Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 189-202).



CHAPITRE XV.


Cette femme, du bâtiment
Forme-t-elle tout l’équipage ?
Ou, s’ils sont deux, c’est donc, je gage,
La Mort qu’elle a pour lieutenant !

Le Vaisseau fantôme.



Après une courte entrevue préparatoire avec Anna Updyke, Dunscomb se rendit à la prison où il avait déjà envoyé un mot pour annoncer sa visite. La bonne mistress Gott le reçut avec une attention empressée ; car, à mesure que le jour du jugement approchait, cette excellente femme portait un intérêt de plus en plus vif au sort de la prisonnière.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur Dunscomb, dit cette aimable geôlière en ouvrant le chemin qui conduisait à la porte de la galerie, vous êtes mille fois le bienvenu. Je désire que cette affaire tombe en de bonnes mains, et j’ai peur que Timms ne réussisse pas comme il aurait pu le faire.

— Mon associé a la réputation d’être un habile avocat et un fin praticien, mistress Gott.

— C’est vrai, monsieur Dunscomb. Mais je ne sais moi-même comment il se fait qu’il ne mène pas cette cause avec autant de succès que d’autres dont il s’est chargé. L’agitation dans le comté est terrible, et Gott a reçu plusieurs lettres anonymes qui lui annoncent que si Marie Monson s’évade, les espérances qu’il fonde sur le public sont détruites. Je lui dis de ne pas tenir compte de choses aussi méprisables ; mais il est très-effrayé ; il faut un courage énergique, Esquire, pour traiter une lettre anonyme avec le mépris qu’elle mérite.

— Il en faut parfois, vous avez raison. Vous pensez donc que nous aurons fort à faire pour la défense ?

— Terriblement ! Je n’ai jamais vu de chose jugée au dehors comme celle-ci. Et ce qui me désole, c’est que Marie Monson aurait pu la tourner à son avantage, si elle se l’était mis dans l’esprit ; d’abord, avec les voisins, c’était la popularité en personne ; les gens aiment naturellement la beauté, l’élégance, la jeunesse et Marie a assez de tout cela pour se faire des amis partout.

— Quoi ! parmi les dames ? dit Dunscomb en souriant. À coup sûr, elle ne s’en ferait pas parmi votre sexe, mistress Gott.

— Oui, parmi les femmes aussi bien que parmi les hommes, si elle voulait user de ses moyens ; mais elle garde pour elle ses brillantes qualités. La foule s’est tenue autour des fenêtres extérieures, pour l’entendre jouer de la harpe ; on me dit qu’elle se sert de la harpe véritable des Juifs, d’une harpe semblable à celle dont le roi David avait l’habitude de jouer ; et elle a un talent merveilleux. Il y a dans le village un Allemand très-entendu en fait de musique ; il prétend que Marie Monson a été parfaitement enseignée, par les premiers maîtres.

— C’est extraordinaire ; il paraîtrait pourtant qu’il en est ainsi. Voulez-vous avoir la bonté de m’ouvrir la porte, mistress Gott ?

— De tout mon cœur, répondit celle-ci, étonnante geôlière en un sens, mais du reste une femme bavarde, comme toutes les autres, faisant résonner ses clefs, sans avancer d’un pas : Marie Monson vous attend. Je présume, Monsieur, que vous savez que cet effronté de Franck Williams est employé par les amis des Goodwin ?

— M. Timms me l’a dit. Je n’éprouve néanmoins aucune crainte de me rencontrer avec M. Williams.

— Non, Monsieur, pas vous, en pleine cour ; mais au dehors, il est très-formidable.

— J’espère que cette cause, où la vie et la réputation d’une femme très-intéressante sont en jeu, ne sera pas jugé au dehors. Le résultat est trop sérieux pour un tel tribunal.

— C’est ce qu’on serait porté croire ; mais une grande partie des affaires de loi est, à ce qu’on me dit, traitée sous les hangars, dans les rues et dans les tavernes, et surtout dans les chambres à coucher des jurés de la façon la plus inique.

— J’ai peur que vous n’ayez trop raison. Mais nous en parlerons une autre fois ; pour le moment, la porte, s’il vous plaît.

— Oui, Monsieur, dans une minute. Il serait si facile à Marie Monson d’être aussi populaire avec tous les habitants de Biberry qu’elle l’est avec moi. Qu’elle vienne ce soir à une des fenêtres de cette galerie, qu’elle se montre au peuple, et joue de sa harpe, et le roi David lui-même ne pouvait être mieux aimé des anciens Juifs, qu’elle ne le serait de tous les gens des environs.

— Il est probablement trop tard. La cour siège dans quelques jours et le mal, si mal il y a, doit être fait.

— Mais il n’en est rien, je vous demande pardon, Esquire. Il y a dans Marie Monson quelque chose qui lui fait disposer des cœurs à son gré. Le peuple la croit fière et orgueilleuse, parce qu’elle ne se tient pas à une des grilles, et ne se donne pas un peu en spectacle.

— Je crains, mistress Gott, que votre mari ne vous ait appris à respecter ceux que vous appelez le peuple, plus qu’ils ne le méritent.

— Gott en a une terrible peur.

— Et il est établi par les lois pour veiller à leur exécution envers ce même peuple, interrompit Dunscomb avec un ris moqueur, pour sauvegarder la paix et renforcer les lois ; en un mot, pour lui faire sentir, chaque fois qu’il en est besoin, qu’il est gouverné.

— Gott prétend que le peuple commandera ; c’est son grand mot.

— Semblera commander, oui, et vous serez assez près de la vérité, le plus que puisse faire une nation en masse, c’est de contrôler parfois les actes des gouvernants. Mais ici, comme ailleurs, l’ouvrage de tous les jours ne se fait que sous l’inspiration de quelques-uns… La porte, maintenant, s’il vous plaît, mistress Gott.

— Oui, Monsieur, dans une minute. Grand Dieu ! quelle bizarrerie de vous voir penser ainsi. Je vous croyais démocrate, monsieur Dunscomb.

— Je le suis, en tant qu’il s’agit des formes du gouvernement ; mais je n’ai jamais été assez sot pour croire que le pouvoir réel du peuple puisse s’étendre plus loin qu’à des reproches et à des réprimandes accidentelles.

— Que dirait Gott à cela ! Il est tellement effrayé du peuple qu’il ne peut rien faire, me dit-il, sans s’imaginer voir quelqu’un qui regarde par-dessus ses épaules.

— C’est la bonne voie pour un homme qui désire être élu sheriff. Pour être évêque, il vaudrait mieux se rappeler l’œil qui voit tout.

— Oh ! je vous déclare que Gott ne pense guère à cela, à mon grand regret. Ce disant, elle mit la clef dans la serrure. Quand vous désirerez sortir, Esquire, appelez-moi à cette grille ; puis elle ajouta d’un ton très-bas : Essayez de persuader à Marie Monson de se montrer à une des grilles de côté.

Mais Dunscomb n’entra pas dans la galerie avec une semblable intention. Comme il était attendu, sa réception fut naturelle et aisée. La prisonnière était habillée avec soin, quoique avec simplicité, et paraissait plus belle que jamais, grâce sans doute à l’adresse exercée de sa suivante. Marie Moulin se tenait modestement dans l’intérieur de la cellule, où elle passait la plus grande partie de son temps, laissant à l’usage de sa maîtresse la galerie, alors très-joliment meublée.

Après quelques paroles de salutations, Dunscomb prit le siège qu’on lui désigna, fort embarrassé de s’adresser à une femme du maintien et de l’air de Marie Monson, comme à une accusée sur le point d’être jugée dans un cas capital. Il entama naturellement la conversation.

— Je vois que vous avez eu un soin tout particulier de votre bien-être dans ce lieu misérable, fit-il remarquer.

— Je ne lui donne pas un nom si repoussant, monsieur Dunscomb, lui répondit-on avec un sourire triste, mais des plus gracieux, c’est mon lieu de refuge.

— Persistez-vous encore dans votre refus de me dire contre quoi, miss Morton ?

— Je ne persiste dans aucun refus inconvenant, j’espère. Une autre fois je puis être plus communicative. Mais si les rapports de mistress Gott sont exacts, j’ai besoin de ces murs pour m’empêcher d’être mise en pièces par ceux qu’elle appelle le peuple du dehors.

Dunscomb regarda avec surprise l’être qui lui faisait si tranquillement cette remarque sur sa propre situation. D’un extérieur charmant, avec toutes les marques d’une noble origine et d’une éducation accomplie, jeune, belle, délicate, que dis-je ? raffinée dans ses paroles et dans ses actes, elle était là assise, accusée de meurtre et d’incendie, et sur le point de subir un jugement où il y allait de sa tête, avec la contenance d’une dame dans son salon. L’expression radieuse de sa figure, parfois si remarquable, était remplacée par une tristesse tempérée, quoique la crainte n’y parût nullement dominer.

— Le sheriff a inspiré à sa femme un respect très-salutaire pour ce qu’il appelle le peuple, salutaire pour un homme qui recherche des voix pour se soutenir. Voilà le pur Américain.

— Je suppose qu’il en est de même partout ailleurs. J’ai voyagé longtemps à l’étranger, monsieur Dunscomb, et je ne puis dire que j’aperçoive grande différence parmi les hommes.

— Il n’y en a guère, quoique les circonstances leur offrent plusieurs manières de trahir leurs faiblesses, aussi bien que de déployer leurs qualités. Mais dans ce pays, miss Monson, le peuple possède un pouvoir, qui, pour vous surtout, n’est pas à dédaigner. Ainsi que mistress Gott vous l’a donné à entendre, il peut être prudent pour vous de vous le rappeler.

— Vous ne voudriez sûrement pas, monsieur Dunscomb, que je me donnasse en spectacle à la fenêtre de la prison !

— Bien loin de là. Je ne voudrais pas que vous fissiez rien qui fût indigne de vos habitudes et de vos opinions ; rien, en un mot, qui ne fût pas convenable, comme moyen de défense, de la part d’une personne accusée et jugée par l’État. Néanmoins, il est toujours plus sage de se faire des amis que des ennemis.

Marie baissa les yeux, et Dunscomb vit qu’elle se perdait dans ses pensées. Il était, toutefois, absolument nécessaire d’être plus explicite avec elle, et il ne recula pas devant son devoir. Ce fut donc avec politesse, mais avec précision, et avec une netteté très-saisissable pour un esprit bien moins doué que ne l’était celui de l’accusée, qu’il entama le sujet du prochain jugement. Il hasarda d’abord quelques mots sur le caractère grave de cette procédure, et sur son immense importance, à tous égards, pour sa cliente ; celle-ci l’écouta attentivement, mais sans le moindre signe visible d’alarme. Il fit ensuite allusion aux histoires qui circulaient, à l’impression qu’elles produisaient, et au danger qu’il y avait que ses droits ne souffrissent de ces fâcheuses opinions.

— Mais la sentence doit être prononcée par un juge et un jury, à ce qu’on m’assure, dit Marie Monson, quand Dunscomb eut cessé de parler ; ils viendront de loin, et ne seront pas indisposés contre moi par ces frivoles bavardages.

— Les juges et les jurés ne sont que des hommes, et rien ne se propage plus loin avec moins d’effort que ce que vous appelez de frivoles bavardages. On ne répète rien avec exactitude, ou c’est rare ; et ceux qui ne comprennent un fait qu’à moitié ne manquent jamais de le rapporter avec exagération et sous de fausses couleurs.

— Comment alors les électeurs peuvent-ils découvrir le caractère réel de ceux pour qui ils sont appelés à voter ? demanda Marie Monson en souriant, ou avoir une juste idée des mesures qu’ils doivent soutenir ou repousser ?

— La moitié du temps ils ne s’en doutent pas. Mais le temps ne nous permet pas de nous étendre suffisamment sur ce sujet. La conséquence, c’est que les apparences et les assertions sont destinées à tenir lieu des faits. La puissance des masses devient très-formidable, plus formidable que ne l’ont jamais imaginé les auteurs de nos institutions. Entre autres choses, les masses commencent à tenir dans leurs mains l’administration de la justice.

— Je ne dois pas être jugée par les masses, j’espère. S’il en était ainsi, mon sort serait à plaindre, d’après ce que j’entends dans mes petites excursions dans le voisinage.

— Vos excursions, miss Monson répéta Dunscomb étonné.

— Mes excursions, Monsieur ; j’en fais une pour jouir de l’air et de l’exercice, toutes les fois que la nuit est favorable, dans cette belle saison de l’année. Vous ne voudriez pas sûrement que je fusse claquemurée ici dans une prison, sans respirer un peu d’air frais.

— À la connaissance et avec le concours du shériff, ou de sa femme ?

— Peut-être pas tout à fait avec leur assentiment bien que je soupçonne que la bonne mistress Gott a vent de mes mouvements ! Il serait par trop dur de me refuser à moi-même l’air et l’exercice, qui sont très-nécessaires à ma santé, parce que je suis accusée de ces horribles crimes.

Dunscomb passa une main sur son front, et pour un moment l’étonnement l’absorba tout entier. Il avait à peine conscience s’il rêvait ou non.

— Et vous êtes sortie de ces murs, miss Monson ! s’écria-t-il à la fin.

— Vingt fois, au moins. Pourquoi y resterais-je enfermée, quand j’ai toujours en mon pouvoir les moyens de les quitter ?

En disant ceci, Marie Monson montra à son conseil un trousseau de clés, absolument identique à celui dont se servait habituellement mistress Gott, chaque fois qu’elle venait ouvrir la porte de cette galerie particulière. Un sourire de tranquillité prouva combien la prisonnière était loin de comprendre qu’il y eût quelque chose d’étonnant à tout cela.

— Savez-vous, miss Monson, qu’il y a félonie à aider à l’évasion d’un prisonnier ?

— C’est ce qu’on me dit, monsieur Dunscomb ; mais comme je ne me suis pas évadée, que je n’ai fait aucune tentative en ce sens, et que je suis revenue régulièrement et en temps opportun dans ma prison, personne ne peut souffrir de ce que j’ai fait. Telle est, du moins, l’opinion de M. Timms.

Dunscomb n’aima pas l’expression de physionomie qui accompagna ces paroles. Ce serait trop dire que d’affirmer qu’elle était rusée ; mais cette conduite sentait tant les manœuvres d’une personne accoutumée à ce métier, qu’elle réveilla chez Dunscomb la défiance pénible qu’il avait éprouvée dans les premiers jours de ses rapports avec cette singulière jeune femme, et qui avait été endormie pendant plusieurs semaines. Toutefois il y avait dans les manières de sa cliente tant de cette froide politesse du grand monde, que cette expression fâcheuse s’effaça de sa figure, redevenue sereine et brillante. L’accusée demeura calme, gracieuse et élégante, sans émotion extérieure.

— Timms ! répéta Dunscomb lentement ; ainsi il en a été instruit, et a coopéré probablement à l’exécution de ce plan ?

— Comme vous dites qu’il y a félonie à aider à l’évasion d’un prisonnier, je ne puis répondre oui ou non à cette question, monsieur Dunscomb, à moins de trahir un complice. Je serais pourtant portée à croire que M. Timms n’est pas homme à se laisser facilement prendre dans les filets de la loi.

Une seconde fois l’expression de la physionomie déplut au conseiller, quoique Marie Monson fût à ce moment d’une beauté ravissante. Il ne s’arrêta pas à analyser ses sentiments, mais chercha plutôt à satisfaire sa curiosité, fortement excitée par les renseignements qu’on venait de lui donner.

— Comme vous n’avez pas hésité à me parler de ce que vous appelez vos excursions, miss Monson, continua-t-il, peut-être pousserez-vous la confiance jusqu’à me dire où vous allez ?

— Je ne puis avoir nulle objection à cette demande. M. Timms me dit que la loi ne peut forcer un conseil à trahir les secrets de son client, et par conséquent, je ne cours pas de risque avec vous. Attendez. J’ai à m’acquitter envers vous d’un devoir que j’ai longtemps différé. Les messieurs de votre profession ont droit à des honoraires, et jusqu’à ce jour j’ai été très-négligente sur ce point. Voulez-vous me faire la grâce, monsieur Dunscomb, d’accepter ceci, que j’ai bien tardé à vous offrir.

Dunscomb était trop au fait de sa profession pour être embarrassé de cet acte de justice ; mais il prit la lettre, en brisa le cachet, sous les yeux même de sa cliente, et retira un billet de mille dollars. Tout préparé qu’il était par le rapport de Timms à une rémunération libérale, cette grosse somme ne laissa pas de le surprendre.

— Ce sont des honoraires assez rares, miss Monson, s’écria-t-il, beaucoup plus considérables que je ne les aurais attendus de vous, eussé-je travaillé pour un pareil motif, ce qui n’existe certainement pas dans cette circonstance.

— Messieurs du barreau aiment les honoraires comme les autres. Nous ne vivons plus dans les temps de la chevalerie, où des galants se faisaient un point d’honneur de secourir les dames dans la détresse : nous vivons dans ce qu’on a justement appelé un monde de billets de banque.

— Je ne prétends pas m’élever au-dessus des pratiques légales de ma profession, et je suis aussi prêt à recevoir des honoraires que tout autre dans Nassau-Street. Néanmoins je me suis chargé de votre cause pour un motif très-différent, il me serait pénible d’être obligé de travailler pour des honoraires dans cette malheureuse occasion.

Marie Monson parut reconnaissante, et pendant une minute elle sembla chercher un biais par lequel elle pourrait répondre à des procédés délicats.

— Vous avez une nièce monsieur Dunscomb, s’écria-t-elle à la fin, à ce que Marie Moulin m’a appris. Une charmante jeune fille, qui est sur le point de se marier.

L’avocat inclina la tête en signe d’assentiment, plongeant ses yeux pénétrants sur ceux de sa compagne.

— Vous avez l’intention de retourner ce soir à la ville ? dit Marie en continuant.

— Tel est mon dessein. Je suis venu ici aujourd’hui pour m’entendre avec vous et avec Timms au sujet du jugement, pour voir par mes observations personnelles comment les choses se passent sur les lieux, et pour vous présenter une personne qui porte le plus vif intérêt à votre bonheur, et désire ardemment faire votre connaissance.

La prisonnière garda le silence, et sembla l’interroger de ses regards singulièrement expressifs…

— C’est Anna Updyke, la belle-fille de mon meilleur ami, le docteur Mac-Brain ; c’est une jeune fille dévouée, affectueuse et excellente.

— J’ai entendu parler d’elle aussi, reprit Marie Monson avec un sourire si étrange que son conseil eût voulu qu’elle ne donnât pas cette marque d’un sentiment en apparence déplacé dans de semblables circonstances. On me dit que c’est une charmante jeune fille, et qu’elle est la préférée de votre neveu, le jeune homme que j’ai qualifié de ma vedette légale.

— Vedette ! c’est une singulière expression dans votre bouche.

— Oh ! vous vous rappelez que j’ai beaucoup été dans les pays où ces gens-là abondent. Je dois avoir appris le mot de quelques jeunes soldats d’Europe. Mais M. John Wilmeter est un admirateur de la jeune dame que vous avez nommée.

— Je l’espère. Je n’en connais pas avec qui il aurait plus de chances d’être heureux.

Dunscomb parlait avec chaleur, et dans de tels moments sa manière était éloquente et persuasive. C’était grâce à cette nature sensible et passionnée que sa parole avait tant de pouvoir sur l’esprit des jurés ; c’est aussi ce qui contribua grandement à sa fortune. Marie Monson parut surprise, et elle jeta vivement ses regards sur l’oncle d’une façon susceptible de mille interprétations. Ses lèvres s’agitèrent comme si elle se parlait à elle-même, et le sourire qui parut ensuite était à la fois doux et triste.

— À coup sûr, ajouta la prisonnière avec lenteur, mes renseignements ne sont pas de la meilleure autorité, puisqu’ils viennent d’une servante ; mais Marie Moulin est à la fois discrète et observatrice.

— Elle peut avec assez de raison parler d’Anna Updyke, puisqu’elle l’a vue presque tous les jours depuis deux ans. Mais nous sommes tous surpris que vous puissiez connaître quelque chose de cette jeune femme.

— Je la connais précisément comme elle est connue de votre nièce et de miss Updyke ; mais — désirant apparemment changer de conversation — pendant tout ce temps, vous oubliez le motif de votre visite, monsieur Dunscomb. Faites-moi la grâce d’écrire sur cette carte votre adresse en ville, et celle du docteur Mac-Brain, et nous procéderons à nos affaires.

Dunscomb se rendit à ce désir, et entama l’examen de l’affaire qui faisait l’objet de son petit voyage. Comme dans toutes les entrevues précédentes, Marie Monson le surprit par la froideur avec laquelle elle parla du procès qui contenait sa destinée, sa vie ou sa mort. Tandis qu’elle s’abstenait avec soin de faire la moindre allusion aux circonstances qui pouvaient trahir l’histoire de sa vie passée, elle ne recula devant aucune investigation portant sur les actes dont elle était accusée. À toutes les questions posées par Dunscomb au sujet des meurtres et de l’incendie, elle répondit avec franchise et liberté, ne manifestant aucun désir de cacher la circonstance la plus minutieuse. Elle fit quelques remarques des plus fines et des plus utiles touchant le jugement prochain, mettant le doigt sur les témoignages défectueux portés contre elle, et raisonnant avec une subtilité singulière sur des faits particuliers sur lesquels comptait l’accusation. Nous ne dévoilerons pas ces détails à cet endroit de notre récit, car il nous faudra les exposer dans les pages suivantes ; nous nous renfermerons dans quelques remarques qu’il vaut mieux faire connaître dès maintenant.

— Je ne sais, monsieur Dunscomb, dit tout à coup Marie Monson, tandis que la discussion de son jugement était encore sur le tapis, si je vous ai jamais dit que M. et mistress Goodwin n’étaient pas heureux en ménage. On pourrait croire, d’après les dépositions de l’enquête, que c’était un couple uni et plein d’affection l’un pour l’autre ; mais mes propres observations, pendant le court espace de temps que je fus sous leur toit, m’ont appris le contraire. Le mari buvait, et la femme était avare et querelleuse. Il est, je crois, bien peu de couples heureux sur terre !

— Si vous connaissiez mieux le docteur Mac-Brain, vous ne diriez pas cela, ma chère miss Monson, répondit le conseiller avec gaieté, voilà un mari ! un individu qui non-seulement est heureux avec une femme, mais avec trois, comme il vous le dira lui-même.

— Non pas à la fois, j’espère, Monsieur.

Dunscomb rendit justice à la moralité de son ami en racontant comment les choses s’étaient réellement passées ; après quoi il demanda la permission de lui présenter Anna Updyke. Marie Monson sembla s’effrayer de cette demande, et posa plusieurs questions qui firent soupçonner à son conseil qu’elle craignait d’être reconnue. Dunscomb n’aima pas tous les détours employés par sa cliente dans le but de tirer de lui des renseignements. Il crut y remarquer une sorte de tactique qui ne lui plaisait pas. Consacrant tous les efforts d’un talent sincère à éclairer un principe et à soutenir une proposition, il avait toujours évité de recourir aux sophismes et aux mensonges. Cette faiblesse de la part de Marie Monson fut, toutefois, bien vite oubliée par la manière gracieuse avec laquelle elle acquiesça au désir de l’étrangère d’être admise près d’elle. La permission fut finalement accordée, comme si cette réception était un honneur, et cela avec le tact, l’aisance et la dignité d’une femme du monde.

Anna Updyke avait un caractère ardent qui, plus d’une fois, avait mis mal à l’aise la prudence et la perspicacité de sa mère, et lui avait fait commettre des actes, innocents en eux-mêmes, et ne s’écartant en rien des principes, mais que le monde aurait été porté à regarder comme imprudents. Cependant sa modestie et sa défiance d’elle-même lui suffisaient amplement pour la mettre à l’abri des observations du vulgaire, même alors que sa faiblesse avait sur elle le plus d’empire. Son amour pour John Wilmeter était si désintéressé, à ce qu’elle croyait, qu’elle s’imaginait pouvoir contribuer même à son union avec une autre, si c’était nécessaire à son bonheur. Elle crut que cette mystérieuse étrangère était au moins pour John un objet du plus profond intérêt, qu’elle ne tarda pas à partager elle-même ; chaque heure augmentait son désir de faire connaissance avec une femme placée dans une telle situation, sans amis, accusée, et, selon les apparences, suspendue par un fil au-dessus de l’abîme. Quand elle proposa d’abord à Dunscomb de lui permettre de visiter sa cliente, le conseiller, sage et plein d’expérience, s’opposa fortement à cette démarche ; elle était, selon lui, imprudente, ne conduisant à rien de bon, et pouvant laisser une impression défavorable sur la propre réputation d’Anna. Mais cet avis ne fut pas écouté. Malgré le calme et la douceur habituelle d’Anna Updyke, il y avait dans sa constitution morale un courant de sentiments profonds et cachés, qui la poussait vivement à une parfaite abnégation et à toutes les résolutions qu’elle croyait justes. C’était là une qualité qui pouvait la conduire au bien comme au mal, suivant l’impulsion qu’elle recevrait, et heureusement rien ne s’était encore présenté dans sa courte existence qui l’entraînât vers le dernier but.

Surpris de la vivacité et de la chaleur avec lesquelles sa jeune amie persévérait dans sa demande, Dunscomb, après avoir obtenu la permission de la mère et avoir promis de prendre grand soin de celle qu’on lui confiait, fut autorisé à mener Anna à Biberry de la manière que, nous avons rapportée.

Maintenant que son désir allait se réaliser, Anna Updyke, comme ceux qui sont plutôt poussés par leur instinct que gouvernés par la raison, reculait devant l’exécution de son dessein ; mais sa généreuse ardeur se raviva à temps pour sauver les apparences. Anna fut introduite par la bonne mistress Gott dans la galerie de la prison, donnant le bras à Dunscomb, comme elle aurait pu le faire en entrant dans un salon pour une visite ordinaire.

L’entrevue de ces deux jeunes femmes fut franche et cordiale, quoique légèrement empreinte de l’étiquette du monde. Un observateur habile et attentif aurait pu découvrir moins de naturel dans les manières de Marie Monson que dans celles d’Anna, quoique son accueil fut cordial et gracieux. Il est vrai que sa courtoisie était plus étudiée et plus européenne, et qu’il y avait dans son maintien moins d’entraînement que dans celui de sa jeune visiteuse ; mais cette dernière fut frappée de son extérieur et de sa tenue, et, en somme, ne fut pas mécontente de la réception.

Une sympathie réciproque ne tarda pas à les unir intimement. Anna regardait Marie comme une étrangère indignement méconnue ; et, oubliant tout ce qu’il y avait de douteux et de mystérieux dans sa position, ou ne se souvenant que de l’intérêt qu’elle excitait, elle éprouva des sentiments à peu près analogues à ceux de John Wilmeter, à ce qu’elle croyait, et subit la séduction de l’étrangère, comme c’était le sort de tous ceux qui l’approchaient. D’un autre côté, Marie Monson trouva dans cette visite une consolation et un plaisir qu’elle n’avait pas ressentis depuis longtemps. L’excellente mistress Gott avait bon cœur, mais elle n’avait rien de la délicatesse et du raffinement d’une femme du monde ; Marie Moulin elle-même, bien que discrète, respectueuse et instruite à sa façon, n’était, après tout, qu’une servante de bonne maison. Il y a un abîme entre les esprits cultivés et les esprits incultes. Marie Monson apprécia cette différence, quand une femme de sa condition, ayant les mêmes habitudes, les mêmes relations, et, si l’on veut, les mêmes préjugés, apparut tout à coup dans sa prison pour sympathiser avec elle et la consoler. Aussi trois ou quatre heures passèrent-elles vite pour toutes deux ; les avances généreuses de l’une et la situation critique de l’autre contribuèrent puissamment à les rapprocher.

Dunscomb retourna à la ville le soir même, laissant Anna Updyke derrière lui, et la confiant ostensiblement à la garde de mistress Gott. Les shériffs ne sont plus guère que des geôliers, et ils recherchent les moyens de gagner de l’argent. C’est pourquoi Dunscomb n’eut pas de peine à s’arranger avec mistress Gott pour procurer à Anna une chambre particulière dans la maison attachée à la prison. Le conseiller aurait préféré la laisser chez mistress Horton ; mais Anna s’y opposa en prétextant d’abord le dégoût que lui causait le bavardage de l’hôtesse, et en ajoutant qu’elle serait ainsi trop éloignée de celle à qui elle était venue apporter ses consolations et ses sympathies.

Cet arrangement terminé, Dunscomb partit pour la ville, en faisant entendre qu’il reviendrait la semaine suivante, vu que les assises s’ouvraient le lundi, et que l’attorney du district, M. Garth, avait prévenu le conseiller que l’accusation contre Marie Monson serait sûrement portée le jour suivant, c’est-à-dire le mardi, second jour de la session.