Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 390-400).



CHAPITRE XXX.


Quelque curé a formulé cette invention, et tu l’as apprise pour la répéter.
Massinger.



Le jour fixé pour le mariage de John Wilmeter et d’Anna Updyke arriva enfin. La cérémonie devait avoir lieu dans une petite église, d’une simple et modeste architecture, qui était dans le voisinage immédiat de Timbully. Dans un petit temple, élevé par nos pères aux jours de la monarchie, alors que, sous bien des rapports, il régnait parmi nous une plus grande simplicité républicaine qu’aujourd’hui, s’étaient réunies de bonne heure les deux familles des nouveaux mariés. Les assistants, du reste, n’étaient pas nombreux. Dunscomb en faisait partie, ainsi que Millington et sa femme ; le docteur et mistress Mac-Brain s’y trouvaient aussi naturellement, et deux ou trois parents du côté du père de la fiancée, sans compter Mildred. C’était une noce intime, ce qui ne se voit plus guère de nos jours. L’extravagance et la parade ont pris tellement racine parmi nous que de jeunes couples se considèrent à peine comme légalement unis, à moins qu’il n’y ait à leur noce six filles d’honneur du côté de la mariée, et une en particulier « pour ôter le gant, » et autant de garçons d’honneur du côté du marié, et de trois à quatre cents amis le soir pour faire des salutations et des compliments aux deux époux, et débiter une foule de niaiseries, qu’ils colportent ainsi de mariage en mariage.

Il n’y avait rien de semblable à Timbully, à la noce dont nous parlons. Dunscomb et son neveu vinrent de Rattletrap de bon matin, à l’heure où les prairies sont brillantes de rosée, et ils furent rejoints à un détour de la route par Millington et sa femme. L’endroit du rendez-vous était à l’église même ; c’est là que se dirigèrent les différentes voitures. Dunscomb arriva juste à temps pour donner la main à Mildred descendant d’une voiture de voyage dont les chevaux étaient couverts d’écume. En dernier lieu apparut Stephen Sloof, conduisant le respectable véhicule de mistress Mac-Brain. Stephen était fier de ses fonctions ce jour-là. Il aimait sa nouvelle maîtresse, et surtout miss Anna. Ses chevaux avaient une plus rude besogne que par le passé, sans doute, mais il n’en était pas fâché, après avoir vécu sous les régimes des deux premières mistress Mac-Brain. Il était doublement satisfait parce que son attelage était encore tout frais, tandis que celui de Madame (nom que tous les domestiques donnaient maintenant à Mildred) était blanc d’écume. Stephen ne tenait pas compte de la différence de distance, et il était convaincu qu’un cocher attentif aurait pu s’arranger pour arriver à l’heure dite, sans toute cette précipitation. Il connaissait peu la maîtresse que son confrère avait à servir. Elle payait bien, et était servie à souhait.

Anna pensait que Stephen n’avait jamais mené si vite que ce matin-là. Le docteur lui offrit la main quand elle descendit de voiture, et il la conduisit avec sa femme droit à l’autel. Ils y trouvèrent John et son oncle, qui se décorait plaisamment du titre de garçon d’honneur. Les liens du mariage sont encore beaucoup plus vite formés que rompus, malgré toutes les facilités que cette dernière opération rencontre de plus en plus. En cinq minutes, on eut prononcé les mots sacramentels que John Wilmeter et Anna Updyke ne feraient qu’une chair. Cinq minutes après, John emmenait dans son tilbury sa douce fiancée, heureuse et souriante à travers ses larmes, et ils se dirigeaient vers une charmante petite propriété qu’il possédait à Westchester, et qui était préparée pour les recevoir. Les chevaux semblaient comprendre leur impatience, et ils emportèrent rapidement, loin des regards, les joyeux époux.

— Voilà de terribles trotteurs, dit Stephen en voyant le phaéton de John Wilmeter s’éloigner de l’église, et si miss Anna n’en est pas mécontente avant peu, je ne connais rien à un attelage. Je suis bien aise néanmoins que le jeune homme se soit marié dans notre famille, car il aime le cheval, et celui qui aime le cheval, aime ordinairement sa femme.

Sa remarque fut entendue de Dunscomb, quoiqu’elle ne fût destinée qu’aux oreilles du cocher de l’avocat. Elle provoqua naturellement une réponse :

— Je suis bien aise que vous approuviez le mariage, Stephen, dit le conseiller d’un ton de bonne humeur ; c’est une grande satisfaction de savoir que mon neveu va au milieu d’amis.

— D’amis, Monsieur ! d’admirateurs est un mot plus juste. Je suis un admirateur déclaré de M. John et de ses goûts ; toujours avec son chien, son fusil ou son cheval quand il est à la campagne ; en ville, toujours avec ses livres, j’imagine.

— Pas tout à fait, Stepheu. Je voudrais qu’il en fût ainsi ; mais la vérité me force d’avouer que le jeune fripon pense autant aux bals, aux soupers, aux tailleurs et à l’opéra qu’à Blackstone et à Kent.

— Eh bien, c’est mal, répondit Stephen, et je ne soutiendrai pas un homme quand il agit mal, du moment que je puis faire mieux. Je connaissais ces deux chevaux de course, et j’ai entendu de bons juges prétendre que, dans son temps, Kent était arrivé de front avec le vainqueur, si justice avait été faite. M. John s’améliorera, et sera dans la vérité avant peu ; il le devra au mariage. Ah ! c’est que le mariage, Monsieur, est d’un grand secours pour les chercheurs de la vérité !

— C’est pourquoi vous en avez tant à Timbully, j’imagine, répliqua Dunscomb, faisant un signe familier à son ami le docteur qui avait entendu toute la conversation. Si le mariage redresse de cette façon, vous devez être trois fois redressé chez vous, Stephen.

— Oui, Monsieur, répondit le cocher faisant un signe d’assentiment, et quand on s’améliore de plus en plus chaque fois qu’on essaie, il n’y a pas grand mal à essayer ; M. John se bonifiera avec le temps.

— Je l’espère, Stephen, quand il aura renoncé à ses goûts, bien que le scélérat prétende aimer le Code, et, ce qui est plus fort, ait l’impudence de dire qu’il le comprend.

— Oui, Monsieur, en tout cela il a tort, je présume ; mais miss Anna le mettra dans la bonne voie, elle s’y entend mieux que le personne.

— J’en suis enchanté, Stephen, et j’y compte bien. Mais pendant que nous causons, nous faisons attendre mistress Mac-Brain. Stephen reconduira une personne de moins qu’il n’en a amené, ma chère dame.

— J’espère que non. M. Mac-Brain m’a donné à entendre que nous aurons le plaisir de votre compagnie. Votre neveu m’a emmené ma fille c’est le moins que vous puissiez faire de venir me consoler.

— Que va devenir alors cette chère et malheureuse jeune femme ? dit Dunscomb en jetant les yeux sur Mildred.

— Elle va avec ses parents, les Millington. La semaine prochaine, nous devons tous nous réunir à Rattletrap, vous savez.

La semaine suivante, la réunion eut lieu comme il avait été convenu.

— Me voilà de nouveau ici, s’écria Dunscomb, vraiment et finalement garçon ! maintenant commence le règne du trouble, de la négligence, de la confusion dans mon ménage. Sarah m’a délaissé, ainsi que John, et Rattletrap ne tardera pas à devenir le séjour du désordre et du cynisme.

— Du cynisme ! jamais, j’aime à le croire, répondit gaiement madame de Larocheforte, tant que vous en serez le propriétaire. Mais pourquoi resteriez-vous seul ici ? ne puis-je venir tenir votre maison ?

— L’offre est tentante, venant d’une personne qui ne sait pas tenir la sienne. Mais vous songez à retourner en Europe, je présume ?

— Jamais ; du moins tant que mon pays sera si indulgent pour les femmes.

— Mon Dieu ! oui, vous avez raison en cela, Mildred. En un sens, c’est bien ici le paradis de la femme, quoiqu’on fasse moins attention à leur faiblesse et à leurs besoins que dans d’autres pays. Dans toute contrée chrétienne, à l’exception de celle-ci, je crois, on peut forcer une femme à faire son devoir. Ici elle est libre comme l’air qu’elle respire, tant qu’elle a soin de ne pas être répréhensible sur le seul point essentiel. Vous avez raison de rester dans votre patrie, dans la position où vous êtes, c’est-à-dire si vous persistez encore à vouloir jouir d’une fausse indépendance, condition que la nature n’a jamais destinée à votre sexe.

— Et vous-même, Monsieur, la nature ne vous a-t-elle pas destiné au mariage comme un autre ?

— C’est vrai, répondit Dunscomb d’un ton solennel, et j’aurais satisfait à cette obligation si cela eût été en mon pouvoir. Vous savez bien pourquoi je n’ai pas été époux, l’heureux père d’une heureuse famille.

Les yeux de Mildred se remplirent de larmes ; elle avait appris l’histoire de sa grand’mère, et avait justement apprécié le malheur de Dunscomb. Elle prit la main de son compagnon par un mouvement inattendu et la porta à ses lèvres. Dunscomb tressaillit, et jetant un rapide regard sur la figure de Mildred, il y lut tout son repentir et ses regrets. C’était par ces marques soudaines de jugement droit et de sensibilité vraie que madame de Larocheforte parvenait à maintenir sa position. Les preuves de sa folie étaient si restreintes, les accès avaient lieu si rarement, maintenant que Mildred était entourée de personnes qui lui portaient intérêt, non pas pour de l’argent, mais par amitié pour elle, que ses sentiments s’étaient adoucis, et qu’elle ne considérait plus les hommes et les femmes comme des êtres placés auprès d’elle pour l’exploiter et la persécuter. En donnant ainsi carrière à ses affections, son esprit se redressa peu à peu, et son état physique s’améliora. Mac-Brain crut qu’avec des soins et une grande attention à éloigner d’elle les émotions vives et les contrariétés, sa raison ne tarderait pas à reprendre son empire.

L’époque fixée pour la visite du jeune ménage arriva enfin. Désireux de voir autour de lui des visages joyeux, Dunscomb avait réuni à Rattletrap Mildred, les Mac-Brain et les Millington ; la bonne mistress Gott n’avait pas été oubliée, et le hasard amena Timms à la grille, au moment où toute la société, y compris John et sa gentille compagne, était assise à déjeuner. Le conseiller accueillit avec bonté son agent toujours prêt à tout faire ; car l’habitude nous rend moins difficiles dans nos relations qu’on ne se l’imagine d’ordinaire.

Timms se perdit eu compliments adressés au jeune couple, et spirituels à sa manière.

— Que dites-vous de Williams qui se marie, esquire Dunscomb ? demanda l’avocat. Voilà un homme bâti pour le mariage ! lui qui regarde les femmes et les nègres comme des êtres inférieurs.

— Et vous, Timms, de grâce, comment les regardez-vous ?

— Vous ne rangez que les femmes dans cette catégorie, je suppose ? Oh ! non, en vérité, Esquire, bien loin de là. Je suis plein de respect pour les dames, sans lesquelles nous serions dans cette vie…

— Garçons, voulez-vous dire ; n’est-ce pas ? Oui, c’est une remarque des plus judicieuses ; sans les femmes, nous serions à jamais de vieux garçons. Mais, Timms, le moment est venu d’être franc avec vous. Il est possible que Mildred de Larocheforte s’arrange pour obtenir un divorce au moyen de quelque finesse de la loi ; mais dût-elle être déclarée libre, au son des trompettes, elle ne vous épouserait jamais, vous.

— Vous êtes mordant avec moi ce matin, Monsieur ; il n’y a que la personne intéressée qui puisse dire cela.

— Vous êtes dans l’erreur. Je le sais, et je suis prêt à vous donner les raisons de ce que j’avance.

— J’aimerais à les entendre, Monsieur. Je respecte toujours votre puissance de raisonnement, quoiqu’à mon avis nul homme ne puisse dire qui une femme épousera ou n’épousera pas.

— D’abord, elle ne vous aime pas. C’est là une raison suffisante, Timms.

— Elle peut surmonter sa répugnance, Monsieur.

— Ses goûts sont très-raffinés. Elle ne peut souffrir son mari actuel, surtout parce qu’il prise.

— Mais elle a dû s’en apercevoir avant le moment fatal.

— Non pas, de la manière dont les choses se passent en Europe. Là, le soupirant n’a pas la permission d’embrasser sa fiancée, comme cela arrive souvent parmi nous ; et elle n’eut pas occasion de reconnaître combien l’odeur du tabac est désagréable. Vous chiquez et vous fumez ; elle ne peut souffrir ni l’un ni l’autre.

— Je renoncerai à tout au monde plutôt que de ne pas faire plaisir à ma chère Marie Monson.

— Ah ! mon pauvre Timms, je vois que vous en tenez plus que je ne le croyais. Mais je vous remettrai entre les mains de mistress Gott, qui a promis d’avoir une explication avec vous, et qui, je présume, parlera d’autorité.

Timms ne fut pas peu surpris de voir son vieux maître le quitter sans cérémonie, et la femme du shériff prendre sa place.

— Esquire Timms, dit la dernière sans hésiter un moment, nous vivons dans un monde étrange, il faut en convenir. Gott va jusqu’à dire cela, et Gott a ordinairement raison. Il a toujours affirmé qu’il ne serait jamais appelé à pendre Marie Monson.

— M. Gott est un homme très-prudent, mais il ferait bien de faire plus d’attention à ses clefs.

— Je n’ai pas été capable de découvrir comment cela s’était fait. Marie se met à rire quand je le lui demande, et elle me dit que ç’a été par sorcellerie. Je suis parfois tentée de croire que ce doit avoir été quelque chose de ce genre.

— Ce fut l’argent, mistress Gott, qui retint Goodwin caché jusqu’au dernier moment, et qui occasionna la moitié de ce qui est arrivé.

— Vous saviez que Pierre Goodwin était en vie, et caché chez mistress Horton ?

— Je fus aussi surpris que qui que ce fût, quand je le vis entrer dans la salle. Ma cliente a machiné seule tout cela ; elle et son or.

— Eh bien ! vous en avez la gloire, Timms, permettez-moi de vous le dire, et bien des gens dans le pays disent que ce fut un tour admirable. Je suis votre amie, et l’ai toujours été. Vous avez bravement soutenu Gott à son élection, et je vous en remercie. Aussi vais-je vous donner une grande preuve de mon amitié. Renoncez à toutes vos idées sur Marie Monson ; elle ne vous épousera jamais.

— Quelles raisons avez-vous pour tenir ce langage ?

— D’abord, elle est déjà mariée.

— Elle peut obtenir un divorce. D’ailleurs son mari actuel n’est pas citoyen de notre république. Si je parviens à être sénateur, mon intention est de proposer une loi pour empêcher de se marier quiconque ne sera pas citoyen. Si des étrangers veulent des femmes, qu’ils se fassent naturaliser.

— Vous parlez comme un écolier ! Une autre raison pour laquelle vous ne devriez pas penser à Marie Monson, c’est que vous n’êtes pas fait pour être son mari.

— Sous quel rapport s’il vous plaît ?

— Oh ! sous plusieurs. Vous avez tous les deux trop de finesse d’esprit, et ce serait une source continuelle de querelles entre vous dès le premier mois, reprit mistress Gott en riant. Croyez-moi, Timms, jetez les yeux sur quelque jeune femme du comté de Dukes, d’une nature plus en rapport avec la vôtre.

Timms grommela en signe de dissentiment à cette proposition très-rationnelle, et la discussion continua encore quelque temps. À la fin la bonne femme fit impression sur lui, et quand il quitta la maison, il rabattit beaucoup de ses espérances, et son zèle au sujet du divorce fut grandement attiédi.

Sous un rapport, la situation de madame de Larocheforte était des plus étranges. Par goût et par affection, elle fréquentait beaucoup les jeunes ménages ; mais si l’amitié rendait ces relations douces à son cœur, l’image du bonheur conjugal dont elle était le témoin était pour elle un sujet de réflexions bien amères. Leurs jours coulaient si purs et si radieux ! L’amour répandait tant de charmes sur leur existence !… Mildred n’avait rien connu de tout cela ; elle avait fait un mariage de raison. Elle vit alors combien elle avait perdu ; et son chagrin n’en fut que plus profond.

— Vous semblez bien heureuse, dit-elle un jour à Anna comme elles parcouraient ensemble un des sentiers de Rattletrap.

— John est si bon pour moi ! Le seul reproche que j’aie à lui faire, c’est de m’aimer plus que je ne le mérite. Je lui dis que je tremble que notre bonheur ne dure pas.

— Jouissez-en pendant que vous le pouvez. Il est si rare de trouver des personnes mariées si complétement dévouées l’une à l’autre, que c’est un spectacle qu’on aime à contempler. Je n’ai jamais connu cela, moi, Anna !

— Je suis affligée de l’apprendre, ma chère amie ; il faut que vous vous y soyez mal prise. On devrait avoir un solide attachement l’un pour l’autre avant de recevoir la bénédiction nuptiale ; alors, avec un cœur droit et de bons principes, je crois que toute femme serait contente de son sort.

— C’est possible, reprit Mildred avec un profond soupir ; je suppose qu’il en doit être ainsi. Nous sommes créées par Dieu pour remplir ces tendres devoirs, et pour aimer nos maris, quand le résultat est différent, on est nécessairement coupable. Pour ma part, je n’aurais jamais dû me marier. Mon esprit est trop indépendant pour le mariage.

Anna garda le silence, car elle aurait pu répondre peut-être qu’au lieu de trop indépendant c’était « trop entêté » qu’il fallait dire. Mildred eut assez de pénétration pour voir que la charmante jeune femme n’admettait pas complétement l’opinion qu’elle venait d’émettre.

— Vous n’êtes pas de mon avis ? demanda-t-elle vivement en fixant ses regards sur Anna.

— Comment puis-je partager vos idées sur ce point ? Nous ne sommes pas nées pour tant d’indépendance ; mais Dieu nous a placées sur la terre pour l’honorer et contribuer à notre bonheur réciproque. Je voudrais… mais je suis bien hardie, moi si jeune, si inexpérimentée…

— Parlez sans réserve. Je vous écoute avec plaisir, pour ne pas dire avec curiosité.

— J’ai peur, ma chère amie, qu’on n’étudie pas en France, autant qu’on le devrait, le grand mobile de la conduite humaine. Ce mobile, ce doit être toujours l’humilité. Sans l’humilité nous ne sommes rien, nous ne pouvons être chrétiens, nous ne pouvons aimer nos semblables comme nous-mêmes, nous ne pouvons même aimer Dieu, comme c’est notre devoir.

— Cette remarque est bien étrange, Anna, venant d’une personne de votre âge. Est-ce qu’en Amérique les jeunes filles sont dans l’habitude de raisonner et de penser de cette manière ?

— Peut-être pas ; quoique cela arrive plus souvent qu’on ne suppose. Vous vous rappellerez quelle mère j’ai le bonheur de posséder, et puisque vous désirez que je vous parle franchement, laissez-moi terminer ce que j’ai à vous dire. J’ai toujours trouvé que la meilleure manière de triompher de l’erreur, c’est de nous comporter avec humilité. Ah ! ma chère amie, si vous pouviez comprendre combien les humbles finissent par devenir forts, vous renonceriez à cette indépendance que vous aimez tant, et vous rechercheriez d’autres moyens pour assurer votre bonheur.

Mildred fut aussi frappée des circonstances dans lesquelles ce reproche ou ce conseil était donné que de l’avis lui-même. Il produisit néanmoins son effet, et Dunscomb venant en aide à sa nièce, cette singulière femme se défit peu à peu des idées exagérées qu’elle avait entretenues jusque-là au sujet de ses droits appliqués à ses devoirs.

Dunscomb eut plusieurs entrevues avec le vicomte qu’il trouva de plus agréable compagnie qu’il ne s’y attendait, quoique réellement il eût le tort de priser. Il l’instruisit des hallucinations mentales de sa femme, et ne lui cacha pas que c’était une maladie héréditaire. M. de Larocheforte convint qu’il s’était marié pour perpétuer sa race, et qu’il n’avait nulle envie d’avoir des enfants fous. Dunscomb le trouva raisonnable, et fit un arrangement avec lui au moyen duquel Mildred devint virtuellement maîtresse de ses actions. M. de Larocheforte accepta une bonne partie de la fortune, et ne se fit pas prier pour retourner en Europe, partie du monde plus agréable que notre heureux pays pour les personnes de sa condition.

Nous avons très-peu de chose à dire des autres personnages. Timms est toujours lui-même, il se glorifie des honoraires que lui a rapportés le grand procès de Marie Monson. Ses chances de succès pour arriver au sénat sont loin d’être mauvaises, et s’il est assez heureux pour y parvenir, nous nous attendons à l’entendre parler d’or « sur la simplicité républicaine, » et décrier l’aristocratie, mot qui pour lui signifie avoir une chemise blanche, les ongles propres, ne pas chiquer, ne pas se moucher avec les doigts, et ne pas être partisan de l’anti-rentisme. Il est capable de ce tour de force.

Williams est actuellement marié, et en réponse aux fanfaronnades de Timms, à propos de ses honoraires, il donne à entendre que le fantôme de Pierre Goodwin n’eût point apparu s’il avait été au courant de cette comédie.

Les Mac-Brain semblent très-heureux ; si la femme n’a que l’amour d’un vieillard, elle n’est pas non plus de la première jeunesse. Dunscomb continue à l’appeler « la veuve » à l’occasion, mais rien ne peut troubler l’harmonie qui existe entre ces vieux amis : elle est fondée sur une estime mutuelle.

Michel et Sarah prospèrent à merveille. Il y a déjà dans la famille un petit garçon, à la grande satisfaction du grand-oncle. Nous nous occupons peu de John Wilmeter, quoique, à tout prendre ce soit un bon garçon ; Anna l’aime pourtant, et cette considération lui donne à mes yeux un intérêt qu’il n’aurait pas autrement. Sa charmante femme perd de jour en jour de son ardent enthousiasme, pour s’attacher aux réalités de la vie, et ses bons et généreux instincts se développent à mesure qu’elle se défait des folles chimères de son imagination.


fin des mœurs du jour.