Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 377-390).



CHAPITRE XXIX.


Pourquoi donc ajouter aux tourments que j’endure,
Des maux qui ne sont pas la nouvelle torture ?

Caton.



La scène doit être maintenant transportée à Rattletrap. Biberry était désert. Les rumeurs mêmes, dont ses rues avaient été inondées, étaient déjà oubliées. Personne n’a une mémoire aussi fragile que les bavardes. Biberry en offrait en ce moment la preuve. À peine aurait-on pu y rencontrer une personne qui voulût convenir avoir cru un instant Marie Monson coupable.

C’est le moment d’ajouter ici qu’on ne fit aucune poursuite contre Sarah Burton. Elle était évidemment coupable ; mais la loi, dans ces temps de progrès, réserve son indulgence pour les méfaits notoires. Quelle nécessité, en effet, d’afficher ceux dont tout le monde peut signaler la faute ? Non ; ce sont les innocents qui ont le plus de raison de redouter la loi : on peut les soumettre, eux, à des ennuis, à des vexations, à des amendes, lorsqu’on ne parvient pas à les condamner absolument !

Nos personnages, à l’exception de Mac-Brain et de sa femme, étaient réunis à Rattletrap. Dunscomb s’était assuré de tout ce qu’il était nécessaire de connaître au sujet de Mildred, et il avait fait toutes les démarches voulues pour la protéger. Il ne douta pas un instant de sa folie, quoiqu’elle fût si bien cachée sous les brillants dehors de l’éducation et sous les grâces d’un raffinement coquet que peu de personnes s’en apercevaient, et qu’un plus petit nombre encore voulaient en convenir. Sur bien des points, cette malheureuse jeune dame ne manquait pas de netteté d’esprit et d’intelligence, surtout au sujet de l’argent ; car, malgré son luxe, ses profusions, ses largesses, elle faisait preuve d’une singulière sagacité dans l’administration de ses biens. C’était cette circonstance qui rendait si difficile toute démarche tendant à la dépouiller de cette gérance, quoique Dunscomb en eût vu assez dans le cours du procès pour se convaincre que l’adoption d’une telle mesure serait dans l’intérêt même de sa cliente.

C’était par la malice et par tous les misérables penchants qui dérivent de ce triste défaut que Mildred Millington (comme elle voulait maintenant qu’on l’appelât) trahissait le plus son infirmité. Nous en avons incidemment rapporté une foule d’exemples dans le cours de ce récit.

Avant de quitter Biberry, Timms fut généreusement payé et remercié. Dunscomb lui ayant expliqué la position de sa belle cliente, sans lui parler de l’état de son esprit, le rusé avocat avait sur-le-champ entrevu la chance d’un divorce. Parmi les mœurs du jour la manie de délier les nœuds du mariage est devenue surtout à la mode. Ni les années, ni les devoirs, ni les enfants, ne semblent y opposer un puissant obstacle ; et, si nos propres lois ne donnent pas toutes les facilités requises, celles de quelques-uns de nos libéraux voisins y suppléent. Timms se pénétra de ce principe, et il ruminait en ce moment les moyens qu’il emploierait pour délivrer son ex-cliente de ses chaînes et lui en préparer d’autres de sa façon. Il est à peine nécessaire d’ajouter que Mildred se préoccupa très-peu de ces projets en herbe en ce qui regardait ce prétendant inconnu.

Les sarcasmes de Williams furent d’abord le côté le plus amer du désappointement de Timms. Tous deux garçons et rivaux en tout, ces dignes praticiens aspiraient depuis longtemps à des mariages avantageux. Chacun d’eux eut la sagacité de voir que ses chances de contracter une union de plus en plus relevée augmentaient de jour en jour, et que c’était un grand point pour un homme qui s’élève de monter toujours sans traîner après soi une femme prise sur les derniers degrés de l’échelle sociale. Pour l’un de ces aspirants aux sourires des dames, c’était une bonne trouvaille que de découvrir que son rival était amoureux d’une femme mariée, d’autant plus que la perspective des succès de Timms, fondée sur son apparente intimité avec la belle prisonnière, avait donné à Williams des craintes sérieuses. Mille fois ils avaient trahi leur mutuelle jalousie, et maintenant qu’un d’eux s’était placé dans une position si fausse, pour ne pas dire si ridicule, l’autre ne manquait pas de jouir de son désappointement. C’était de cette manière que l’impudent Williams prenait sa revanche de sa défaite légale.

Mistress Gott était aussi à Rattletrap. Dunscomb avait reporté sur Mildred beaucoup de la tendresse première qu’il avait ressentie pour la grand’mère, et il se prêtait à tous ses désirs. Entre autres fantaisies, la prisonnière délivrée avait prié Dunscomb de lui permettre de témoigner sa reconnaissance à la femme du shériff pour toutes les bontés qu’elle en avait reçues. En conséquence, Gott dut, pour quelque temps, se soigner lui-même, tandis que sa gentille compagne fut transportée sur une scène qu’elle trouva toute nouvelle, dans la résidence coquette d’un homme comme il faut. La bonne nature de Sarah, ses soins domestiques, ses attentions, sa parure, ses attraits, auraient été autant de sujets d’admiration pour la bonne femme, si Anna Updyke, alors en visite à Rattletrap, n’était venue à temps pour en avoir sa part. Mistress Gott les aimait toutes deux d’une tendresse infinie.

Un jour, après le déjeuner, Mildred passa son bras sous celui d’Anna, et conduisit sa jeune amie dans un des sentiers touffus, qui s’étendent le long des rives de l’Hudson ; ce sentier aboutissait à un kiosque, d’où l’on jouissait d’une vue ravissante. En cela, il n’y a rien de remarquable ; car l’œil se repose rarement sur une partie quelconque des bords de ce noble fleuve sans y rencontrer des beautés qui l’enchantent. Mais nos deux charmantes jeunes femmes furent, pour le moment, insensibles à ce séduisant tableau, de même qu’elles ne se doutaient guère que leurs formes gracieuses, se glissant parmi des bocages aussi ravissants qu’elles-mêmes, ajoutaient beaucoup à la beauté de la scène. Mildred, dans son allure, était vive, sinon ardente, et légèrement animée ; Anna était calme, quoique impressionnable, changeant sans cesse de couleur, à mesure que ses pensées se rapprochaient de l’objet important qui allait décider de son existence.

— Votre oncle m’a apporté des lettres de la ville, hier soir, chère Anna, commença Mildred. L’une vient de M. de Larocheforte ; n’est-ce pas étrange ?

— Qu’y a-t-il de si étrange à ce qu’un mari écrive à sa femme ? Cela me paraît la chose la plus naturelle du monde.

— En vérité ? Je suis surprise de vous entendre parler ainsi, vous, Anna, que je regardais comme ma sincère amie. J’ai congédié M. de Larocheforte, et il doit respecter mon bon plaisir.

— Il eût mieux valu le congédier avant le mariage qu’après, ma chère institutrice, répondit Anna.

— Ah ! votre chère institutrice, en vérité ! Oui, j’ai été votre institutrice, Anna, et il eût été préférable pour moi de finir mon éducation dans mon pays. J’aurais évité ainsi ce malheureux mariage. Ne vous mariez pas, Anna ; croyez-moi, ne vous mariez jamais. Le mariage n’est pas fait pour des femmes comme il faut.

— Depuis combien de temps êtes-vous de cette opinion, ma chère amie ? demanda la jeune fille en souriant.

— Depuis que j’ai été à même de comprendre combien un pareil engagement brise l’indépendance d’une femme, combien il lui donne un maître absolu, combien enfin est humiliant et dégradant le lien qui l’enchaîne. Ne sentez-vous pas la force de mes raisons ?

— J’avoue que je ne la saisis pas, répondit Anna d’une voix basse, quoique claire et distincte. Je ne vois rien d’humiliant ni de dégradant dans la soumission d’une femme à son mari. C’est la loi de la nature, et pourquoi voudrions-nous la changer ? Ma mère m’a inculqué ces principes, et vous m’excuserez de vous dire qu’ils s’accordent avec ceux de la Bible.

— La Bible ! oui, c’est un bon livre, bien qu’on le lise peu en France, je le crains. Oh ! la France, je voudrais ne l’avoir jamais vue ! Je n’aurais jamais été madame de Larocheforte, vicomtesse de par l’ancienne loi ; c’est à ce vain titre, je crois, que je me suis laissée prendre. Combien n’eût-il pas été plus honorable pour moi d’être tout simplement mistress John Smith, ou mistress John Brown, la femme d’un campagnard, s’il fallait, à tout prix, que je me mariasse !

— Choisissez au moins des noms plus distingués, dit Anna en riant. Pourquoi pas mistress Van-Rensselaer, ou mistress Livingston, ou mistress telle ou telle, d’une de nos bonnes familles anciennes ?

— Familles, dites-vous ? Savez-vous, enfant, qu’il y a trahison à parler de familles dans ces temps d’anti-rentisme. Ignorez-vous donc que, par le seul fait de sortir d’une bonne maison, on se voit fermer le chemin des dignités publiques ?

— Je ne sais rien de tout cela, et j’aimerais autant à parler de choses que je comprenne.

— Vous voulez dire du mariage et de ses soucis ! Non, ma chère, vous comprenez peu ce que c’est que le mariage, et par combien d’humiliations on nous fait acheter ce titre d’épouse autrement vous ne songeriez jamais à vous marier.

— Je ne vous ai jamais dit que je songe à me marier ; du moins que je sache.

— Alors c’est votre nature honnête qui a parlé pour vous, et qui ne vous a pas permis même l’apparence d’une déception involontaire. C’est ce qui m’a tant attachée à vous, quand vous étiez enfant. Car si je ne suis pas très-franche moi-même, je puis admirer cette qualité chez une autre.

— Cet aveu ne prouve pas exactement la vérité de vos paroles, dit Anna en souriant.

— N’importe ; parlons de mariage. John Wilmeter a-t-il demandé votre main ?

C’était une question à bout portant. La jeune fille tressaillit. Cependant, après un instant de réflexion, la candeur naturelle d’Anna Updyke prit le dessus, et elle convint du fait.

— Merci de votre confidence, mais il faut aller plus loin. Rappelez-vous que je suis votre amie de cœur. Le jeune homme a-t-il votre agrément ?

Une charmante rougeur suivie d’un signe de tête fut la réponse.

— Je suis fâchée de n’avoir pas été consultée avant que tout cela arrivât, quoique j’aie gouverné si mal mes propres affaires que j’ai peu de droits à votre confiance. Vous savez à peine ce que vous entreprenez, mon enfant.

— J’entreprends de devenir la femme de Jack Wilmeter, répondit la fiancée d’une voix basse mais ferme, et j’espère le rendre heureux. Avant tout, je demande à Dieu d’être obéissante et soumise.

— Non, pas à un homme, Anna ; non, pas à un homme ! C’est leur rôle de se soumettre à nous, et non pas nous à eux !

— Ce n’est pas ainsi que j’entends la grande règle de conduite de la femme. D’après ma manière d’envisager nos devoirs, le rôle de la femme est d’être affectionnée, douce, patiente, et de savoir pardonner au besoin. Je suis convaincue qu’à tout prendre une pareille femme ne peut manquer d’être heureuse, autant qu’il nous est donné de l’être sur terre.

— Savoir pardonner reprit Mildred, l’œil étincelant oui, c’est un mot souvent employé ; mais combien peu le mettent réellement en pratique ! Pourquoi pardonnerais-je à un homme qui m’a offensée ? Notre nature nous dit d’avoir du ressentiment, de punir, et s’il le faut, de nous venger !

Un léger frisson passa dans les membres d’Anna, et elle s’éloigna instinctivement de sa compagne, bien que leurs bras restassent entrelacés.

— Il doit y avoir une grande différence entre la France et l’Amérique, si l’on y enseigne la vengeance à une femme comme une partie de ses devoirs, répondit Anna avec une vivacité qu’elle n’avait pas encore montrée jusqu’alors. Ici le christianisme nous en défend même la pensée, et place le pardon au premier rang de nos devoirs. Oui, notre divin maître nous ordonne de bannir loin de nous le ressentiment, et d’aimer nos semblables, qui souffrent des mêmes besoins, et sont soutenus par les mêmes espérances

— Est-ce cette sorte d’amour qui vous pousse à accorder votre main au jeune Wilmeter ?

Anna devint toute rouge et resta confuse ; mais le pouvoir de l’innocence vint la soutenir, et elle reprit son calme et sa fermeté.

— Non, ce n’est pas par un sentiment pareil que j’épouserai John, dit-elle. Je ne prétends pas faire violence à la nature, et je ne m’efforcerai pas d’être supérieure aux personnes de mon sexe et de ma condition. J’aime John Wilmeter, je l’avoue, et j’espère le rendre heureux.

— En femme pénétrée de ses devoirs, n’est-ce pas ? douce, obéissante, étudiant à jamais les goûts et les caprices de son mari !

— Je ne vois rien de dégradant pour une femme à ce qu’elle remplisse la place que la nature et le christianisme lui ont assignée, et à ce qu’elle accomplisse ses devoirs d’épouse.

— Ce ne sont pas mes sentiments, à moi ; mais plusieurs personnes m’ont dit que je n’aurais jamais dû me marier ; je sais moi-même qu’il eût mieux valu me marier en Amérique qu’en France.

— J’ai entendu dire qu’on donne plus de latitude à notre sexe en France que dans ce pays.

— Ce n’est vrai qu’en partie. Rien ne surpasse la retenue d’une jeune fille en France, tandis qu’en Amérique c’est un point qui laisse souvent à désirer. Mais ici, une femme mariée n’a aucun privilège, pas même dans la société ; en France, au contraire, sous un air de grande dépendance, elle agit complétement à sa fantaisie. C’est une erreur pourtant de supposer que des épouses fidèles et des mères dévouées, ces dernières surtout, soient difficiles à trouver dans toute l’Europe, et particulièrement en France.

— Je suis bien aise de le savoir, s’écria Anna d’un air réellement joyeux ; je suis enchantée chaque fois que j’entends dire que les personnes de notre sexe se conduisent comme elles doivent le faire.

— Comme elles doivent le faire ! Je crains, Anna, qu’il n’y ait un reproche caché dans cette remarque. L’appréciation que nous faisons de la conduite de nos amies dépend nécessairement des idées que nous avons de nos propres devoirs. Maintenant écoutez mon raisonnement. Sous le rapport physique, l’homme est fort, la femme est faible ! tandis qu’au point de vue moral la femme est forte et l’homme est faible. Vous admettez mes prémisses ?

— La première partie, sans contredit, dit Anna en riant, et quant à la seconde, je me déclare incompétente.

— Vous ne croyez pas, à coup sûr, que John Wilmeter soit aussi pur, aussi candide, aussi bon que vous l’êtes vous-même ?

— Je ne vois pas de raison pourquoi il ne le serait pas. Je ne sais même pas trop si John n’est pas meilleur que moi.

— Il est inutile de discuter cette question avec vous. Le principe d’orgueil n’existe pas en vous, et sans lui vous ne pouvez jamais entrer dans ma manière de voir.

— Je suis bien aise qu’il en soit ainsi. Je m’imagine que John n’en sera que plus heureux. Ah ! chère amie, je n’ai jamais vu rien de bon provenir de ce que vous appelez « le principe d’orgueil. » On nous dit d’être humbles, et non orgueilleuses. Il vaut mieux pour nous autres femmes que nous ayons des guides dans les personnes de nos maris.

— Anna Updyke, épousez-vous John Wilmeter dans la pensée qu’il doit vous guider ? Vous tenez peu de compte des progrès des temps, des « mœurs du jour, » enfant, si vous avez une semblable faiblesse. Regardez autour de vous, voyez comme chacun, presque comme chaque chose tend à devenir indépendante. Autrefois, et ce que je dis je le tiens de la bouche de personnes âgées, si une femme était malheureuse dans son intérieur, elle était forcée de souffrir jusqu’au bout. La querelle durait toute la vie. Aujourd’hui on ne songe plus à être si misérable. Non, ni la femme outragée, ni même la femme molestée (M. de Larocheforte prise abominablement, oui, abominablement), ni aucune femme, en un mot, à cette époque d’indépendance et de raison, n’est obligée d’endurer un mari qui prise.

— Non, dit tout à coup Dunscomb, débouchant d’un sentier voisin, elle n’a qu’à faire un paquet de son argenterie et à s’enfuir. Le Code ne peut jamais l’atteindre. Votre serviteur, Mesdames ; j’ai entendu malgré moi plus de votre conversation qu’il n’en était réservé pour mes oreilles peut-être ; ces sentiers s’entrelacent si près les uns des autres, et puis vous étiez si animées ! Maintenant je vais profiter du privilège d’un vieillard, et vous dire ma façon de penser. Je m’occuperai d’abord du côté agréable. Anna, ma chère, John est un heureux garçon, plus heureux qu’il ne le mérite. Vous avez des idées justes sur le mariage. C’est le droit du mari d’être le chef de la famille, et la femme qui résiste à son autorité n’est ni sage ni chrétienne. Il peut en abuser, c’est vrai ; mais même dans ce cas, tant qu’il n’y a rien de criminel, la soumission est encore le meilleur parti. J’approuve toutes vos paroles, et je vous en remercie au nom de mon neveu. Et maintenant, Mildred, au nom de l’amour que j’eus pour votre grand’mère, et de la sincère affection que je vous porte, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vos principes, et de l’état de choses qui de plus en plus prend pied dans ce pays. D’abord, ce n’est pas un ami de votre sexe qui vous enseigne cette doctrine d’indépendance. Je serais assez-porté à croire (je suis garçon, il est vrai, et je n’ai pas à citer mon expérience à l’appui de mon opinion) qu’une femme qui aime vraiment son mari doit être enchantée de sa dépendance.

— Oh ! certainement ! s’écria Anna, se mordant aussitôt les lèvres, et rougissant de sa témérité.

— Je vous comprends, enfant, et vous approuve de nouveau ; mais voici venir John, et vous mériteriez que j’allasse lui dénoncer vos abjects sentiments de servitude. Allez, allez, son bras est déjà tendu. Courage, jeunes gens, et rappelez-vous que le Code renferme une nouvelle maxime morale : les principes dépendent des circonstances ; c’est la règle de conduite d’aujourd’hui, ainsi que « l’anti-rentisme et la simplicité républicaine, » et la loi sur les femmes, et le bienheureux Code tout entier !…

Dunscomb s’arrêta pour reprendre haleine, ce qui donna au jeune couple l’occasion de se promener à l’écart. Quant à Mildred, elle prit un air composé, avec un léger degré de hauteur dans l’expression de sa physionomie.

— Et maintenant, Monsieur, que nous sommes seuls, dit-elle, vous me permettrez de vous demander quelle sera ma part dans votre sermon ? J’espère que vous vous souviendrez toutefois que si je suis Mildred Millington par la naissance, la loi, pour laquelle vous avez tant de respect et d’admiration, a fait de moi madame de Larocheforte.

— Vous voulez dire que j’ai l’honneur de parler à une femme mariée ?

— C’est cela même, monsieur Dunscomb.

— Je vous comprends, Madame, et je respecterai votre position. Vous n’allez pas devenir ma nièce, et je n’ai aucun droit à dépasser les bornes de l’amitié.

— Mais non, mon cher Monsieur, vous ne m’avez pas comprise. Vous avez tout droit à me donner des conseils. Vous avez été pour moi un ami ferme et judicieux, et cela dans les circonstances les plus critiques. Je suis prête à vous entendre, avec déférence, Monsieur, sinon avec cette humilité que vous chérissez tant.

— Ce que j’ai à vous dire, Mildred, n’a rapport qu’à votre bonheur. Votre retour en Amérique a été, je le crains, des plus inopportuns. Au milieu des autres innovations qui se font jour de tous côtés autour de nous, a été proclamée la liberté des femmes. Ai-je besoin de vous dire quel est le pas qui reste à faire sur cette pente déplorable ?

— Dites, monsieur Dunscomb ; je ne vous comprends pas. Quel est ce pas ?

— La licence des femmes. Nulle femme ne peut secouer ses devoirs les plus sacrés sur la terre, et espérer s’affranchir du sort de son sexe. Le nombre des séparations est incalculable. Il se passe à peine un mois sans qu’on entende parler d’une femme qui a quitté son mari, s’est cachée avec un enfant peut-être dans quelque ferme, comme vous l’avez fait, prenant un faux nom, et luttant pour ses droits, à ce qu’elle s’imagine. Croyez-moi, Mildred, tout cela est aussi contraire à la nature qu’aux devoirs imposés par elle. Cette chère enfant parlait tout à l’heure suivant l’élan de son cœur. Une excellente mère — oh ! c’est là pour les personnes de votre sexe un présent du ciel, un bonheur inappréciable ! — une excellente mère l’a instruite de tous les devoirs en harmonie avec son sexe. Je dois être franc avec vous, Mildred, vous n’avez pas eu cet avantage. Privée de votre mère dès le berceau, renommée pour votre fortune, et transplantée sur un sol étranger, votre éducation a été confiée à des mains mercenaires, à des flatteurs, à des gens indifférents, qui n’ont cherché qu’à vous instruire de ce qui frappe les yeux et provoque l’admiration. Sous ce rapport, leur succès a été complet.

— Tandis que, selon vous, ils ont moins bien réussi dans les points essentiels ? dit la jeune dame avec hauteur.

Permettez-moi d’être sincère. Vous le devez à nos rapports, à votre grand’mère, au passé, au présent. Je connais le sang qui coule dans vos veines, Mildred ; vous êtes volontaire par votre race, riche par héritage, indépendante par la folie de nos législateurs. Le hasard vous a ramenée dans votre patrie au moment où de nouvelles lois faisaient bon marché des intérêts les plus sacrés ; et ne consultant que votre penchant naturel, vous vous êtes hasardée à vous séparer de votre mari, à vous cacher dans un cottage, mesure, j’imagine, assez en harmonie avec votre amour du romantique.

— Nullement, Monsieur j’étais mal à l’aise, ennuyée, malheureuse chez moi, et j’ai cherché un refuge dans ce cottage. M. de Larocheforte a une passion pour le tabac, il prise nuit et jour.

— Alors suivirent les graves conséquences qui vous ont enveloppée dans de si terribles dangers.

— C’est vrai ; interrompit Mildred, mettant avec vivacité sa jolie main gantée sur le bras de Dunscomb, c’est très-vrai, mon cher monsieur ; mais avec quelle adresse j’ai su échapper à tout ! comme j’ai fait aller toutes ces marionnettes, votre monsieur Timms, la bonne mistress Gott, le shériff tout bouffi de sa dignité, cet abject Williams aussi, dont la main a senti tout le poids de mon or. Oh ! l’émotion de ces deux derniers mois, a été pour moi le paradis, et, pour la première fois depuis mon mariage, j’ai connu le vrai bonheur !

Dunscomb se tourna vers sa compagne d’un air étonné et la regarda en face. Jamais sa physionomie ne lui avait paru plus charmante, jamais son œil n’avait été plus brillant, ni sa joue plus animée ; jamais son air, son attitude, son maintien n’avaient décelé plus de charmes et de grâces ; mais l’œil observateur de l’avocat pénétra plus avant, et il découvrit le malin esprit qui s’était caché sous une si séduisante enveloppe : l’expression de la physionomie dénotait le triomphe de la malice. Ah ! mille fois malheureux les êtres ainsi constitués ! mieux vaudrait pour eux n’avoir jamais vu le jour !…

Trois jours plus tard, Mildred Millington fut dans un état qui ne laissa aucun doute sur sa maladie mentale. Les intervalles lucides revenaient souvent, et alors ses idées étaient claires et justes sur tous les points, à l’exception d’un seul. Le divorce était sa passion, et pour y parvenir elle mettait en jeu toutes les ressources d’un esprit malicieux et fécond. Timms fut appelé de nouveau à l’insu de Dunscomb, qui n’aurait jamais consenti aux mesures qu’il s’agissait de prendre, quoiqu’elles fussent tout à fait dans le goût des « mœurs du jour. »

Muni d’une procuration en forme, Timms se ménagea une entrevue avec M. de Larocheforte, débauché d’un certain rang qui, pour avouer la vérité, avait des défauts plus graves que celui de prendre du tabac. Malgré les charmes personnels de Mildred, c’était pour son argent qu’il l’avait épousée, et c’est ainsi que se font la plupart des mariages dans l’ancien monde parmi les personnes de condition : l’amour est destiné à suivre le mariage et non à le précéder. Mildred avait appris cette leçon à ses dépens, et grand fut son désappointement. Le tabac lui sauta aux yeux. M. de Larocheforte (M. le vicomte, comme il avait été, et comme il sera, selon toute probabilité, toujours en dépit de la simplicité républicaine en France), M. le vicomte fut directement abordé par Timms qui lui proposa le divorce moyennant un prix stipulé. M. de Larocheforte rejeta une si vile proposition à titre de Français et de noble. Le mari ne crut pas que cet indigne marché eût été mis en avant à l’instigation de sa femme, et il força Timms d’en convenir. Ce digne praticien fut surpris de ce résultat, et dans une de ses confidences à Williams, il lui exprima son étonnement d’avoir rencontré tant de délicatesse chez un homme comme il faut, dont les principes pourtant étaient loin d’être élevés.

Heureusement pour les vues de Timms et de sa belle cliente, on n’est jamais embarrassé dans ce pays quand il s’agit d’arriver à un divorce ; la loi a toujours quelque article ; plus ou moins clair, qu’on peut invoquer en pareil cas, et bientôt les noms de Gabriel-Jules-Vincent-Jean-Baptiste de Larocheforte plaidant contre Mildred de Larocheforte, coururent dans les journaux au grand contentement de ceux qui cherchaient matière à médisance.

À cette nouvelle, Dunscomb éclata en reproches, mais il était trop tard pour reculer ; il dit à Mildred ainsi qu’à Timms que des liens formés dans un pays ne pouvaient être déliés dans un autre aussi facilement qu’on se l’imaginait ; mais l’argent est un levier puissant qui renverse bien des obstacles. Personne ne pouvait prédire la fin de cette affaire, et comme le vicomte, auprès duquel on pouvait recourir à des moyens plus délicats que ceux employés par Timms, était aussi fatigué de cette union que sa femme, et qu’il avait un très-vif désir d’avoir une plus large part dans la fortune que celle que lui allouait la loi, il n’était nullement improbable que cette contestation ne dût se terminer par un quasi-divorce qui permettrait à chacune des deux parties d’agir à sa guise sans crainte d’être molestée par l’autre.

Millington s’était marié peu de temps après le jugement. S’il n’y avait pas longtemps que cette union était décidée ; le jeune couple se connaissait du moins intimement depuis des années. Sous un rapport, l’époux était le chef de sa famille, bien qu’il ne possédât pas la plus grande partie de la fortune. À ce titre, il était naturellement chargé des intérêts de sa belle parente. Quoique aussi opposé que Dunscomb à la conduite de Mildred, il ne recula pas devant les devoirs que lui imposaient les liens du sang ; il est bien entendu que sa maison était celle de Mildred quand elle venait à la ville. Rattletrap ouvrit sa porte hospitalière à cette femme infortunée toutes les fois qu’elle voulut y rendre visite ; et Timbully ne fut pas non plus oublié.

Le jour où Michel et Sarah furent unis, Duuscomb annonça son intention de se retirer des affaires à la fin de l’année. Pendant cet intervalle, John Wilmeter et son nouveau neveu devinrent ses associés, et le digne avocat est occupé en ce moment à leur transférer la liste aussi respectable qu’avantageuse de tous ses clients. Ses conseils sont promis, en tous temps, à ses anciens amis ; et comme pas une objection n’a été faite, et que les deux jeunes gens sont animés des meilleures intentions, il y a toute raison d’espérer qu’un travail utile et profitable les mettra en peu de temps sur la voie de la fortune.