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Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 238-250).



CHAPITRE XIX.


Ainsi que je le crois, si la faute est légère,
On pourrait pardonner.

L’Orphelin.



La preuve la plus sûre qu’on puisse donner de l’élévation des principes peut-être, mais certainement de la noblesse de l’éducation, c’est d’avoir du dégoût pour d’injurieux commérages. Chez la femme, sujette comme elle l’est sans contredit par son éducation, ses habitudes, sa remuante curiosité, à l’influence de ce défaut, ses effets sont déplorables, ils conduisent à des torts infinis dont le principal est une fausse appréciation de nous-mêmes ; mais quand l’homme se laisse aller à ce vil penchant, il devient aussi méprisable que corrompu. Une longue observation nous a appris que les plus répréhensibles aux yeux du monde sont les plus prompts à trouver des travers dans les autres ; les bons, étant modestes, ne se mêlent pas de scandale et n’en font pas métier.

Ce vice, renfermé dans ses limites naturelles, les cercles de société, est déjà dangereux et lâche ; mais quand il se mêle à l’administration de la justice, il devient à sa façon un tyran aussi injurieux et effréné que celui qui jouait de la cithare au milieu de Rome en flammes ; nous ne voulons pas exagérer ces maux de l’état de société dans lequel nous vivons, mais un examen consciencieux de la vérité amènera tout observateur à gémir sur la manière dont ce pouvoir, sous le masque de l’opinion publique, pénètre dans toutes les avenues de la justice, corrompant, pervertissant, et souvent détruisant son action bienfaisante.

Biberry offrait un exemple frappant de la justesse de ces remarques, le matin du jour où Marie Monson devait être jugée. La fenêtre de la prison avait sa foule ; et quoique l’arrangement des rideaux et d’autres moyens d’isolement défiassent tout à fait la maligne curiosité, les assistants ne purent déguiser les sentiments de colère suscités par cette réserve. La plupart de ceux qui s’étaient portés là appartenaient à une classe qui s’imaginait qu’il n’était pas assez malheureux d’être accusé des deux plus grands crimes reconnus par la loi, mais qu’il fallait encore se donner en spectacle à la multitude ; c’étaient les lois du peuple que l’accusée était supposée avoir violées, et c’était son privilège à lui d’anticiper sur le châtiment par l’insulte.

— Pourquoi ne se montre-t-elle pas, et ne laisse-t-elle pas le public la regarder ? demanda un vieillard curieux, dont la tête avait blanchi sans que son esprit se fît une juste idée des droits du public. J’ai vu des meurtriers précédemment, et ils n’avaient pas peur, une fois bien enchaînés, de s’offrir aux regards.

Cette raillerie produisit un rire indécent.

— Vous ne pouvez vous attendre à ce qu’une dame à la mode, qui joue de la harpe et parle français, montre son joli minois aux gens du commun, répondit une sorte de personnage au visage de fouine, hors de la poche duquel sortaient un agenda et le bout d’une plume d’or. C’était un journaliste rendu méchant parce qu’il avait rencontré de l’opposition à son idée que l’univers avait été créé pour fournir des paragraphes aux journaux.

Un autre rire succéda à cette amère moquerie ; et trois ou quatre gaillards débraillés et bruyants se mirent à demander tout haut que Marie Monson se montrât au peuple ; à ce moment l’accusée était à genoux, avec Anna Updyke à son côté, invoquant un secours qui, à mesure que la crise approchait, devenait de plus en plus nécessaire.

Que si maintenant, quittant cette scène, nous pénétrons en pleine rue, nous trouvons un chicaneur, envoyé secrètement par Williams, et répandant une histoire dont personne ne connaissait la source, mais qui s’insinuait insensiblement dans les oreilles de la moitié de la population de Dukes, créant des préventions et faisant beaucoup de mal.

— C’est la plus curieuse histoire que j’aie jamais entendue, dit Sam Tongue, comme le chicaneur était ordinairement qualifié, quoique son nom réel fût Hubbs ; et une histoire si incroyable, que tout en vous la racontant je n’engage personne à y ajouter foi. Eh ! bien, Messieurs (le petit groupe qui l’entourait était composé de plaideurs, de témoins, de jurés, et d’autres hommes de cette trempe) on rapporte maintenant que cette Marie Monson a été envoyée à l’étranger pour y être élevée, alors qu’elle n’était âgée que de dix ans, et qu’elle est restée assez longtemps dans le vieux monde pour y apprendre à jouer de la harpe et autres diableries de cette nature. C’est un malheur pour une jeune femme d’être envoyée hors de l’Amérique pour son éducation. L’éducation, comme chacun sait, est la grande gloire de notre pays ; et on peut croire que les choses qu’on ne peut enseigner ici ne méritent pas d’être apprises.

Ce sentiment fut bien accueilli, comme le serait toute opinion proclamant la supériorité des Américains, parmi des auditeurs de cette classe. Un courant électrique passa dans la foule, et il s’éleva un murmure d’approbation des plus expressifs.

— Mais il n’y a pas grand mal à cela, dit un nommé Dicks, ne manquant pas de logique et de raisonnement. N’importe qui peut avoir été élevé en France aussi bien que Marie Monson. Cette circonstance parlera difficilement contre elle au jugement.

— Je n’ai pas dit cela, répliqua Sam Tongue, quoiqu’il soit généralement reconnu que la France n’est pas le pays de la religion ni de la vraie liberté. Donnez-moi de la religion et de la liberté, vous dis-je, et on peut faire son chemin, malgré les ennuis et les désagréments de toute espèce, aussi longtemps qu’on a abondamment religion et liberté.

Un autre murmure, un autre mouvement dans le groupe, et d’autres signes d’assentiment indiquèrent l’effet produit par ces paroles.

— Tout cela ne nuit en rien à Marie Monson, surtout d’après ce que vous dites, qu’elle a été envoyée à l’étranger si jeune. Ce ne fut pas sa faute, si ses parents…

— Elle n’avait pas de parents, voilà le grand mystère de la chose ; elle n’en eut jamais, qu’on ait découverts du moins. Une fille sans parents, sans amis d’aucune sorte, est élevée dans un pays étranger, apprend à parler des langues étrangères, joue de la musique étrangère, et revient en Amérique après être grandie, les poches aussi pleines que si elle avait été en Californie et y avait trouvé une veine, et personne ne peut dire d’où cela vient.

— Eh bien, tout cela ne lui est pas si défavorable, reprit, Dicks, qui avait maintenant tellement défendu l’accusée, qu’il commençait à s’intéresser à son acquittement : il faut que l’évidence soit palpable, et s’appuie sur un point réel, pour parler contre un homme ou une femme. Quant à la Californie, un traité en a fait un pays légal, pourvu que le congrès ne s’en mêle pas trop.

— Je sais cela aussi bien que le meilleur avocat dans Dukes ; mais la réputation peut parler contre un accusé, comme va le prouver l’audience d’aujourd’hui. On tient compte de la réputation, permettez-moi de vous le dire, quand il y a un peu de confusion dans les faits, et c’est précisément ce que j’allais vous dire ! Marie Monson a de l’argent ; où se l’est-elle procuré ?

— Ceux qui la croient coupable prétendent qu’il vient du bas de ces pauvres Goodwin, reprit Dicks en riant ; mais pour ma part, j’ai vu ce bas, et je suis certain qu’il ne contenait pas cinq cents dollars, s’il en contenait quatre cents.

Ici le journaliste se détacha de la bande, et alla griffonner à quelques pas de là. Le soir même on lut dans le journal un paragraphe, un peu altéré pour le rendre plus intéressant, dans lequel les débats de Tongue et de Dicks étaient présentés de telle sorte, qu’aucun des deux interlocuteurs n’eût reconnu sa progéniture. Ce journal circula dans Biberry le lendemain matin, et il eut une influence considérable sur le sort de l’accusée.

À la buvette de mistress Horton, la discussion était aussi vive et piquante sur le même sujet. Comme c’était un endroit très-fréquenté par les jurés, les agents de Timms et de Williams étaient très-nombreux dans la maison et aux environs. Que le lecteur n’aille pas s’imaginer que ces hommes s’avouaient à eux-mêmes le véritable caractère de leurs indignes manœuvres, ceux qui les employaient avaient trop de finesse pour ne pas cacher, jusqu’à un certain point, la turpitude de leurs propres actes. Dans un camp, on leur avait dit qu’ils favorisaient la justice, qu’ils abaissaient l’orgueil aristocratique au niveau des droits de la masse, prouvant que c’était un pays libre, par l’une des plus viles procédures qui aient jamais empoisonné les sources mêmes de la justice. Dans l’autre on avait persuadé aux agents de Timms qu’ils travaillaient en faveur d’une femme persécutée et outragée, que poursuivait l’avarice bien connue du neveu des Goodwin, et qui courait le danger de devenir la victime d’une suite de circonstances qui l’avaient jetée dans les filets de la loi. Ce raisonnement, il est vrai, était appuyé par de libérales gratifications, qui, néanmoins, étaient faites de manière à passer pour une juste rémunération de services empressés.

Les hommes de Williams, réussissaient mieux avec la masse. Ils s’adressaient à des préjugés aussi étendus que la domination de l’homme ; et une sorte de zèle personnel se mêlait à leur cupidité. Ils avaient du reste la tâche la plus facile. Celui qui ne fait que servir les mauvais principes de notre nature, pourvu qu’il cache son jeu, est plus sûr de trouver de bénévoles auditeurs que celui qui cherche à soutenir le bien. Une histoire des plus extraordinaires circulait dans la buvette aux dépens de l’accusée, et obtenait d’autant plus de crédit qu’elle s’écartait des voies battues, et semblait n’avoir aucun caractère de mensonge.

Marie Monson, disait-on, était une héritière avec de belles relations, bien élevée. Elle avait été mariée à un homme dont la position sociale, la fortune, la réputation équivalaient à la sienne, mais beaucoup plus âgé qu’elle (trop âgé même, ajoutait l’histoire ; car une grande différence d’âge, quand l’une des parties est jeune, nous fait blâmer trop sévèrement les goûts réciproques), et cette union n’avait pas été heureuse. Elle avait été formée à l’étranger, et plus d’après les principes étrangers que d’après ceux d’Amérique, le mari étant Français. C’était ce qu’on appelle un mariage de raison, fait par l’entremise d’amis et de tuteurs, plutôt que par les sympathies et les sentiments qui seuls doivent porter un homme et une femme à conclure la plus intime des unions. Après un an de mariage à l’étranger, le couple mal assorti était venu en Amérique, où la femme possédait une immense fortune. Les nouvelles lois lui en laissaient la jouissance complète et absolue ; et ce fut bientôt une source de discorde entre le mari et la femme. Le mari se considérait très-naturellement comme ayant des droits à conseiller et à diriger ; et, jusqu’à un certain point, à contrôler, tandis que sa jeune femme, riche et belle, était peu disposée à rien céder de l’indépendance dont elle était si fière : en conséquence de cette différente manière d’envisager le mariage survint une froideur, suivie bientôt de la disparition de la femme. Cette femme était Marie Monson, qui s’était retirée dans l’habitation isolée des Goodwin, tandis que les agents gagés de son mari couraient le pays dans tous les sens à la recherche de la belle fugitive. À ces récits si étranges, et sous beaucoup de rapports si naturels, on ajoutait qu’il existait dans la famille de la dame une disposition cachée à la folie, et l’on insinuait que toutes les excentricités de sa conduite pouvaient être mises sur le compte de cette maladie ; cette infirmité mentale pouvait également donner l’explication des terribles accidents du feu et de la mort des deux infortunés Goodwin.

Nous sommes bien loin de dire que les bruits qui circulaient dans la buvette de mistress Horton fussent exprimés dans les termes dont nous nous sommes servi ; mais c’en était du moins la substance. Wilmeter entendit cette mystérieuse histoire avec toute l’angoisse du désappointement, quoique Anna eût presque repris sa puissance sur son cœur ; à ces angoisses succéda immédiatement une surprise sans bornes. Il redit l’histoire à Millington, et tous deux s’efforcèrent de remonter à la source de ces rapports ; mais toutes leurs tentatives furent inutiles : l’un avait appris la rumeur d’un autre, mais personne ne pouvait dire d’où elle venait originairement. Les jeunes gens renoncèrent à cette recherche, et se dirigèrent vers la chambre de Timms, où ils savaient devoir à ce moment rencontrer Dunscomb.

— Il est étonnant qu’une histoire de cette nature circule partout à Biberry, dit John, sans qu’il soit possible d’en découvrir l’auteur. En partie, elle semble extravagante. N’en êtes-vous pas frappé comme moi, Monsieur ?

— Il n’y a rien de trop extravagant pour certaines femmes, répondit Millington d’un air soucieux. Avec une personne comme Sarah, même avec Anna Updyke, on pourrait faire quelques calculs, certains calculs, pour mieux dire ; mais il est des femmes, Jack, sur lesquelles on ne peut pas plus compter que sur la constance des vents.

— J’admire votre expression : même avec Anna Updyke !

— N’êtes-vous pas de mon avis ? continua Millington avec distraction. J’ai toujours considéré l’amie de Sarah comme une personne tout à fait sûre et de confiance.

— Même avec Anna Updyke ! une personne tout à fait sûre et de confiance ! Vous avez pensé cela, Mike, parce qu’elle est l’amie de cœur de Sarah !

— Cette considération peut m’avoir bien disposé en sa faveur, car j’aime presque tout ce que Sarah aime.

John regarda son ami et son futur beau-frère avec une sorte d’ébahissement ; l’idée d’aimer Anna Updyke autrement que pour elle-même lui parut une insigne absurdité. Mais ils furent bientôt à la porte de Timms, et la conversation tomba naturellement.

L’habitation de Timms offrait une apparence des plus modestes. Son appartement se composait de sa chambre à coucher, avec une pièce sur le devant et une autre sur le derrière, consacrées aux affaires. Dunscomb se trouvait dans le sanctuaire, tandis qu’un simple clerc, avec trois ou quatre clients, campagnards d’un extérieur convenable et de mine engageante, occupait la pièce du devant. John et Millington pénétrèrent sans hésiter.

Wilmeter n’avait pas l’habitude de la circonlocution. Il exposa donc nettement et en substance les bruits étranges qui étaient en circulation au sujet de leur intéressante cliente. L’oncle écouta avec une vive attention, devenant pâle à mesure que le neveu avançait dans son récit. Au lieu de répondre ou de faire des commentaires, il tomba sur une chaise, appuya ses mains sur une table et sa tête dans ses mains pendant une bonne minute. Tous furent frappés de ces signes d’agitation, mais aucun n’osa intervenir. À la fin, Dunscomb, mettant un terme à cette pause étrange, leva la tête, la figure encore pâle et agitée. Son œil immédiatement chercha celui de Millington.

— Vous aviez entendu cette histoire, Michel ? demanda le conseiller.

— Oui, Monsieur. John et moi nous avons essayé d’en rechercher l’origine.

— Avez-vous réussi ?

— Pas le moins du monde. Elle court dans toutes les bouches, mais personne ne sait d’où elle vient.

— Avez-vous remarqué le rapport qui m’a frappé, qui m’a abattu ?

— J’en fus également frappé du moment que j’en fus instruit ; car les faits ont une conformité singulière avec ceux que vous m’avez communiqués il y a quelques mois.

— C’est vrai ; il en résulte une forte probabilité qu’il y a dans cette rumeur plus de vérité qu’on n’en trouve d’ordinaire dans de semblables bruits. Qu’est devenu Timms ?

— Le voici, Esquire, répondit le digne praticien du fond de la pièce de devant ; je viens de dépêcher mon clerc avec un message à un de mes hommes. Il le trouvera, et sera ici dans une minute.

Pendant ce temps, Timms avait un mot dire à chacun de ses clients, et il s’en débarrassa en disant simplement à chaque individu à son tour qu’il n’y avait pas l’ombre d’un doute qu’il triompherait de son adversaire. On peut dire ici, pour prouver combien un prophète légal peut se tromper, que Timms fut consécutivement battu dans chacun de ces trois procès, au grand désappointement d’un aussi grand nombre de laboureurs, qui tous comptaient tout à fait sur le succès, d’après les rassurantes promesses qu’ils avaient reçues.

Quelques minutes après, l’agent attendu par Timms apparut au bureau. Il avait une bonne figure, d’une écorce assez rude et honnête, mais avec un clignement d’yeux des plus fins et des plus roués. Timms l’introduisit sous le nom de M. Johnson.

— Eh bien, Johnson, quelles nouvelles ? demanda Timms. Ce sont des amis de Marie Monson, et vous pouvez parler librement, en évitant toujours les particularités particulières.

Johnson cligna des yeux, prit résolument une chique de tabac ruse qu’il employait quand il avait besoin d’un moment de réflexion avant de faire ses révélations, fit un salut respectueux au grand avocat d’York, regarda les deux jeunes gens comme pour mesurer leurs moyens de faire du bien ou du mal, et condescendit à répondre :

— Pas très-bonnes, répliqua-t-il. Cet instrument étranger, absolument semblable, dit-on, à celui dont David jouait habituellement devant Saül, a fait beaucoup de mal. Cela ne fera pas l’affaire, esquire Timms, de jouer d’un instrument devant une accusation pour meurtre ! L’humanité est engagée dans des cas de cette nature ; et si au jugement on désire de la musique, c’est la musique de la loi et de l’évidence dont on a besoin.

— Avez-vous entendu quelques bruits sur la vie passée de Marie Monson ? Et, dans ce cas, pouvez-vous dire d’où ils viennent ?

Johnson savait parfaitement bien d’où menait une partie de ces rumeurs, celles qu’on débitait en faveur de l’accusée, mais il n’eut pas de peine à comprendre que ce n’étaient pas là les bruits auxquels Timms faisait allusion.

— Biberry est rempli de toutes sortes de rumeurs, répondit Johnson avec précaution, comme il arrive aux époques où il y a session. Les parties cherchent à arranger leur cause.

— Vous savez ce que je veux dire ; nous n’avons pas de temps à perdre ; répondez catégoriquement.

— Je crois connaître ce que vous voulez dire, esquire Timms, et j’ai entendu le bruit. À mon jugement, la personne qui l’a répandu n’est pas l’amie de Marie Monson.

— Vous pensez alors qu’il lui sera préjudiciable.

— Jusqu’à la faire pendre. Ève même, avant de toucher à la pomme, n’aurait pu être acquittée en présence d’une pareille rumeur. Je regarde votre cliente comme perdue, esquire Timms.

— Est-ce là en apparence le sentiment public, autant que vous en pouvez juger ?

— Parmi les jurés, oui.

— Les jurés ! s’écria Dunscomb ; est-il possible que vous connaissiez quelque chose des opinions des jurés, monsieur Johnson ?

— Un sourire glacial passa sur la figure de l’individu, et il regarda fixement Timms comme pour saisir une indication qui pût le conduire sain et sauf à travers les difficultés du cas présent. Un froncement de sourcils assez significatif pour l’agent, quoique admirablement caché à tous les autres assistants, l’avertit d’être prudent.

— Je ne sais que ce que je vois et j’entends. Les jurés sont des hommes et d’autres hommes peuvent quelquefois entrevoir leurs sentiments sans enfreindre la loi. J’ai entendu moi-même le bruit rapporté en présence de plusieurs jurés. Il est vrai qu’on ne dit rien du meurtre et de l’incendie ; mais l’histoire de la vie passée de l’accusée fut donnée de telle manière que lady Washington elle-même ne pourrait en combattre l’effet, fût-elle en vie et sur le point de subir un jugement.

— Dit-on quelque chose de la folie ? demanda Dunscomb.

— Ah ! ce prétexte n’est plus bon aujourd’hui ; il est usé. On pendrait même un meurtrier échappé de Bedlam. La folie a fait son temps, on n’y peut plus compter.

— En a-t-on fait mention ? répéta le conseiller.

— Eh bien, à vous dire vrai, on en a dit quelques mots. Mais comme c’était en faveur de Marie Monson, et non contre elle, on n’y a pas donné suite.

— Vous pensez alors que l’histoire a été mise en circulation par des personnes favorables à l’accusation ?

— Je le sais. Un individu de la partie adverse m’a dit il y a dix minutes Johnson, dit-il, nous sommes de vieux amis (il me parle toujours de ce ton familier), Johnson, dit-il, vous auriez mieux fait de donner l’argent. Qu’est-ce que cinq mille dollars pour une femme comme elle ? et puis, vous savez, c’est là le chiffre.

— Voilà un joli échantillon de la manière d’administrer la justice, s’écria Dunscomb indigné. Depuis que je suis au barreau, je n’avais pas idée que de semblables menées pussent prévaloir. À tout événement, cette illégalité nous donnera une belle occasion de demander un nouveau jugement.

— Le plus fin avocat qui ait jamais traversé le pont de Harlem peut apprendre quelque chose dans notre vieux comté de Dukes, dit Johnson en faisant un signe de tête. Esquire Timms est là pour en répondre. Quant à de nouveaux procès, je m’étonne que les avocats n’en obtiennent pas un chaque fois qu’ils sont battus, car la loi sera là pour les soutenir.

— J’aimerais à savoir comment, maître Johnson, dit Timms ; ce serait un secret digne d’être connu.

— Un billet de cinq dollars l’achètera.

— En voici un de dix ; maintenant dites-moi votre secret.

— Eh bien, Esquire, vous êtes un homme comme il faut, quoi que les gens puissent penser et dire de vous. J’aimerais bien mieux faire affaire avec vous qu’avec Williams, malgré le nom qu’il a par tout le pays. Tenez bon, et vous obtiendrez votre nomination pour le sénat, et la nomination assurée, vous êtes sûr du siège. La nomination est le gouvernement de l’Amérique, et il ne faut qu’un bien petit nombre d’individus pour l’assurer.

— Je crois que vous avez plus d’à moitié raison, Johnson.

Ici Dunscomb son neveu et Millington quittèrent le bureau sans être remarqués par ces deux dignes courtiers, qui entamèrent une discussion si intéressante pour l’ambition de Timms. Nous les laisserons à leurs spéculations plus ou moins honnêtes, et nous suivrons Dunscomb et les deux jeunes gens à la prison.

C’était là qu’ils avaient dirigé leurs pas. Ils y trouvèrent Marie Monson, Anna et Sarah avec Marie Moulin, toutes habillées pour l’importante et triste cérémonie ; la première était mise avec une élégante simplicité, relevée par un goût irréprochable ; les trois autres convenablement, et suivant leurs positions dans le monde. Elles avaient un air d’affliction et d’anxiété, quoique Marie Monson conservât encore son empire sur elle-même. Le calme de ses manières était vraiment étonnants pour les circonstances.

— La Providence m’a placée dans une bien cruelle épreuve, dit-elle, mais je vois le but devant moi. Si j’avais reculé devant ce jugement, et que j’y eusse échappé d’une manière quelconque, une tache serait restée sur mon nom, aussi durable que mon souvenir. Il est indispensable que je sois acquittée. Par la bénédiction que Dieu répand sur l’innocent, ce bonheur doit m’arriver, et je pourrai continuer ma route dans la vie, et regarder mes amis avec un esprit tranquille.

— Pourquoi ces amis ne sont-ils pas connus ? demanda Dunscomb, ils seraient ici pour vous soutenir de leur présence.

— Eux ! lui ! jamais tant que je vivrai, jamais !

— Vous voyez ce jeune homme, Marie Monson, je crois qu’il vous est connu de nom ?

Marie Monson tourna son visage vers Millington, sourit froidement, et ne parut pas émue.

— Que m’est-il ? Voici la femme de son cœur, qu’il se tourne vers elle et l’entoure de soins.

— Vous me comprenez, Marie Monson, il est important que je sois assuré de cela.

— Si je vous comprends, monsieur Dunscomb ? peut-être. Vous êtes énigmatique ce matin ; je n’ai pas de certitude.

— Dans une petite demi-heure, la cloche du Palais de Justice sonnera, et alors vous allez subir un jugement où il va de vôtre vie.

Les joues de l’accusée pâlirent un peu mais ses couleurs revinrent vite, et son œil prit une expression plus hautaine que d’habitude.

— Qu’elle sonne ! répondit-elle tranquillement ; l’innocent n’a pas besoin de trembler. Ces deux êtres si purs ont promis de m’accompagner à l’endroit du jugement, et de me donner l’appui de leur présence. Pourquoi, alors, hésiterais-je ?

— J’irai aussi, dit Millington d’un ton ferme comme un homme bien décidé.

— Vous ? Eh bien ! par égard pour cette tendre amie, vous pouvez y aller aussi.

— Et pour nulle autre raison, Marie ?

— Pour nulle autre raison, Monsieur. Je sais tout l’intérêt que, M. Wilmeter et vous, vous avez porté à ma cause, et je vous remercie tous deux du fond de mon cœur. Ah ! je n’ai jamais été ingrate !…

Un torrent de larmes, pour la première fois depuis son emprisonnement, s’échappa des yeux de cet être extraordinaire. Pendant quelques minutes, elle devint femme dans toute l’acception du mot. Durant cet intervalle, Dunscomb se retira, voyant qu’il ne pouvait rien obtenir de sa cliente, pendant qu’elle pleurait d’une manière presque convulsive, et sachant qu’il avait quelques dispositions à prendre avant la réunion de la Cour. Du reste, il s’éloigna tout à fait rassuré sur un point très-important ; lui et Millington marchaient ensemble vers le palais, la tête penchée l’un contre l’autre, et la voix réduite presque à un simple chuchotement.