Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 277-292).



CHAPITRE XXII.


Eh ! quoi, me verras-tu, déplorable victime,
Succomber à mes maux, sans me tendre la main
Pour m’aider à sortir du fond de cet abîme ?

Addison.



Appelez les noms des jurés, monsieur le greffier, dit le juge. Monsieur le shériff je ne vois pas la prisonnière à sa place.

Ceci produisit un peu d’agitation. Les jurés furent appelés et répondirent à leur nom ; peu après parut Marie Monson. Elle était accompagnée des dames, qu’on pouvait dire maintenant être de sa société, bien qu’aucune d’elles, à l’exception de Marie Moulin, ne vînt en dedans de la barre.

Il y eut un silence profond dans la salle, car on sentait qu’une décision de vie ou de mort devait sortir de ces débats. Marie Monson regardait non avec agitation, mais avec intérêt, les douze hommes qui allaient prononcer sur son innocence ou sa culpabilité ; hommes d’habitudes et d’opinions si différentes des siennes ; hommes si disposés aux préventions contre ceux que les accidents de la vie ont rendus les objets de l’envie et de la haine ; hommes trop occupés des soins de l’existence pour pénétrer les mystères de la pensée, et dont les opinions dépendaient du caprice des autres ; hommes inhabiles parce qu’ils étaient sans expérience pour accomplir ce devoir solennel et important que la loi leur imposait en ce moment ; hommes en qui on pouvait se confier, tant qu’ils s’attachaient à la loi et à la raison, mais qui devenaient terribles et dangereux dès qu’ils prêtaient l’oreille, comme c’était souvent le cas, aux suggestions de leurs propres impulsions, à celles de l’ignorance et des préjugés. Et pourtant ces hommes, c’étaient les pairs de Marie Monson aux yeux de la loi ; ils avaient été considérés comme tels et acceptés dans une affaire où il fallait tenir compte des sentiments et des usages des castes sociales, choses auxquelles ils ne comprenaient rien, ou, ce qui est pis que rien, très-peu, et cela à travers de fausses données et des conclusions erronées.

C’est la mode d’exalter l’institution du jury. Notre propre expérience, qui n’est rien moins que frivole, comme étant celle d’un chef de jurés, d’un plaideur, et d’un spectateur désintéressé, ne nous permet pas de nous ranger à cette opinion. Un exposé de la conduite corrompue, partiale, pleine d’erreurs et de préjugés, ignorante enfin, dont nous avons été nous-mêmes témoin dans ces corps, formerait à elle seule une histoire complète. Le pouvoir, qui égare ces hommes, est un pouvoir inconnu à eux-mêmes, la moitié du temps, et il n’en est que plus dangereux. Les sentiments de voisinage, d’hostilité politique, d’animosités de parti, sont au nombre des vices les plus communs que la justice trouve à combattre, lorsqu’ils sont mis en contact avec des tribunaux ainsi composés. Puis viennent les sentiments engendrés par les castes sociales, source inépuisable de passions mauvaises. On avait prévenu Marie Monson des dangers qu’elle courait de ce côté ; bien qu’on lui eût dit aussi, et avec grande vérité, qu’il restait encore assez de l’esprit de Dieu dans le cœur de l’homme, pour qu’il se trouvât, parmi ceux qui allaient être les arbitres de son sort, une majorité consciencieuse et attentive dans une cause capitale. Peut-être est-il permis d’établir en règle, que la singularité de cette situation, pour un homme qui pour la première fois s’assied comme juré dans un jugement où une vie humaine est en jeu, est un des correctifs les plus efficaces de ses tendances naturelles à faire du mal.

— Monsieur l’attorney du district, êtes-vous prêt à procéder ? demanda le juge.

Ce fonctionnaire se leva, salua la Cour et le jury, et commença son exposé. Sa manière était simple, naturelle et solennelle. Quoiqu’un talent distingué et un esprit original soient très rares dans ce pays, comme partout ailleurs, il y a une foule d’intelligences de second ordre qui seraient partout considérées. L’attorney du district de Dukes était un vivant témoignage de cette vérité. Il vit clairement tout ce qui se trouvait dans le cercle de ses recherches, et ayant une grande expérience, il fit son devoir en cette occasion d’une manière très-estimable. Il n’essaya d’aucune manière d’éveiller des préjugés contre l’accusée. Celle-ci était renvoyée devant le jury par la grande enquête, et c’était son pénible devoir à lui et à la Cour, y compris Son Excellence, d’examiner la question, et de rendre une décision solennelle appuyée de leurs serments. Marie Monson avait droit à une complète justification et à tous les avantages que la clémence de la loi criminelle, dans un état de société des plus humains, pouvait conférer, et Dieu veuille qu’elle soit acquittée si l’État ne peut établir sa culpabilité !

M. l’attorney du district se disposa alors à donner le récit des événements, comme il supposait qu’ils étaient arrivés. Il parla des Goodwin comme de gens « pauvres, mais honnêtes, » sorte de renommée fort en faveur, et qui le mérite, quand elle est vraie. — Il paraît, Messieurs, continua l’attorney du district, que la femme avait un penchant, ou du goût, à ramasser des pièces d’or, sans doute comme une provision contre les besoins de l’âge. Elle les mettait dans un bas, comme c’est l’usage parmi les femmes de la campagne, et les montrait souvent aux voisins. Nous pouvons avoir occasion, Messieurs, de vous prouver qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, à des époques différentes, ont vu cet or, et l’ont tenu dans leurs mains. Il n’est pas nécessaire de vous dire ce qu’est la curiosité naturelle, tous doivent savoir avec quelle minutieuse attention les personnes peu accoutumées à voir des pièces de cette nature sont portées à examiner celles qui sont d’une forme plus rare et plus particulière. C’est ce qui arriva pour plusieurs pièces de mistress Goodwin, dont l’une était une pièce italienne ou hollandaise, de la valeur de quatre dollars, qui, ordinairement, prend le nom du roi dont l’effigie est sur la pièce. Cette pièce hollandaise, ou italienne, peu importe, fut vue, tenue, examinée par plusieurs personnes, comme nous vous le montrerons.

Maintenant, Messieurs, le bas qui contenait les pièces d’or était gardé dans un bureau, lequel bureau fut sauvé du feu, avec tout son contenu ; mais le bas et l’or avaient disparu. Ces faits vous seront exposés, appuyés sur une preuve qui empêche de rien mettre sur le compte du hasard. Nous vous montrerons ensuite, Messieurs, que dans un interrogatoire public de la prisonnière, ici à la barre, le contenu de sa bourse fut étalé, et qu’on y trouva la pièce hollandaise ou italienne, dont j’ai parlé, au milieu d’une centaine de dollars, dont l’identité, comme ce sont des pièces américaines, ne peut être aussi facilement constatée.

L’accusation repose en grande partie sur les preuves qu’on vous présentera relativement à cette pièce, pour établir la culpabilité de l’accusée. Nous savons que quand la pièce fut trouvée sur elle, elle affirma qu’elle lui appartenait ; qu’elle avait été en possession de deux pièces semblables, dont l’une, celle qu’on avait vue dans le bas de mistress Goodwin, était un présent qu’elle avait fait à cette infortunée.

Messieurs, si des personnes accusées de crimes pouvaient s’en laver par leurs propres dépositions, il y aurait bien peu de condamnations. La raison nous dit qu’une parole doit s’appuyer sur une preuve. Des affirmations ne seront pas plus reçues contre l’accusée qu’elles ne seront acceptées en sa faveur. Votre bon sens vous dira, Messieurs, que si l’on vous démontre que Dorothée Goodwin possédait cette pièce d’or particulière, qu’elle l’estimait très-haut, qu’elle avait l’habitude de ramasser tout l’or sur lequel elle pouvait légalement mettre la main, que la résidence de ladite Dorothée Goodwin a été brûlée, qu’elle-même a été assassinée par un ou plusieurs coups barbares et cruels, sur l’occiput ou tête ; que Marie Monson, la prisonnière ici à la barre, connaissait l’existence de ce petit amas de pièces d’or ; qu’elle l’a tenu dans ses mains, et sans doute convoité ; demeurant dans la même maison, ayant un facile accès dans la ruelle du lit du couple infortuné, pouvant pénétrer facilement jusqu’au bureau, se procurer les clefs, car les tiroirs furent trouvés fermés, absolument comme mistress Goodwin avait l’habitude de les laisser ; eh bien ! Messieurs, si tout cela vous est démontré, et que nous retrouvions ensuite la pièce susdite dans la poche de Marie Monson, nous établirons primâ facie le cas de culpabilité, comme on peut le concevoir ; car elle est tenue de prouver qu’elle est venue légalement en possession de ladite pièce, et par des moyens honnêtes. Sans quoi, votre devoir sera clair.

Il incombe à l’accusation d’établir ses assertions, soit par une preuve directe, d’après les serments de témoins dignes de foi, ou par des circonstances telles qu’elles ne laisseront aucun doute dans votre esprit sur la culpabilité de l’accusée. Il est également nécessaire que nous montrions que les crimes, dont la prisonnière est accusée, ont été commis, et commis par elle.

Messieurs, nous vous présenterons cette preuve. Nous vous montrerons que les squelettes, dont je vous ai parlé, et qui sont étendus sous le drap mortuaire, tristes restes d’une scène cruelle, sont sans contredit les squelettes de Pierre et de Dorothée Goodwin. Cela vous sera montré les preuves à la main, bien que ceux qui les connaissaient tous deux puissent à peine reconnaître une ressemblance dans ces tristes restes d’êtres humains ; Pierre Goodwin, comme on l’établira, était un homme très-petit, mais trapu, tandis que Dorothée, sa femme, était d’une grande taille. Les squelettes sont tout à fait conformes à cette description. On les trouva dans le bois charbonné du lit dont se servait habituellement le couple infortuné, et à l’endroit même où ils avaient passé auparavant tant de nuits dans la paix et la sécurité. Tout contribue à constater l’identité des personnes dont les restes ont été trouvés, et je regrette que ce soit mon devoir d’ajouter que tout contribue à faire reconnaître dans la prisonnière l’auteur de ces meurtres.

Messieurs, bien que nous nous appuyions surtout sur la possession de la pièce hollandaise ou italienne, pour établir le crime, nous vous présenterons une foule de preuves accessoires et secondaires. D’abord, le fait qu’une femme jeune, belle, bien élevée, et à grands, frais, venant personne ne sait d’où, allant personne ne sait où, apparaisse tout à coup dans un endroit aussi retiré que la maison de Pierre Goodwin ; pourquoi ? personne ne peut le dire : tout cela en soi-même prête beaucoup au soupçon. Messieurs, tout ce qui brille n’est pas or. Un grand nombre d’hommes et de femmes, dans des villes aussi grandes que l’est New-York, ne sont pas ce qu’ils paraissent. Ils sont mis avec élégance, riant, chantant, sont l’âme des sociétés les plus gaies, quand ils ne savent pas où poser la tête la nuit. Les grandes cités sont, dit-on, des taches morales sur l’ensemble de la communauté, et elles cachent bien des choses qui ne supporteraient pas la lumière. Si l’on en juge d’après l’habillement de l’accusée, d’après ses manières, son éducation, ses talents d’agrément et tout ce qui tient à sa personne, c’est à une de ces grandes cités qu’appartient Marie Monson, c’est de là qu’elle est venue demander un asile dans l’habitation des Goodwin. Messieurs, pourquoi y vint-elle ? Avait-elle entendu parler du trésor de mistress Goodwin ? couvait-elle la possession de l’or ? Il sera de votre devoir de répondre à ces questions dans votre verdict. Si votre réponse est affirmative, vous aurez par là même établi les motifs du meurtre.

À côté de ces preuves viennent se ranger les circonstances suivantes, sur lesquelles j’appelle particulièrement votre attention, afin que vous puissiez donner aux dépositions la valeur qui leur convient. On vous montrera que Marie Monson eut en sa possession une grosse somme en or, après les meurtres et l’incendie, et conséquemment après le vol, mais personne ne sait si elle en avait auparavant. On vous montrera qu’elle a de l’argent en abondance, le répandant à droite et à gauche, pour obtenir son acquittement, à ce que nous supposons, et cet argent, nous présumons qu’elle l’a pris dans le bureau de mistress Goodwin ; quel en est le chiffre ? nous l’ignorons. On croit que la somme était considérable ; l’or seul montait à près de mille dollars, et deux témoins assureront dans leur déposition, que le montant en billets de banque s’élevait plus haut. Les Goodwin parlaient d’acheter une ferme, évaluée cinq mille dollars ; et comme ils étaient connus pour ne pas se jeter dans les dettes, il en résulte clairement qu’ils avaient au moins par devers eux une somme semblable. Dorothée Goodwin avait fait, il n’y a pas six mois, un héritage très-considérable, à ce que nous avons appris, et nous espérons pouvoir produire un témoin qui vous donnera tous les détails à ce sujet.

Mais, Messieurs, une circonstance digne de toute votre attention dans un interrogatoire comme celui-ci se rattache à la réponse à cette question : Qu’est Marie Monson ? Quelle est sa parenté, son lieu de naissance, ses occupations, sa résidence ? Pourquoi vint-elle à Biberry ? En un mot, quelle est son histoire passée ? Que toutes ces explications soient satisfaisantes, et un grand pas sera fait pour la justification des plus lourdes charges qui pèsent sur elle. Aurons-nous des témoins recommandables sur ce point ? Personne ne sera plus heureux de les entendre que moi. Mon devoir est loin d’être agréable. J’espère de tout mon cœur que la prisonnière trouvera des moyens légaux pour nous convaincre de son innocence. Il n’y a personne dans cette salle qui entendra un semblable verdict, s’il s’appuie sur la loi et l’évidence, avec plus de plaisir que moi-même. —

Après avoir poursuivi dans ce sens encore quelque temps, le digne fonctionnaire de l’État sacrifia un peu aux préjugés du vulgaire et plia le genou devant l’idole du nombre, malgré les précautions dont il s’entoura pour pallier cette faiblesse. — Messieurs, continua-t-il, comme moi, vous êtes des citoyens simples et sans prétentions. Ni vous, ni vos femmes, ni vos filles, vous ne parlez des langues étrangères, vous ne jouez d’instruments étrangers. Nous avons été élevés avec une simplicité républicaine, Dieu merci ! et nous n’élevons pas de prétentions à une supériorité d’aucune sorte. Notre place est dans le corps de la nation, et nous nous contentons d’y rester. Nous n’aurons nul égard pour l’habillement, le raffinement, les langues étrangères, ou la musique étrangère ; mais, appuyés sur l’évidence, nous montrerons au monde que la loi est aussi sévère pour les grands que pour les petits, pour les gens à prétention comme pour les gens sans prétention. —

Pendant que l’attorney proférait ces sentimens grandioses, plusieurs jurés se levèrent à moitié de leur siège dans leur avidité à écouter, et des regards d’approbation s’échangèrent. Ceci fut accueilli comme une bonne doctrine républicaine ; personne ne voyait, ni ne sentait, comme le goût et la vérité l’auraient démontré, que s’il y avait une prétention réelle, c’était du côté d’un amour-propre exagéré ; c’était aller au-devant de la résistance avant que la résistance fût nécessaire, sous l’influence de la plus basse des passions, peut-être, nous voulons dire de l’envie. Après s’être étendu un peu plus en ce sens, l’attorney du district termina là son exposé.

L’extrême froideur, pour ne pas dire l’indifférence avec laquelle Marie écouta ce discours fut le sujet d’un commentaire général parmi les membres du barreau. Parfois elle avait été attentive, trahissant de temps à autre sa surprise ; puis l’indignation brillait dans son superbe regard ; mais en somme un calme extraordinaire régnait dans son maintien. Elle avait préparé des tablettes pour prendre des notes ; elle y écrivit deux fois dans le cours de l’exposé de l’attorney. D’abord, quand il fit allusion à sa vie passée, ensuite, quand il fit des commentaires sur la pièce hollandaise. Tant qu’il parla de castes, flattant le peuple sous le voile d’une hautaine humilité, et abaissant le parti contraire, une expression de froid mépris parut sur chaque trait de sa remarquable physionomie.

— S’il plaît à la cour, dit Dunscomb se levant d’un air résolu, avant que l’accusation procède avec ses témoins, je fais un appel à la courtoisie de nos adversaires pour obtenir la liste de leurs noms.

— Je crois que nous ne sommes nullement tenus à fournir une liste de cette nature, répondit Williams avec vivacité.

— Peut-être n’y êtes-vous pas tenu par la loi ; mais il est évident à mes yeux que vous l’êtes par l’équité. Ceci est un jugement capital ; la procédure est suivie par l’État. L’objet qu’on se propose, c’est la justice et non la vengeance, c’est la protection de la société au moyen d’une justice impartiale, sévère même. L’État ne peut vouloir faire la moindre chose par surprise. Nous sommes accusés de meurtre et d’incendie, sans savoir ce qu’on va montrer, comment on va le montrer, autrement que par ce qui est contenu dans la plainte. Tout le monde peut voir combien il est important pour nous d’être instruits un peu à l’avance des noms des témoins, afin que nous puissions examiner leur réputation et noter les probabilités. Je ne m’appuie sur aucun droit, mais je demande une faveur que sanctionne l’humanité.

— S’il plaît à la cour, dit Williams, nous avons une importante mission. Je dirai ici que je ne soupçonne en rien le caractère des deux conseils de l’accusé ; mais il est de mon devoir de vous déclarer que nous avons besoin d’être sur nos gardes. On a déjà dépensé beaucoup d’argent dans cette affaire ; et il y a toujours danger qu’on n’achète les témoins. Au nom de mon client, je proteste contre l’acquiescement à la demande.

— La Cour n’a pas d’objection à la faveur réclamée par le conseil de l’accusée, dit le juge, mais elle ne peut l’ordonner. L’État ne peut jamais désirer que ses officiers soient durs ou exigeants ; mais il est de leur devoir d’être prudents. Monsieur l’attorney du district, êtes-vous prêt à produire vos témoins. Le temps est précieux, Monsieur.

Les témoins à charge furent alors introduits. Nous n’exposerons ici que l’ensemble, réservant nos détails pour les témoins sur lesquels, on peut le dire, reposait toute la cause. Deux fermiers, d’un extérieur très-décent et de manières convenables, ayant leur résidence dans le voisinage de Biberry, parurent à la barre pour établir les points capitaux de la cause. Ils avaient connu Pierre et Dorothée Goodwin ; s’étaient souvent arrêtés chez eux, et étaient très-liés avec le vieux couple à titre de voisins. Ils se rappelaient le feu, y avaient assisté sur la fin. Ils y virent la prisonnière, furent témoins de sa descente par une échelle ; l’aidèrent à sauver ses effets. Plusieurs malles, sacs de nuit, cartons, écritoires, instruments de musique, etc., furent sauvés. Il leur sembla que tous ces objets avaient été placés près des fenêtres de manière à être enlevés à la main. Après le feu, ils n’avaient rien vu ni entendu du vieillard et de sa femme, si ce n’est qu’ils virent deux squelettes qu’on crut être les leurs. Ils supposèrent que c’étaient les squelettes de Pierre Goodwin et de sa femme. (Ici pour la première fois à l’audience on exposa ces restes aux regards.) Ce sont les mêmes squelettes, ajoutèrent-ils, sans aucun doute ; ils sont à peu près de la grandeur du vieux couple. Le mari était petit, la femme grande. Peu ou pas de différence dans leur taille. Ils n’avaient jamais vu le bas ou l’or, mais ils en avaient beaucoup entendu parler, ayant vécu proches voisins des Goodwin pendant vingt-cinq ans.

Dunscomb dirigea le contre-interrogatoire. Il fut serré, pénétrant, judicieux. Séparant les on-dit et les bavardages d’avec les faits connus, il fit bon marché des premiers, comme n’étant pas dignes d’être accueillis par un jury. Nous donnerons quelques-unes de ses questions et des réponses qu’on y fit, portant sur les points les plus essentiels du procès.

— Vous dites, témoin, à ce que je comprends, que vous connaissiez également Pierre Goodwin et sa femme ?

— C’est vrai, je les connaissais tous deux, et les voyais presque tous les jours de ma vie.

— Pendant combien de temps ?

— Oh ! bien des jours ! Pendant vingt-cinq ans, ou un peu plus.

— Voulez-vous dire que vous aviez l’habitude de voir Pierre Goodwin ou sa femme tous les jours, ou presque tous les jours pendant vingt-cinq ans ?

— Si ce n’est pas précisément tous les jours c’est au moins deux ou trois fois par semaine, à coup sûr.

— Cela est-il bien essentiel, monsieur Dunscomb ? demanda le juge. Le temps de la Cour est très-précieux.

— Très-essentiel, Excellence, en ce que cela montre le vague des dépositions des témoins ; en ce que cela sert à prémunir le jury sur la manière de recevoir leurs dépositions. L’exposé de l’accusation nous montre que si on établit des charges contre l’accusée, on les établit purement sur une évidence circonstancielle. On ne prétend pas avoir vu Marie Monson tuer les Goodwin, mais le crime est déduit d’une suite de faits collatéraux, qu’on exposera devant la cour et le jury. Je crois que Votre Excellence comprendra combien il est important, dans de semblables circonstances, d’analyser le témoignage, même sur des points qui ne semblent pas porter directement sur les crimes imputés. Si un témoin fait de vagues dépositions, il faut que le jury s’en aperçoive. J’ai une vie à défendre, Votre Excellence se le rappellera.

— Continuez, Monsieur ; la Cour vous accordera la plus grande latitude.

— Vous dites maintenant deux ou trois fois par semaine ; témoin, en y réfléchissant, assureriez-vous même cela par serment ?

— Eh bien, si ce n’est pas deux fois, je suis sûr de pouvoir dire une fois.

Dunscomb fut satisfait de cette réponse, qui prouvait que le témoin pouvait répondre un peu au hasard, et qu’il n’était pas toujours certain de ses faits quand on le pressait.

— Êtes-vous sûr que Dorothée Goodwin soit morte ?

— Je présume que j’en suis aussi sûr qu’aucun des voisins.

— Ce n’est point répondre à ma question. Pouvez-vous affirmer, affirmez-vous sous serment que Pierre Goodwin, la personne nommée dans l’acte d’accusation, est actuellement mort ?

— Je jurerai que je le crois.

— Ce n’est pas ce que je demande. Vous voyez ces squelettes, affirmerez-vous par serment que vous les savez être les squelettes de Pierre et de Dorothée Goodwin ?

— Je suis prêt à jurer que je le crois.

— Cela ne satisfait pas à ma question. Le savez-vous ?

— Comment puis-je le savoir ? Je ne suis ni docteur, ni chirurgien. Non, je ne le sais pas absolument. Cependant je crois que l’un est le squelette de Pierre Goodwin, et l’autre le squelette de sa femme.

— Quel est celui que vous supposez être le squelette de Pierre Goodwin ?

Cette question embarrassa beaucoup le témoin. Il y avait à peine une différence sensible dans l’apparence de ces tristes restes, quoiqu’on se fût assuré en les mesurant que l’un des squelettes était d’un pouce et demi plus long que l’autre ; ce fait était connu dans tout Biberry, bien qu’il ne fût pas facile au premier coup d’œil de dire lequel. Le témoin prit donc le parti le plus prudent, en plaçant son opinion sur un autre terrain.

— Je ne prétends pas discerner l’un de l’autre, répondit-il. Ce que je sais, à ma connaissance, est ceci, et rien que ceci : J’ai connu Pierre et Dorothée Goodwin ; j’ai connu la maison où ils vivaient ; je sais que cette maison a été brûlée, et que les vieillards ne sont pas dans leur résidence. Je n’ai vu les squelettes que lorsqu’on les eut changés de l’endroit où on les avait, dit-on, trouvés ; car j’étais occupé à donner un coup de main pour mettre les objets à couvert.

— Alors vous ne prétendez pas savoir quel est le squelette de l’homme, ou quel est celui de la femme ?

Cette question était habilement posée, et elle eut pour effet de rendre tous les témoins suivants réservés sur ce point ; car elle fit croire qu’il existait une différence qui pourrait être constatée par les hommes de l’art. Le témoin répondit aux vues de Dunscomb, et, après avoir été poussé assez loin pour montrer qu’il n’en savait pas plus que les voisins, on le pria de quitter la barre. Le résultat fut qu’il y avait actuellement très-peu de certitude établie au moyen de ce témoignage. Il était évident que le jury était maintenant sur le qui vive, et peu disposé à admettre comme parole d’Évangile tout ce qu’on affirmait.

Le point suivant était de mettre au jour tous les faits connus sur l’incendie, et sur la découverte des squelettes. Les deux témoins qui venaient d’être examinés avaient vu la fin du feu, avaient entendu parler des squelettes, mais avaient très-peu dit sur ce point. Dunscomb crut à propos de donner l’éveil à ce sujet dans l’état présent de la cause, comme il le fit par cette remarque :

— J’espère que l’attorney du district verra exactement sur quoi il se fonde. Tout ce que la preuve légale a démontré jusqu’ici consiste dans ces faits, qu’il existait deux personnes comme Pierre et Dorothée Goodwin, faits que nous ne sommes nullement disposés à nier.

— Et qu’ils n’ont pas paru en chair depuis la nuit du feu ? ajouta Williams.

— Non aux yeux des témoins ; mais devant d’autres, c’est ce qu’on ne sait pas.

— Le savant conseil prétend-il appuyer sa défense sur ce point que Goodwin et sa femme ne sont pas morts ?

— C’est à l’accusation à nous montrer le contraire positivement. S’ils sont réellement morts, il est très-probable qu’elle peut le faire. Tout ce que je prétends pour le moment c’est que nous n’avons pas encore de preuve que l’un ou l’autre soit mort. Nous avons une preuve que la maison a été brûlée ; mais nous répondons en ce moment à une accusation de meurtre et non d’incendie. Jusqu’ici, ce qui me frappe, c’est que rien de matériel n’a été démontré.

— C’est un point matériel assurément, monsieur Dunscomb, qu’il exista des personnes comme les Goodwin, et qu’elles ont disparu depuis la nuit du feu ; et ce point important est prouvé, à moins que vous n’introduisiez une accusation de faux témoignage, fit observer le juge.

— Nous ne sommes pas disposés à nier ce point important. Il y eut des personnes comme les Goodwin, et elles ont disparu du voisinage. Nous croyons nous-même ce fait.

— Greffier, appelez Pierre Bacon.

Bacon s’avança, tout habillé de neuf, et paraissant beaucoup plus respectable que d’habitude. Le témoignage de cet homme fut presque mot pour mot ce qui avait été exposé à l’enquête du coroner. Il établit les faits du feu, sur lequel il ne pouvait en effet y avoir de contestation raisonnable, et de la découverte des squelettes ; car il avait été un de ceux qui avaient aidé à faire les premières recherches dans les ruines pour trouver les restes. Cet homme raconta son histoire dans un langage très-trivial, comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer, mais d’une manière claire et distincte. Il avait l’intention de dire la vérité, et il y réussit assez bien. L’interrogatoire de Dunscomb fut très-court ; car il vit qu’il était inutile d’essayer de nier ce qui avait été prouvé d’une manière aussi claire.

— Jeanne Pope, cria l’attorney du district. Jeanne Pope est-elle à l’audience ?

La veuve Pope était sur les lieux, prête et disposée à répondre. Elle ôta son chapeau, prêta serment et prit le siège qu’on réserve d’ordinaire aux personnes de son sexe.

— Votre nom ? dit Dunscomb, tenant sa plume sur le papier.

— Pope, Jeanne Pope depuis mon mariage ; mais Jeanne Anderson est mon nom de famille.

Dunscomb écouta avec politesse, mais ne nota que le nom de la veuve. Mistress Pope se mit alors à raconter son histoire, ce qu’elle fit assez bien, quoique ce ne fût pas sans un grand nombre de développements superflus et quelques légères contradictions. C’était son intention, aussi, de ne dire que la vérité ; mais les personnes dont la langue tourne aussi activement que celle de cette femme, ne savent pas toujours exactement ce qu’elles disent. Dunscomb découvrit les contradictions ; mais il eut le tact d’en pénétrer la cause, et vit qu’elles n’étaient pas essentielles ; aussi eut-il la discrétion de s’abstenir de confondre tout ce qui, dans cette question, concernait la justice avec des points auxquels le jury ne devait pas attacher une grande importance. Il ne remarqua donc pas ces petites méprises, et permit à la femme de dire toute son histoire sans interruption. Toutefois, lorsque ce fut à son tour d’interroger, il ne négligea pas son devoir.

— Vous dites, mistress Pope, que vous avez vu souvent le bas dans lequel mistress Goodwin gardait son or. En quoi était ce bas ?

— En laine, oui, en laine bleue filée ; un bas tricoté à la main et plein de reprises.

— Reconnaîtriez-vous le bas, mistress Pope, si vous le revoyiez ?

— Je le crois. Dorothée Goodwin et moi nous regardâmes l’or plus d’une fois ensemble, et le bas était devenu une espèce de connaissance.

— Était-ce celui-ci ? continua Dunscomb, prenant des mains de Timms un bas de cette description, que celui-ci tenait prêt à produire au moment convenable.

— S’il plaît à la Cour, s’écria Williams, se levant avec précipitation et se préparant à interrompre l’interrogatoire.

— Pardonnez-moi, Monsieur, dit Dunscomb avec un grand empire sur lui-même, mais d’un ton très-ferme, on ne doit mettre ni paroles dans la bouche du témoin, ni idées dans sa tête. Elle a juré que c’était un certain bas, s’il plaît à Votre Excellence, duquel bas elle a fait la description dans son premier interrogatoire, et nous lui demandons en ce moment si celui-ci est le bas en question. Tout cela est régulier, je crois, et j’espère que nous ne serons pas interrompus.

— Continuez, Monsieur, dit le juge, l’accusation n’interrompra pas la défense. Mais le temps est très-précieux.

— Est-ce là ce bas ? répéta Dunscomb.

La femme examina le bas, le regardant en dehors et en dedans, le tournant dans tous les sens, et jetant plus d’un curieux regard sur les endroits qui avaient été raccommodés.

— Il est terriblement reprisé, n’est-ce pas ? dit-elle, en regardant le conseiller d’un air scrutateur.

— Il est comme vous le voyez je n’y ai fait aucun changement.

— Je déclare que, selon moi, c’est bien le bas.

— En temps convenable, nous vous montrerons, Excellence, que ce n’est pas le bas, si en effet il y a jamais eu de bas du tout, dit Timms, roulant le bas en question, et le donnant à garder au greffier.

— Vous avez vu une certaine pièce d’or, dites-vous ? poursuivit Duuscomb, laquelle pièce d’or, si je vous ai comprise, fut trouvée plus tard dans la poche de Marie Monson ? Voulez-vous avoir la bonté de dire si la pièce d’or que vous avez vue en la possession de mistress Goodwin se trouve parmi celles-ci ? montrant une douzaine de pièces, ou s’il y en a ici une semblable ?

La femme fut très-embarrassée. Elle voulait être honnête, n’avait dit que la vérité, à l’exception des petits embellissements que son penchant à inventer et à bavarder rendaient inévitables ; mais, au prix de sa vie, elle n’aurait pu distinguer la pièce d’or, ou son équivalent. Après avoir examiné les pièces plusieurs minutes, elle avoua franchement son ignorance.

— Il n’est guère besoin de continuer cet interrogatoire, dit Dunscomb, regardant à sa montre. Je demanderai à la Cour d’ajourner jusqu’à demain matin. Il est temps d’allumer les chandelles ; mais nous avons envoyé des agents à la recherche de nos plus importants témoins, et nous demandons comme une faveur que la séance ne se tienne pas ce soir. Cela ne peut faire grande différence pour la durée du jugement ; et les jurés n’en seront que plus frais par le repos d’une bonne nuit.

La Cour acquiesça à ce désir et accorda l’ajournement, enjoignant au jury, suivant l’usage, de ne pas converser ni arrêter ses opinions jusqu’à ce qu’il eût entendu tout le témoignage, avis dont Williams et Timms ne tinrent aucun compte pour ce qui concernait certains individus.

Une impression très-prononcée se fit en faveur de la prisonnière, par l’impuissance de mistress Pope à découvrir la pièce de monnaie. Dans son premier interrogatoire elle n’avait eu aucune peine à reconnaître la pièce unique qu’on lui montrait alors, et qui était la pièce hollandaise qu’on trouva dans la bourse de Marie Monson ; mais quand elle fut mêlée à une douzaine de pièces plus ou moins semblables, elle perdit toute confiance en elle-même, et jusqu’à un certain point, échoua complètement. Mais Dunscomb vit qu’en réalité la bataille n’était pas encore commencée. Ce qui s’était passé n’était que de pures escarmouches de troupes légères, tâtant le terrain avant qu’on fît avancer les lourdes colonnes et l’artillerie qui devaient décider la victoire.