Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 293-306).



CHAPITRE XXIII.


Dans toute circonstance délicate, la voie la plus sage est de garder le silence, car celui qui prend sur lui de défendre la réputation d’une femme ne fait que révéler à tous les faveurs qu’il en a reçues.
Cumberland.



L’aile de « l’auberge Horton » où se trouvait la chambre de Dunscomb, était d’une étendue considérable, contenant une douzaine de chambres, bien que la plupart fussent rétrécies comme toutes les chambres à coucher des tavernes américaines. La meilleure pièce, avec deux fenêtres, et d’une certaine dimension, était celle occupée par le conseiller. Le docteur et sa société avaient un salon et deux chambres à coucher ; entre ces dernières et la chambre de Dunscomb, il y avait celle du voisin turbulent, l’individu qu’on prétendait fou. Le reste de l’aile, qui était la portion la plus tranquille et la plus retirée de la maison, formait en grande partie des chambres à coucher d’un style plus relevé. Il y avait toutefois deux pièces que la prévoyance d’Horton et de sa femme avait réservées à une toute autre destination. C’étaient deux petits salons où les initiés fumaient, buvaient et jouaient.

Rien n’est plus propre à montrer à quelle école un homme a été élevé, que sa manière de choisir ses amusements. Celui qui dès son enfance a été accoutumé à n’y voir que des distractions innocentes, est rarement tenté d’abuser de ces habitudes qui n’ont jamais été associées, dans son esprit à des idées coupables, et qui n’impliquent en elles-mêmes aucune faute morale. Parmi les gens d’une éducation libérale, les cartes, la danse, la musique, tous les jeux de hasard et d’adresse, ne comportent aucune idée de mal. Mais il est une autre classe d’hommes d’une morale plus relâchée et d’une conscience plus souple, qui impriment à ces distractions un autre caractère. Ce qui n’est chez les premiers qu’un amusement innocent, agréable, et, sous certains rapports, utile, devient entre les mains des seconds une occupation basse, vicieuse et dangereuse, parce qu’elle est entachée des pratiques corruptrices de la ruse et de la tromperie. L’aile de l’auberge de mistress Horton fournissait un exemple de cette double physionomie, durant l’ajournement de la Cour.

Dans le salon de mistress Mac-Brain, l’ex-veuve Updyke, comme l’appelait Dunscomb, autour d’une petite table placée au milieu de la pièce, étaient assis, à un jeu de whist, Dunscomb en personne, le docteur, sa nouvelle femme et Sarah. La porte n’était pas fermée ; pas une figure ne décelait la conscience d’une mauvaise action, ou le désir excessif d’empocher l’argent de son voisin ; il régnait même dans cette société un certain degré de tristesse par suite de l’intérêt que chacun portait à la marche du procès.

À vingt pieds de là, et dans les deux petits salons déjà mentionnés, était réunie une compagnie très-différente. Elle se composait du rebut du barreau, peut-être des deux tiers des journalistes employés pour le procès de Marie Monson, de plusieurs plaideurs, de quatre ou cinq médecins de campagne, qu’on avait assignés comme témoins, et d’autres gens plus ou moins équivoques, dignes d’un pareil cercle. Nous donnerons d’abord un moment d’attention à la société réunie autour de la table de whist, dans le premier salon déjà décrit.

— Je ne crois pas que l’accusation, tout bien considéré, ait réussi aujourd’hui, comme on s’y attendait généralement, fit observer Mac-Brain. – Voici l’as d’atout, miss Sarah, et si vous pouvez le faire suivre du roi, nous aurons le tric.

— Je ne pense pas le faire suivre de quoi que ce soit, répondit Sarah, jetant ses cartes ; il me semble réellement qu’il y a défaut de sensibilité à jouer le whist, tandis qu’une personne de notre connaissance subit un jugement capital.

— Je ne me souciais guère de jouer, dit la paisible mistress Mac-Brain ; mais M. Dunscomb parut si désireux de faire un rob, que je ne savais trop comment refuser.

— Ah ça ! c’est vrai, Tom, dit le docteur ; tout cela est votre ouvrage, et s’il y a quelque mal, vous en supporterez tout le blâme.

— Jouez autre chose qu’un atout, miss Sarah, et nous gagnons… Vous avez bien raison, Ned, dit Dunscomb en jetant le paquet de cartes, l’accusation n’a pas eu le succès que je redoutais. Cette mistress Pope était un témoin dont j’avais peur, mais son témoignage en lui-même se réduit à très-peu de chose ; et ce qu’elle a dit a été joliment ébranlé par son impuissance à reconnaître la pièce.

— Je commence réellement à espérer que cette dame infortunée est innocente, dit le docteur.

— Innocente ! s’écria Sarah ; à coup sûr, oncle Ned, vous ne pouvez jamais en avoir douté.

Mac-Brain et Dunscomb échangèrent des regards significatifs, et le dernier allait répondre, quand, levant les yeux, il aperçut une forme étrange qui se glissait à la dérobée dans la pièce, et se plaçait dans un coin obscur. C’était la figure d’un homme court et trapu, ayant dans son extérieur et son habillement tous les signes d’une malpropreté misérable qui d’ordinaire dénote l’imbécillité. Il semblait désirer de se cacher, et il y réussit en mettant plus de la moitié de sa personne sous un châle de Sarah, avant d’être aperçu par aucun membre de la société, si ce n’est par Dunscomb. Celui-ci crut tout d’abord que c’était l’être qui plus d’une fois l’avait ennuyé par son bruit, et que mistress Horton avait fait passer pour un fou, bien qu’elle eût gardé un silence assez singulier pour elle, touchant l’histoire de son hôte. Elle croyait qu’il avait été amené à la Cour par ses amis, afin d’obtenir quelque jugement ; il était possible que sa visite eût quelque chose à démêler avec le nouveau Code, que Dunscomb blâmait si durement.

Un petit cri poussé par Sarah instruisit bientôt la société de la présence de cet objet repoussant. Elle arracha son châle, laissant l’idiot ou le fou tout à fait exposé aux regards, et se mit elle-même derrière la chaise de son oncle.

— Je crois que vous vous êtes trompé de chambre, mon ami, dit Dunscomb avec douceur. Celle-ci, vous le voyez, est occupée par des joueurs de cartes ; vous ne jouez pas, j’en suis sûr.

Un regard malicieux laissa très-peu de doute sur la nature de la maladie dont ce malheureux était affligé. Il empoigna les cartes, rit, puis recula, et se mit à murmurer :

— Elle ne me laissera pas jouer, balbutia l’idiot, elle ne le voulait jamais.

— Qui voulez-vous dire par elle ? demanda Dunscomb. Est-ce une femme de cette maison, mistress Horton, par exemple ?

Autre regard malicieux avec un mouvement de tête, pour répondre négativement.

— Êtes-vous l’esquire Dunscomb, le grand avocat d’York ? demanda l’inconnu avec intérêt.

— Dunscomb est certainement mon nom, quoique je n’aie pas le plaisir de connaitre le vôtre.

— Je n’en ai pas. On peut me le demander du matin au soir, je ne le dirai pas. Elle ne le permettra pas.

— Par elle, encore une fois, vous voulez dire mistress Horton, je suppose ?

— Non, ce n’est pas cela. Mistress Horton est une brave femme ; elle me donne à manger et à boire.

— Dites-nous alors qui vous désignez ?

— Vous n’en direz rien ?

— Non, à moins qu’il ne soit pas convenable, de garder le secret. Qui appelez-vous elle ?

— Eh bien, elle.

— Mais qui ?

— Marie Monson. Si vous êtes le grand avocat d’York, comme on le prétend, vous devez savoir tout ce qui concerne Marie Monson.

— Ceci est bien extraordinaire ! dit Dunscomb, regardant son compagnon avec surprise. Je connais quelque chose sur Marie Monson, mais pas tout. Pouvez-vous m’apprendre quelque chose ?

Ici l’étranger avança un peu hors de son coin, écouta comme s’il redoutait d’être surpris, puis mit un doigt sur sa lèvre, et d’un ton mystérieux fit « chut ! »

— Prenez garde qu’elle ne vous entende ; si cela arrive, vous pourriez vous en repentir. C’est une sorcière !

— Pauvre diable ! Elle semble en effet vous avoir ensorcelé, comme elle l’a fait, j’imagine, de plus d’un autre.

— Serait-il vrai ? Je désire que vous disiez ce que j’ai besoin de savoir, si vous êtes réellement le grand avocat d’York.

— Posez vos questions, mon ami ; je tâcherai d’y répondre.

— Qui mit le feu à la maison ? Pouvez-vous me le dire ?

— C’est un secret encore à découvrir ; en sauriez-vous quelque chose par hasard ?

— Si j’en sais quelque chose ? je le crois. Demandez-le à Marie Monson, elle peut vous le dire.

Tout cela était si étrange que toute la compagnie se regarda réciproquement dans un muet étonnement, Mac-Brain fixant ses regards avec plus d’attention sur l’inconnu, afin de s’assurer de la véritable nature de la maladie mentale dont il était évidemment affecté. Sous certains rapports, l’infirmité paraissait être de l’idiotisme ; puis il y avait dans la physionomie des éclairs qui dénotaient une folie complète.

— Vous êtes d’avis, alors, que Marie Monson sait qui a mis le feu à la maison ?

— Certainement, elle le sait. Je le sais aussi, mais je ne le dirai pas. Ils pourraient bien me pendre aussi bien que Marie Monson, si je le disais. J’en sais trop pour faire cette folie-là. Marie Monson m’a dit qu’ils me pendraient, si je le dis. Je n’ai pas besoin d’être pendu.

Un frémissement de Sarah traduisit l’effet de ces paroles sur les auditeurs, et mistress Mac-Brain se leva à ce moment avec l’intention d’envoyer chercher sa fille, qui était alors dans la prison, occupée à consoler par les douces et rassurantes paroles de l’amitié la prisonnière, qu’elle croyait fermement méconnue et outragée. Un mot du docteur l’engagea, néanmoins, à se rasseoir, et à attendre le résultat avec un peu plus de patience.

— Marie Monson, à ce qu’il paraîtrait, est une très-prudente conseillère, reprit Dunscomb.

— Oui ; mais elle n’est pas le grand conseiller d’York ; vous êtes ce monsieur, à ce qu’on me dit.

— Puis-je vous demander qui vous a parlé de moi ?

— Mistress Horton et Marie Monson aussi. Mistress Horton m’a dit que si je faisais tant de bruit, je troublerais le grand conseiller d’York, et qu’il pourrait me faire pendre pour cela. Je ne chantais que des hymnes, et on dit que c’est bon pour les gens dans la peine, de chanter des hymnes. Si vous êtes le grand conseiller d’York, je désire que vous me disiez une chose : qui s’est emparé de l’or qui était dans le bas ?

— Savez-vous par hasard quelque chose de ce bas ou de l’or ?

— Si je sais ! regardant d’abord par-dessus une épaule, puis par-dessus l’autre, mais hésitant à continuer ; me pendront-ils, si je le dis ?

— Je ne le crois pas, quoique je ne puisse que vous donner une opinion. Ne répondez pas, si cela ne vous est pas agréable.

— Je sens le besoin de parler. Je sens le besoin de tout dire, mais j’ai peur. Je ne veux pas être pendu.

— Eh bien, parlez hardiment, et je vous promets que vous ne serez pas pendu. — Qui s’est emparé de l’or qui se trouvait dans le bas ?

— Marie Monson. Voilà comment elle possède tant d’argent.

— Je ne puis consentir à laisser un instant de plus Anna en pareille compagnie ! s’écria la mère inquiète. Allez, Mac-Brain, et amenez-la ici directement.

— Vous êtes un peu prompte dans votre jugement, fit froidement observer Dunscomb. Cet homme est faible d’esprit, et l’on ne doit pas attacher trop d’importance à ses paroles. Écoutons-le jusqu’au bout.

Il était trop tard. Le pas de mistress Horton fut entendu dans le passage ; et cet être extraordinaire disparut aussi soudainement et aussi furtivement qu’il était entré.

— Quel parti tirer de ces révélations ? demanda Mac-Brain après un moment de réflexion.

— Aucun, Ned ; peu m’importe que Williams en soit entièrement informé. Le témoignage d’un tel homme ne peut être écouté un instant. Nous avons tort d’y accorder une seconde pensée, bien que je vous voie le faire. La moitié du mal est produite par de fausses idées surgissant d’une foule innombrable de causes ; l’une d’elles, c’est cette disposition à faire beaucoup de peu. Déclarez-vous cet homme un idiot ou un fou ?

— Il n’est pas évident pour moi, qu’il soit l’un ou l’autre. Il y a quelque chose de particulier dans son cas, et je vous demanderai la permission d’y regarder. Je présume que nous avons fini avec les cartes. Irai-je chercher Anna ?

La mère inquiète donna son assentiment sur-le-champ, et Mac-Brain alla de son côté, tandis que Dunscomb se retira dans sa chambre, non sans s’arrêter devant la porte de son voisin qu’il entendit marmotter et menacer à l’intérieur.

Les deux petits salons dont nous avons parlé, offraient un aspect bien différent de celui que nous quittons. Là on chiquait, ou fumait, on buvait, on jouait, le tout avec rudesse et acharnement. À des choses très-innocentes en elles-mêmes, les membres de cette société donnaient une apparence coupable par leurs manières. Les portes étaient fermées à clef, au milieu des plus grossières plaisanteries, de propos licencieux, de jurements révoltants ; ils étaient inquiets et sur leurs gardes, comme s’ils craignaient d’être découverts. Il n’y avait rien de franc et de digne dans le maintien de ces hommes. La chicane, les détours, la friponnerie, mêlés au débordement et à la crudité des manières, tout cela formait un spectacle dégradant. Tout était brusque et offensant : attitudes, jurements, conversation, liqueurs, et jusqu’à la manière de les boire.

Il est à peine nécessaire de dire que Williams et Timms faisaient partie de cette société.

— Dites donc, Timms, beugla un attorney du nom de Crooks, vous avez joué atout, Monsieur. — C’est bien. — Allez de l’avant. — En voici un de première qualité. — Bien joué, cela. – Le mien est fricassé. Ah çà, Timms, vous allez sauver de la corde le cou de Marie Monson. Quand je suis venu ici, je croyais que l’affaire était faite, mais l’accusation a été misérable.

— Que dites-vous à cela, Williams ? dit le partner de Crooks, qui fumait, jouait, buvait et jurait en même temps : — Je coupe, Monsieur, avec votre permission. — Que dites vous à cela, Williams ?

— Je dis que nous ne sommes pas ici à la Cour, et qu’une épreuve comme celle d’aujourd’hui doit suffire à un homme raisonnable.

— Il a peur de montrer son jeu, ce que je ne redoute pas, moi, dit un autre en découvrant ses cartes, comme il parlait. Williams a toujours quelques atouts en réserve, pourtant, pour se tirer de toutes les difficultés.

— Oui, Williams a un atout en réserve, et le voici qui me donne le tric, répondit l’effronté avocat, aussi froidement que s’il était engagé dans un procès diffamatoire. Ce sera à peu près par le même procédé que je l’emporterai sur Timms demain.

— Alors vous ferez plus que vous n’avez fait aujourd’hui, maître Williams. Cette mistress Pope peut être un atout, mais elle n’est pas l’as. Je n’ai jamais vu un témoin échouer plus complètement.

— Nous trouverons moyen de la remettre demain sur ses pieds. — Je crois que ce valet est à vous, Green ; oui, je vois mon jeu maintenant, je dois le prendre avec la dame ; — absolument comme je vous battrai demain, Timms. Je garde toujours mon atout pour le dernier coup, vous savez.

— Allons, allons, Williams, dit le membre le plus âgé du barreau, homme dont les passions s’étaient refroidies par le temps, et qui avait plus de gravité que la plupart de ses compagnons ; allons, allons, Williams, ceci est un jugement capital, et toute plaisanterie est assez déplacée.

— Je ne crois pas qu’il y ait ici de juré, monsieur Marvin ; c’est toute la réserve qu’exige la loi.

— Quoique la loi puisse tolérer cette légèreté, la pudeur ne la tolère pas. La prisonnière est une charmante femme ; et pour ma part, bien que je ne veuille rien dire qui puisse influencer l’opinion de qui que ce soit, je n’ai jusqu’ici rien entendu qui justifiât une accusation, beaucoup moins encore une condamnation.

Williams posa les cartes, se leva, étendit les bras, bâilla, et prenant Timms par la main, il l’entraîna hors de la pièce. Non content de cela, le rusé membre de la loi continua à marcher, jusqu’à ce que son compagnon et lui fussent en plein air.

— Il vaut toujours mieux parler de secrets au dehors qu’au dedans d’une maison, fit observer Williams, sitôt qu’ils furent à une certaine distance de la porte de l’auberge. Il n’est pas encore trop tard, Timms vous devez voir combien nous sommes faibles, et avec quelle bêtise l’attorney du district a emmanché l’affaire. La moitié des jurés dormiront ce soir avec la pensée qu’on s’est conduit sévèrement à l’égard de Marie Monson.

— Ils peuvent faire de même demain soir, et tous les soirs du mois, répondit Timms.

— Non, à moins que nous ne nous arrangions. Nous avons assez de témoignages pour pendre le gouverneur.

— Montrez-nous votre liste de témoins, alors, afin que nous en puissions juger pour notre compte.

— Cela est impraticable. On pourrait les acheter avec la moitié de l’argent que nous demandons pour nous retirer du champ de bataille. Cinq mille dollars ne peuvent être une grande affaire pour une pareille femme et ses amis.

— Qui supposez-vous être ses amis, Williams ? Si vous les connaissez, vous êtes mieux renseigné que son propre conseil.

— Oui, et ce sera là un joli point, quand on le fera valoir contre vous. Non, non, Timms ; votre cliente a été mal avisée, ou elle est d’une opiniâtreté inexplicable. Elle a des amis, bien que vous puissiez ignorer qui ils sont, et des amis qui peuvent, qui voudraient la secourir sur-le-champ, si elle voulait consentir à demander leur assistance. En vérité, je soupçonne qu’elle a au moins assez d’argent pour nous acheter tous.

— Cinq mille dollars forment une grosse somme, Williams, et on ne la trouve pas souvent dans la prison de Biberry. Mais si Marie Monson a ces amis, nommez-les, afin que nous puissions implorer leur secours.

— Écoutez, Timms, vous n’êtes pas un homme tellement ignorant de ce qui se passe dans le monde, qu’il soit nécessaire de vous apprendre les lettres de l’alphabet. Vous savez qu’il y a dans ce nouveau monde des associations très-étendues de fripons, aussi bien que dans l’ancien.

— Quel rapport ceci a-t-il avec Marie Monson et avec notre cause ?

— Un rapport capital. Cette Marie Monson a été envoyée ici pour s’emparer de l’or de cette vieille sotte, qui n’a pas su cacher son trésor après l’avoir amassé. Elle fit de son bas la cachette de son trésor, et montra les pièces, comme toute autre thésauriseuse. Beaucoup de personnes aiment à les regarder, ne serait-ce que pour en réjouir leurs yeux.

— Un plus grand nombre pour mettre la main dessus, et vous êtes de ce nombre, Williams !

— J’en conviens. C’est une faiblesse générale dans la profession, je crois. Mais c’est parler pour ne rien dire, et nous perdons un temps très-précieux. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas faire un nouvel appel à votre cliente au sujet de l’argent ?

— Répondez-moi franchement à une question ou deux, et je ferai ce que vous désirez. Vous savez, Williams, que nous sommes de vieux amis, et que nous n’avons jamais eu de sérieuses difficultés ensemble depuis que nous avons abordé le barreau.

— Oh ! assurément, répondit Williams avec un sourire ironique que fort heureusement pour la négociation, l’obscurité cacha à Timms ; excellents amis depuis le commencement, et je l’espère, devant continuer de même jusqu’à la fin. Des hommes qui se connaissent aussi bien que vous et moi, doivent être dans les meilleurs termes. Pour ma part, je n’ai jamais, au barreau, gardé une rancune dans mon esprit cinq minutes après avoir quitté la cour. Maintenant, voyons votre question.

— Assurément vous n’avez jamais considéré Marie Monson comme le bouc émissaire d’une bande de voleurs d’York !

— Qui ou quoi peut-elle être, si ce n’est cela, monsieur Timms ? Elle est bien élevée et appartient aux fripons de la haute volée : mais elle fait partie d’une société de fripons. Eh bien ! ces coquins sont plus fidèles entre eux que ne l’est le corps des citoyens de par la loi ; les cinq mille dollars arriveront aussitôt qu’on les demandera.

— Parlez-vous sérieusement en cherchant à me faire croire que vous pensez ma cliente coupable ?

Ici Williams ne put s’empêcher de rire aux éclats. Il est vrai qu’il fit cesser le bruit sur-le-champ, dans la crainte qu’il n’attirât l’attention ; mais quant à rire il ne s’en fit pas faute, et à cœur joie.

— Allons, Timms, vous m’avez posé votre question, et je vous laisse y répondre vous-même. Il est une chose néanmoins que je vous dirai en guise d’avis, et la voici : nous établirons demain contre elle des charges telles, qu’elles feraient pendre un gouverneur, comme je vous l’ai déjà dit.

— Je crois que jusqu’ici vous ne vous êtes rien épargné en ce sens. Pourquoi ne pas me laisser connaître les noms de vos témoins ?

— Vous en savez la raison. Nous voulons toute la somme pour nous-même, et nous n’avons pas la fantaisie de la répartir sur tout le comté de Dukes. Je vous jure sur l’honneur, Timms, et vous savez si j’en ai, je vous jure sur l’honneur que nous tenons de formidables témoignages en réserve.

— Dans lequel cas l’attorney du district produira les témoins à la barre, et nous ne gagnerons rien, après tout, à votre retraite.

— L’attorney du district m’a laissé toute la cause en grande, partie. J’ai préparé son dossier et je me suis ménagé les moyens de faire tourner la balance. Si je me retire, Marie Monson sera acquittée ; si je reste, elle sera pendue. Un pardon en sa faveur ne sera certainement pas accordé ; elle est trop haut placée parmi les privilégiés pour s’attendre à cela ; d’abord elle n’est pas anti-rentière.

— Je m’étonne que les voleurs ne complotent pas aussi bien que les autres, et ne contrôlent pas les votes.

— Ils le font ; ces anti-rentiers appartiennent à des bandes, et ont déjà leurs représentants dans les hautes places. Ce sont des « pirates de terre » tandis que votre cliente s’en va escamoter les vieux bas. La différence en principe n’est d’aucune importance, comme peut le voir tout homme un peu clairvoyant. Il se fait tard, Timms.

— Je ne puis croire que Marie Monson soit la sorte de personne que vous supposez ! Williams, je vous ai toujours considéré et traité comme un ami. Vous pouvez vous rappeler combien je vous ai soutenu dans le procès de Middlebury.

— Assurément ; vous fîtes noblement votre devoir à mon égard dans cette circonstance, et je ne l’ai pas oublié.

— Eh bien, alors, soyez mon ami dans cette affaire. Je serai honnête avec vous, et reconnaîtrai que, pour ce qui regarde ma cliente, j’ai eu (pourvu qu’elle soit acquittée, et que sa réputation soit honorable), que j’ai eu, et que j’ai encore ce qu’on…

— Appelle des vues ultérieures. Je vous comprends, Timms, et je m’en doute depuis dix jours. Cela dépend beaucoup de ce que vous considérez comme réputation honorable. En envisageant sa situation sous le plus beau côté, Marie Monson aura été mise en jugement pour meurtre et incendie.

— Non pas, si elle est acquittée sur le premier chef. J’ai la promesse de l’attorney du district qu’il consentira à un « nolle prosequi » pour la dernière accusation, si nous sortons triomphants de la première.

— Dans lequel cas Marie Monson aura été jugée pour meurtre seulement, reprit Williams en souriant. Croyez-vous réellement, Timms, que votre cœur soit assez tendre pour recevoir et garder une empreinte aussi profonde que celle qui est faite par le sceau de la Cour ?

— Si je pensais, comme vous, que ma cliente ait encore ou ait eu des rapports avec des voleurs fieffés et des faussaires, je ne songerais pas un instant à en faire ma femme. Mais il y a une immense différence entre une personne surprise par une tentation soudaine, et celle qui pèche par calcul et par habitude. Eh bien, pour mon compte, quelquefois j’ai mal agi, oui, je vais jusque-là.

— C’est complétement inutile, dit Williams sèchement.

— Il est contraire à la doctrine chrétienne de revenir sur les vieux péchés, quand le repentir les a lavés.

— Ce qui signifie, Timms, que vous épouserez Marie Monson, quoiqu’elle puisse être coupable, pourvu toujours que deux éventualités très-importantes tournent bien.

— À quelles éventualités faites-vous allusion, Williams ? je n’en connais pas.

— L’une, c’est qu’elle veuille de vous ; l’autre, c’est qu’elle ne soit pas pendue.

— Quant à la première, je n’ai pas grande appréhension des femmes qui ont paru devant une Cour, pour être jugées sur un crime capital, ne sont pas très-difficiles. De mon côté, il me sera assez aisé de persuader au public que, comme conseil dans une cause très-intéressante, je fus à même par cette intimité d’apprécier les vertus de l’accusée, que je fus touché de ses malheurs, captivé par sa beauté et ses perfections, et finalement séduit par ses charmes. Je ne pense pas, Williams, qu’une semblable explication manquât son effet. Les hommes sont toujours favorablement disposés à l’égard de ceux qu’ils croient dans une position de fortune meilleure que la leur. Le capital est en grande partie basé sur ce principe.

— Je n’en sais trop rien. Aujourd’hui les élections en général roulent plus sur les principes publics que sur la conduite privée. Les Américains sont le peuple le plus porté à pardonner, si ce n’est quand vous leur dites leurs vérités. Cela, ils ne vous le pardonneront pas.

— Pas plus qu’aucune nation, j’imagine. La nature humaine se révolte à cette seule pensée. Mais donnez-moi la nomination, et je suis aussi sûr de mon siège au sénat, que, dans les contrées du vieux monde, le premier-né est certain de monter sur le trône de son père.

— C’est assez sûr en règle générale, j’en conviens ; mais il y a des exceptions, et parfois les nominations échouent.

— Non pas quand elles sont régulières, et qu’elles reposent sur les principes convenables. Une nomination vaut presque autant que la popularité.

— Souvent mieux ; car l’esprit de parti dépasse fréquemment le but qu’il veut atteindre. Mais pendant tout ce temps la nuit se passe. Si je me rends à la Cour le matin, il sera trop tard. La chose doit être arrêtée dès maintenant, et cela de la manière la plus explicite.

— Je voudrais savoir ce que vous avez recueilli concernant la vie passée de Marie Monson ; dit Timms comme un homme qui luttait contre le doute.

— Vous avez entendu le bruit public aussi bien que moi-même. Quelques-uns prétendent qu’elle est déjà mariée, tandis que d’autres la croient une riche veuve. Mon opinion, vous la connaissez : je la crois le bouc émissaire d’une bande d’York et la soupçonne de n’être après tout que ce qu’elle mérite d’être.

C’était un langage bien cru à adresser à un amoureux, et Williams le fit avec intention. Il avait pour Timms cette sorte d’égard qui provient d’une communauté de fonctions, et il était disposé à regretter qu’un homme avec lequel il avait été lié depuis si longtemps, soit comme associé, soit comme antagoniste, épousât une femme dont la carrière avait été marquée par les indignes manœuvres que, dans sa conviction, il attribuait à Marie Monson.

Messieurs du barreau ne doivent pas plus être jugés sur les apparences que le reste des hommes. Ils se querelleront, et sembleront prêts à tirer l’épée, à un moment donné, et un instant après on les trouvera travaillant de concert dans un autre procès. C’est sous l’impression d’un sentiment de cette nature que Williams avait une sorte d’amitié pour son compagnon.

— J’essaierai, Williams, dit Timms en se dirigeant vers la prison. Oui, je ferai encore une tentative.

— Faites-la, mon cher ; et surtout, rappelez-vous bien une chose c’est que vous n’épouserez jamais une femme qui aura été pendue.