Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 147-161).



CHAPITRE XII.


Hél. Oh ! puissent mes prières éveiller l’amour !
Her. Plus je le hais, plus il me suit.
Hél. Plus je l’aime, plus il me hait.
Her. Sa folie, Hélène, ne peut m’être atribuée.

Songe d’une nuit d’été.



Tandis que Dunscomb et Timms étaient ainsi occupés, les membres plus jeunes de la réunion cherchèrent naturellement des moyens de distraction plus en harmonie avec leurs goûts et leur âge. On avait invité John Wilmeter à être présent à la consultation ; mais ses anciens sentiments s’étaient ravivés, et il trouva dans la société d’Anna un plaisir qui lui fit décliner la demande. Sa sœur et son ami étaient fiancés, et ils s’étaient éclipsés le long d’un petit sentier dans les bois de Rattletrap, cherchant la solitude si chère aux amours. Cette disparition laissa Jack seul avec Anna. Celle-ci était timide, froide même ; Jack était pensif. Néanmoins, la séparation n’était pas facile, et bientôt, presqu’à leur insu, eux aussi ils se promenaient dans ce bois charmant, suivant un des sentiers les plus larges et les plus fréquentés.

John imputait naturellement la rêverie d’Anna à l’événement du matin ; il lui en parla avec une douceur et une ingénieuse délicatesse qui força plus d’une fois la sensible jeune fille à retenir ses larmes. Après avoir suffisamment parlé sur ce sujet, le jeune homme suivit le courant de ses propres pensées, et s’entretint de celle qu’il avait laissée dans la prison de Biberry.

— Son cas est des plus extraordinaires, continua John, il a excité nos plus vives sympathies. Par nos sympathies, je veux parler de celles des personnes intelligentes et désintéressées ; car les préjugés vulgaires s’élèvent fortement contre elle. Sarah et vous-même, Anna, vous ne pourriez sembler moins coupables de ce crime que ne l’est miss Monson ; et pourtant, elle est accusée et va être jugée pour meurtre et pour incendie ! Il me paraît monstrueux de suspecter une personne comme elle de forfaits aussi abominables.

Anna resta silencieuse pendant une demi-minute, car elle avait assez de bon sens pour savoir que les apparences, à moins qu’elles ne soient appuyées sur les faits, ne doivent pas avoir grand poids dans l’opinion que nous nous formons de l’innocence ou de la culpabilité. Toutefois, comme il était évident que Jack attendait une réponse, elle fit un effort pour parler.

— Ne dit-elle rien de ses amis, et n’exprime-t-elle pas le désir de les informer de sa position ? demanda Anna.

— Pas une syllabe. Je ne pouvais lui en parler, vous savez.

— Pourquoi pas ? dit Anna avec calme.

— Pourquoi pas ? vous n’avez pas idée, Anna, de l’espèce de personne qu’est miss Monson. Vous ne pouvez lui parler comme vous le feriez à toute autre jeune dame ; et aujourd’hui qu’elle est dans le malheur, on craint encore plus de lui dire un mot qui ajouterait à son chagrin.

— Oui, je puis comprendre cela, reprit la gracieuse jeune fille, et je crois que vous avez bien raison de vous en souvenir en toute occasion. Cependant, c’est si naturel pour une femme de s’appuyer sur ses amis, dans une grande infortune, que je m’étonne que votre cliente…

— Ne l’appelez pas ma cliente, Anna, je vous en prie. Je hais ce mot appliqué à cette dame. Si je lui rends quelque service, c’est à titre d’ami. Le même sentiment anime mon oncle Tom ; car j’apprends qu’il n’a pas reçu une obole de miss Monson, quoiqu’elle soit d’une libéralité qui va jusqu’à la profusion. Timms en ce moment est en voie de s’enrichir.

— Est-ce l’habitude de vous autres messieurs du barreau de rendre gratuitement des services à ceux qui peuvent les payer ?

— Bien loin de là, répliqua Jack en riant. Nous visons à de gros grains comme autant de marchands et de courtiers, et nous ouvrons rarement nos bouches sans fermer nos cœurs. Mais ici c’est un cas absolument étranger à la règle commune, et M. Dunscomb travaille par amour et non pour l’argent.

Si Anna s’était moins souciée de John Wilmeter, elle aurait pu dire quelque chose de piquant sur l’état du neveu se trouvant dans la même catégorie que l’oncle ; mais ses sentiments étaient trop profondément intéressés pour lui permettre même de penser ce qui lui eût semble une profanation. Après une pausé d’un moment, elle reprit tranquillement :

— Je crois que vous m’avez donné à entendre que M. Timms n’est pas tout à fait aussi désintéressé ?

— Non certes. Miss Monson lui a donné des honoraires, qui, de son propre aveu, montent à mille dollars ; et le drôle a eu le front de prendre l’argent. Je lui ai représenté qu’il dépouillait de la manière la plus inconvenante une femme sans amis ; mais il me rit à la face. Timms a de bons côtés, mais l’honnêteté n’en fait pas partie. Il prétend qu’une femme n’est pas sans amis quand elle a une jolie figure et la poche bien garnie.

— Vous pouvez difficilement appeler sans amis une femme qui a tant d’argent à sa disposition, reprit Anna avec timidité, mais non sans un intérêt évident à la chose. Mille dollars me font l’effet d’une grosse somme.

— C’est beaucoup d’argent pour des honoraires ; quoiqu’on en donne quelquefois davantage. J’imagine que miss Monson en eût volontiers donné autant à l’oncle Tom, s’il avait voulu l’accepter. Timms me dit qu’elle avait l’intention de lui en offrir autant, mais il, l’engagea à attendre que le jugement fût rendu.

— Et d’où vient cet argent, John ?

— Ma foi, je n’en sais rien. Je ne suis nullement dans la confidence de miss Monson au sujet de ses affaires pécuniaires, du moins. Elle me fait parfois l’honneur, il est vrai, de me consulter sur le prochain jugement ; mais avec moi elle ne fait jamais mention d’argent, si ce n’est pour me prier de changer de gros billets de banque. Je ne vois rien de bien étonnant qu’une dame ait de l’argent. Vous qui êtes une sorte d’héritière vous-même, vous devez le savoir.

— Je n’ai pas d’argent par milliers de dollars, je vous assure, Jack ; ni ne compte en avoir. Je crois que mon revenu ne dépasserait pas de beaucoup les dépenses de cette femme.

— Ne l’appelez pas une femme, Anna ; je suis peiné de vous entendre parler d’elle en pareils termes.

— J’en demande pardon à elle et à vous, Jack ; mais je ne voulais pas lui manquer de respect ; nous sommes toutes des femmes.

— Je sais que c’est folie que d’avoir les nerfs agacés pour un tel motif, mais je ne puis m’en empêcher. On attache tant d’idées de vulgarité et de crime à ces mots de prison, d’accusation, de jugement, que nous sommes portés à ranger dans la classe commune tous ceux qui sont accusés. Ce n’est pas le cas avec miss Monson, je vous assure ; ni Sarah, ni vous-même, Anna, ne pouvez prétendre à des signes plus marqués d’élégance et d’éducation. Je ne connais pas une jeune femme plus distinguée.

— Voilà, Jack, que vous l’appelez vous-même une femme, interrompit Anna avec un peu de malice, mais ravie en secret du compliment qu’elle venait d’entendre.

— Une jeune femme ! tout le monde peut dire cela, vous savez, sans y attacher rien de commun et de vulgaire ; une femme, même, quelquefois. Je ne sais comment cela s’est fait, mais je n’ai pas beaucoup aimé la manière dont vous vous êtes servie de ce terme. Je crois qu’un travail long et assidu agit sur mes nerfs ; je ne suis pas tout à fait comme d’habitude.

Anna poussa un léger soupir qui parut la soulager, bien qu’on l’entendît à peine ; puis elle continua.

— Quel est l’âge de cette extraordinaire jeune dame ? demanda-t-elle d’un ton très-bas.

— Son âge ? qu’en puis-je savoir. Elle est jeune en apparence ; mais de ce qu’elle a tant d’argent à sa disposition, je conclus qu’elle est majeure. La loi actuelle permet à chaque femme la pleine jouissance de ses biens, même quand elle est mariée, du moment qu’elle est majeure.

— Ce que vous trouvez, j’espère, une attention très-délicate pour les droits du sexe.

— Je ne m’en soucie guère, quoique l’oncle Tom dise que c’est mauvais comme tout le reste dans notre dernière législation de New-York.

— M. Dunscomb comme la plupart des personnes d’un certain âge, a peu de goût pour le changement.

— Ce n’est pas cela. Selon lui les esprits d’une trempe ordinaire aiment à s’égarer dans l’idée qu’ils sont dans la voie du progrès, et la plupart de nos innovations comme on les appelle, sont marquées d’empirisme. Cette loi de pot-au-feu, comme il la nomme, placera les femmes au-dessus des maris, et créera deux intérêts là ou il ne doit y en avoir qu’un.

— Je sais que telle est son opinion. Le jour qu’il apporta le contrat de ma mère pour les signatures, il fit remarquer que c’était le côté le plus chatouilleux de sa profession que de préparer de semblables actes. Je me rappelle une de ses observations qui me frappa par sa justesse.

— Que vous voulez me répéter, Anna ?

— Certainement, John, si vous désirez l’entendre, reprit-elle d’une voix charmante qui n’admettait pas de refus à des demandes raisonnables adressées surtout par ce questionneur, voici la remarque de M. Dunscomb : La plupart des brouilles dans les familles, dit-il, viennent de l’argent, et, selon lui, c’est de l’imprudence que de jeter ce brandon de discorde entre l’homme et la femme. Là où l’union sur tous les points est si intime, il y n’a aucun danger à établir la communauté des intérêts. Il ne voyait pas de raison suffisante pour changer l’ancienne loi, qui avait le grand mérite de l’expérience.

— Il aurait peine à persuader à des pères riches et à de vigilants tuteurs chargés des intérêts d’une héritière, de souscrire à toutes ses idées. Ils disent qu’il vaut mieux prendre ses précautions contre l’imprudence et le malheur, en assurant à la femme une fortune indépendante dans un pays où la spéculation pour tant de gens est une tentation qui les conduit à leur ruine.

— Je ne m’oppose pas, dit Anna, à tout ce qui peut prévenir les mauvais jours, pourvu que les mesures soient franches et honnêtes. Mais le revenu doit être la propriété commune, et, comme tout ce qui appartient à la famille, il doit passer sous le contrôle de son chef.

— C’est très-généreux à vous de parler et de penser ainsi.

— Ce doit être le désir et le devoir de toute femme qui porte un cœur de femme. Pour ma part, je n’épouserais pas un homme que je ne respecterais ni ne considérerais en toute chose, et à coup sûr, si je lui donnais ma main et mon cœur, je voudrais lui donner autant de contrôle sur mes biens que le permettraient les circonstances. Il peut être prudent de se pourvoir contre l’infortune au moyen d’arrangements, mais, cela fait, je suis certaine que mon plus grand bonheur serait de confier à la garde d’un mari tout ce dont je pourrais disposer.

— Supposez que ce mari fût un prodigue, et qu’il dévorât votre avoir ?

— Il ne pourrait absorber que le revenu, s’il y avait des arrangements ; mais je partagerais plutôt avec lui les conséquences de son imprudence, que de jouir en particulier d’un bien-être égoïste, d’un bien-être qu’il ne partagerait pas.

Tout cela résonnait harmonieusement aux oreilles de John, il connaissait trop bien Anna Updyke pour supposer qu’elle ne conformerait pas ses actes à ses paroles. Il se demandait quelles seraient les idées de Marie Monson sur ce sujet.

— Un mari peut partager le bien-être de sa femme sans en avoir la direction, reprit le jeune homme, avide de connaître la réponse d’Anna.

— Quoi ! comme s’il dépendait de sa bonté ? Une femme qui se respecte elle-même ne voudrait jamais pour un mari une telle dégradation ; non, une femme d’un grand cœur ne consentirait jamais à mettre dans une si fausse position un homme à qui elle a donné sa main : la dépendance appartient à la femme, et non à l’homme. Je suis tout à fait de l’avis de M. Dunscomb, quand il dit que des nœuds de soie sont trop délicats pour être défaits par des dollars. La famille dans laquelle le chef doit demander à la femme l’argent qui doit la soutenir, ne peut tarder à tourner mal.

— Vous feriez une femme exemplaire, Anna, si telles sont réellement vos opinions.

Anna rougit, et se repentit presque de son généreux entraînement ; mais comme elle était très-sincère, elle ne voulait pas cacher ses sentiments.

— Ce doit être l’opinion de toute femme, répondit-elle. Je ne pourrais supporter de voir l’homme à qui je déférerais en toute occasion, solliciter de moi les moyens de notre subsistance à tous deux. Je serais enchantée, si j’avais de l’argent et qu’il n’en eût pas, de mettre tout en ses mains, et alors de venir lui en demander autant qu’il m’en faudrait pour mon bien-être.

— S’il avait le cœur d’un homme, il n’attendrait pas la demande, et s’empresserait de prévenir vos moindres désirs. Je crois que vous avez raison : la plus grande garantie du bonheur, c’est la confiance.

— Le bonheur consiste aussi à ne pas renverser les lois de la nature. Pourquoi les femmes s’engagent-elles à obéir à leurs maris et à les respecter, si elles veulent les retenir dans la dépendance ? Je vous le déclare, John Wilmeter, je mépriserais presque un, homme qui consentirait à vivre avec moi sur d’autres termes que ceux sur lesquels la nature, l’église, la raison, s’unissent pour nous dire qu’il doit être le maître.

— C’est bien, Anna ; voilà de bons, de nobles et dignes sentiments ; et j’avoue que je suis ravi de les entendre de votre bouche. J’en suis d’autant plus charmé, que l’oncle Tom se plaint toujours de ce qu’on a pour le quart-d’heure un penchant à placer votre sexe au-dessus du nôtre, renversant à cet égard toutes les anciennes règles. Qu’une femme, un jour, s’éloigne de son mari et enlève les enfants, il y a dix à parier contre un qu’un juge fantasque, qui se préoccupe plus d’une réputation bâtie sur des cancans que d’une juste déférence aux décisions des lois de Dieu et de la sagesse humaine, refusera de décerner un mandat d’habeas corpus pour rendre les enfants à leur père.

— Je ne sais, John, dit Anna d’un air d’hésitation décelant un vrai instinct de femme : ce serait si dur pour une mère de se voir voler ses enfants !

— Il est possible que ce fût dur, mais en pareil cas ce serait juste. J’aime l’expression de voler, car elle convient, aux deux parties. Il me semble que le père est le seul volé, quand la femme non contente d’être infidèle à ses devoirs à l’égard de son mari, le dépouille encore de ses enfants.

— C’est mal, et j’ai entendu M. Dunscomb exprimer une grande indignation de la mollesse de certains juges dans des cas de cette nature. Pourtant, John, le monde peut bien croire qu’une femme n’abandonnerait pas sans motif le plus sacré de ses devoirs. Ce sentiment doit être le point déterminant dans ce que vous appelez, je crois, la décision des juges

— S’il pouvait exister un cas qui justifiât une femme de quitter son mari, et de lui dérober ses enfants (car c’est un vol, après tout, et un vol de la pire espèce, puisqu’elle entraîne une violation de foi des plus révoltantes), que la cause soit soumise la justice, afin qu’elle puisse prononcer entre les deux parties. D’ailleurs, il n’est pas vrai que les femmes n’oublient pas quelquefois leurs devoirs sans cause suffisante. Il est des femmes capricieuses, volages, égoïstes, qui suivent leurs mauvais penchants, aussi bien qu’il y a des hommes intéressés. Certaines femmes sont folles de domination, et ne sont jamais satisfaites de remplir simplement la place qui leur a été assignée par la nature. Il est dur pour elles de se soumettre à leurs maris, ou, plutôt, de se soumettre à qui que ce soit.

— Ce doit être une femme étrange, répondit Anna ingénument, que celle qui ne peut souffrir le contrôle de l’homme de son choix, après avoir quitté pour lui son père et sa mère.

— C’est selon les femmes ; il y a différentes sources d’orgueil qui incommodent fort les maris, même quand les femmes restent avec eux, et affectent de remplir leurs devoirs. L’une s’enorgueillira de sa famille, et saisira chaque occasion de faire savoir à son bien-aimé combien ses relations à elle sont plus relevées que celles qu’il peut avoir ; une autre est une précieuse, et se croit plus savante que son seigneur et maître, et elle aimerait à ce qu’il la consultât en toute occasion, tandis qu’une troisième peut avoir la plus grande partie de l’argent, et trouver ses délices à faire savoir à son mari qu’elle soutient la maison de ses deniers.

— J’ignorais, John, que vous fussiez si bien renseigné, dit Anna en riant, quoique je vous croie tout à fait dans le vrai. De grâce, des trois maux que vous venez de mentionner, quel est le plus grand à vos yeux ?

— Le second. Je pourrais souffrir un orgueil de famille, bien qu’il soit répugnant, quand il n’est pas ridicule ; l’argent pourrait aller son chemin, pourvu que la bourse fût dans ma main ; mais je ne crois pas que je pourrais vivre avec une femme qui s’imaginerait être la plus entendue.

— Mais, dans bien des choses, les femmes doivent l’être, et le sont en effet.

— Ah ! oui, pour ce qui concerne les talents d’agrément, les petites causeries, la confection des conserves, la danse, et même la poésie et la religion ; oui, j’accorderai la religion ; j’aimerais à ce que ma femme fût savante, très-savante, aussi savante que vous l’êtes, Anna. (La belle interlocutrice rougit, quoique ses yeux brillassent, à ce compliment inattendu, mais très-direct.) Oui, oui ; tout cela m’irait assez. Mais si cela en venait aux affaires et aux occupations qui regardent les hommes, à la politique, au droit, en un mot, tout ce qui concerne l’éducation et l’intelligence masculine, je n’endurerais pas une femme qui s’imaginerait être la plus entendue.

— J’aurais cru que peu de femmes songeaient à ennuyer leurs maris de leurs opinions sur le droit.

— Je n’en sais rien. Vous n’avez pas idée jusqu’où peut mener l’affectation, Anna, vous, si timide et si réservée, toujours si prête à vous rendre au meilleur avis. J’ai rencontré des femmes, qui, non contentes d’arranger leurs charmes à leur gré, s’imagineraient volontiers qu’elles peuvent nous apprendre à mettre nos habits, et nous dire comment il faut agrafer un poignet de chemise et arrêter un col.

— Ce n’est pas là de l’affectation, mais du bon goût, s’écria Anna, éclatant de rire et redevenant elle-même. C’est simplement le tact de la femme apprenant à la maladresse de l’homme la manière de s’orner. Mais, à coup sûr, John, il n’est pas de femme capable de pâlir sur l’étude des lois, quelque vif que soit son amour pour la domination.

— Je n’en suis pas sûr. La seule chose qui me déplaise dans Marie Monson (un nuage passa de nouveau sur la radieuse figure d’Anna), c’est une sorte d’étrange prédilection pour le droit. Timms lui-même l’a remarqué, et a fait des commentaires sur ce sujet.

— La pauvre femme !

— Ne vous servez pas de ce mot en parlant d’elle, je vous prie, Anna.

— Eh bien, la pauvre dame ! si vous l’aimez mieux.

— Non, dites la jeune dame, ou miss Monson, ou Marie, qui est encore le son le plus doux.

— Cependant, je crois avoir entendu dire qu’aucun de vous ne croit qu’elle soit accusée sous son vrai nom.

— C’est très-vrai ; mais peu importe. Appelez-la par le nom qu’elle a choisi ; mais ne la désignez pas par une expression aussi misérable que celle de — pauvre femme.

— Ce n’est pas par dédain, je vous assure, John ; car je porte à miss Monson presque autant d’intérêt que vous-même. Il n’est pas surprenant toutefois qu’une femme dans sa position prenne un certain intérêt à la loi.

— Ce n’est pas l’espèce d’intérêt dont je veux parler. Il m’a semblé plus d’une fois qu’elle traitait les difficultés de sa propre cause, comme si elle prenait plaisir à les aborder, et avait un certain plaisir professionnel à en triompher. Timms ne veut pas me laisser pénétrer ses secrets, et j’en suis bien aise, car j’imagine que tous ne supporteraient pas la lumière ; mais il me dit loyalement que quelques-unes des insinuations de miss Monson avaient été des plus admirables.

— Peut être a-t-elle été… Anna s’arrêta, avec la conscience que ce qu’elle allait dire pouvait paraître et, ce qui était encore d’une plus grande importance à ses yeux, pouvait réellement être peu généreux.

— Peut-être a-t-elle été, quoi ? Finissez la phrase, je vous prie.

Anna secoua la tête.

— Vous vouliez dire que miss Monson aurait quelque expérience de la loi, et qu’elle trouverait une certaine satisfaction à lutter contre ses difficultés, par suite d’une ancienne habitude. N’est-il pas vrai ?

Anna n’aurait pas voulu répondre verbalement ; elle fit un petit geste d’assentiment.

— Je le savais et j’aurai assez de franchise pour vous avouer que Timms pense de même. Il me l’a donné à entendre ; mais la chose est impossible. Vous n’avez qu’à la regarder pour voir que la chose est impossible.

Anna Updyke crut possible toute supposition analogue, au sujet d’une femme qui se trouvait dans les circonstances de l’accusée ; elle se garda bien néanmoins de le dire, dans la crainte de blesser les sentiments de John, sentiments qu’elle respectait de toute la tendresse d’une vive affection, et avec l’abnégation d’une femme. Si les rôles avaient été intervertis, il n’est nullement probable que son ardent compagnon eût montré la même retenue à son égard. John aurait disputé la victoire, et aurait pressé son adversaire de toutes les preuves, faits et raisons qu’il aurait pu rassembler en pareille occasion. Il n’en fut pas ainsi de la tendre et pensive jeune femme, qui se promenait en ce moment à son côté, calme et même un peu triste, animée qu’elle était de toute la douceur, de l’abnégation, et de la vive affection de son sexe.

— Non, c’est pire qu’une absurdité, reprit John ; il y a de la cruauté à penser cela de miss Monson. — À propos, Anna, savez-vous qu’il est arrivé une singulière chose le soir qui précéda mon retour à la ville, pour assister à la noce ? — Vous connaissez Marie Mill ?

— Certainement, Marie Moulin, vous voulez dire.

— Eh bien, en répondant à une question de sa maîtresse, elle lui dit en français : Oui, Madame.

— Qu’auriez-vous désiré qu’elle dît ? Non, madame ?

— Mais pourquoi Madame ? Pourquoi pas, Mademoiselle ?

— Ce serait très-vulgaire en anglais de dire : Oui, Miss.

— Ce le serait à coup sûr, mais c’est très-différent en français. Dans cette langue on peut dire, on doit direMademoiselle à une jeune femme non mariée, quoiqu’il soit vulgaire, en anglais, de dire miss, sans y ajouter le nom. Le français, voyez-vous, Anna, est une langue beaucoup plus précise que la nôtre ; et ceux qui la parlent ne prennent pas les mêmes libertés que nous autres pour l’anglais. Madame suppose toujours une femme mariée, à moins que ce ne soit une femme d’une centaine d’années.

— Il n’est guère de Françaises de cet âge mais il est bizarre que Marie Moulin, si au fait des usages de son petit monde, ait dit Madame à une demoiselle. Ne m’a-t-on pas dit, néanmoins, que le premier salut de Marie, quand elle fut admise dans la prison, fut une simple exclamation de — Mademoiselle ?

— C’est très-vrai, car je l’ai entendue moi-même. Il y a plus, cette exclamation était presque aussi étonnante que celle dont je parle ; les domestiques, en français, ajoutent toujours le nom en pareil cas, à moins qu’ils ne s’adressent à leurs propres maîtresses. Madame et mademoiselle sont appropriées aux personnes qu’elles servent ; tandis que mademoiselle une telle ou madame une telle, s’applique aux autres.

— Et maintenant elle l’appelle mademoiselle ou madame ! Cela prouve simplement qu’il ne faut pas attacher trop d’importance aux faits et dits de Marie Moulin.

— Je n’en suis pas sûr. Marie a été trois ans dans ce pays, à ce que nous savons ; eh bien, pendant cet intervalle, la jeune personne qu’elle a laissée une demoiselle, pourrait très-bien être devenue une dame. À leur première entrevue, la suivante, dans sa surprise, a pu employer le terme ancien et connu ; ou elle peut n’avoir pas été instruite du mariage de la dame. Plus tard, quand les explications ont été données à loisir, elle donna à sa maîtresse le nom qui lui convient.

— Maintenant dit-elle d’ordinaire madame, en parlant à cet être singulier ?

— D’ordinaire elle garde le silence. Elle a l’habitude de rester dans la cellule, quand il y a quelqu’un avec mademoiselle Monson ou madame Monson, devrais-je dire peut-être (John se servit de ce terme avec une expression de dépit bien marquée, qui donna à sa compagne un plaisir infini, mais contenu). Quand il y a quelqu’un avec sa maîtresse, donnez-lui le nom qu’il vous plaira, la suivante reste dans le cachot ou dans la cellule ; ce qui fait que je n’ai jamais été à même d’entendre la dernière s’adresser à la première, si ce n’est dans les deux occasions mentionnées. Je vous avoue que je commence à croire…

— Quoi, John ?

— Eh bien qu’après tout, il pourrait se faire que notre mademoiselle Monson fût une femme mariée.

— Elle est très-jeune, n’est-il pas vrai ? Presque trop jeune pour être mariée ?

— Pas le moins du monde. Qu’appelez-vous trop jeune ? elle est entre vingt et vingt-deux ou vingt-trois ans. Elle peut même en avoir vingt-cinq ou vingt-six.

Anna soupira, quoique d’une manière presque imperceptible à elle-même ; car c’étaient bien les âges qui convenaient à son compagnon, bien que le moins avancé dépassât le sien d’un an. Toutefois, on en resta là à peu près dans cette entrevue.

Un des effets singuliers de l’amour, surtout chez les femmes d’un esprit juste et d’un cœur généreux, c’est qu’un vif intérêt est souvent éveillé en elles en faveur d’une rivale heureuse ou favorisée. Tels étaient les sentiments qu’Anna Updyke commençait à éprouver à l’égard de Marie Monson. La position critique de la jeune femme excitait d’elle-même l’intérêt là où elle avait failli produire la défiance ; mais la circonstance que John Wilmeter trouvait tant à admirer dans cette inconnue, si même il ne ressentait pas d’amour pour elle, lui donna aux yeux d’Anna une importance qui fit d’elle sur-le-champ un objet du plus haut intérêt. Elle fut saisie du plus vif désir de voir l’accusée, et commença à réfléchir sérieusement sur la possibilité d’arriver à ce résultat. Il n’y avait pas de vulgaire curiosité dans ce projet nouvellement né ; mais outre les motifs qui se rapportaient à l’état d’esprit de John, il y avait, de la part d’Anna, beaucoup de bienveillance et un vrai désir de femme, d’être utile à une personne de son sexe, si cruellement frappée, et selon toute apparences privée de toute communication avec ceux qui devaient être ses protecteurs et ses conseillers naturels.

Anna Updyke avait recueilli des paroles échappées à Wilmeter et à sa sœur, que les rapports entre John et son intéressante cliente avaient en un caractère marqué de retenue ; ce qui montrait de la part de la prisonnière une discrétion et un respect de soi-même, qui parlaient en faveur de son éducation et de sa délicatesse. Comment une telle femme était-elle venue dans la position extraordinaire où elle se trouvait, c’était là un mystère pour elle comme pour les autres ; bien que, comme tous ceux qui savaient quelque chose de cette affaire, elle se livrât aussi à ses conjectures. Douée naturellement d’une franchise toute particulière, sans une ombre de bassesse et d’envie, remplie jusqu’au fond de l’âme d’une douceur angélique, cette noble jeune femme commença à ressentir quelque chose de plus qu’une vaine curiosité en faveur de celle qui naguère lui avait causé tant de chagrin, pour ne pas dire, tant de tourments et d’angoisses. Tout était oublié ; elle n’avait plus que de la pitié pour la position misérable de celle qui sans le savoir l’avait offensée ; je dis sans le savoir, car Anna était assez clairvoyante pour reconnaître que si John avait été séduit par les charmes et les souffrances de l’étrangère, le fait ne pouvait avec raison être imputé à cette dernière, comme une faute. Toutes les révélations de John venaient confirmer cet acte de justice rendue à l’étrangère.

Ensuite l’inconcevable silence de Marie Moulin redoublait le mystère et augmentait beaucoup l’intérêt qu’elle portait à toute cette affaire. Cette femme était venue à Biberry, avec la promesse de communiquer à Sarah tout ce qu’elle connaissait ou pourrait apprendre touchant l’accusée ; et Anna savait bien que son amie l’aurait faite dépositaire de ses informations en cela comme dans tout le reste ; mais un inexplicable silence dirigeait la conduite de la suivante, aussi bien que celle de son étrange maîtresse. Il semblait vraiment, qu’en passant le seuil de la prison, Marie Moulin s’était ensevelie dans un couvent, où toute communication avec le monde extérieur été interdite. Trois différentes lettres de Sarah avaient été remises par John à la grille, et il était bien certain qu’elles étaient parvenues dans les mains de la Suissesse, mais aucune réponse n’avait été faite. Toutes les tentatives pour parler à Marie avaient été tranquillement mais habilement éludées par le fait et la présence d’esprit de la prisonnière ; et Sarah dut renoncer à l’espoir d’obtenir des renseignements à cette source. Les sentiments d’Anna étaient d’une tout autre nature ; elle n’éprouvait aucune curiosité à ce sujet, elle ne ressentait qu’un intérêt généreux pour le délaissement d’une femme malheureuse. Elle s’occupait donc bien moins des informations à prendre auprès de Marie Moulin que de la désolation de Marie Monson et de la cruelle épreuve qui l’attendait.