Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 347-363).



CHAPITRE XXVII.


      — Je veux à ma colère
Donner enfin, Phœnice, une libre carrière ;
Tu verras devant moi s’abaisser son orgueil.

La Mère en détresse.



L’attorney du district était vivement pénétré de l’importance du devoir qui lui était dévolu. Quoique tous les jours nous ayons de toutes parts des preuves de la vérité de cette remarque de Bacon « Personne ne s’élève au premier rang dans l’État sans un mélange de grandes et de viles qualités, » ce favori du peuple avait ses bons côtés comme un autre. Il était humain, et contrairement à l’attente générale, et au grand désappointement de Williams, il prit sur lui la charge de faire le réquisitoire.

Le fonctionnaire public commença d’un air calme et doux manifestant par le ton de sa voix une certaine répugnance pour son pénible devoir : mais il fut ferme et digne.

Il fit d’abord un exposé sommaire des faits. Une femme inconnue, ayant de hautes prétentions personnelles, s’était logée dans une humble habitation. Cette habitation contenait une somme d’argent plus ou moins forte, d’après tel ou tel témoin, mais, en tout cas, considérable ; c’était une tentation pour les gens avides et mal intentionnés. Ce logement était peu assorti aux habitudes de la locataire ; mais elle l’endura pendant plusieurs semaines. Un incendie a lieu, et la maison est consumée. Les restes du mari et de la femme sont trouvés comme le jury les voyait, avec des marques de violence sur les crânes. Un coup mortel avait été frappé par quelqu’un. On trouva le bureau qui contenait l’argent fermé à clef, mais l’argent avait disparu. On connaissait une pièce de cet argent, et on la découvre dans la bourse de la locataire. Cette étrangère est arrêtée, et d’après sa manière de vivre dans la prison, d’après ses dépenses de toutes sortes, elle montre les habitudes et la profusion d’une femme en possession de sommes considérables. Sans aucun doute un grand nombre de bruits en circulation étaient faux ; l’exagération accompagne toujours chaque rumeur dans un événement extraordinaire ; mais il restait assez de preuves pour démontrer que Marie Monson avait à sa disposition de fortes sommes. D’où venaient ces fonds ? Fortune mal acquise se dépense mal. On exhortait le jury à rejeter toute influence qui ne s’appuyât pas sur les faits. Il ne fallait faire attention qu’aux témoignages incontestables.

On n’avait nul désir d’affaiblir la force de la défense. Cette défense avait été adroitement, éloquemment présentée ; et à quoi se réduisait-elle ? La déposition positive et formelle de mistress Burton, pour ce qui était à sa connaissance de la pièce d’or et de tout ce qui s’y rapportait, cette déposition soutenue par toutes les autres affirmations, y compris celles du coroner, était là, et on y avait répondu par quoi ? par une conjecture ! Cette conjecture était accompagnée d’une insinuation qui, suivant l’interprétation de quelques-uns, avait trait au témoin principal ; mais ce n’était qu’une insinuation. Il y avait deux manières légales d’attaquer la foi qu’on doit accorder à un témoin. L’une consistait à montrer chez lui une habitude de mensonge ; l’autre, à prouver par l’évidence même, que le témoignage ne pouvait être vrai. Avait-on employé l’une ou l’autre dans le cas actuel ? L’attorney du district ne le pensait pas. L’une, celle à laquelle on a recours d’ordinaire, n’avait pas même été tentée. Des insinuations plutôt que de légitimes déductions (il était forcé de le dire, malgré sa haute considération pour le conseil adverse), telle avait été la marche adoptée. Ce conseil avait prétendu que les circonstances n’étaient pas suffisantes pour justifier un verdict de culpabilité. C’était là une assertion dont le jury seul était juge. Si l’on ajoute foi aux dépositions de mistress Burton, appuyées par tant d’autres témoignages, on doit admettre que l’argent de Dorothée Goodwin fut trouvé dans la bourse de Marie Monson. C’était le point capital de la question. Tout dépendait de ce fait. Il le soumettait au jury, à son bon sens, à sa conscience.

De la part de la défense, on avait fortement appuyé sur cette circonstance que Marie Monson elle-même n’avait été retirée des flammes qu’à grand’peine. Sans assistance elle aurait probablement péri. L’attorney du district ne voulait rien nier de ce qui pouvait loyalement concourir à prouver l’innocence de la prisonnière. Le fait, sans contredit, s’était passé ainsi. Sans assistance, Marie Monson aurait pu périr. Mais l’assistance ne fit pas défaut ; car des étrangers se trouvèrent tout à fait à point, et lui rendirent ce service signalé, lis restèrent jusqu’à ce que tout fût fini, et disparurent. Personne ne les connaissait : d’où venaient-ils, où allaient-ils ? Après avoir prêté leur puissant secours pour sauver une vie, ils étaient partis sans récompense, et ils n’avaient pas même été nommés dans les articles des journaux à ce sujet. Les journalistes généralement disent plus qu’il n’est arrivé ; dans cette circonstance, ils avaient été muets.

Quant au danger couru par la prisonnière, il pouvait résulter d’une foule d’incidents qui n’affectaient en rien sa culpabilité ou son innocence. Après avoir commis les meurtres, elle pouvait s’être retirée dans sa chambre, et, sans s’y attendre, avoir été entourée par les flammes, ou le tout pouvait bien avoir été arrangé à l’avance, afin de donner le prétexte de sa situation périlleuse comme une preuve de son innocence. Des circonstances aussi secondaires ne devaient pas obscurcir les faits essentiels sur lesquels reposait l’accusation.

Le jury devait se poser cette autre question si importante. Si Marie Monson n’a pas commis ces crimes, quel en est l’auteur ? On a donné à entendre que le feu pouvait bien avoir pris à la maison par accident, et que le soc de la charrue était la cause réelle de la mort des deux époux. S’il en était ainsi, le soc de la charrue a-t-il soustrait l’argent ? Le soc de la charrue a-t-il mis la pièce entaillée dans la bourse de Marie Monson ?

Telle est l’esquisse de la manière dont l’attorney du district débattit les faits. Son réquisitoire fit une profonde impression ; la modération qu’il mit à démontrer la culpabilité de l’accusée parla fortement contre elle. Il ne dit pas un mot de l’aristocratie, ou de la harpe, ou des manières, ou de tout ce qui ne touchait pas directement à la question.

Le résumé du juge fut excessivement impartial. Ce magistrat fit un exposé complet de tous les témoignages, en signala la portée légitime, en disséqua les parties faibles. Quant à l’opinion de Mac-Brain et de ses deux confrères, la Cour la jugea digne d’une grande considération. Il y avait plusieurs hommes de l’art du caractère le plus honorable, certifiant qu’à leur jugement les squelettes étaient ceux de deux femmes. L’Allemande avait disparu qu’était-elle devenue ? Dans tous les cas, la disparition de cette femme était très-importante. Elle pouvait avoir commis les crimes et s’être cachée, ou l’un des squelettes pouvait bien être le sien. Il était évident que Pierre Goodwin et sa femme ne faisaient pas toujours très-bon ménage ; il pouvait avoir mis la main sur l’argent, qui probablement lui appartenait aux yeux de la loi, et être parti. Il n’avait pas paru depuis le feu. Le jury devait prendre tous ces faits en considération, et prononcer d’après sa conscience.

Ce résumé sembla favorable à l’accusée. Chaque mot était empreint de l’humanité du juge ; il appuya tout à fait Dunscomb dans ce qu’il dit des dangers que courut Marie Monson pour échapper aux flammes, et s’appesantit sur le fait que la pièce d’or n’avait pas été suffisamment observée pour qu’on pût établir un cas absolu d’identité. Quand il eut fini, l’impression la plus générale fut que l’accusée serait acquittée.

Comme il était présumable qu’une affaire de cette importance retiendrait le jury longtemps, la Cour permit à la prisonnière de se retirer. Elle quitta l’audience, accompagnée de ses deux amies, toutes deux en larmes, tandis que Marie elle-même semblait peu émue. L’attentive mistress Gott lui avait préparé des rafraîchissements, et pour la première fois depuis le commencement du procès, la belle prisonnière mangea de tout cœur.

— Je ne devrai mon triomphe, mes chères amies, s’écria-t-elle, une fois à table, ni à l’argent, ni à mes amis, ni au talent de mon conseil, mais à la vérité. Je n’ai pas commis ces crimes, et, d’après le seul témoignage de l’État, le jury aura à le reconnaître. Aucune tache ne restera sur ma réputation, et je pourrai paraître devant mes amis avec le front pur de l’innocence. C’est pour moi un moment bien précieux que celui-ci ; je ne le donnerais pas pour tous les honneurs que la richesse et le rang peuvent conférer.

— Quelle chose étonnante que vous, entre toutes les femmes, ma chère amie, dit Anna en l’embrassant, vous soyez accusée de crimes si horribles pour acquérir un peu d’argent ; car cette pauvre mistress Goodwin ne pouvait avoir une grosse somme après tout, et vous êtes si riche !

— Tant pis pour moi de n’avoir pas fait un meilleur usage de ma fortune. Vous êtes à envier, jeunes filles, en ayant une honnête aisance et rien de plus. Je crois qu’il vaut mieux pour notre sexe avoir simplement de l’indépendance que de la richesse. Pour l’homme ou la femme, l’argent est une chose dangereuse quand nous venons à le considérer comme une partie naturelle de notre existence ; car il nous pousse à nous imaginer que l’or donne des droits contre lesquels s’élèvent la nature et la raison. Je présume que j’aurais été beaucoup plus heureuse, si j’avais été plus pauvre.

— Mais il n’est guère probable que les gens riches aillent voler ?

— Non, ma chère, assurément, dans le sens que vous l’entendez. Envoyez Marie Moulin quelque part, Anna ; je désire vous dire à vous et à Sarah ce que je pense de ce feu et des morts pour lesquels je suis maintenant en jugement.

Anna obéit, et la belle prisonnière, regardant d’abord autour d’elle avec précaution comme pour s’assurer qu’on ne l’entendait pas, exposa ainsi son opinion :

— En premier lieu, je ne doute pas que le docteur Mac-Brain n’ait raison, et que ces squelettes ne soient ceux de deux femmes. L’Allemande était devenue très-intime avec mistress Goodwin ; et, comme les deux époux se querellaient souvent et avec acharnement, je crois qu’il est probable qu’elle prit cette femme dans son lit, où elles périrent ensemble. Je serais portée à penser que le feu est purement accidentel, sans la disparition du bas.

— C’est précisément ce qu’a dit l’attorney du district, s’écria Anna innocemment. Qui peut alors avoir mis le feu à la maison ?

Marie Monson se parla à elle-même, et elle sourit comme si quelques étranges pensées surgissaient dans son cerveau ; mais personne ne fut instruit de l’objet de ses réflexions. Elle les garda pour elle-même, et continua :

— Oui, cette disparition du bas rend le crime d’incendie probable. La question est de savoir qui en est l’auteur, moi ou mistress Burton ?

— Mistress Burton ! s’écrièrent les deux jeunes filles à la fois ; mais sa réputation est excellente ; personne ne l’a jamais soupçonnée ! Vous ne pouvez supposer qu’elle soit la personne coupable !

— C’est elle ou c’est moi ; laquelle des deux, je vous le laisse à juger. Je savais parfaitement que la pièce d’or avait une entaille, car j’ai été sur le point de donner l’autre pièce à mistress Goodwin, mais je préférai garder pour moi un modèle irréprochable. La pièce entaillée doit avoir été dans le bas jusqu’après le feu, elle fut changée par quelqu’un tandis qu’on examinait ma bourse.

— Et vous supposez que c’est mistress Burton qui l’a fait ?

— J’avoue que j’ai des soupçons à ce sujet. Quelle autre personne pouvait le faire ou l’aurait fait ? J’ai fait part de cette pensée à M. Dunscomb, et son contre-interrogatoire s’est réglé sur ce fait, quoiqu’on n’ait rien obtenu de satisfaisant. Après mon acquittement, on fera des démarches pour pousser les recherches plus loin.

Marie Monson continua de discuter cette question pendant près d’une heure, encouragée par les questions successives de ses compagnes étonnées. Au bout de ce temps, M. Gott apparut pour dire que le jury était réuni de nouveau dans la salle d’audience, et que c’était son devoir d’amener la prisonnière devant lui.

Marie Monson n’eut jamais un air plus charmant qu’à ce moment. Elle était vêtue avec une grande simplicité, mais avec un soin excessif ; l’animation lui donnait les plus riches couleurs ; l’espoir, la joie même, brillaient dans ses yeux, et un air de triomphe rayonnait dans toute sa personne. Il n’y a pas de sentiment plus général que la sympathie du bonheur. Après le résumé du juge, peu de gens doutaient du résultat, et de tous côtés, sur son chemin, pendant qu’elle se dirigeait vers sa place d’un pas ferme et léger, la prisonnière lut dans les regards bonté, sympathie et allégresse. Après tout ce qui avait été dit, après toutes les préventions qu’on avait éveillées, Marie Monson allait être acquittée ! Les journalistes eux-mêmes s’humanisèrent un peu ; ils avaient une plus juste idée que le vulgaire des droits de leurs semblables ; jamais assemblée plus souriante, plus bienveillante, ne fut réunie dans cette enceinte. En quelques minutes le silence fut obtenu, et on fit l’appel des jurés. Chacun d’eux répondit à son nom, et le calme profond de l’attente plana sur l’assemblée.

— Levez-vous, Marie Monson, et écoutez le verdict, dit le greffier avec un léger tremblement dans la voix. Messieurs, que dites-vous ? la prisonnière est-elle coupable, oui ou non ?

Le chef des jurés se leva, arrangea avec soin quelques cheveux gris épars çà et là, et d’une voix qu’on eut peine à entendre, il prononça le mot terrible : « coupable. » Si une bombe avait éclaté tout à coup dans la salle, elle n’aurait pu produire un plus grand étonnement, une plus morne consternation. Anna Updyke s’élança, et d’un bond entrelaça Marie Monson dans ses bras.

— Non, non ! s’écria cette généreuse jeune fille sans avoir la moindre conscience de l’inconvenance de son action, elle n’est pas coupable. Vous ne la connaissez pas. Je la connais, moi ; c’est elle qui m’apprit à lire. C’est une femme comme il faut, elle ne peut être coupable de crimes semblables. Non, non, Messieurs, vous reviendrez à un meilleur sentiment, et vous changerez votre verdict ; peut-être y a-t-il erreur, et avez-vous voulu dire « non coupable. »

— Quelle est cette jeune dame ? demanda le juge d’une voix tremblante ; une parente de la prisonnière ?

— Non, Monsieur, répondit la jeune fille exaltée, je ne suis pas sa parente, mais une amie très-intime, ce fut elle qui jadis m’apprit à lire, et je sais qu’elle n’est point une personne capable de voler, d’assassiner et de mettre le feu aux maisons. Sa naissance, son éducation, sa réputation, tout la met au-dessus de ces soupçons. Vous reviendrez à un meilleur sentiment, Messieurs, et vous changerez votre verdict. Allons, mettez-vous à l’œuvre, et modifiez-le, ou vous pouvez la pousser au désespoir.

— Y a-t-il quelqu’un qui connaisse cette jeune dame ? demanda Son Excellence d’une voix de plus en plus tremblante.

— Je suis Anna Updyke, maintenant fille du docteur Mac-Brain, et nièce de l’oncle Tom, répondit Anna sachant à peine ce qu’elle disait. Mais ne vous occupez pas de moi ; c’est Marie Monson, ici présente, qui a été jugée, et si à tort trouvée coupable elle n’a jamais commis ces crimes. Je vous le dis, Monsieur, elle est incapable de les commettre, et n’avait pas de motif pour les commettre ; oh ! je vous en conjure, mettez fin à cette procédure avant de la pousser assez loin pour qu’il soit difficile de revenir. Dites dès ce moment aux jurés de changer leur verdict. Non, non, Marie Monson n’a pas assassiné ! elle n’aurait pas plus voulu faire du mal aux Goodwin, ou toucher à une parcelle de leur or, qu’aucun de nous tous. Vous ne la connaissez pas, Monsieur ; si vous la connaissiez, vous souririez de la méprise du jury, car tout cela est une cruelle méprise. Allons, mon cher monsieur, priez-les de se retirer de nouveau, et dites-leur d’être plus raisonnables.

— On ferait mieux d’éloigner cette jeune dame, dit le juge en s’essuyant les yeux : de pareilles scènes peuvent être naturelles, et la Cour les regarde avec indulgence ; mais le temps est précieux, et mon devoir m’oblige à interposer mon autorité pour maintenir l’ordre de la procédure. Que quelques dames éloignent la jeune personne, elle est trop délicate pour être saisie par un constable ; mais le temps est précieux.

Le juge n’avait pas précisément conscience lui-même de ce qu’il disait, quoiqu’il connût en somme le but de ses paroles. Il se moucha plus d’une fois pendant qu’il parlait, et Anna fut écartée par les soins de Marie Moulin, de Sarah Wilmeter, et de la bonne mistress Gott. Cette dernière sanglotait comme un enfant, tandis que les deux autres se représentaient difficilement les conséquences du mot capital qu’on venait de prononcer. Dunscomb eut soin que tout le groupe quittât le Palais et se rendît à l’auberge.

Si le barreau et les spectateurs en général avaient été surpris de l’extérieur calme conservé par la prisonnière avant le verdict, leur étonnement s’accrut considérablement à la vue du maintien de l’accusée après qu’il fut prononcé. La beauté de Marie Monson brilla d’un éclat nouveau quand la justice de son pays parut menacer de plus en plus son existence, et à ce moment surtout que le départ de ses compagnes la laissait seule, bien des assistants s’imaginèrent qu’elle grandissait sous le coup du malheur. Ce fut à coup sûr un rare spectacle que celui de la physionomie inspirée, de l’attitude superbe et de l’air offensé avec lequel une faible femme, si jeune et si charmante, entendit un si terrible arrêt. Quant au jury, elle n’y fit pas la moindre attention : son œil était fixé sur le juge qui s’efforçait de recueillir un courage suffisant pour prononcer la dernière décision de la loi.

— Avant que la Cour prononce la sentence, monsieur Dunscomb, fit observer ce fonctionnaire, elle sera bien aise d’entendre tout ce que vous avez à présenter en faveur de la prisonnière, et elle entendra la prisonnière elle-même ; il vaut mieux de toute manière que je me décharge dès maintenant de mes pénibles devoirs, afin que la prisonnière puisse recourir aux deux voies de miséricorde qui lui sont ouvertes désormais, celles de la terre et du ciel. Je ne puis, vous le voyez, reculer devant mon devoir, et plus tôt il sera accompli, mieux cela vaudra peut-être pour les parties intéressées. Je mettrai tous mes soins à ce que la condamnée ait le temps de faire tous ses appels, soit aux autorités d’ici-bas, soit à la puissance plus redoutée d’en haut.

— Je suis tellement surpris, Excellence, répondit Dunscomb, du verdict qu’on vient de rendre sur un témoignage très-douteux, pour ne pas dire plus, que je sais à peine quelle mesure adopter. Cependant, comme la Cour est disposée à l’indulgence, et que nous aurons le temps de considérer le côté légal de la cause ainsi que d’adresser nos pétitions et nos réclamations à l’autorité d’Albany, je ne ferai aucune objection ; et, comme le remarque avec raison Votre Excellence, puisque votre pénible devoir doit être accompli, mieux vaut peut-être qu’il le soit dès maintenant.

— Prisonnière à la barre, reprit le juge, vous avez entendu la décision du jury dans votre cause ; un verdict de culpabilité a été rendu, et il est de mon devoir de prononcer la terrible sentence de la loi. Si vous avez quelque chose à dire avant que je remplisse le dernier et le plus pénible de mes devoirs, la Cour prêtera à vos paroles une oreille attentive et bienveillante.

Au milieu d’un silence qui semblait surnaturel, la voix douce et mélodieuse de Marie Monson fut entendue d’abord faible et basse, mais devenant de plus en plus forte à mesure qu’elle parlait, jusqu’à ce qu’elle fût claire, distincte et argentine. Il est peu de choses plus attrayantes qu’une voix harmonieuse, et la prisonnière avait un organe qui, malgré sa douceur et sa délicatesse, avait une richesse et une profondeur qui dénotaient une grande puissance dans l’art du chant ; en cette occasion solennelle elle n’était même pas tremblante.

— Je crois vous comprendre, Monsieur, commença Marie Monson : j’ai subi un jugement, et l’on m’a déclarée coupable d’avoir assassiné Pierre et Dorothée Goodwin, après les avoir volés et avoir mis le feu à leur maison.

— Vous avez été jugée pour le meurtre de Pierre Goodwin seulement, vu que les actes d’accusation pour le second meurtre et pour l’incendie n’ont pas encore été signifiés. La Cour a été obligée de séparer les cas, de crainte que la justice ne se trouvât paralysée par suite de pures formalités. Ce verdict rend toute procédure ultérieure peu nécessaire, et les deux actes d’accusation qui restent ne seront probablement jamais présentés.

— Je crois vous comprendre encore, Monsieur, et je vous remercie sincèrement de la manière obligeante avec laquelle vous m’avez communiqué ces faits, aussi bien que des égards et de la douceur que vous avez déployés dans tout ce procès. C’est une noble conduite, Monsieur, et quel que soit le résultat de cette affaire, Dieu se la rappellera et vous en récompensera.

— La Cour vous entendra, Marie Monson, si vous avez quelque chose à dire avant que la sentence soit prononcée.

— Peut-être pourrais-je dire et faire beaucoup pour modifier votre décision, Monsieur, reprit la prisonnière, appuyant pour un moment son joli front sur sa main ; mais il y aurait peu de satisfaction pour moi. Mon désir était d’être acquittée d’après le témoignage de l’État. J’espérais que le jury n’aurait pas vu de preuves de culpabilité dans les témoignages qui ont été portés contre moi, et j’avoue que je trouverai peu de plaisir à tout autre acquittement. À ce que je comprends, si j’étais acquittée pour ce qui concerne Pierre Goodwin, je dois encore être jugée pour ce qui regarde sa femme, et en dernier lieu pour avoir mis le feu à la maison.

— Vous n’êtes pas acquittée pour le meurtre de Pierre Goodwin, dit le juge en intervenant avec douceur ; la décision de la Cour est précisément le contraire.

— Je le sais, Monsieur. Il y a des hommes, et des hommes haut placés, qui seraient enchantés de voir le grand exemple de paix, d’ordre et de prospérité que ce pays a jusqu’ici donné au monde, renversé par nos vices, et le mauvais usage que fait le peuple des dons de la Providence. Je n’ai plus pour la justice de mon pays le respect que j’eus autrefois ; c’est impossible désormais. Je vois maintenant que ses agents n’ont nullement le caractère dont ils devraient être revêtus ; je vois que la justice, loin d’être aveugle seulement à cause de son impartialité, est aussi aveugle par son ignorance. Pourquoi me trouve-t-on coupable de ce crime ? Sur quelles preuves, ou même sur quelle probabilité ? Toute la preuve roule sur ce qui concerne la pièce d’or. Mistress Burton a affirmé que mistress Goodwin elle-même était convenue que je lui avais donné cette pièce ; précisément ce que je dis au coroner, et ce qui ne fut pas cru alors, à ce que je vis, car mon malheur a été d’être jugée par des personnes qui ne me connaissaient pas. Ces messieurs se demanderont-ils à eux-mêmes pourquoi j’ai commis le crime dont ils m’ont trouvée coupable ? Ce ne pouvait être pour l’argent, vu que j’en ai, à moi, plus qu’il ne m’en faut, plus, peut-être, qu’il n’est bon pour moi d’en posséder.

— Pourquoi ces faits n’ont-ils pas été exposés au jury à temps et dans les formes voulues, s’ils sont vrais ? demanda le juge avec bonté. Ils sont très-importants, et auraient influencé sur le verdict.

Les jurés n’étaient plus en fonctions, mais aucun d’eux n’avait quitté son banc. Un ou deux se levèrent alors, et des regards de doute et d’indécision errèrent sur leurs physionomies. Ils avaient été influencés par un ami de Williams, son confident politique, qui avait amené les indécis à son opinion. Nous ne voulons pas dire que cet homme se parjura, ou qu’il eut lui-même conscience de l’étendue du mal qu’il faisait, mais son esprit avait été perverti par le conte envenimé mis en circulation, et il avait jugé la cause sous l’influence des rumeurs populaires. C’était un cas où le doute était permis, tout le monde en conviendra ; mais au lieu de faire profiter l’accusée du bénéfice de ce doute, comme il y était tenu par la loi et la raison, il s’était laissé guider par des influences extérieures, puis avait donné aux autres cette direction, si bien que par la simple force du nombre, les jurés qui flottaient encore furent entraînés dans un coin et ne tardèrent pas à capituler. De plus, il y a un misérable plaisir dans l’esprit de certains jurés à se mettre en contradiction avec le résumé du juge. C’est là une espèce d’indépendance agréable à quelques hommes qui se laissent guider par leur vanité, quand ils s’imaginent n’être conduits que par leur conscience. Ces malignes influences leur étaient inconnues à eux-mêmes ; car aucun des douze n’était absolument corrompu, mais aucun n’était digne, ni par sa nature, ni par son éducation, de prononcer dans une cause où une vie humaine était en jeu.

— Je ne savais pas, reprit Marie Monson, qu’on fût encore obligé, en Amérique, d’étaler ses livres de compte, et de montrer ses inscriptions de rentes ou ses hypothèques, pour ne pas être pendu. On m’a dit que le crime devait être prouvé d’une manière tout à fait incontestable pour entraîner condamnation. Qui peut dire qu’une semblable preuve ait été produite dans ma cause ? On n’a même pas établi comme une certitude qu’un homme eût été tué. Des témoins très-respectables ont attesté que, selon eux, ces tristes restes de notre pauvre humanité étaient ceux de deux femmes. On n’a pas démontré non plus qu’il y eût eu quelqu’un d’assassiné. Le feu peut avoir été accidentel, et la mort une simple conséquence du feu, sans que personne ait été coupable.

— Vous oubliez, Marie Monson dit le juge, que le vol et la pièce d’or trouvée dans votre bourse donnent une vraisemblance à la supposition du crime. Les jurés ont été sans aucun doute influencés par ces faits, qui, après tout, sont des faits importants. Personne ne peut le nier ; et je crois que vous ne tenez pas compte de ce point de vue dans votre cause. Cependant si votre conseil a quelque bonne raison à présenter, qui autorise à différer la sentence, la Cour l’entendra avec plaisir. La justice n’est pas impatiente ; elle aime mieux retirer son bras que de l’étendre. Peut-être, Marie Monson, feriez-vous bien de laisser à votre conseil le soin de nous proposer vos objections, et de nous les présenter dans les formes voulues.

— Je ne vois pas grande utilité à différer la sentence, fit remarquer Dunscomb avec assez de calme, vu la circonstance ; elle doit être prononcée, et toute question légale, vint-il à s’en offrir une à mon esprit, quoique j’avoue n’en entrevoir aucune en ce moment, peut aussi bien être soulevée après cette formalité qu’avant.

— Je suis disposé à attendre, si on a une bonne raison pour insister sur le délai. Je reconnais que c’est une cause enveloppée de doute et d’incertitude, et je suis très-porté à faire tout ce que la loi sanctionnera. Cependant, je vous laisse à décider la marche que vous voulez suivre.

— À mon jugement, s’il plaît à Votre Excellence, nous devons nous adresser au pouvoir exécutif ; peut-être vaudrait-il mieux terminer la partie la plus pénible de la cause, tandis que l’accusée…

— La condamnée, monsieur Dunscomb ; c’est une triste distinction à établir, mais on ne peut maintenant s’empêcher de la faire.

— Je demande pardon à la Cour ; la condamnée…

— Oui, dit Marie Monson d’un ton solennel, je suis condamnée, et cela pour le crime révoltant, d’assassinat. Toutes mes espérances d’un glorieux acquittement sont déçues et quel que soit le résultat de cette étrange affaire, une tache restera toujours sur mon nom. Monsieur, je suis aussi innocente de ce crime qu’un enfant à la mamelle. Je puis avoir été opiniâtre, imprudente, exagérée dans mes idées et mes jugements, avoir eu cent autres défauts ; mais je n’ai jamais fait de mal ni à Pierre ni à Dorothée Goodwin. Je n’ai pas été longtemps dans la maison sans découvrir que le vieux couple vivait en mésintelligence. Ils se querellaient souvent, et cela avec aigreur. La femme était maîtresse dans la maison, impérieuse, d’une avarice sordide, tandis que, lui, il employait chaque shelling qu’il pouvait se procurer à acheter des liqueurs fortes. Son esprit se ressentait de ses excès ; c’était un idiot. C’est en cet état qu’il est venu vers moi chercher des sympathies et des conseils.

Il y avait des endroits dans ma vie passée, toute courte qu’elle est, qui me disposaient à compatir au sort d’un homme malheureux en mariage. Peu importe quelle a été mon expérience ; j’avais de la sympathie pour ce pauvre homme. Loin de vouloir lui faire du mal, je désirai lui faire du bien. Je lui conseillai de quitter la maison, de vivre séparé de sa femme, pour un temps, du moins ; il y consentit, à condition que je lui en fournirais les moyens. Je le lui promis, et afin qu’il ne pût souffrir, ayant une tête si faible, aussi bien que pour l’empêcher de boire, je priai deux de mes agents de venir au cottage de bon matin, précisément le jour où l’incendie éclata, afin qu’ils pussent transporter Pierre Goodwin dans une autre résidence, où il serait caché et en sûreté, jusqu’à ce que sa femme se repentît de ses mauvais traitements à son égard. Il fut heureux pour moi que j’eusse agi ainsi. Ce furent ces deux hommes, mes propres domestiques, en costume de campagnards, qui me sauvèrent la vie ; sans leur secours, j’aurais péri dans les flammes. Ce qu’ils firent, comment le firent-ils ? il serait prématuré de le dire aujourd’hui. Hélas ! hélas ! je n’ai pas été acquittée comme je désirais l’être, et une teinte sombre restera éternellement étendue sur mon nom.

Pour la première fois un doute traversa l’esprit du juge : la prisonnière était-elle dans son bon sens ? Ce qui éveilla en lui cette défiance, ce fut moins l’incohérence de son langage que l’éclat de ses yeux, l’animation de ses joues, un air de fourberie et de malice. Cependant l’accent de Marie Monson était sincère, son langage choisi et très-convenable, et ses explications n’étaient pas dénuées de force. Il y avait néanmoins quelque chose de si étrange dans une partie de ses déclarations, quelque chose de si peu d’accord avec une judicieuse discrétion, que ces révélations, se combinant avec le peu qu’on connaissait sur la vie passée de cette femme singulière, suscitèrent un doute.

— Peut-être vaudrait-il mieux, monsieur l’attorney du district, dit le juge, différer la sentence.

— Comme Votre Excellence le jugera à propos. L’État n’a pas soif de condamnation.

— Que dites-vous, monsieur Dunscomb ? différerons-nous, ou prononcerai-je la sentence ?

— Comme la sentence doit être prononcée, le plus tôt sera le mieux. Nous ne pouvons avoir gain de cause, puisque le jury est juge des faits. Notre principal espoir repose sur la bonne volonté du gouverneur.

— Marie Monson, continua le jugé, traitant évidemment la chose comme une affaire de pure forme, vous avez été jugée pour avoir insidieusement privé de la vie Pierre Goodwin…

— Jamais, interrompit la prisonnière, d’une voix si basse qu’elle en était mélodieuse, et cependant aussi claire et facile à entendre que le son du clairon. Ces hommes ont été influencés par les rumeurs qu’ils ont entendues, et ils n’étaient pas faits pour être mes juges. Les hommes qui s’asseyent sur ce banc devraient être au-dessus des simples rumeurs.

— Mon devoir est de prononcer la sentence de la loi. Après un jugement équitable, autant qu’il nous le paraît, un jury impartial vous a trouvée coupable. Pour des raisons d’un poids suffisant à mes yeux, je n’insisterai pas sur le caractère du changement terrible que vous aurez à subir, si ce décret s’exécute, et je me borne simplement à mon devoir, qui est de prononcer la sentence de la loi, ainsi qu’il suit :

— Vous serez reconduite à la prison, et y serez gardée jusqu’à vendredi, 6 du mois de septembre prochain, jour où vous serez transportée, entre midi et deux heures, à l’endroit de l’exécution, et pendue par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive ! — et Dieu ait pitié de votre âme !

Un frisson passa dans l’auditoire, en entendant un tel langage appliqué à une personne de l’extérieur de Marie Monson, de son éducation et de son sexe. Ce sentiment se serait manifesté plus vivement, si mistress Horton n’eût attiré l’attention sur elle, en se frayant un chemin à travers la foule, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée au dedans de la barre. Ici la bonne femme, accoutumée à échanger des paroles avec ses hôtes, ne se fit pas scrupule de faire connaître sa présence à la Cour en s’écriant :

— On me dit, Excellence, que Marie Monson a été reconnue coupable du meurtre de Pierre Goodwin ?

— C’est vrai, ma brave femme ; mais le procès est terminé. Monsieur le shériff, emmenez la prisonnière le temps est précieux.

— Oui, Excellence, et l’éternité aussi. Marie Monson n’est pas plus coupable que moi-même d’avoir tué Pierre Goodwin. J’ai toujours pensé qu’un grand discrédit était réservé à nos jurés, et maintenant ma prophétie va se justifier. Le comté de Dukes a Illustration perdu sa réputation. Constable, laissez entrer ce pauvre homme dans l’intérieur de la barre.

L’idiot qui avait pénétré dans le salon de Mac-Brain s’avança en chancelant, et vingt voix prononcèrent tout haut le nom de « Pierre Goodwin ! » Tout ce qu’avait dit Marie Monson se trouvait justifié !…