Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 224-237).


CHAPITRE XVIII.


Voyons, plus de détours ; il faut que ça finisse !
Parle donc ; tes lenteurs me mettent au supplice.
Réponds ; qu’a-t-on conclu ?

La Fiancée en deuil.



Durant l’intervalle qui s’écoula entre la scène au palais, que nous venons de rapporter, et l’arrivée de Dunscomb à Biberry, la population se divisait en deux camps, au sujet de l’innocence ou de la culpabilité de Marie Monson. Les fenêtres de la prison étaient toute la journée encombrées par la foule ; des rassemblements se pressaient là pour entrevoir la femme extraordinaire, qui, suivant des rapports assez justes, vivait avec une espèce de luxe dans un lieu si singulier, et qui était connue pour jouer d’un instrument que l’esprit populaire était fortement disposé à considérer comme sacré. Il circulait naturellement mille contes plus ou moins fabuleux sur la réputation, l’histoire, les faits et les dires de cette remarquable personne ; car c’est une faiblesse de la nature humaine de propager et de croire les mensonges de cette espèce, et surtout dans un pays où l’on a pris soin de stimuler la curiosité du vulgaire, sans la mettre à même d’assouvir la soif de connaître, pas plus sous le rapport de l’intelligence que du goût.

Cet intérêt se serait manifesté dans un cas semblable, quand même il n’y aurait pas eu de motif excitant ; mais les secrètes menées de Williams et de Timms avaient beaucoup accru son intensité, et avaient porté la population de Dukes à un état d’agitation très-peu favorable à l’administration impartiale de la justice. Des discussions s’étaient établies à chaque coin et dans toutes les tavernes ; on y alléguait, au sujet des meurtres, une foule de faits qui n’existaient que dans l’imagination, et qui se reproduisaient dans la chaleur de la discussion. Pendant tout ce temps Williams était tantôt à la cour, très-attentif à ses différents procès, tantôt courant du palais à la taverne avec des paperasses sous le bras, comme un homme plongé dans les affaires. Timms jouait un rôle absolument semblable, sauf qu’il trouvait assez de loisir pour tenir diverses conférences avec plusieurs de ses agents confidentiels. Le triomphe par témoignage était son but ; et une demi-douzaine de fois, quand il se croyait sur le point d’établir quelque nouvelle batterie importante, l’ensemble de l’ingénieux échafaudage qu’il avait élevé s’écroulait sous ses pieds, à la suite de quelque vice radical dans les fondements.

Tel était l’état des choses dans la soirée du mercredi, la veille du jour fixé pour le jugement, quand arriva la voiture amenant Dunscomb avec son sac de nuit, sa malle et ses livres. Le docteur Mac-Brain ne tarda pas à le suivre dans sa propre voiture, et Anna fut bientôt dans les bras de sa mère. L’excitation, si générale dans cet endroit, s’était étendue naturellement jusqu’à ces femmes, et mistress Mac-Brain et sa fille furent bientôt enfermées chez elles, s’entretenant de l’affaire de Marie Monson.

Sur les huit heures du soir, Dunscomb et Timms étaient très-occupés à examiner les minutes des témoignages, du verdict et autres documents écrits ayant rapport au prochain jugement. Mistress Horton avait réservé la meilleure chambre de sa maison pour l’illustre conseiller ; c’était une pièce, dans une aile séparée, fort éloignée du bruit et du remue-ménage d’une auberge pendant une tenue d’assises : c’était là que Dunscomb s’était installé. Deux chandelles jetaient une lumière sombre et blafarde, tandis qu’un paravent concentrait la lumière autour de lui. La pièce était parfumée de l’odeur de vrai cigare de Havane ; l’avocat principal était en train d’en fumer un, tandis que Timms tenait un bout de pipe à ses lèvres moqueuses. Aucun d’eux ne soufflait mot ; l’un lisait en silence les papiers que lui présentait l’autre. Telle était l’occupation des deux avocats quand un petit coup frappé à la porte fut suivi de la présence inattendue de « l’impudent » Williams. Timms tressaillit, ramassa tous les papiers avec le plus grand soin, et attendit avec la plus vive curiosité l’explication de cette visite imprévue. Dunscomb, d’un autre côté, reçut son hôte avec politesse, et comme un homme qui sentait que les disputes du barreau, auxquelles il était loin, du reste, de participer par bonté de caractère et par respect pour lui-même, n’avaient rien de commun avec la courtoisie de la vie privée.

Williams avait à peine un droit supérieur à celui de Timms de passer pour un homme comme il faut, quoiqu’il eût l’avantage d’avoir reçu ce qu’il appelait une éducation libérale. Dans ses manières il avait les défauts, et nous pouvons ajouter les mérites de l’école où il avait été élevé. Tout ce qu’on a dit de Timms à ce sujet, peut s’appliquer à Williams ; mais celui-ci avait un empire sur lui-même, une foi admirable en ses qualités, qui, à cet égard, l’auraient rendu digne d’un trône. Les étrangers remarquent avec étonnement combien les Américains sont maîtres d’eux-mêmes en présence des grands ; c’est en effet un des mérites des institutions, qui fait que chacun se sent homme, et prétend au traitement qui est dû à un être placé si haut dans l’échelle des créations terrestres. Il est vrai que ce sentiment dégénère souvent en une jalousie vulgaire et susceptible, qui rend exigeant et ridicule ; mais après tout, le résultat est noble et digne.

Williams savait donc se commander à lui-même par nature aussi bien que par son entourage et son éducation. Quoique sachant finement discerner les différences et les hasards de la fortune, il ne cédait jamais à la naissance et à la richesse seules. Intrigant par tempérament, pour ne pas dire par éducation, il pouvait affecter une déférence qu’il n’éprouvait pas ; mais, en dehors des conséquences positives du pouvoir, il n’était pas homme à être intimidé par la présence du plus grand des souverains Il n’y avait donc rien de surprenant à ce qu’il se sentît tout à fait chez lui en la compagnie de son nouvel hôte, bien qu’il reconnût en lui un des premiers avocats du barreau de New-York. À l’appui de cette indépendance dans les manières, on peut citer le fait suivant : il n’eut pas plus tôt fait ses salutations, et pris le siège qu’on lui offrait, que d’un air délibéré il choisit un cigare dans la boîte ouverte de Dunscomb, l’alluma, s’assit, mit froidement une jambe sur le coin de la table et commença à fumer.

— Les rôles sont bien chargés, dit enfin ce visiteur sans gêne, et il est probable que nous serons ajournés jusqu’au milieu de la semaine prochaine. Plaidez-vous pour Daniel contre Fireman dans cette cause d’assurance ?

— Non pas, le plaignant m’a offert un dossier que j’ai refusé d’accepter.

— C’était un peu chatouilleux, je suppose. Eh bien ! je laisse toutes les mauvaises suites de mes procès sur les épaules de mes clients. C’est bien assez malheureux d’écouter leurs griefs, sans être appelé à en souffrir. J’ai entendu dire que vous êtes pour Cogswell contre Davidson ?

— Oui, je dois plaider dans ce procès : je puis même dire que nous avons l’intention d’y donner suite.

— Ce n’est pas d’une grande importance ; si vous nous battez aux assises, notre tour viendra à l’exécutoire.

— Je crois, monsieur Williams, que vos clients ont l’adresse de gagner du temps de cette manière. Ceci n’a pas grand intérêt pour moi néanmoins, car je m’occupe rarement d’une cause, quand elle n’est plus entre les mains de la cour.

— Comment aimez-vous le nouveau Code, confrère Dunscomb ?

— C’est une malédiction, Monsieur. Je suis trop vieux, d’abord, pour aimer le changement. De plus, changer de mal en pis, c’est ajouter la sottise à l’imbécillité. La pratique de la loi commune a ses défauts, j’en conviens ; mais ce nouveau système n’a rien pour lui.

— Je ne vais pas aussi loin, et je commence à aimer assez le nouveau mode de rétribution. Parfois nous remplirons bien nos poches sans rien débourser. Vous défendez Marie Monson ?

Timms fut convaincu que son ancien antagoniste en était venu au sujet qui avait motivé sa visite. Il fureta et regarda autour de lui avec empressement pour voir s’il n’y avait pas quelque papier qui pût tomber sous l’œil d’aigle de son rival, puis s’assit plus tranquille, dans l’attente du résultat.

— Oui, je la défends, répondit froidement Dunscomb, et je le ferai con amore ; je suppose que vous connaissez la signification de ce mot, monsieur Williams ?

Un sourire malin passa sur la figure impassible de celui-ci, et il eut un instant un air sardonique des plus marqués.

— Je le crois. Nous savons assez de latin dans Dukes pour expliquer une telle citation, quoique Timms, ici présent, méprise les classiques. Con amore, signifie ici avec le zèle d’un amant, je suppose ; car on me dit que tous ceux qui approchent la criminelle, subissent le pouvoir de ses charmes.

— L’accusée, s’il vous plaît, répliqua l’avocat en second, mais non la criminelle, jusqu’à ce que le mot coupable ait été prononcé.

— J’ai ma conviction. On prétend que vous êtes le mortel fortuné, Timms, en cas d’acquittement. Le bruit court dans tout le pays qu’en récompense de vos services, vous deviendrez M. Monson ; et si la moitié de ce que j’entends est vrai, vous la mériterez, avec un beau revenu par-dessus le marché.

Ici Williams rit à cœur joie de son propre esprit ; mais Dunscomb eut un air grave, tandis que son associé parut en colère. De fait, le coup avait été porté juste, et la conscience de la réalité du fait ajoutait à la passion intérieure sa flamme douce et pénétrante. L’avocat principal avait trop de fierté et de dignité pour faire aucune réplique ; mais Timms ne fut pas retenu par de semblables sentiments.

— S’il y a quelques rancunes dans le vieux comté de Dukes, il n’est pas besoin d’être sorcier pour en découvrir l’auteur. Dans mon opinion, le peuple doit suivre un procès dans un esprit de générosité et de justice, et non avec une arrière-pensée de malice et de vengeance.

— Nous avons tous la même manière de voir, répondit Williams avec dérision. Je crois qu’il y a générosité à vous donner une femme jeune et belle avec la bourse bien garnie, quoiqu’on ne puisse dire comment et par qui elle a été remplie. À propos, monsieur Dunscomb, on m’a autorisé à vous faire une proposition, et comme Timms est sur les rangs, ce moment est assez bien choisi pour vous la présenter à titre de considération. Mon offre vient du neveu, le plus proche parent et le seul héritier de feu Pierre Goodwin ; c’est pour lui, comme vous le savez, que je plaide. Ce monsieur est très-assuré que ses parents décédés avaient par-devant eux une grosse somme d’or à l’époque du meurtre.

— Il n’y a pas encore de verdict qui ait prouvé qu’il y avait eu meurtre, interrompit Timms.

— Je vous demande pardon, mon confrère Timms ; nous avons le verdict de l’enquête, c’est quelque chose, à coup sûr, bien qu’évidemment pas assez pour convaincre votre esprit. Mais pour en revenir à ma proposition, mon client est très-assuré qu’il existait des fonds cachés. Il sait aussi que votre cliente, Messieurs, regorge de pièces d’or, qui correspondent à une foule de pièces que plusieurs individus ont vues en la possession de notre tante…

— Parbleu, des aigles et des demi-aigles ; cette ressemblance provient de l’empreinte de l’Hôtel de la Monnaie.

— Continuez de nous exposer votre proposition, monsieur Williams, dit Dunscomb.

— Nous offrons de renoncer à nous constituer partie civile, et de laisser l’État seul poursuivre le procès, ce qui ressemble beaucoup à un acquittement, pourvu que vous nous rendiez cinq mille dollars en pièces d’or. Je ne dis pas payer, ce qui pourrait impliquer félonie, mais rendre.

— Il ne pourrait y avoir implication de félonie, si l’accusation n’est pas annulée mais discutée contradictoirement, dit le principal avocat pour la défense.

— C’est vrai ; mais nous préférons le mot de « rendre ». Il laisse chaque chose nette et nous permettra d’affronter les on dit du comté ; nous voulons rentrer dans nos droits ; que l’État s’occupe de faire rendre la justice pour son compte.

— Vous pouvez difficilement vous attendre à ce qu’une semblable proposition soit acceptée, Williams ?

— Je n’en suis pas sûr, Timms ; la vie est plus douce que l’argent même. J’aimerais, toutefois, à entendre la réponse de votre associé. Vous, à ce que je puis voir, vous n’avez pas l’intention d’amoindrir la dot, si vous pouvez l’empêcher.

Williams fit preuve de finesse d’observation, en exprimant le désir de savoir sous quel jour Dunscomb envisageait cette proposition. Cet avocat distingué examinait l’offre plus mûrement que ne l’avait fait son associé ; en ce moment il en étudiait la nature. Interpellé d’une manière si directe, il sentit le besoin de donner une espèce de réponse.

— Vous êtes venu exprès pour nous faire cette proposition, monsieur Williams ? demanda Dunscomb.

— Pour être franc avec vous, Monsieur, tel est le but principal de ma visite.

— Elle est approuvée, bien entendu, par votre client, et vous êtes autorisé à nous parler ainsi ?

— Complètement approuvée par mon client, qui préférerait de beaucoup cet arrangement, et j’agis directement, suivant ses instructions écrites. Sans cela, rien ne m’aurait amené à faire cette proposition.

— C’est très-bien, Monsieur. Une réponse ce soir, à dix heures, vous arrangerait-elle ?

— À merveille. Une réponse n’importe quand, pourvu que ce soit avant la session de la Cour demain matin, nous accommodera tout à fait. Le chiffre, toutefois, ne peut être diminué. Vu le court espace de temps, il peut être à propos de bien comprendre cela.

— Alors, monsieur Williams, je demande un peu de temps pour réfléchir et consulter. Nous pouvons nous revoir ce soir.

Williams donna son acquiescement, se leva, se munit d’un second cigare, et il était déjà à la porte, quand un geste expressif de Timms l’engagea à s’arrêter.

— Entendons-nous bien l’un l’autre, dit le dernier avec emphase. Est-ce une trêve, avec cessation complète d’hostilités, ou n’est-ce qu’une négociation qui doit se poursuivre au milieu de la bataille ?

— Je ne saisis pas le sens de vos paroles, Timms. La question est faite simplement pour retirer certaines forces, des forces alliées, qu’on pourrait appeler hors du champ de bataille, et vous laisser en venir aux mains avec le gros de l’ennemi. Ne parlons donc pas d’une trêve, puisqu’on ne peut pousser les choses plus loin jusqu’à l’ouverture de la séance.

— Cela pourrait aller très-bien à des gens qui n’ont pas pratiqué aussi longtemps que moi dans le comté de Dukes ; mais cela ne peut pas m’aller à moi. Il y a ici en ce moment une armée de journalistes, et je crains que les alliés dont vous parlez n’aient des corps entiers d’escarmoucheurs.

La contenance de Williams demeura si impassible, que Timms lui-même fut ébranlé ; tandis que Dunscomb, qui avait trop de noblesse pour croire à un acte de bassesse, fut outragé des soupçons de son associé.

— Allons, allons, monsieur Timms, s’écria-t-il, je vous prie d’en finir. M. Williams est venu nous faire une proposition qui mérite considération : examinons-la dans l’esprit qui l’a dictée.

— Oui, reprit Williams, avec un regard qui aurait pu expliquer son sobriquet d’impudent ; oui, dans l’esprit qui l’a dictée. Que dites-vous à cela, Timms ?

— Que je manœuvrerai la défense comme si une telle proposition n’avait pas été faite, ou aucune négociation acceptée. Vous pouvez agir de même pour l’accusation.

— Convenu répliqua Williams, faisant un geste des plus impertinents, et s’éloignant sur-le-champ.

Dunscomb resta silencieux une minute. Le bout de cigare fumait encore, mais ses lèvres ne le pressaient plus. Il était trop absorbé même pour fumer. Se levant tout à coup, il prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.

— Timms, dit-il, il nous faut aller à la prison. Il nous faut parler ouvertement à Marie Monson.

— Si Williams avait fait sa proposition il y a dix jours, nous aurions pu trouver quelque avantage à y prêter l’oreille, reprit l’avocat en second, suivant Dunscomb à sa sortie de la chambre, et emportant tous les papiers sous son bras ; mais aujourd’hui que tout le mal est fait, ce serait jeter cinq mille dollars à l’eau que d’écouter cette proposition.

— Nous verrons, nous verrons, répondit l’autre en descendant les escaliers avec rapidité ; que signifie ce tapage dans cette chambre, Timms ? Mistress Horton ne m’a pas bien traité en plaçant si près de moi un voisin si bruyant. Je vais m’arrêter pour le lui dire en passant.

— Vous feriez mieux de vous en abstenir, Esquire. Nous avons besoin en ce moment de tous nos amis, et un mot blessant peut nous exposer à indisposer cette femme contre nous, et Dieu sait qu’elle a une langue de diable. Elle m’a dit qu’elle logeait dans cette chambre particulière une espèce de fou, et, étant bien payée, elle a consenti à lui donner ce qu’elle appelle son parloir « d’ivrogne » jusqu’à ce que la Cour ait terminé. Sa chambre, comme la nôtre, est tellement isolée, que le pauvre homme incommode fort peu le reste des hôtes.

— Ah ! vous incommode fort peu, vous et les autres qui logent dans le corps principal du bâtiment ; mais m’incommode fort, moi. Je parlerai à mistress Horton à ce sujet sur notre passage.

— Mieux vaut se taire, Esquire. Cette femme est notre amie pour le moment, je le sais ; mais une parole dure peut la faire tourner contre nous.

Il est probable que Dunscomb fut influencé par son compagnon, car il quitta la maison sans mettre sa menace à exécution. En quelques minutes, Timms et lui furent à la prison. Comme on ne pouvait refuser aux accusés de voir leur conseil à la veille d’un jugement, les deux avocats furent introduits dans la galerie déjà mentionnée. On instruisit Marie Monson de leur visite ; elle les reçut en compagnie d’Anna Updyke, la bonne, la tendre, la noble Anna, qui était toujours disposée à aider la faiblesse, et à consoler l’infortune de celle qui était à ses côtés. Dunscomb ne se doutait guère que l’intimité avait crû à ce point ; mais quand il vint à réfléchir que l’une des parties allait subir un jugement capital le lendemain, il fut disposé à pardonner l’indiscrétion manifeste de son ancienne favorite dans une telle situation. La présence de mistress Mac-Brain le déliait de toute responsabilité, et il répondit aux chaleureux serrements de mains d’Anna avec douceur, sinon avec une positive approbation. Quant à la jeune fille, la seule vue de l’oncle Tom, comme elle avait depuis longtemps l’habitude d’appeler le conseiller, réjouit son cœur et ranima de nouvelles espérances en faveur de son amie.

En quelques mots clairs et précis, Dunscomb exposa le motif de sa visite. Il n’y avait pas de temps à perdre ; il aborda directement la question, établissant chaque point de la manière la plus intelligible. Rien n’aurait pu égaler le calme de Marie Monson en écoutant cette explication ; sa contenance était aussi ferme que si elle-même était appelée à juger, et que son sort ne dépendît en rien du résultat.

— C’est une grosse somme à se procurer dans un si court espace de temps, continua le généreux Dunscomb, mais je crois la proposition si importante pour vos intérêts, que, plutôt que de perdre cet avantage, je n’hésiterais pas à vous avancer les fonds, si vous n’étiez pas en mesure.

— Pour ce qui est de l’argent, monsieur Dunscomb, répliqua la belle prisonnière de la manière la plus aisée et la plus naturelle, cela ne doit pas nous embarrasser. En envoyant à la ville un messager de confiance, M. John Wilmeter, par exemple (ici Anna se rapprocha plus près de son amie), il serait très-facile d’avoir cinq cents aigles ou mille demi-aigles pour demain à l’heure du déjeuner. Ce n’est pas en raison d’une semblable difficulté que j’hésite un instant. Ce qui me déplaît, c’est l’injustice de la chose, je n’ai jamais touché à une obole du trésor de mistress Goodwin, et il y aurait de la fausseté à admettre que je doive rendre ce que je n’ai jamais reçu.

— Nous ne devons pas être trop délicats, Madame, sur des points indifférents, quand il y a un si gros enjeu.

— Il peut être indifférent que je donne de l’argent d’une manière ou d’une autre, monsieur Dunscomb ; mais il ne peut pas être indifférent à ma future position dans le monde, que je sois acquittée à la barbe de M. Williams, et malgré son opposition, ou que je le sois à la faveur d’un marché.

— Acquittée ! Notre cas n’est pas absolument clair, miss Monson ; il est de mon devoir de vous en avertir.

— Je sais que telle est l’opinion de M. Timms et la vôtre, Monsieur j’aime la franchise de votre conduite, mais je ne suis pas convertie à votre manière de voir. Je serai acquittée, Messieurs, oui, honorablement, victorieusement acquittée, et je ne puis consentir à affaiblir l’impression d’un semblable résultat, en m’exposant à être soupçonnée de connivence avec un homme comme cet effronté Williams. Il vaut bien mieux le rencontrer face à face, et le mettre au pied du mur. Peut-être qu’un tel jugement, suivi d’un succès complet, sera nécessaire à mon bonheur à venir.

Anna se pressa davantage contre son amie, et lui passa, par un mouvement involontaire, le bras autour de la taille. Quant à Dunscomb, il regarda la belle prisonnière dans une sorte de stupéfaction. L’endroit, l’heure, l’affaire du lendemain, tous les accessoires de la scène, contribuèrent à augmenter la confusion de son esprit, et, pour un moment, à mettre en question la fidélité de ses sens. Comme il considérait le sombre aspect de la galerie, son œil tomba sur la personne de Marie Moulin, et y resta une demi-minute avec surprise. La Suissesse regardait sa maîtresse avec anxiété, trahissant une expression d’inquiétude si profonde, que le conseiller chercha à en pénétrer la cause. Une idée traversa d’abord son esprit ; il s’imagina que Marie Monson pouvait bien être lunatique, et que cette défense, si souvent alléguée dans des causes capitales, pourrait être efficace dans celle-ci. Toute la conduite de cette domestique avait été si singulière ; sa tenue elle-même s’écartait tellement des règles ordinaires ; l’attachement si prononcé d’Anna Updyke, jeune fille, qui, malgré sa disposition à l’enthousiasme, était d’une conduite si sage et si prudente, tout cela, dis-je rendait la supposition très-naturelle. Cependant Marie Monson n’avait jamais paru plus calme et plus noble ; jamais son air n’avait décelé une plus haute intelligence qu’à ce moment. Sa physionomie rayonnait de cette singulière inspiration, dont nous avons déjà eu occasion de parler, mais pleine de bienveillance et de douceur l’animation des joues ajoutait à l’éclat de ses yeux. Les sentiments peints sur ce beau visage étaient grands et dignes, exempts de la fausseté et de la fourberie d’un maniaque ; c’était l’expression que tout homme serait fier de voir sans cesse sur les traits de la femme aimée. Toutes ces considérations chassèrent vite de l’esprit de Dunscomb cette défiance naissante, et ses pensées se reportèrent à l’affaire qui l’avait amené.

— Vous êtes le meilleur juge, Madame, de ce qui peut contribuer le plus à votre bonheur, reprit le conseiller, après une légère pause. Dans l’ignorance où l’on nous tient du passé, je pourrais ajouter, vous êtes le seul juge ; bien qu’il soit possible que votre compagne en sache plus, à cet égard, que vos conseillers légaux. Il est sûr, je vous le répète probablement pour la dernière fois, que votre cause en souffrira beaucoup, si vous ne nous mettez en mesure de nous renseigner franchement et librement sur votre vie passée.

— Je suis accusée d’avoir assassiné une femme inoffensive et son mari ; d’avoir mis le feu à leur maison, et de leur avoir dérobé leur or. Ce sont là des accusations qu’on ne peut convenablement repousser que par un acquittement dans toutes les formes, après une investigation solennelle. Des demi-mesures ne sont pas de saison. Il faut qu’on ne me trouve pas coupable, ou une tache reste à jamais sur ma réputation. Ma position est singulière, j’ai presque dit cruelle ; sous certains rapports je la dois à ma propre volonté.

Ici Anna Updyke se rapprocha encore de son amie, comme si elle voulait la défendre contre ses propres accusations, tandis que Marie Moulin, interrompant son ouvrage, écoutait avec la plus vive anxiété.

— Sous beaucoup de rapports, peut-être, continua Marie, après une courte pause, et j’en dois subir les conséquences. Le besoin de faire ma volonté a toujours été mon plus grand ennemi. Il a été nourri par une entière indépendance et par trop d’argent : je doute qu’il soit bon pour une femme d’être mise à de telles épreuves. Nous sommes créées pour la dépendance, monsieur Dunscomb ; nous dépendons de nos pères, de nos frères, et peut-être de nos maris.

Ici succéda une autre pause ; les joues de la belle parleuse s’empourprèrent, tandis que ses yeux jetaient des flammes.

— Peut-être, répéta le conseiller, avec une emphase solennelle. Je sais que les hommes diffèrent d’opinion avec nous sur ce sujet.

— Avec nous ? voulez-vous me faire croire que la plupart des femmes aspirent à être indépendantes de leurs maris ? demandez à cette jeune femme ici, à vos côtés, si c’est là son sentiment sur les devoirs de son sexe.

Anna baissa la tête, et devint écarlate. Dans tous ses rêves de bonheur, dans toutes ses conversations avec John Wilmeter, elle avait prêché la dépendance de la femme ; son plus riant idéal avait été de s’appuyer un jour sur un mari, comme sur un soutien, un défenseur et un guide.

— J’ignore quelles sont les idées personnelles de miss Updyke à cet égard, reprit cet être singulier ; permis à moi d’avoir aussi les miennes : elles sont toutes pour l’indépendance. Les hommes ont fait à la femme la plus mauvaise part. S’attribuant tous les avantages, se donnant toutes les libertés, ils ont asservi à leurs caprices, la compagne de leur vie, et ont contrôlé ses actes, ses sentiments, et jusqu’à ses pensées.

— Tout cela est vieux comme le monde, répondit Dunscomb froidement ; ce sont les plaintes éternelles des femmes belles, jeunes et séduisantes comme vous, dont tout le malheur est de se laisser conduire par leur imagination. En révolte contre la loi de la nature, elles oublient qu’elles ont été placées sur terre pour être le lien de la famille, pour accepter la soumission, et en nous servant d’une expression si choquante à votre oreille, pour jouer ici-bas le rôle secondaire qu’elles doivent ennoblir par les qualités du cœur.

— Vous ne donnez pas à la femme sa place convenable dans la société, monsieur Dunscomb, reprit Marie Monson avec hauteur ; vos commentaires sont ceux d’un garçon. J’ai entendu parler d’une miss Millington, qui jadis ne vous fut pas indifférente ; si elle vivait aujourd’hui, elle vous aurait appris à penser plus justement sur ce sujet.

Dunscomb devint aussi pâle que sa chemise. Sa main et sa lèvre tremblèrent, et le désir de continuer la conversation l’abandonna tout à coup. L’attentive Anna vola à son côté et lui offrit un verre d’eau en silence. Elle avait été précédemment témoin de cette émotion, et savait qu’il y avait dans l’histoire de l’oncle Tom une page qu’il ne voulait pas laisser lire à tout œil vulgaire.

Quant à Marie Monson, elle rentra dans sa cellule, comme voulant éviter un plus long entretien avec son conseil. Timms fut frappé de son ton altier et décidé ; elle lui imposait trop pour qu’il hasardât une observation. Après quelques minutes employées par Dunscomb à reprendre ses esprits et à s’entretenir avec Timms, les deux avocats quittèrent la prison. Pendant tout ce temps l’accusée resta au fond de sa cellule, dans un silence méditatif, et observée de près par l’œil pénétrant de l’avocat principal.