cette coutume ; ils ne croyaient pas mal faire, nous ne le croyions pas davantage ; au contraire, il nous semblait que nous accomplissions un devoir. Nous étions alors les sujets du rajah de Goomsur, nous sommes devenus ceux du grand gouvernement aux ordres duquel nous devons obéir. Si la terre nous refuse ses produits, si des maladies contagieuses viennent nous décimer, la faute n’en sera pas à nous. Donc nous renonçons aux sacrifices et nous nous contenterons, si on nous le permet, d’immoler des animaux comme font les habitants de la plaine. »
Il serait oiseux de raconter ici les divers incidens, les discussions qui s’engagèrent ensuite et que je dus soutenir jusqu’au bout avec une patience exemplaire. Au total le résultat passait mes espérances. Il était convenu que l’assemblée se réunirait de nouveau à jour fixe pour me remettre officiellement les Mériahs qui devaient être immolées. On me les amena effectivement au nombre d’une centaine, tant hommes que femmes, et après une nouvelle harangue de ma part, appuyé par plusieurs chefs qui firent valoir la nécessité d’obéir aux ordres du gouvernement, ils prêtèrent tous un serment qui leur est particulier. Assis sur des peaux de tigre et tenant dans leurs mains un peu de terre et de riz arrosés de quelques gouttes d’eau, ils répétaient les paroles suivantes : « Puisse la terre me refuser ses fruits, puisse le riz m’étouffer, puisse l’eau me noyer, puisse le tigre me dévorer moi et mes enfants si j’étais un jour parjure au vœu que je fais actuellement pour moi et mon peuple de renoncer pour jamais à tout sacrifice humain ! »
Mon sabre ensuite, circulant à la ronde, passa tour à tour dans les mains de chaque chef, ce qui impliquait de leur part une marque de soumission, de la mienne un gage de protection bienveillante. Puis la distribution des présents eut lieu, et chacun reprenant le chemin de son village, mon second Durbar dans le pays des Khonds se trouva virtuellement dissous.
Parmi les chefs des tribus les plus lointaines, quelques-uns avaient négligé de m’amener leurs Mériahs, mais ils s’exécutèrent peu après, entraînés par l’exemple de leurs collègues, et avant qu’un mois ne fût expiré, je pus me rendre ce témoignage que j’avais arraché cent cinq malheureux au plus horrible trépas. Il fallait maintenant régler leur sort. Un grand nombre furent reconduits chez leurs parents de la plaine. Plusieurs furent adoptés avec empressement par des artisans en quête d’apprentis ; d’autres se virent engagés à divers titres chez certains habitants des basses terres. Les agents du service civil et militaire se chargèrent de quelques-uns et j’en choisis douze que je fis instruire comme domestiques avec l’arrière-pensée qu’ils nous serviraient d’interprètes dans nos rapports ultérieurs avec les Khonds.
Ces rapports devinrent de plus en plus suivis. Je parcourais assidûment leurs villages, cherchant tous les moyens de me rendre aussi populaire que possible. Arbitre suprême de leurs différends, je n’épargnais aucune peine pour connaître à fond les causes qui m’étaient déférées ; mais je ne m’en laissais pas moins invariablement guider dans mes décisions par un conseil composé de leurs anciens. Aussi, ne contrariant jamais leurs idées de droit et n’appliquant que les lois du pays, j’avais fini par acquérir une influence considérable. Les chefs, que j’évitais soigneusement de compromettre vis-à-vis de leurs subordonnés, et qui trouvaient en moi, dans toute occasion, un appui fidèle, me prêtaient en revanche un concours zélé. Il va bien sans dire que la persuasion et les moyens conciliatoires n’eussent pas suffi pour amener à mes fins cette race indomptable et guerrière ; je dus leur prouver en mainte et mainte occasion, sans en venir aux dernières extrémités, que j’avais en main, s’ils se montraient sourds à la raison, de quoi faire prévaloir ma volonté. Mais je n’avais recours qu’en dernière analyse aux mesures comminatoires, et, généralement porté à leur faire en toute autre matière les plus amples concessions, je ne me montrais inflexible que lorsque le grand objet de ma mission revenait sur le tapis ; il y revenait souvent et je ne manquais guère une occasion de flétrir devant eux l’absurde et odieuse coutume à l’abolition de laquelle je m’étais voué corps et âme.
Pendant quatre années consécutives je ne cessai d’avoir l’œil sur eux et bien qu’établi dans les plaines, j’allais au moins une fois l’an faire une tournée dans leurs montagnes pour maintenir et accroître mon influence. Tous leurs démêlés un peu essentiels m’étaient soumis et je réglais jusqu’à leurs querelles de ménage où je dois dire que le sexe le plus faible, — impossible ici de dire le beau sexe, — jouait presque toujours un rôle fort actif. Je me mêlais aussi et avec un véritable plaisir à leurs parties de chasse, condescendance bien simple sans doute, mais qui m’établissait dans leur intimité plus avant que des services tout autrement importants. Il faut connaître ces tribus sauvages pour se rendre compte de ce que je pus ajouter ainsi à mon autorité sur elles. Quand je n’étais pas chez les Khonds, ils affluaient à ma résidence dont je leur ouvrais librement l’accès pour les mettre en contact le plus fréquemment possible avec leurs voisins des basses terres. Je tâchais aussi de les attirer aux foires du plat pays en prenant toutes sortes de précautions pour les protéger dans le principe contre les fraudes dont ils auraient pu être victimes. Il ne se passa pas longtemps toutefois sans que ces mesures de prudence devinssent parfaitement superflues ; nos montagnards bientôt passés maîtres en fait de négoce se tiraient d’affaire tout seuls. J’instituai des poursuites sévères contre les misérables qui faisaient métier d’enlèvements et de rapts. Trois d’entre eux qui m’étaient particulièrement signalés, passèrent en jugement et furent condamnés à la prison. Une grande route pénétrant au cœur du Khondistan fut signalée par moi comme le meilleur moyen d’y porter les premiers germes de la civilisation et je fis valoir auprès du gouvernement l’impérieuse nécessité d’étendre les mesures prises pour la suppression du rite mériah aux principautés voisines, le Boad et le Chinna-Kimedy ; dans le Goomsur même, l’accomplissement public des sacrifices humains avait cessé tout à fait. De plus j’étais parvenu à constituer une espèce d’état civil pour les Possia-Poes ou serfs dont j’ai déjà eu occasion de parler. On les traitait en général assez bien et leur vie ne courait aucun danger immédiat. Mais il suffisait qu’ils pussent souffrir, à un moment donné, de quelque violente réaction religieuse, pour qu’il fût sage d’ouvrir un registre où ils étaient tous nominativement inscrits, avec désignation d’âge, de sexe, etc. Après l’accomplissement de cette formalité on ne les rendait à leurs propriétaires respectifs que sous la garantie personnelle de quelque chef influent et bien placé, lequel s’obligeait à les représenter soit devant moi, soit devant un agent que je déléguerais à cet effet toutes les fois que je jugerais convenable de requérir cette comparution.
Pendant les quatre années dont je viens de parler et qui constituent ce que j’appellerais volontiers ma première campagne, j’avais mené une existence matériellement très-pénible et cela dans un pays malsain, marécageux, qui mine parmi nous autres Européens les constitutions les plus robustes. Aussi ma santé se trouvait-elle fortement ébranlée, lorsque dans les premiers mois de 1842, mon régiment fut désigné pour prendre part aux opérations militaires dont la Chine était alors le théâtre. Je sollicitai, j’obtins l’honneur de rentrer sous les drapeaux et le capitaine Macpherson me remplaça chez les Khonds. Son administration, qui dura deux ans, fut marquée par une mesure déplorable : la destitution de Sam Bissoi que des intrigants subalternes étaient parvenus à noircir dans son esprit. Notre fidèle allié fut remplacé par un prêtre de Tentilghur nommé Ootan Singh. Mais les Khonds qu’on avait faussement représentés comme hostiles à Sam Bissoi, se mirent presque aussitôt en révolte contre leur nouveau chef que son avarice, sa couardise et sa mauvaise foi signalaient à leur mépris. Le capitaine Macpherson lui-même fut contraint, après l’avoir porté au pouvoir, de solliciter sa destitution.
IV
Revenu de Chine en janvier 1847, j’étais moi-même occupé à réprimer une insurrection survenue du côté de Golconde, lorsque je me vis rappelé sur le théâtre de mes anciens travaux en remplacement du capitaine Macpherson qui retournait à Calcutta.
Je retrouvai les tribus du Goomsur dans un état d’agitation fiévreuse. Nos marches et contre-marches continuelles les inquiétaient au plus haut point et leur faisaient soupçonner de la part du gouvernement quelques desseins hostiles. Il fallait avant tout les rassurer et j’y parvins avec l’aide de Sam Bissoi que, sous ma responsabilité propre, je me hâtai de replacer au pouvoir. Ma satisfaction fut grande lorsque j’appris que pendant ma longue absence aucun sacrifice humain n’avait eu lieu. Je ne pus du moins constater aucune contravention à mes ordres ; aussi distribuai-je libéraiement à droite et à gauche, parmi les chefs restés fidèles à leur promesse, ces coupons de gros drap rouge auxquels ils attachent tant de prix et dont ils rehaussent l’éclat de leur costume de guerre. Nous reprîmes ensemble la question jadis controversée. L’abolition du rite mériah n’avait, me dirent-ils, entraîné pour eux aucuns désastres ; néanmoins ils s’irritaient parfois de la contrainte que je leur avais imposée en apprenant que des sacrifices humains avaient eu lieu dans le Boad, le Jeypore ou quelque autre des États voisins. L’impartialité du gouvernement devait le porter, ils l’espéraient du moins, à exiger des autres districts la même obéissance qu’on avait obtenue du leur. Je dus promettre qu’il en serait ainsi et je pénétrai immédiatement dans le Boad où Chokro Bissoi, toujours à la tête de quelques adhérents, maintenais une certaine agitation. Le premier but à y poursuivre était évidemment la restitution des cent soixante-dix prisonniers enlevés au capitaine Macpherson, puis le rétablissement de la confiance chez les Khonds. Impitoyablement traités par les employés indigènes sur lesquels ils s’étaient permis de cruelles représailles, toute visite officielle leur était un objet de terreur. Ils s’enfonçaient à mon approche dans leurs impénétrables forêts et je ne trouvais littéralement personne à qui parler. Sur ces entrefaites et pendant que je cherchais en moi-même comment pourrait s’opérer la réconciliation des Khonds avec le gouvernement, je reçus l’ordre formel d’aller déposer le rajah d’une principauté voisine, celle d’Ungool, située au delà de la rivière Mahanuddy.
Je rentrai après quelques semaines d’absence dans le Boad avec six compagnies d’infanterie et un escadron d’irréguliers à cheval. La tranquillité n’y avait pas été troublée, malgré les continuels efforts de Chokro Bissoi pour commettre ses compatriotes dans quelque acte de résistance ouverte aux ordres du gouvernement. S’adressant de préférence à leurs préjugés religieux, il leur promettait, entre autres choses, la liberté absolue d’offrir à leurs dieux des victimes humaines, et comme ils étaient encore en possession de celles que le capitaine Macpherson leur avait rendues si mal à propos, on pouvait craindre qu’une immolation générale ne fût le préliminaire de la révolte à laquelle on les poussait. La tentation était forte, une hésitation générale semblait prévaloir. Sans la crainte salutaire que le sirkar (le gouvernement) inspire à ces populations longtemps opprimées, sans les prompts et heureux résultats que venait d’avoir la guerre portée dans les domaines du rajah d’Ungool, on ne peut guère savoir ce qui fût arrivé. En somme, les instigations du chef rebelle demeurèrent sans effet, et l’officier que j’avais chargé de me suppléer pendant mon absence n’eut à repousser aucune attaque directe. Entamer dans le Boad l’abolition des sacrifices humains n’en était pas moins une entreprise fort épineuse et fort délicate. Le gouvernement suprême de l’Inde ne s’y décida qu’avec une certaine hésitation. Nous avions cependant pour nous les succès obtenus dans le Goomsur où la prospérité publique n’avait nullement souffert, on le pense bien, et où les dieux, frustrés du sang des hommes, n’avaient manifesté aucun ressentiment. La moindre épidémie, une mauvaise récolte, un désastre quelconque auraient été certainement interprétés en ce sens ; mais un heureux hasard nous les avait épargnés et ôtait ainsi tout prétexte aux récriminations fanatiques. Je reçus enfin les ordres nécessaires et préludai aussitôt à mon entreprise par une soigneuse distribution des petites forces dent je disposais.
Ce fut ainsi que, jusqu’au mois de mai, je parcourus le Boad dans tous les sens, malgré les fièvres qui déjà sévissaient, malgré la chaleur, malgré les inconvénients particuliers à cette saison où les gens du pays, en vue des pluies de juin, mettent le feu aux herbes sèches des jungles et aux broussailles de leurs forêts. On se ferait difficilement une idée de ce que devient, envahie par des torrents d’âcre fumée, l’atmosphère ardente de ces contrées malsaines. Mon camp fut littéralement décimé par la fièvre ; il me fallait à chaque instant renvoyer des hommes dans le plat pays ; deux de mes officiers périrent et bon nombre durent aller chercher, sous des cieux plus cléments, les moyens de rétablir leur santé compromise. Mais, au prix de tant de sacrifices et de souffrances, nous vîmes l’autorité du gouvernement reprendre son prestige. Les tribus les plus éloignées se sentirent sous notre main, et les chefs, qui les premiers avaient fait leur soumission, virent strictement accomplir la promesse que nous leur avions faite d’imposer à tous ce que nous obtenions d’eux. Sur les cent soixante dix victimes vainement délivrées naguère, les Khonds en avaient déjà immolé trois pour mettre le ciel de moitié dans la résistance qu’ils espéraient nous opposer. À l’exception de celles-là, toutes nous furent rendues et le résultat total de nos opérations dans le Boad fut le salut de deux cent trente-cinq malheureuses créatures destinées à périr tôt ou tard sous le couteau des prêtres. Chose étrange à dire, la grande majorité des Mériahs semblait complétement indifférente à la délivrance que nous leur apportions, et beaucoup s’effrayaient à l’idée de descendre avec nous dans la plaine, méfiants du sort qui les y attendait. Je dois dire cependant qu’il ne fallut pas longtemps pour les réconcilier avec leur destinée et leur faire apprécier la bienveillante tutelle qui allait désormais veiller sur eux.
La campagne suivante (novembre (1849) eut pour théâtre le Chinna-Kimedy, dont les districts montagneux confinent à ceux du Boad et du Goomsur. Là ce n’était pas seulement à la terre, mais à Manuck-Soro, le dieu des combats, à Boro-Penno, le dieu grand, à Zaro-Penoo, le dieu du soleil, qu’on offrait des sacrifices humains. L’ignorance des populations confinées dans leurs montagnes et sans rapports avec la plaine, faisait prévoir une résistance obstinée, et j’avais pris mes mesures en conséquence. Muni par le gouvernement des plus amples pouvoirs, je ne voulais cependant en faire usage qu’à la dernière extrémité. Dans ces montagnes ou jamais un Européen n’avait mis le pied, parmi ces forêts dont pas un sentier ne nous était connu, sous ce ciel dévorant, plus terrible que des armées, la guerre eût été un fléau sans nom, et la moindre imprudence, la moindre erreur pouvaient amener la guerre. L’aide des principaux rajahs que j’avais su me concilier et dont la confiance m’était acquise, la netteté de mon langage, le soin avec lequel je précisais les intentions du gouvernement et je limitais notre action à l’anéantissement du rite sanglant que nous voulions abolir, détournèrent de nous cette nécessité fatale. On nous accueillit d’abord, il est vrai, avec plus d’étonnement et de terreur que de sympathie. Des groupes effarés contemplaient de loin notre camp sans oser y pénétrer. On répandait partout le bruit que je venais chercher des Mériahs pour en faire moi-même un immense holocauste à la divinité des eaux qui avait tari un lac artificiel creusé près de ma demeure ; mais ces vaines rumeurs s’effacèrent bientôt, et la rigoureuse discipline observée par mes troupes rendit les populations plus confiantes. Les conférences parlementaires purent commencer alors, et après force harangues de part et d’autre, force récits de ce qui s’était passé dans le Goomsur et le Boad, j’obtins la délivrance de deux cent six Mériahs et la promesse formelle que, dans les sacrifices ultérieurs, les buffles, les chèvres et les pourceaux seraient exclusivement offerts aux divinités de la contrée. Le capitaine Macviccar, mon suppléant, qui opérait de son côté dans certains districts du Boad où nous n’avions pu pénétrer l’année précédente, arriva lui aussi à d’heureux résultats. Nous ramenâmes, à nous deux, trois cent sept Mériahs, dont cent vingt petits enfants qui furent placés aux frais du gouvernement chez les missionnaires de Berhampore et de Cuttack. Parmi les adultes, ceux qui étaient mariés furent dispersés dans divers villages où on leur fournit les moyens de former un établissement agricole ; les jeunes gens commencèrent l’apprentissage de différents métiers ; douze ou quinze entrèrent chez des particuliers qui se constituaient leurs patrons, et j’en enrôlai vingt-cinq pour mon escadron d’irréguliers. Les jeunes filles, à mesure qu’elles deviennent nubiles, trouvent facilement des maris, attendu que le gouvernement, dont elles sont les pupilles, leur assure un douaire suffisant. Enfin on a établi à Sooradah, pour les femmes non mariées et pour les plus jeunes enfants, un asile spécial où, sous la surveillance de respectables matrones, les premières apprennent les soins du ménage, tandis que les seconds sont mis en état d’entrer plus tard dans les écoles de missionnaires.
En 1850, l’état de ma santé me força de quitter l’Inde, et j’allai au cap de Bonne-Espérance passer le temps nécessaire à mon rétablissement. Pendant mon absence le capitaine Macviccar et le capitaine Frye continuèrent l’œuvre sacrée à laquelle nous étions voués ensemble. Le second, orientaliste érudit, qui avait fait une étude spéciale des dialectes khonds, et auquel on doit l’impression des seuls ouvrages qui existent en cette langue, a péri depuis victime de son zèle. Une fièvre pestilentielle a terminé la carrière de ce brillant officier dont les vues saines et la politique habile ont particulièrement contribué au succès définitif de notre œuvre commune. Une singulière anecdote que je tiens de lui et qui se rattache à l’époque dont je parle doit trouver ici sa place.
Averti qu’une jeune et belle fille de quinze à seize ans devait être immolée à bref délai, il n’hésita pas à se porter rapidement sur le lieu du sacrifice escorté seulement de quelques cavaliers. Il était grand temps qu’il arrivât, car, au milieu des Khonds réunis, le prêtre officiant tenait déjà la victime. Sommés de la livrer immédiatement, nos montagnards hésitèrent ; ils étaient dans un état d’excitation et de colère qui pouvait avoir les plus fâcheux résultats. Argumenter avec eux dans de pareilles circonstances eût été parfaitement inutile ; aussi le capitaine Frye, une fois que la Mériah lui eut été remise, reprit-il en toute hâte le chemin de son camp. Les Khonds, déçus et furieux, ne savaient après son départ sur qui faire tomber leur rage ; ils n’entendaient pas être frustrés du sacrifice pour lequel ils étaient venus. Une idée s’offrit à eux qui tout à coup fit fortune. Le prêtre était là, vieillard inutile, membre parasite de la communauté, pourquoi ne remplacerait-il pas la victime dérobée aux dieux ? L’étrange substitution s’accomplit à l’instant même et le malheureux sacrificateur, dont le meurtre fut d’ailleurs puni comme il devait l’être, prit la place de la Mériah qu’on lui avait arrachée.
En présentant le tableau de ses opérations, le capitaine Macviccar faisait remarquer que l’abolition des sacrifices humains n’impliquait aucun changement dans la religion des Khonds, aucune idée de progrès moral. Sous beaucoup de formes symboliques et de noms divers, la divinité que ces montagnards adorent est toujours la terrible Dourgha des Indous, cette divinité hostile qu’on apaise à force de sang et qui accepte seulement lorsqu’elle y est forcée, la substitution du sang des animaux à celui des hommes. L’idée fondamentale restant la même, le rite n’est véritablement aboli dans un district que lorsqu’il l’est également dans tous les pays voisins Sans cela les vrais fidèles se transportent à de longues distances pour voir s’accomplir dans toute la rigueur, dans toute la vérité, le sacrifice essentiel, et pour rapporter dans leurs champs ainsi fertilisés, un lambeau de la précieuse offrande. Aussi tout en reconnaissant les résultats obtenus dans le Chinna Kimedy, le capitaine Macviccar ajoutait-il que ces vastes régions ne pourraient être considérées comme complétement et définitivement soumises à la prohibition nouvelle, si les immolations humaines continuaient dans le Jeypore, principauté limitrophe d’une étendue considérable. Cette conclusion parfaitement juste et bien étudiée fut le point de départ de nos nouvelles expéditions qui commencèrent le 17 décembre 1851, et employèrent les trois années suivantes. Notre marche était la même ; nos moyens d’action tout à fait identiques, les obstacles à vaincre ne changeaient guère ; c’étaient toujours, en première ligne, la fièvre, la petite vérole et autres maladies épidémiques ; puis l’ignorance et le fanatisme obstinés des populations, parfois la méfiance des rajahs qui cherchaient un but politique à nos efforts humanitaires. On ne se fait pas une idée de la patience, de la persévérance qu’il faut déployer dans ces transactions délicates, où le langage de l’autorité ne se rend acceptable que grâce à mille ménagements conciliateurs, et où l’emploi mal entendu de la force risquerait à chaque instant de soulever des régions entières. Je n’y ai eu recours, Dieu merci, qu’une seule fois, en janvier 1852, dans des circonstances exceptionnelles. Nous étions alors dans le canton de Godairy, au centre de six villages ordinairement en guerre l’un avec l’autre, mais qui s’étaient ligués contre nous, se figurant que nous venions tirer vengeance d’un triple assassinat dans lequel ils étaient tous plus ou moins compromis. Ils avaient effectivement assassiné, peu de temps avant, trois messagers du Nigbbau de Godairy, qui sous prétexte de lui porter leur réclamation touchant le rite mériah leur avaient extorqué des buffles, des chèvres, des vases de bronze, etc. Aussi restaient-ils sourds à toutes mes exhortations, rebelles à tous mes ordres, et je dus passer onze jours entiers, campé à la belle étoile, dans des rizières, qui pendant ce laps de temps furent inondées à deux reprises différentes. Après bien des démonstrations menaçantes, enhardis par la faiblesse du détachement que j’avais avec moi, ces farouches montagnards, au nombre d’environ trois cents, attaquèrent mon camp avec des clameurs féroces : du haut des rochers couverts de jungles qui entouraient nos tentes, trois ou quatre cents autres, demeurés spectateurs, applaudissaient nos assaillants et les encourageaient de la voix. Une sortie vigoureuse fit bientôt justice de cette audacieuse tentative, et l’ennemi abordé de front ne résista guère. Aussi dès le lendemain les divers villages de la confédération nous envoyèrent leurs délégués, et dans le courant de la journée suivante ils vinrent tous faire leur soumission, s’engager par serment à ne plus pratiquer le rite proscrit et remettre en nos mains leurs Mériahs au nombre de trente-sept. Le chef du village qui avait donné le signal de la soumission reçut le Sari ou turban d’investiture, signe officiel d’un pouvoir reconnu par l’État et du lien féodal qui nous subordonne le pouvoir.
Cette victoire facile mais décisive me donna un ascendant marqué sur tout le pays. Un seul village, celui de Bundari, refusa de se soumettre et de n’envoyer ses Mériahs qui, je le savais, étaient au nombre de cinq. Je m’y rendis aussitôt, mais la population entière avait fui, ce qu’expliquait de reste un poteau souillé de sang après lequel pendait, par ses longs cheveux, la tête d’une victime récemment immolée. Ce navrant spectacle porta au comble l’excitation de mes hommes et ils n’auraient pas demandé mieux que de me suivre, si j’avais pu les y conduire, jusqu’au fond des solitudes abruptes où les habitants de Bundari avait cherché refuge. Mais d’une part je ne savais dans quelle direction marcher contre ces derniers, puis les provisions manquaient et l’état sanitaire empirait de jour en jour. Il fallut donc, après avoir vu échouer tout espoir de négociation, — et j’étais allé jusqu’à offrir une amnistie complète pour tous les crimes passés, — il fallut, dis-je, avoir recours à un acte décisif pour empêcher, si faire se pouvait, que les quatre Mériahs emmenées par les habitants de Bundari ne fussent immolées à leur tour. J’ordonnai, quoiqu’à regret, l’incendie du village et la destruction de huit poteaux qui avaient servi aux sacrifices antérieurs[4].
Je retrouve dans mes notes de cette époque ce fait assez curieux que quatre montagnards khonds épris d’autant de femmes mériahs vinrent avec elles chercher asile dans mon camp, préférant ainsi quitter leur pays et leurs familles, plutôt que de faire courir à leurs femmes, plus ou moins légitimes et aux enfants qu’ils avaient d’elles, le risque de tomber sous le couteau des prêtres. Deux femmes khonds s’étaient aussi échappées de Bundari pour suivre deux jeunes gens désignés Mériahs. Elles prétendaient avoir obéi à un simple sentiment d’humanité, mais tout porte à croire qu’une passion plus vive était en jeu. Je pourrais mentionner quelques autres évasions du même genre, plus rares en somme qu’on aurait dû s’y attendre et ceci de par la croyance généralement reçue que l’être voué au sacrifice et nourri des aliments qu’on lui sert comme tel, ne doit et ne peut plus chercher à se soustraire au sort qui lui est réservé. Ce préjugé a si bien pris racine qu’il étouffe chez les Hindous fatalistes jusqu’à l’instinct de la conservation personnelle, jusqu’aux inspirations du dévouement maternel. Ce dernier cependant, j’ai pu m’en assurer, est susceptible de renaître bien vite lorsque les circonstances s’y prêtent.
Parmi les Mériahs que je ramenai en 1852 du Moota de Ryabiji se trouvait une famille composée de la mère et de ses trois jeunes enfants. Cette femme, complétement fanatisée, ne revenait qu’à regret dans les plaines. Elle avait longtemps envisagé non-seulement avec calme mais avec une satisfaction mêlée d’orgueil la certiude de se voir un jour ou l’autre avec ses enfants l’objet d’une immolation solennelle qui la recommanderait spécialement à la faveur des dieux et la placerait dans une sphère supérieure à celle ou s’agite le commun des hommes. Une fois dans mon camp, ses illusions peu à peu se dissipèrent et j’en eus la preuve le jour où elle vint tout en larmes me révéler un secret qu’elle m’avait jusque-là caché, l’existence d’un quatrième enfant à elle, un garçon de six ans qu’on avait pris soin de dérober à mes regards. Il était déjà désigné comme devant être offert à Tado Pennor, et cette puissante divinité qui règle le sort de la terre avait témoigné par des signes certains qu’elle agréait cet holocauste. Houllou Mai, ainsi s’appelait la femme en question, insistait avec ardeur pour qu’on envoyât un détachement au secours de son fils, mais la saison était trop avancée et j’aurais compromis les hommes chargés de cette mission, sans compter qu’il fallait éviter à tout prix un conflit armé dans cette contrée où notre ascendant moral venait à peine de s’établir. Je m’engageai seulement vis-à-vis de cette mère éplorée à faire partir de très-bonne heure la prochaine expédition dans l’espoir que nous arriverions ainsi assez tôt pour sauver la vie de son fils. Mes assurances à cet égard ne la tranquillisèrent qu’à demi, car quelques jours après, malgré les pluies qui tombaient à torrent, — car nous étions alors au temps de la moisson, — les directeurs de l’asile de Sooradah où cette femme avait été placée, me firent savoir qu’elle s’était échappée, mais sans emmener ses enfants. Je m’expliquai parfaitement les motifs de cette évasion, mais je n’avais que des vœux bien ardents à mettre au service de la fugitive. Un mois tout entier s’écoula sans que nous pussions obtenir le moindre renseignement sur son compte. Aussi commençais-je à désespérer de la revoir jamais lorsque, le quarantième jour après son départ, elle reparut devant moi, ramenant avec elle son petit garçon. J’appris de sa bouche même, les détails de sa périlleuse aventure. L’idée de voir son fils sacrifié lui avait ôté, me dit-elle, l’appétit et le sommeil. À la longue, son angoisse devint si poignante qu’elle résolut de le sauver à tous risques. Ce fut alors qu’elle s’échappa de Souradha et gagna promptement les montagnes, non sans difficulté ni sans dangers, car les jungles fourmillaient de tigres et de serpents. Elle n’osait pas s’exposer à être vue sur le territoire des tribus amies qui n’auraient pas manqué de capturer cette Mériah fugitive pour nous la restituer aussitôt ; tandis que si elle fût tombée dans les mains de celles qui nous résistaient encore, elle eût été rendue infailliblement à ses anciens possesseurs. D’un côté ou de l’autre, le péril était à peu près le même. La pauvre créature en était donc réduite à ne voyager que de nuit, et Dieu sait ce que peut être un voyage nocturne en pareille saison, par des pluies diluviennes, le long des torrents débordés, alors que le hurlement des bêtes sauvages se mêle de toutes parts aux clameurs de la tempête. Mais cette femme courageuse, chez qui les instincts les plus élevés de notre nature s’étaient éveillés pour la première fois, ne se laissa pas intimider. Tapie au fond des forêts tant qu’il faisait jour, afin de se soustraire aux regards, elle ne se remettait en route que lorsque les habitants des villages étaient plongés dans le sommeil, n’ayant pour subsister que quelques racines sauvages çà et là rencontrées, à partir du moment ou elle eut consommé la petite provision de riz séché qu’elle avait pu emporter de l’asile.
Elle atteignit ainsi la bourgade où elle résidait naguère, et trois jours entiers rôda autour de son enceinte, n’osant y pénétrer tant que les habitants s’y trouvaient, mais guettant une occasion que la saison devait lui fournir, car il arrive souvent que les paysans sortent en masse à l’époque des pluies pour aller cultiver leurs rizières. L’heureux moment arriva, elle put sans être vue s’élancer jusqu’à son fils, le saisir, l’emporter et prendre la fuite avec cette force surhumaine qu’une résolution désespérée prête au courage.
Il ne lui fallut que quelques nuits pour arriver jusqu’au territoire de nos tribus soumises. Une fois là elle n’avait plus rien à craindre. Il lui fut loisible de raconter ce qu’elle avait fait et de demander à être ramenée par étapes jusqu’à la plus avancée de nos stations militaires. Elle l’obtint sans peine, et je n’oublierai jamais la vive satisfaction avec laquelle j’accueillis cette femme héroïque ainsi que l’enfant sauvé par elle. La fatigue, l’angoisse, les misères de toutes sortes l’avaient réduite à l’état de squelette, et il ne faut pas s’en étonner car bien des hommes et des plus robustes n’auraient pu résister aux épreuves par lesquelles elle venait de passer. Au reste ses souffrances étaient à leur terme, car le gouvernement anglo-indou avec sa libéralité ordinaire s’est chargé d’elle et de ses enfants.
Ce qu’il faut remarquer ici, c’est la complète révolution de sentiments qui s’était faite chez cette pauvre créature ignorante. Quatre mois avant de risquer sa vie pour le salut de son fils, elle se glorifiait de le savoir destiné à périr sur l’autel des dieux. C’est là ce qui donne un cachet spécial et vraiment romanesque à cet épisode de mes campagnes.
Le devoir m’avait conduit à mainte et mainte reprise parmi ces tribus où prévaut l’odieuse coutume de l’infanticide. Cet usage de mettre à mort les filles nouvellement nées, bien qu’on ait pu le rattacher à quelque absurde légende, est en réalité une conséquence de l’état de misère où croupissent certaines populations. Les mères l’acceptent avec une apathie surprenante ; elles en parlent sans le moindre remords : « Nos maris l’exigent, disent-elles, et au fait comment nourriraient-ils un si grand nombre d’enfants ? » D’un autre côté, lorsque je demandais aux célibataires mâles pourquoi ils ne s’étaient pas mariés, ils s’excusaient sur la « cherté des femmes. » Je cherchai alors à leur démontrer que les femmes seraient beaucoup meilleur marché si on élevait les petites filles. Mais, malgré cette irrésistible logique, je ne pense pas les avoir souvent convaincus, et ce fut seulement par de solennelles menaces ainsi que par des récompenses adroitement semées çà et là que je suis parvenu à diminuer sensiblement le nombre de ces infanticides traditionnels.
Ma dernière expédition chez les Khonds date du mois de novembre 1853. J’avais précédemment parcouru presque tous les districts que je visitai à cette époque, et j’eus le plaisir de trouver à peu près partout une adhésion sans réserve aux principes que nous avions fait prévaloir. Soit conviction sincère, soit obéissance passive, le Mériah Poujah n’avait plus un seul champion avoué. Dans deux ou trois localités cependant les chefs me demandèrent : « Comment nous excuser envers nos dieux ? » Et voyant que je leur laissais à cet égard toute liberté, un d’eux adopta la formule suivante qui me mettait en cause avec une naïveté singulière : « Ne vous irritez pas, ô déesse, de ce que nous vous offrons le sang des animaux au lieu de celui des hommes : si cependant vous nous en voulez, déchargez votre colère sur le gentleman d’Europe plus en état que nous de la supporter. C’est à lui, non pas à nous, que le crime est imputable. »
Je citerai encore comme incident remarquable la fuite d’un jeune Mériah qui, disait-il, aimait mieux être sacrifié chez les siens et pour leur faire plaisir plutôt que de vivre dans la plaine, chez des étrangers aux yeux desquels il n’avait aucune importance. Le chef de Ryabiji auquel il appartenait me le ramena quelque temps après en me reprochant de l’avoir laissé fuir : « Songez, me disait ce montagnard, un des plus beaux et des plus intelligents que j’aie connus, songez qu’il a déjà passé par toutes les cérémonies préliminaires et que sa présence est pour nous une tentation continuelle. Veuillez le garder un peu mieux. »
Il n’est donc pas vrai, comme on l’a dit à plusieurs reprises, que la simple capture d’une victime, sa présentation devant un agent de l’État lui ôte la valeur expiatoire, profane son caractère sacré, la met par conséquent à l’abri de tout danger ultérieur. Je pourrais citer contre cette théorie périlleuse trois exemples concluants de Mériahs qui ont été immolées après avoir passé par nos mains.
Les tableaux suivants compléteront cette rapide esquisse des efforts accomplis pendant dix-sept ans (1837 à 1854) pour en finir avec cet abominable débris des antiques superstitions de l’Inde. Pendant ce laps de temps nous avions sauvé :
Hommes. | Femmes. | Total. | ||
Dans le | Goomsur | 101 | 122 | 223 |
— | Boad | 181 | 164 | 345 |
— | Chinnah Kimedy | 313 | 353 | 666 |
— | Jeypore | 77 | 116 | 193 |
— | Kalahundy | 43 | 34 | 77 |
— | Patna | 2 | » | 2 |
Total | 717 | 789 | 1506 |
Pendant la même période nous avions fait enregistrer mille cent cinquante-quatre Possiahs Poes, qui rendus à leurs propriétaires sous la garantie des chefs de village ne couraient plus aucuns risques d’être immolés.
On va voir ce que sont devenues les mille cinq cent six Mériahs de tout âge et de tout sexe qui ont dû la vie au développement de l’influence britannique dans le Khondistan.
Hommes. | Femmes. | Total. | |
Rendus à leur famille ou adoptés dans la plaine par des personnes dignes de toute confiance |
194 | 148 | 342 |
Mariées à des Khonds ou à des habitants du plat pays |
» | 267 | 267 |
Entrés au service de l’État ou des particuliers |
53 | 22 | 75 |
Morts depuis leur délivrance |
69 | 88 | 157 |
Déserteurs |
63 | 14 | 77 |
Élèves chez les missionnaires à Cuttack, Berhampore et Balalora |
116 | 84 | 200 |
Établis comme cultivateurs dans différents villages |
195 | 111 | 306 |
Placés à l’asile de Sooradah |
27 | 55 | 82 |
Total | 717 | 789 | 1506 |
Quant à l’infanticide, l’enquête de 1854 prouve que dans deux mille cent quarante-neuf familles de villageois où en 1848 on aurait à peine trouvé cinq ou six enfants du sexe féminin, il en existait neuf cent un épargnés certainement depuis lors.
Vigoureusement continués après mon départ de l’Inde nos constants efforts ont obtenu l’abolition complète du rite mériah. Si comme ceux des Sutties et des Thugs, il n’existe plus guère qu’à l’état de tradition historique, je n’en dirai pas autant de l’infanticide contre lequel on ne pourra réagir d’une manière efficace que par le progrès général des mœurs et des institutions administratives.
Pour en finir avec l’abominable abus que la Providence me destinait à combattre et que j’espère avoir contribué à détruire complétement, je dois répondre ici à une question qui m’a été fréquemment adressée sur le nombre approximatif des sacrifices humains qui pouvaient avoir lieu chaque année dans Khondivana ou Khondistan ; on n’a là-dessus que des données hypothétiques. Le capitaine Macpherson en 1846 portait à cinq cents le chiffre des victimes annuellement immolées. Il se fondait particulièrement sur le compte rendu de certains « grands sacrifices » accomplis dans le Bustar où avaient péri le même jour vingt-cinq à vingt-sept malheureux Mériahs. Je crois pour mon compte et d’après mon expérience personnelle qu’il y a là une exagération manifeste. Bien peu de districts khonds, il est vrai, s’abstenaient absolument de pareils holocaustes, mais les frais considérables qu’entraînaient l’achat des victimes et les orgies dont chaque cérémonie expiatoire devenait l’occasion devaient limiter dans une certaine mesure le nombre des malheureux destinés à périr ainsi. Il est très-probable que chaque groupe de villages (Mootah) avait une fois l’an son sacrifice expiatoire, et des circonstances spéciales pouvaient donner lieu à un surcroît de tueries ; mais je ne crois pas me tromper beaucoup en évaluant à cent cinquante le nombre des Mériahs qui tombaient chaque année sur l’autel de Tado Pennor ou de Manuck-Soro.
- ↑ A Personal narrative of thirteen years service amongst the wild tribes of Khondistan for the suppression of humans sacrifices.
- ↑ Ses voyages dans l’Inde, compilés par deux de ses élèves, ont été traduits en français par M. Stanislas Julien.
- ↑ Cent cinquante à trois cent vingt-cinq francs.
- ↑ Le couteau du sacrificateur et l’un des poteaux dont je viens de parler, conservés par moi comme reliques, font aujourd’hui partie de la collection indienne du Cristal-Palace.