Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 139-146).



CHAPITRE XI.


La fraise croît sous les orties, et d’autres fruits y mûrissent près de fruits de moindre qualité.
Henry V.



Un joli pavillon s’élevait dans l’un des bosquets de Rattletrap dominant les eaux de l’Hudson, il avait pour fondation le roc du rivage. Il contenait deux chambres dans l’une desquelles Dunscomb avait fait placer une bibliothèque, une table, un fauteuil à roulettes et un divan. L’autre était meublée comme l’est ordinairement un kiosque, et restait toujours accessible à tous les membres de la famille. Le sanctuaire, ou le bureau, était fermé à clef : c’est là que le propriétaire apportait souvent ses paperasses, et passait des jours entiers, pendant les mois d’été, alors que c’est l’usage de se retirer de la ville, pour préparer ses causes. Le conseiller se dirigeait en ce moment vers cet endroit, accompagné de Timms ; ils avaient ordonné à un domestique d’apporter de la lumière et des cigares, fumer étant une des occupations régulières du bureau. En quelques minutes, les deux hommes de loi avaient un cigare à la bouche, et étaient assis à une petite fenêtre qui commandait une belle vue sur l’Hudson, sur sa flotte de yachts, de bateaux à vapeur, de remorqueurs et de charbonniers, ainsi que sur la rive opposée, haute et rocailleuse, et qu’on n’a pas improprement appelé les Palissades.

Les cigares, les verres, et cette scène ravissante, pleine de mouvement et de vie, parurent pour un moment arracher les deux hommes de loi à l’affaire qui les réunissait. C’était une preuve de l’effet de l’habitude qu’une personne comme Dunscomb, qui était réellement un noble cœur et l’ami de ses semblables, pût, à un tel moment, oublier qu’une vie humaine dépendait jusqu’à un certain point des décisions de cette entrevue, et permît à ses pensées de s’égarer bien loin d’un si grave intérêt. C’est ce qui avait lieu cependant ; et le premier sujet mis sur le tapis dans cette consultation n’avait aucun rapport à Marie Monson, ou à son prochain jugement, quoiqu’il amenât bientôt les interlocuteurs à s’occuper d’elle, comme il ne pouvait manquer d’arriver malgré leurs distractions.

— C’est une délicieuse retraite, Esquire Dunscomb, commença Timms, s’établissant avec compas et mesure dans un fauteuil ; je la fréquenterais souvent, si elle m’appartenait.

— J’espère que vous vivrez, Timms, pour être le maître d’un pied-à-terre aussi agréable, un jour ou l’autre. On me dit que votre clientelle est une des meilleures de Dukes ; deux ou trois mille dollars par an, j’imagine, à dire le fin mot.

— Elle vaut celle de qui que ce soit dans les environs, à moins que vous ne comptiez les grosses perruques d’York. Je ne nommerai pas la somme, même à un vieil ami comme vous, Esquire, car un homme qui laisse voir le fond de sa bourse, n’aura bientôt d’autre valeur que la somme qui s’y trouve. Vous avez néanmoins des messieurs en ville qui parfois gagnent plus pour une seule cause que je ne fais en un an.

— N’importe, à considérer vos commencements, et votre position au barreau, Timms, vous réussissez assez bien. Êtes-vous à la tête de quelques procès dans les environs ?

— Cela dépend beaucoup de l’âge, vous savez, Esquire. En général, on fait entrer dans mes causes de plus anciens avocats ; mais j’en ai conduit à fin une ou deux sur mes propres épaules, et cela vaillamment.

— Ça a dû être plutôt par vos faits que par votre science légale. Les verdicts roulaient en somme sur le témoignage, n’est-il pas vrai ?

— Assez, et c’est-là le genre de procès que j’aime. Un homme peut préparer son audience à l’avance, et calculer à peu près où elle le conduira mais, quant à la loi, je ne vois pas qu’en l’étudiant avec autant d’ardeur que je le fais, j’en devienne plus habile. Une cause n’est pas plus tôt décidée d’une manière, par un juge de New-York, qu’elle est décidée d’une autre dans la Pensylvanie ou la Virginie.

— Et cela avait lieu même quand les cours étaient identiques et avaient de la réputation ! Aujourd’hui, nous avons huit cours suprêmes, et elles commencent par juger la loi de huit manières différentes. Avez-vous étudié le Code d’assez près, Timms ?

— Non, Monsieur. On me dit que les choses finiront, en temps et lieu, par être toutes soumises à ses décisions, et je tâche d’être patient. Il renferme une chose que j’aime, moi. Il a fait disparaître de la loi tout le latin, ce qui est d’un grand secours pour nous autres pauvres écoliers.

— Il a cet avantage, j’en conviens ; et avant qu’il ait fait son temps, il aura fait disparaître du latin toute la loi. On me dit qu’on a proposé d’appeler le vieux terme de procédure de « ne exeat » une injonction de « qu’on ne sorte pas. »

— Eh bien, des deux termes, le dernier, à mon avis, serait le meilleur.

— À votre avis, c’est possible, Timms. Comment aimez-vous les ordonnances pour les honoraires, et le nouveau mode d’obtenir les rémunérations ?

— Admirable ! Plus ils font d’innovations en ces matières, plus nous y creusons profondément, Esquire ! Je n’ai jamais vu de réforme être utile au grand corps de la communauté ; elle ne favorise que les individus.

— Il y a en ceci plus de vérité, Timms, que vous n’en soupçonnez probablement vous-même. Les réformes, plus de la moitié du temps, ne font que changer le bât des épaules de l’un pour le remettre sur les épaules de l’autre. Je ne crois pas non plus qu’on gagne beaucoup en s’efforçant de rendre la loi bon marché. Il serait meilleur pour la communauté qu’elle fût chère, bien qu’il se présente des cas où les frais peuvent équivaloir à un déni de justice. Il est regrettable que le monde prononce plus souvent sous l’influence des exceptions que sous celle de la règle. Du reste, ce n’est pas une petite affaire de rogner les gains d’un ou deux mille avocats affamés.

— En cela, vous avez raison, Esquire, si vous n’avez pas frappé juste auparavant. Mais le nouveau projet travaille bien pour nous, et, en un sens, il peut travailler bien pour le peuple. La rémunération est la première chose à laquelle on songe aujourd’hui ; et quand le cas se présente, le client s’arrête pour penser. Tout le monde ne tend pas une bourse large et ouverte, comme la dame de Biherry.

— Eh ! elle continue de vous gratifier, n’est-ce pas, Timms ? Combien vous a-t-elle donné tout ensemble ?

— Pas assez pour bâtir une aile à la Bibliothèque d’Astor, ni pour établir un ministre dans un temple gothique ; assez, cependant, pour m’engager, cœur et tête, à son service. En tout, j’ai reçu mille dollars, outre l’argent des dépenses extérieures.

— Qui s’est monté à ?…

— Plus du double. C’est une affaire de vie et de mort, vous savez, Monsieur ; et les prix s’élèvent en proportion. Tout ce que j’ai reçu m’a été donné soit en or, soit en papier courant. L’or m’embarrassa beaucoup ; car je n’étais pas certain que quelques autres pièces n’auraient pas été reconnues, quoiqu’elles fussent toutes des aigles et des demi-aigles.

— Y a-t-il eu quelque reconnaissance de la sorte ? demanda Dunscomb avec intérêt.

— Pour être franc avec vous, Esquire Dunscomb, j’envoyai le tout à la ville, et le mis en circulation dans le grand courant de Wall-Street, où il ne pouvait faire ni bien ni mal au jugement. Il eût été par trop naïf à moi de faire passer les pièces précisément parmi le peuple de Dukes. On ne saurait dire quelles en eussent été les conséquences.

— Il ne m’est pas très-facile de prévoir les conséquences des pièces d’échange que vous avez mises en circulation, à ce qu’il paraît. Des honoraires à un avocat, je les comprends ; mais que diable avez-vous fait légalement des mille dollars pour les dépenses extérieures ? voilà qui surpasse ma perspicacité. J’espère que vous n’avez pas essayé d’acheter des jurés, Timms ?

— Non, Monsieur. Je connais trop bien les peines, pour m’aventurer dans de semblables moyens. D’ailleurs, il est trop tôt pour essayer de ce jeu. Des jurés peuvent être achetés ; quelquefois ils le sont, à ce que j’ai entendu dire ici ; — Timms fit une grimace qui singeait la désapprobation — mais je n’ai rien fait de ce genre dans le procès de l’État contre Marie Monson. Il est trop tôt pour agir, à moins que les témoignages, au bout du compte, ne nous entraînent jusque-là.

— Je défends toutes mesures illégales, Timms. Vous savez que ma manière de traiter une cause est de ne jamais franchir les limites de la loi.

— Oui, Monsieur ; je comprends votre principe, qui réussira pourvu que des deux côtés on s’y tienne. Mais qu’un homme se renferme aussi strictement qu’il lui fera plaisir dans les bornes de ce qu’on appelle l’honnêteté, quelle certitude a-t-il que son adversaire observera la même règle ? C’est là la grande difficulté que je trouve dans la conduite de la vie, Esquire ; l’opposition renverse toutes les meilleures intentions. Ainsi, en politique, il n’y a pas d’homme dans le pays plus disposé que moi à soutenir les candidats respectables et les principes de la justice ; mais le parti contraire me serre de si près, qu’avant la fin de l’élection, je suis prêt à voter pour le diable plutôt que d’avoir le dessous.

— C’est là l’excuse de l’homme pervers sur toute la surface du globe, Timms. En votant pour le monsieur dont vous venez de parler, vous vous rappellerez que vous soutenez l’ennemi de votre race, quels que puissent être ses rapports particuliers avec son parti. Mais dans cette affaire de Biberry, vous voudrez vous souvenir que ce n’est pas une élection, et que le diable n’y est pas candidat. Quel succès avez-vous obtenu avec vos témoignages ?

— En voici le résumé, Monsieur ; ça fait un joli gâchis ! Autant que je puis le voir, nous aurons à nous reposer entièrement sur les témoins de l’État ; car je ne puis rien tirer de l’accusée.

— Garde-t-elle toujours le même silence sur son passé ?

— Avec autant de ténacité que si elle était muette. Je lui ai dit dans les termes les plus énergiques que sa vie dépend de sa comparution devant le jury avec une histoire sincère et une bonne réputation ; mais elle ne m’aide en rien pour l’une ni pour l’autre. Je n’ai jamais eu précédemment une pareille cliente.

— Si généreuse, vous voulez dire, Timms, je suppose ?

— Sous ce rapport, Esquire Dunscomb, elle est bien dans le goût de ce que nous aimons, libérale et payant comptant. Comme de raison, je n’en suis que plus désireux de faire tout ce qui m’est possible dans son procès ; mais elle ne me laissera pas la servir.

— Il doit y avoir quelque motif puissant pour toute cette réserve, Timms. Avez-vous questionné la Suissesse que ma nièce lui a envoyée. Nous la connaissons, elle, et il paraîtrait qu’elle connaît Marie Monson. C’est un moyen tout trouvé d’arriver au passé ; j’espère que vous lui avez parlé ?

— Elle ne me permet pas de dire un mot à sa suivante. Elles vivent là ensemble, causent l’une avec l’autre du matin au soir, et en français, pour que personne ne les comprenne ; elle ne voit que moi, et seulement en public.

— En public ! vous n’avez pas demandé des entrevues particulières, eh, Timms ? Rappelez-vous vos appréciations sur le comté, et le grand danger qu’il y a à ce que les électeurs découvrent vos menées.

— Je sais bien, Esquire Dunscomb, que sous certains rapports vous n’avez pas de moi une très-flatteuse opinion ; tandis que sous d’autres je crois que vous me placez assez haut sur l’échelle. Pour ce qui est du vieux comté de Dukes, je crois y faire aussi bonne figure que qui que ce soit, maintenant que les patriotes révolutionnaires sont partis. Tant qu’un d’eux a duré, nous autres gens modernes n’avions aucune chance ; et la manière dont on mit au jour les reliques est surprenante ! Si Washington avait eu une armée d’un dixième aussi forte que celle que ces patriotes lui attribuent, il aurait chassé les Anglais du pays bien des années plus tôt. Heureusement mon grand-père servit quelque temps dans cette guerre, et mon père était capitaine en 1814 ; c’est à ce métier qu’il a attrapé son rhumatisme. C’était pour moi un assez joli piédestal, et quoique vous en fassiez peu de cas, Esquire, je suis un favori du comté, en vérité !

— Personne n’en doute, Timms ; comment pourrait-on en douter quand on connaît votre histoire ? Attendez donc, je crois avoir entendu parler de vous la première fois comme d’un professeur de tempérance ?

— Pardonnez-moi ; je débutai dans les Écoles Communales où je professai toute une saison avec quelque succès. Alors vint la question de tempérance, de laquelle, je l’avoue, je tirai un assez bon parti.

— Vous arrêtez-vous là, Timms, où bien enfourcherez-vous un autre dada ?

— C’est mon habitude, esquire Dunscomb, d’essayer toutes sortes de médecines. Il y a des gens qui ne toucheront pas à la rhubarbe et qui avaleront des sels ; il en faut pour tous les palais. Les doctrines de liberté et d’émancipation sont en grande faveur ; mais ce sont choses capricieuses et inconstantes ; c’est une épée à deux tranchants ; aussi, par goût, je ne m’en mêle pas.

— Puisque vous parlez de faveur, Marie Monson est-elle en plus grande faveur aujourd’hui que la dernière fois que je vous vis ?

— Il n’est pas facile, Monsieur, de répondre à cette question. Elle paie bien, et l’argent est un puissant levier !

— Je ne vous demande pas ce que vous faites de son argent, dit Dunscomb éludant de plus amples explications, comme un homme qui savait bien qu’il y avait autant de ménagements à prendre pour sonder les côtés faibles de la morale que pour éviter une inflammation dans une blessure du corps ; mais, je l’avoue, j’aimerais à savoir si votre cliente se doute de l’usage qu’on en fait ?

Timms jeta un furtif regard derrière lui, approcha son siège de celui de son compagnon, et d’un ton confidentiel, comme s’il voulait lui révéler un secret qu’il aurait religieusement cacher à tout autre :

— Non-seulement elle en est parfaitement instruite, répondit-il, mais elle entre dans cette affaire cœur et tête. À ma grande surprise, elle m’a suggéré deux ou trois procédés admirables dans leur genre. Admirables ! oui, Monsieur, tout fait admirables ! Et si vous n’étiez pas si raide dans votre pratique, Esquire, je vous ravirais à vous conter le tout. Elle est subtile, soyez-en sûr, elle est extraordinairement subtile !

— Quoi ! cette jeune femme raffinée, élégante, parfaite !

— Elle a une ou deux perfections auxquelles vous n’avez jamais songé, Monsieur. Je la déclare le premier praticien du comté, et haut la main. Je croyais m’entendre quelque peu à la préparation d’une cause, mais elle m’a donné des avis qui me vaudront plus que tous ses honoraires.

— Vous ne voulez pas dire qu’elle montre de l’expérience dans la pratique de semblables affaires ?

— Peut-être que non. Ça ressemble plus à du génie naturel, je le reconnais ; mais c’est un génie de la plus brillante espèce. Elle comprend les journalistes à merveille, et ce qui vaut mieux, elle appuie toutes ses observations d’or et de billets de banque.

— Et où peut-elle se procurer tant d’argent ?

— C’est plus que je n’en puis dire, répliqua Timms en déroulant quelques papiers qui avaient rapport à la cause et les plaçant avec un peu de formalité devant le conseil senior pour attirer une attention particulière. Je n’ai pas jugé convenable de lui poser la question.

— Timms, vous ne croyez pas, vous ne pouvez pas penser Marie Monson coupable.

— Je ne vais jamais au delà des faits nécessaires à une cause, et mon opinion est insignifiante. Nous sommes employés à sa défense, et l’avocat de l’État aura de la peine à obtenir un verdict sans y travailler beaucoup. Voilà ma manière consciencieuse d’envisager les affaires, esquire Dunscomb.

Dunscomb ne fit pas d’autres questions. Il se mit tristement devant les papiers, poussa son verre de côté, comme s’il n’y prenait plus plaisir, et se mit à lire. Pendant près de quatre heures, Timms et lui furent activement occupés à préparer un résumé et à disposer la cause pour le jour du jugement.