Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XVI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 203-215).



CHAPITRE XVI.


 Qu’elle ait les cheveux roux, et de la pire sorte,
Que ses yeux soient gris, noirs ou châtains, peu m’importe ;
Pas verts, s’il est possible ; et puis, qu’elle en ait deux ;
Je m’estime content, c’est tout ce que je veux.

La Duègne.



Deux jours après, Dunscomb était dans sa bibliothèque, à une heure avancée de la nuit, échangeant quelques propos avec le cocher de Mac-Brain, Stephen, que nous avons déjà introduit auprès du lecteur. Stephen avait reçu l’ordre de préparer la voiture pour Biberry, où son maître et notre avocat devaient aller le lendemain. C’était un vieux et dévoué serviteur, qui souvent prenait de grandes libertés dans les conversations. Sous ce rapport, les Américains de sa classe diffèrent très-peu du reste de leurs semblables, malgré tout ce qu’on a dit et écrit dans le sens contraire. Ils obéissent aux impulsions de leur nature comme les autres hommes, avec quelque différence dans la manière.

— Je suppose, esquire Dunscomb, que ce sera le dernier voyage dans cet endroit-là, et que moi et le docteur nous reviendrons ici au plus tôt, fit froidement observer Stephen lorsque l’ami de son maître lui eut dit l’heure où il devait se trouver à la porte, ainsi que les autres préparatifs nécessaires ; à moins qu’il ne nous arrive d’être mandés post mortal.

Post mortem, vous voulez dire, Stephen, un léger sourire effleurant la physionomie de l’avocat, et disparaissant aussi vite. Ainsi vous considérez comme une affaire réglée qu’on trouvera ma cliente coupable ?

— C’est ce qu’on dit, Monsieur et les choses, dans ce pays, tournent assez de la manière qu’on a prévue ; pour ma part, Monsieur, je n’ai jamais absolument aimé la mine de la criminelle.

— Sa mine ! Je ne sais où vous iriez pour trouver une jeune femme plus jolie, Stephen.

Cela fut dit avec une vivacité et une promptitude qui étonnèrent un peu le cocher. Dunscomb lui-même fut surpris de sa propre animation, et rougit sur-le-champ. Le fait est que, lui aussi, il subissait l’influence d’une femme jeune, jolie, vive, élégante, et entourée de difficultés. C’était la troisième conquête de Marie Monson depuis son arrestation, si la vague admiration de John Wilmeter peut être placée dans cette catégorie, à savoir : Timms, le neveu, et le conseiller lui-même. Aucun d’eux n’était précisément amoureux ; mais tous, et chacun en particulier, ressentaient un intérêt extraordinaire pour la personne, la réputation et la destinée de cette inconnue. Timms seul avait été jusqu’à envisager un mariage ; et il s’était dit que ce serait, pour lui, presque aussi utile que la popularité de devenir l’époux d’une femme dont la bourse était si bien garnie.

— Je ne nierai pas qu’elle n’ait sa bonne mine, mais c’est sa mauvaise qui me chiffonne, reprit Stephen. Voilà, Monsieur : une fois le docteur avait un cheval assez agréable à l’œil, d’une belle couleur et ayant la plupart des qualités voulues, mais mauvais marcheur, au possible. Celui qui connaissait l’animal pouvait voir où était le défaut, le jarret était beaucoup trop long ; et c’est là ce que j’appelle une bonne mine et une mauvaise mine.

— Vous voulez dire, dit Dunscomb, qui avait recouvré tout son sang-froid, que Marie Monson a une cheville disgracieuse, je suppose, et c’est en quoi vous êtes tout à fait dans l’erreur. Mais n’importe : elle n’aura pas à aller loin sons votre conduite. Que faites-vous des journalistes ? Avez-vous revu l’ami qui vous avait posé tant de questions ?

— C’est une race solliciteuse, si on peut donner ce nom à quelqu’un, répliqua Stephen en ricanant. Voudriez-vous le croire, Monsieur ? un jour que je revenais de Timbully à vide, un d’eux me demanda de monter, un gaillard qui n’avait jamais mis le pied dans une voiture particulière depuis qu’il est né, sentant le besoin de rouler dans un véhicule aussi connu que l’excellente voiture du docteur Mac-Brain ! Voilà l’espèce de drôles qui répand tous les articles qui sillonnent le pays, à ce qu’on me dit.

— Ils y sont pour leur bonne part, Stephen ; bien qu’ils se trouvent souvent secondés par des gens qui n’appartiennent pas à leur corps. Eh bien, quels sont les renseignements dont votre connaissance a besoin maintenant ?

— Des plus curieux, Monsieur, sur les os. Il m’a posé plus de quarante questions ; ce que nous en pensions ; s’ils appartiennent à des mâles ou à des femelles ; comment on les reconnaissait, et une foule d’autres demandes de cette nature. Je lui ai répondu selon ma capacité ; de cette manière, il a fait un article sur le sujet, et m’a envoyé le journal.

— Un article ! concernant Marie Monson, et d’après vos informations !

— Certainement, Monsieur ; et sur les os. Mais ils découpent des articles sur des étoffes plus étroites, je puis vous l’assurer, Esquire. Il y a en ville des cuisinières, des femmes de chambre, des garçons de salle ; et aucun d’eux ne peut lever la tête aussi haut que le cocher régulier d’un médecin établi depuis longtemps, qui va bien plus vite d’après l’accord général que même un cocher d’omnibus, comme vous le savez, Esquire ; eh bien, ces sortes de gens fournissent plus d’un article au jour d’aujourd’hui, oui, des articles que lisent les dames et les messieurs.

— C’est à coup sûr une singulière source de connaissances utiles ; il faut espérer qu’ils ont le coffre-fort bien garni, ou ils cesseront bientôt d’être des dames et des messieurs. Avez-vous le journal sur vous, Stephen ?

Sloof tendit à l’avocat un journal plié avec un paragraphe en vue, qui avait été si manié, et si sali, qu’il n’était pas facile de le lire.

« Nous apprenons, disait l’article, que le jugement de Marie Monson, pour le meurtre de Pierre et de Dorothée Goodwin, aura lieu dans le comté de Dukes, et cela très-prochainement. On a beaucoup essayé de prouver que les squelettes trouvés dans les ruines de la maison des Goodwin, que nos lecteurs se rappelleront avoir été brûlés à l’époque des meurtres, ne sont pas des ossements humains ; mais nous avons été très-embarrassés dans les recherches de ce point matériel, et nous n’hésitons pas à déclarer, à titre de profonde conviction, que ces tristes monuments sont tout ce qui reste du couple excellent si soudainement arraché à l’existence. Nous ne parlons pas légèrement sur ce sujet ; pour les faits, comme pour la science, nous avons été puiser à la source même. »

— C’est une pièce, dit Dunscomb, renfermant la moitié des connaissances qu’on infiltre aujourd’hui dans l’esprit du peuple. Merci, Stephen ; je garderai ce journal, qui peut m’être utile au jugement.

— Je pensais bien que mes opinions valaient un peu plus que rien, répondit le cocher enchanté ; que diable ! on ne roule pas à toute heure, jour et nuit, année sur année, en restant au point d’où l’on est parti. Je désire que vous gardiez ce papier avec un peu de soin, Esquire ; on peut en avoir besoin dans le collège, où on lit toutes ces sortes de choses.

— On en aura soin, mon ami. J’entends quelqu’un à la sonnette de la rue. C’est tard pour une visite, et je crains que Pierre ne soit allé se coucher. Voyez qui est là, et bonsoir.

Stephen sortit, la sonnette se faisant entendre une seconde fois avec un peu d’impatience, et fut bientôt à la porte de la rue. Il admit deux visiteuses, et retourna chez lui tout en ruminant, car Dunscomb conservait, pour un garçon, une excellente réputation de moralité. Quant à l’avocat, il était occupé à méditer une seconde fois la profonde opinion exprimée dans le journal, quand la porte de sa bibliothèque s’ouvrit avec un peu d’hésitation, il faut en convenir, et deux femmes se tinrent sur le seuil. Quoique ces visiteuses tout à fait inattendues fussent enveloppées dans des châles et des voiles, et qu’il fût impossible de distinguer les contours de leurs personnes, Dunscomb n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur elles, qu’il les crut toutes deux jeunes et belles. Le résultat prouva qu’il avait deviné juste.

Se débarrassant des vêtements qui cachaient leurs formes et leurs visages, Marie Monson et Anna Updyke s’avancèrent dans la pièce. La première était parfaitement calme et brillante de beauté, tandis que sa compagne, excitée par l’animation et l’exercice, ne lui cédait guère sur ce dernier point. Dunscomb tressaillit, et crut qu’il y avait crime, félonie même, à donner l’hospitalité.

— Vous savez combien il m’est difficile de voyager de jour, commença Marie de l’air le plus naturel du monde ; ce motif, et la distance que nous avions à parcourir, doivent vous expliquer l’heure indue de cette visite. Vous m’avez dit cent fois, vous-même, que vous veilliez tard et que vous vous leviez matin, c’est ce qui m’a encouragée à m’aventurer. M. Timms m’a écrit une lettre que j’ai cru convenable de vous montrer. La voici : quand vous y aurez jeté les yeux, nous parlerons de son contenu.

— Mais, c’est quelque chose qui ressemble beaucoup à une proposition de mariage ! s’écria Dunscomb, laissant tomber la main qui tenait la lettre, si tôt qu’il eut lu le premier paragraphe ; une proposition conditionnelle, parce qu’elle dépend du résultat de votre jugement.

— J’ai oublié le commencement de l’épître, n’attachant nulle importance à sa teneur, bien que M. Timms ne m’ait pas écrit une ligne, depuis peu, sans aborder ce point intéressant. Un mariage entre lui et moi est tellement en dehors de toutes les possibilités, que je regarde ces avances comme de purs embellissements. Je lui ai fait une fois directement ma réponse négative, qui devrait satisfaire un homme sage. On m’a dit qu’une femme ne doit jamais épouser un homme qu’elle a une fois refusé ; et ce sera pour moi un argument pour persévérer dans mon endurcissement.

Cela fut dit d’un air de plaisanterie, sans la moindre apparence de ressentiment, mais de manière à faire voir qu’elle regardait la proposition de son avocat comme très-extraordinaire. Quant à Dunscomb, il passa la main sur son front, et lut avec beaucoup d’attention le reste d’une lettre assez longue. La partie de la lettre, qui traitait purement d’affaires, allait droit au but ; c’était une communication importante, clairement exposée, et de toute manière faisant honneur à celui qui l’avait écrite. L’avocat la lut une seconde fois avec attention, avant d’ouvrir la bouche pour la commenter.

— Et pourquoi me montre-t-on cela ? demanda-t-il d’un air un peu vexé. Je vous ai dit que c’est une félonie que d’aider à un prisonnier dans une tentative d’évasion.

— Je vous l’ai montré, monsieur Dunscomb, parce que je n’ai pas la plus petite idée de la moindre tentative de cette nature. Je ne quitterai pas si facilement mon asile.

— Alors pourquoi êtes-vous ici, à cette heure, avec la certitude qu’il vous faudra passer la plus grande partie de la nuit sur la route, si vous avez l’intention de retourner à votre prison avant le lever du soleil ?

— C’est pour prendre l’air et de l’exercice, et vous montrer cette lettre. Je suis souvent en ville, et forcée, pour plus de raisons que vous ne connaissez de voyager de nuit.

— Puis-je vous demander où vous vous procurez une voiture pour ces voyages ?

— Je me sers de la mienne, et me confie à un domestique fidèle et éprouvé. Je pense que miss Updyke dira qu’il nous a menées avec soin et promptitude. Sous ce rapport, nous n’avons pas à nous plaindre. Mais je suis très-fatiguée, et je dois vous demander la permission de dormir une heure. Vous avez un salon, monsieur Dunscomb.

— Ma nièce croit en avoir deux. Mettrai-je des lumières dans l’un d’eux ?

— Nullement. Anna connaît la maison aussi bien que celle de sa mère et elle me fera les honneurs. À aucun prix ne dérangez miss Wilmeter. J’ai assez peur de me rencontrer avec elle, depuis que j’ai machiné une petite ruse à l’égard de Marie Moulin. Mais n’importe ; une heure sur un sofa, dans une chambre obscure, c’est tout ce que je demande. Cela nous mènera à minuit, moment où la voiture sera de nouveau à la porte. Vous désirez voir votre mère, ma chère, et voilà un cavalier sûr et convenable pour vous accompagner chez elle et vous ramener.

Tout cela fut dit d’un ton de plaisanterie, mais d’un singulier air d’autorité, comme si cet être mystérieux était accoutumé d’ordonner et de diriger les mouvements des autres. Il fut fait comme elle le désirait. En une ou deux minutes elle fut étendue sur un sofa et couverte d’un châle ; on referma la porte sur elle, et Dunscomb se mit en route vers la résidence de Mac-Brain, assez éloignée de la sienne, ayant Anna à son bras.

— Sans nul doute, ma chère, dit l’avocat, au moment où avec sa gentille compagne il quittait la maison à cette heure avancée de la nuit ; nous ne reverrons plus Marie Monson.

— Ne plus la revoir ! Je serais désolée, très-désolée de le penser, Monsieur !

— Ce n’est pas une sotte, elle veut suivre l’avis de Timms. Cet individu lui a écrit une lettre énergique, ne s’attendant pas, j’imagine, à ce qu’elle serait vue, dans laquelle il lui signale une nouvelle source de danger, et engage vivement sa cliente à se cacher. En cela je reconnais aisément le pouvoir de l’amour ; car si cette lettre était mise au jour, elle pourrait lui causer de grands embarras.

— Et vous supposez, Monsieur, que Marie Monson a l’intention de suivre son avis ?

— Cela ne fait pas doute. C’est une femme non seulement très-instruite, mais très-rusée. Cette dernière qualité est celle que j’admire le moins en elle. Je serais à moitié amoureux d’elle, (et c’était l’état exact des sentiments du conseiller à l’égard de sa cliente, en dépit de ses bravades et de son discernement prétendu) s’il n’y avait ce défaut, que je trouve peu de mon goût. Je suis convaincu qu’on vous envoie chez vous pour être sous la garde de votre mère, à qui vous appartenez de droit ; et moi, on m’a éloigné pour m’arracher aux désagréments et aux peines d’une accusation de félonie.

— Je crois que vous ne comprenez pas Marie Monson, oncle Tom (c’est le nom que depuis longtemps Anna donnait au parent de son ami, sans doute par anticipation du jour où cette dénomination serait juste). Elle est loin d’être telle que vous la jugez ; elle se ferait plutôt un point d’honneur de rester et d’affronter n’importe quelle accusation.

— Elle doit avoir des nerfs d’acier, pour affronter la justice dans un cas comme le sien et dans l’état actuel du sentiment public dans le Dukes. La justice, ma chère, est une jolie chose, quand on en parle ; mais nous autres vieux praticiens nous savons qu’elle n’est pas grand’chose de plus, entre les mains humaines, que la manipulation des passions humaines. Depuis quelques années les gens du dehors ont autant influé sur le résultat d’une cause chaudement débattue que la loi et l’évidence. Qui fait partie du jury ? Voilà la première question qu’on adresse aujourd’hui et non pas, quels sont les faits ? J’ai expliqué tout cela très-nettement à Marie Monson.

— Pour l’engager à fuir ? demanda Anna d’un air enjoué et un peu malin.

— Moins dans ce but qu’afin de l’engager à une demande d’ajournement. Les juges de ce pays sont tellement accablés d’ouvrage, si peu payés, et d’ordinaire si nécessiteux, que toute demande d’ajournement est presque toujours accordée. Les affaires dans les cours sont négligées d’une manière pitoyable ; car elles se font dans un coin, ne s’adressent pas aux regards du public, et ne cherchent pas ses éloges ; les causes sont jugées à la clarté des chandelles jusqu’à minuit devant la moitié des jurés endormis ; on demande à des hommes fatigués par un rude labeur, et accoutumés à se coucher tous les soirs à huit heures, de conserver leurs pensées et leur esprit en activité en face de tous ces obstacles.

— Me dites-vous tout cela, oncle Tom, comptant que je vais vous comprendre ?

— Je vous demande pardon, mon enfant mais mon cœur est outré des vices de la justice du pays. Nous chantons des hosannas à la louange de nos institutions, tandis que nous fermons les yeux sur les plus graves abus qui s’attaquent à nos plus chers intérêts. Mais nous voici arrivés ; je n’avais pas idée d’avoir marché si vite. Oui, voici la voiture de papa Mac-Brain, qui doit en avoir assez après une rude journée de travail.

— La vie d’un docteur doit être si laborieuse ! s’écria la gentille Anna. Je crois que je ne serais jamais tentée d’épouser un médecin.

— Il est heureux qu’une certaine dame de notre connaissance n’ait pas partagé votre manière de voir, reprit Dunscomb en riant, car sa bonne humeur revenait toujours quand il pouvait donner un coup de patte sur le penchant matrimonial de son ami ; autrement Mac-Brain aurait eu de la peine à trouver sa dernière et sa meilleure moitié. N’importe, ma chère, c’est un excellent garçon, et il fera un charmant papa.

Anna ne répliqua rien, mais sonna d’un petit air dépité (car un enfant n’aime pas à voir sa mère se remarier, tandis qu’on est plus indulgent pour un père), et pria son compagnon d’entrer. Comme femme de médecin en réputation, la nouvelle mariée avait déjà changé beaucoup de ses chères habitudes. Sous ce rapport, elle ne faisait qu’imiter tant de femmes, si heureuses de faire toute espèce de sacrifices en faveur de celui qu’elles aiment. Du reste, elle était affectueuse et bonne, elle faisait son bonheur d’embellir les jours de son second mari. À dire vrai, elle était passablement amoureuse, malgré son âge et les années plus nombreuses encore de son époux. Elle avait été si occupée des soins et des devoirs de sa nouvelle position, qu’elle avait un peu oublié sa fille. À aucune autre époque de sa vie elle n’aurait permis à son enfant bien-aimée de s’absenter dans de telles circonstances, sans de plus grandes garanties, pour sa sûreté et son bien-être ; mais il y une semaine de miel, comme une lune de miel, et la vivacité de ses nouveaux sentiments l’avait rendue moins soucieuse de ses devoirs maternels. Elle fut néanmoins bien aise de revoir sa fille, quand Anna émue, souriante et rougissant se jeta dans les bras de sa mère.

— La voilà, veuve… je veux dire mistress Updyke… pardon, mistress Mac-Brain la nouvelle mariée (ce diable de Ned vous met sens dessus dessous avec ses émotions, ses amours, ses mariages) ; voici votre fille sauve et non mariée, Dieu merci, ce qui est toujours une consolation pour moi. Elle est de retour, et vous ferez bien de la garder jusqu’à ce que mon neveu Jack vienne vous demander la permission de l’emmener, pour de bon et pour tout.

Anna rougit plus fort que jamais, tandis que la mère sourit et embrassa son enfant. Alors se succédèrent les questions et les réponses, jusqu’à ce que mistress Mac-Brain eût entendu toute l’histoire des rapports de sa fille avec Marie Monson, autant que le lecteur en sait. Anna ne se crut pas autorisée à aller au delà, ou si elle fit quelque révélation, il serait trop tôt pour nous de le répéter.

— Nous voilà donc tous passibles d’une accusation de félonie, s’écria Dunscomb, sitôt que la jeune fille eut terminé son récit ; Timms sera pendu, au lieu de sa cliente ; et nous trois nous serons enfermés dans des cellules comme étant ses complices avant l’acte. Oui, ma chère mariée, vous êtes ce que la loi appelle une particeps criminis, et vous pouvez avoir besoin du shériff avant que vous soyez plus âgée d’une semaine.

— Et pourquoi donc cela, monsieur Dunscomb ? demanda mistress Mac-Brain, moitié riant, moitié effrayée.

— Pour avoir aidé et assisté une prisonnière à s’évader de sa prison. Marie Monson est partie, sans nul doute. Elle était couchée dans le salon de Sarah, sous prétexte de fatigue, il y a dix minutes elle a fini déjà son somme, et court sur la route du Canada, du Texas ou de la Californie, ou de quelque autre pays éloigné.

— En est-il ainsi, pensez-vous, Anna ?

— Nullement, maman. Bien loin de croire que Marie Monson soit en fuite, je suis convaincue que nous la trouverons endormie sur le sofa de M. Dunscomb.

— Sur le sofa d’oncle Dunscomb, s’il vous plaît, ma jeune amie.

— Non, Monsieur ; je ne vous appellerai plus oncle, répondit Anna, en devenant écarlate, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que…

— Vous ayez le droit légal de vous servir de ce mot. Cela viendra en temps voulu, j’espère ; sinon, je m’arrangerai pour vous donner des titres à une dénomination plus chère encore. Voilà, veuve… voilà, mistress Mac-Brain ; j’espère que la déclaration est en bonne forme. Mais sérieusement, enfant, vous ne pouvez croire que Marie Monson ait l’intention de retourner à sa prison, pour subir un jugement où il y va de sa vie ?

— Si la femme a une parole, elle ira, Monsieur, autrement je ne me serais pas exposée au risque de l’accompagner.

— De quelle manière êtes-vous venue à la ville, Anna ? demanda la mère avec curiosité ? N’êtes-vous pas à la merci de quelque loueur de chevaux, ou de quelque cocher public ?

— J’ai compris que la voiture qui nous a attendues à une demi-lieue de Bibérry est celle de madame Monson.

— Madame ! interrompit Dunscomb. C’est alors une femme mariée ?

Anna baissa les yeux, trembla, et sentit qu’elle avait trahi un secret. Cette communication que lui avait faite Marie Moulin avait tant de prix à ses yeux, qu’elle dominait toutes ses pensées ; elle lui échappa en ce moment sous l’empire d’une impression qu’elle ne put maîtriser. Il était trop tard, toutefois, pour revenir sur ses pas, et un instant de réflexion lui apprit qu’il valait mieux de toute manière avouer ce qu’elle savait, sur ce point, du moins.

Ce ne fut pas long ; car les renseignements mêmes de Marie Moulin étaient très-limités. Cette Suissesse avait précédemment connu la prisonnière sous un autre nom ; sous quel nom, elle ne voulait pas le révéler. C’était en Europe, où Marie avait passé trois ans au service de cette mystérieuse personne. Marie, après la mort de sa mère était venue en Amérique, mais ne pouvant trouver sa première maîtresse, elle entra au service de Sarah Wilmeter. Marie Monson était demoiselle et n’était pas fiancée, quand elle quitta l’Europe. Tel fut le rapport de Marie Moulin. Mais il était bien entendu qu’elle était mariée ; avec qui ? c’est ce qu’elle ne pouvait dire. Si Anna Updyke en savait plus, elle ne le révéla pas à cette entrevue.

— Ah ! voici un nouveau cas de séparation d’une femme d’avec son mari, interrompit Dunscomb, et je suis sûr qu’on trouvera quelque article dans ce maudit Code pour la maintenir dans sa désobéissance. Vous avez bien fait de vous marier, mistress Mac-Brain ; car, d’après les opinions modernes en ces matières, au lieu de vous pourvoir d’un seigneur et maître, vous ne vous êtes assuré qu’un serviteur en chef.

— Une femme de cœur ne peut jamais considérer son mari sous un jour si dégradant, répondit la nouvelle épouse avec feu.

— Cela ira bien trois jours ; mais attendez la fin de trois ans. Nous en avons sur toutes les routes de ces femmes qui fuient un mari abhorré ! L’une ne peut souffrir son mari parce qu’il fume ; une autre trouve à redire parce qu’il ne va à l’église qu’une fois par jour ; une troisième lui cherche querelle parce qu’il y va trois fois ; celle-ci, parce qu’il reçoit à dîner trop nombreuse compagnie ; celle-là proteste, parce qu’elle ne peut recevoir un homme dans son intérieur. Heureusement, le nombre de ces abus commence à faire ouvrir les yeux. Mais continuez, Anna, et racontez-nous tout ce que vous avez à nous dire.

Il restait peu à rapporter. Marie Moulin elle-même était peu instruite de ce qui était arrivé depuis sa séparation en France d’avec son ancienne maîtresse. Elle lui avait révélé une circonstance, néanmoins, qu’Anna avait jugée très-importante ; mais elle s’était engagée au secret avec la Suissesse.

— J’aurais beaucoup à dire à ce sujet, fit observer Dunscomb, quand sa charmante compagne eut fini, si je croyais que nous retrouvassions Marie Monson à notre retour chez moi. En ce cas, je vous dirai, ma chère veuve, pardon, mistress Mac-Brain, veux-je dire, le diable emporte ce drôle de Ned ! la moitié des femmes de la ville porteront son nom avant qu’il s’en aille.

— Vous étiez en train de nous dire ce que vous feriez, reprit la nouvelle épouse, légèrement blessée, mais non colère, convaincue qu’elle était de l’amitié du conseiller pour son mari ; vous devez savoir quel prix nous attachons à votre avis.

— Je voulais dire qu’il vaudrait mieux qu’Anna ne retournât pas près de l’accusée, si nous avions la moindre chance de la trouver à notre retour. Mais laissez-la satisfaire sa curiosité, et passez la nuit avec Sarah, qui doit avoir fini son premier somme à l’heure qu’il est.

Anna pressa sa mère de consentir à cet arrangement, rappelant son engagement avec Marie Monson de ne pas l’abandonner. Comme Mac-Brain arrivait de rendre sa dernière visite, sa femme accéda à la proposition ; la mère la plus tendre laissant parfois un sentiment différent et plus fort usurper la place de l’amour maternel.

— Maintenant, je vous parie douze paires de gants que nous ne trouverons pas Marie Monson, dit l’avocat en pressant le pas vers sa résidence, avec Anna Updyke sous le bras.

— Soit s’écria la jeune fille, et vous paierez, si vous perdez.

— Sur ma parole !

Anna Updyke avait raison. Marie Monson était profondément endormie sur le sofa ; son sommeil était si profond, qu’on hésitait à la déranger, quoique minuit, heure indiquée pour le retour de la voiture, approchât. Pendant quelques minutes Dunscomb causa avec Anna dans sa bibliothèque.

— Si Jack vous savait ici, il ne me pardonnerait jamais de ne l’avoir pas appelé.

— J’aurai mille occasions de voir Jack, reprit la jeune personne en rougissant ; vous savez son assiduité à cette cause et son dévouement envers la prisonnière.

— Ne vous forgez pas ces chimères, enfant ; Jack vous appartient, cœur et âme.

— Mais, voici la voiture, il faut appeler Marie.

Anna se retira, riant, rougissant, mais les larmes aux yeux. Une minute après parut Marie Monson, rafraîchie et calmée par ce court sommeil.

— Ne vous excusez pas de m’avoir réveillée, Anna, dit cette femme incompréhensible. Nous pouvons toutes deux dormir en route. La voiture est aussi douce qu’un berceau, et par bonheur, les routes sont aussi bonnes.

— Cependant, elles conduisent à une prison, mistress Monson.

La prisonnière sourit, et sembla perdue dans ses pensées. C’était la première fois qu’une de ses connaissances l’appelait de son nom de femme, bien que Marie Moulin, à l’exception de sa première exclamation de « mademoiselle » se fût toujours servie de la dénomination de madame. Mais tout cela fut vite oublié au moment du départ. Dunscomb pensa n’avoir jamais vu une femme ayant des manières et un ton plus distingué, ou douée de plus grands charmes personnels, que ne lui sembla cette singulière et mystérieuse jeune femme, quand elle lui fit ses adieux.