Les Maîtres sonneurs/29

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 347-360).


VINGT-NEUVIÈME VEILLÉE


Un dimanche, c’était celui du dernier ban de Brulette, le grand bûcheux et son fils qui, dès le matin, m’avaient paru se consulter secrètement, s’en allèrent ensemble, disant qu’une affaire regardant le mariage les appelait à Nohant. Brulette, qui savait bien où en étaient les préparatifs de sa noce, s’étonna qu’ils y fissent tant de diligence inutile, ou qu’on ne la mît point de la partie. Elle fut même tentée de bouder Huriel, qui annonçait d’être absent pour vingt-quatre heures ; mais il ne céda point et sut la tranquilliser, lui laissant penser qu’il ne la quittait que pour s’occuper d’elle, et lui ménager quelque belle surprise.

Cependant, Thérence, que mes yeux ne quittaient guère, me paraissait faire effort pour cacher son inquiétude, et, dès que son père et Huriel furent partis, elle m’emmena dans le petit parc, où elle me parla ainsi :

— Tiennet, je suis tourmentée, et ne sais quel remède y trouver. Écoutez ce qui se passe, et dites-moi ce que nous pourrions faire pour empêcher des malheurs. La nuit dernière, ne dormant point, j’ai entendu mon frère et mon père faire accord de s’en aller au secours de Joseph, et, dans leur entretien, voilà ce que j’ai compris : Joseph, encore que très-mal accueilli par tous les ménétriers du canton, auxquels il s’est présenté pour réclamer le concours, s’est obstiné à vouloir recevoir d’eux la maîtrise, chose qu’en somme ils ne lui peuvent refuser ouvertement, sans avoir mis ses talents à l’épreuve.

» Il s’est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place de son père, qui se retire du métier, par la corporation, aujourd’hui même, si bien que Joseph vient là, troubler une chose qui ne devait pas être contestée, et qui était promise et assurée d’avance.

» Or nos bûcheux, en se promenant dans les cabarets des environs, ont entendu et surpris les mauvais desseins de la bande des sonneurs de votre pays, lesquels sont résolus d’évincer Joseph, s’ils le peuvent, en faisant fi de sa science. S’il n’y risquait que le dépit d’endurer une injustice et une contrariété, ce ne serait point assez pour m’inquiéter comme vous voyez ; mais mon père et mon frère, qui sont maîtres sonneurs et qui ont voix à tout chapitre de musique, n’importe en quel pays ils se trouvent, ont cru de leur devoir d’aller réclamer leur place au concours, à seules fins d’y soutenir Joseph. Et puis, au bout de tout cela, il y a encore quelque chose que je ne sais point, parce que les sonneurs ont un secret de confrérie dont mon frère et mon père ne parlaient entre eux qu’à mots couverts et dans des paroles où je n’ai pu rien entendre. De toutes manières, soit dans leur prétention au jugement du concours, soit dans quelque autre cérémonie où l’on dit que les épreuves sont dures, il y a du danger pour eux, car ils ont pris, sous leurs sarraux, les petits bâtons de courza qui sont une arme dont vous avez vu la morsure ; et mêmement ils ont affilé leurs serpes et les ont cachées aussi sur eux, se disant l’un à l’autre, vers le matin :

— Le diable soit de ce garçon, qui n’a de bonheur pour lui ni pour les autres ! Il le faut pourtant secourir, car il va se jeter dans la gueule du loup, sans souci de sa peau ni de celle de ses amis.

» Et mon frère se plaignait, disant qu’à la veille de se marier, il ne serait pas content de fendre encore une tête ou de ne point rapporter la sienne entière. À quoi mon père répondait qu’il n’y fallait point porter de mauvais pronostics, mais aller devant soi, où l’humanité commandait de secourir son prochain.

» Comme ils avaient cité notre ami Léonard parmi ceux qui avaient recueilli les mauvais bruits, j’ai questionné ce Léonard un moment à la hâte, et il m’a dit que Joseph et conséquemment ceux qui le voudraient soutenir étaient depuis une huitaine l’objet de grandes menaces, et que vos sonneurs n’avaient pas seulement parlé de lui refuser la maîtrise à ce concours, mais encore de lui ôter l’envie et le pouvoir de s’y présenter une autre fois. Je sais, pour l’avoir ouï dire chez nous, étant petite, à l’époque où mon frère fut reçu maître sonneur, qu’il s’y fallait comporter bravement et passer par je ne sais quels essais de la force et du courage. Mais chez nous, les sonneurs menant une vie errante et ne faisant pas tous métier de ménétriers, ne se gênent point les uns les autres et ne persécutent guère les aspirants. Il paraît, aux précautions de mon père et au dire de Léonard, qu’ici, c’est autre chose, et qu’il s’y fait quelquefois des batailles d’où ne reviennent point tous ceux qui s’y rendent. Assistez-moi, Tiennet, car je me sens morte de peur et de tristesse. Je n’ose point donner l’éveil à nos bûcheux, car si mon père pensait que j’ai surpris et trahi quelque secret de la confrérie, il me retirerait l’estime et la confiance. Il est accoutumé à me voir aussi courageuse qu’une femme peut l’être dans les dangers ; mais, depuis la malheureuse affaire de Malzac, je vous confesse que je n’ai plus de courage du tout, et que je suis tentée d’aller me jeter au milieu de la bataille, tant j’en crains les suites pour ceux que j’aime.

— Et c’est là, ma brave fille, ce que vous appelez manquer de courage ? répondis-je à Thérence. Allons, restez tranquille et laissez-moi faire. Le diable sera bien malin si je ne découvre et surprends de moi-même, et sans qu’on vous soupçonne, le secret des sonneurs ; et, que votre père m’en blâme, qu’il me chasse d’auprès de lui et me retire tout le bonheur que j’ai songé de gagner… ça ne fait rien, Thérence ! pourvu que je vous le ramène ou que je vous le renvoie sain et sauf, ainsi qu’Huriel, je serai assez payé, ne dussé-je point vous revoir. Adieu, contenez vos angoisses, ne dites rien à Brulette, elle y perdrait la tête. Je saurai vitement ce qu’il faut faire. N’ayez point l’air de rien savoir. Je prends tout sur mon dos.

Thérence se jeta à mon cou et m’embrassa sur les deux joues avec toute l’innocence d’une bonne fille ; et, rempli de courage et de confiance, je me mis à l’œuvre.

Je commençai par aller chercher Léonard, que je savais être un bon gars, très fort et hardi, et grandement attaché au père Bastien. Encore qu’il fût un peu jaloux de moi au sujet de Thérence, il entra dans mon plan, et je le consultai sur ce qu’il pouvait savoir du nombre des sonneurs appelés au concours et du lieu où nous pourrions les aller surveiller. Il ne me put rien dire du premier point. Quant au second, il m’apprit que le concours ne se faisait point secrètement et qu’on le disait fixé pour l’heure d’après vêpres, à Saint-Chartier, dans le cabaret de Benoît. La délibération qui devait s’ensuivre était la seule chose où les sonneurs se retiraient entre eux ; mais c’était toujours dans la maison même, et leur jugement était rendu en public.

Je pensai alors qu’une demi-douzaine de garçons bien résolus suffiraient à rétablir la paix, si, comme Thérence le pensait, il survenait des querelles, et que la justice étant de notre côté, nous trouverions bien, au pays, des bons enfants qui nous donneraient un coup de main. Je fis donc le choix de mes compagnons avec Léonard, et nous en trouvâmes quatre bien consentants à nous suivre, ce qui, avec nous deux, faisait le nombre souhaité. Ils n’hésitèrent que sur une chose, la crainte de déplaire à leur maître en lui portant secours malgré lui ; mais je leur jurai que le grand bûcheux ne saurait jamais leurs bonnes intentions s’ils le souhaitaient ; que nous serions amenés comme par le hasard, et enfin que, si quelqu’un en devait être blâmé, ils pourraient tout rejeter sur moi, qui les aurais attirés là pour boire, sans les prévenir de rien.

Nous étant ainsi accordés, j’allai dire à Thérence que nous étions en mesure contre n’importe quel danger, et, nous » munissant chacun d’une bonne trique, nous arrivâmes Saint-Chartier à l’heure dite.

Le cabaret à Benoît était si rempli, qu’on ne s’y pouvait retourner et que force nous fut d’accepter une table en dehors. En somme, je ne fus pas fâché d’y installer ma réserve, et, leur recommandant bien de ne se point ivrer, je me coulai dans la maison où je comptai seize cornemuseux de profession, sans parler d’Huriel et de son père, qui étaient attablés au coin le plus obscur de la salle, le chapeau sur les yeux, et d’autant moins aisés à reconnaître que peu de ceux qui se trouvaient là les avaient aperçus ou rencontrés dans le pays. Je fis comme si je ne les voyais point, et, parlant haut à leur portée, je m’enquis à Benoît de cette bande de sonneurs réunis à son auberge, comme d’une chose dont je n’avais pas seulement ouï parler et dont je ne connaissais point le motif.

— Comment, me dit le patron, qui relevait de sa maladie et qui était beaucoup blêmi et mandré, ne sais-tu point que Joseph, ton ancien ami, le garçon de ma ménagère, va passer au concours avec le fils Carnat ? Je ne te cache pas que c’est une sottise, me dit-il tout bas. La mère s’en désole et craint les mauvaises raisons qui s’échangent dans ces sortes de conseils. Mêmement, elle en est si troublée qu’elle en perd la tête et qu’on se plaint d’être mal servi céans, pour la première fois.

— Vous puis-je aider en quelque chose ? lui dis-je, souhaitant d’avoir une raison pour rester en dedans, et tourner autour des tables.

— Ma foi, mon garçon, répondit-il, si tu y as bonne volonté, tu me rendras service, car je ne te cache pas que je suis encore faible, et ne peux pas me baisser pour tirer le vin, sans avoir le vertige ; mais j’ai confiance en toi : voilà la clef du cellier. Charge-toi de remplir et d’apporter les pichets. J’espère que la Mariton et ses aides de cuisine suffiront au restant du service.

Je ne me le fis point dire deux fois ; j’allai avertir mes compagnons de l’emploi que je prenais pour le bien de la chose, et je fis la besogne de sommelier, qui me permit de tout voir et de tout entendre.

Joseph et Carnat le jeune étaient chacun au bout d’une grande table, régalant toute la sonnerie, chacun par moitié. Il y régnait plus de bruit que de plaisir. On criait et chantait, pour se dispenser de causer, car on était sur la défensive du part et d’autre, et on y sentait les intérêts et les jalousies en émoi.

J’observai bientôt que tous les sonneurs n’étaient pas, comme je l’avais craint, du parti des Carnat contre Joseph ; car, si bien que se tienne une confrérie, il y a toujours quelque vieille pique qui y met le désaccord ; mais je vis aussi, peu à peu, qu’il n’y avait là rien de rassurant pour Joseph, parce que ceux qui ne voulaient point de son concurrent ne voulaient pas de lui davantage, et souhaitaient voir mandrer le nombre des ménétriers par la retraite du vieux Carnat. Il me parut même que c’était le grand nombre qui pensait ainsi, et j’augurai que les deux aspirants seraient évincés.

Après qu’on eut festiné environ deux heures, le concours fut ouvert. Le silence ne fut point requis, car la cornemuse, en une chambre, n’est point un instrument qui s’embarrasse des autres bruits, et les chanteurs ne s’y obstinent pas longtemps. Il vint une foule de monde aux alentours de la maison. Mes cinq camarades grimpèrent du dehors sur la croisée ouverte ; je ne me plaçai pas loin d’eux. Huriel et son père ne bougèrent de leur coin. Carnat, désigné par le sort pour commencer, monta sur l’arche au pain, et, encouragé par son père, qui ne se pouvait retenir de lui marquer la mesure avec ses sabots, commença de sonner une demi-heure durant sur l’ancienne musette du pays, à petit bourdon.

Il en sonna fort mal, étant fort ému, et je vis que cela faisait plaisir à la plus grande partie des sonneurs. Ils gardèrent le silence, comme ils avaient coutume de faire pour se donner l’air important ; mais les autres assistants le gardèrent aussi, ce qui fâcha bien le pauvre garçon, car il avait espéré un peu d’encouragement, et son père commença de ruminer en grand dépit, laissant voir la vengeance et la méchanceté de son naturel.

Quand ce vint à Joseph, il s’arracha d’auprès de sa mère, qui, tout le temps, l’avait supplié, en lui parlant bas, de ne se point mettre sur les rangs. Il monta sur l’arche, tenant avec beaucoup d’aisance sa grande cornemuse bourbonnaise qui éblouit tous les yeux par ses ornements d’argent, ses miroirs et la longueur de ses bourdons. Joseph avait l’air fier et regardait comme en pitié ceux qui l’allaient écouter. On remarquait la bonne mine qui lui était venue, et les jeunesses du lieu se demandaient si c’était là Joset l’ébervigé, qu’on avait jugé si simple et qu’on avait vu si malingret. Toutefois il avait un air de hauteur qui ne plaisait point, et, dès qu’il eut rempli la salle du bruit de son instrument, il y eut quasi plus de peur que de plaisir dans la curiosité qu’il causait aux fillettes.

Mais comme il ne manquait pas là de monde qui s’y connaissait, et surtout les chantres de la paroisse, et puis les chanvreurs qui sont grands experts en idées de chansons, et mêmement des femmes âgées qui étaient bonnes gardiennes des meilleures choses du temps passé, Joseph fut vitement goûté, tant pour la manière de faire sonner son instrument sans y prendre aucune fatigue, et de donner le son juste, que pour le goût qu’il montrait en jouant des airs nouveaux d’une beauté sans pareille. Et, comme il lui fut fait observation, par les Carnat, que sa musette, mieux sonnante, lui donnait de l’avantage, il la démancha et n’en garda que le hautbois, dont il se servit si bien qu’on put encore mieux goûter l’excellence de ses airs. Enfin, il prit la musette de Carnat et la mena si habilement qu’il en tira encore des sons agréables, et qu’on eût dit d’un autre instrument que celui qu’on avait entendu d’abord.

Les juges ne firent rien connaître de leur opinion, mais les autres assistants, trépignant de joie et faisant grande acclamation, décidèrent que rien de si beau n’avait été ouï au pays de chez nous, et la mère Bline de la Breuille, qui avait quatre-vingt-sept ans et n’était encore sourde ni bègue, s’avançant à la table des sonneurs, et frappant de sa béquille au milieu d’eux, leur dit en son franc parler que le grand âge autorisait :

— Vous aurez beau faire la moue et branler la tête, ça n’est aucun de vous qui pourrait jouter avec ce gars ; on parlera de lui dans deux cents ans d’ici, et tous vos noms seront oubliés avant que vos carcasses soient pourries dans la terre.

Puis elle sortit, disant (et tout le monde avec elle) que si les sonneurs rejetaient Joseph de leur corporation, c’était la pire injustice qui se pût commettre et la plus vilaine jalousie qui se pût avouer.

C’était le moment de délibérer, et les sonneurs montèrent en une chambre haute, dont j’allai leur ouvrir la porte à seules fins d’essayer de surprendre quelque chose en les écoutant causer sur l’escalier. Les derniers qui se présentèrent à cette porte pour entrer furent le grand bûcheux et Huriel ; mais alors, le père Carnat, qui reconnaissait le fils pour l’avoir vu chez nous à la jaunée de Saint-Jean, leur demanda ce qu’ils souhaitaient, et de quel droit ils se présentaient au conseil.

— Du droit que nous donne la maîtrise, répondit le père Bastien, et si vous en doutez, faites-nous les questions d’usage, où éprouvez-nous en quelle musique vous voulez.

On les fit entrer et on referma la porte. J’essayai bien d’entendre, mais on parlait à voix basse, et je ne pus m’assurer d’autre chose, sinon qu’on reconnaissait le droit des deux étrangers, et qu’on délibérait sur le concours, sans bruit et sans dispute.

À travers la fente de l’huis, je vis qu’on se formait en rassemblements de quatre ou cinq, et qu’on échangeait des raisons tout bas avant d’aller aux voix ; mais quand ce fut le moment de voter, un des sonneurs vint voir s’il n’y avait personne aux écoutes, et force me fut de me cacher et de descendre aussitôt, crainte d’être surpris en une faute ou j’aurais eu de la honte sans excuse ; car rien ne pouvait plus me donner à penser que mes amis eussent besoin de mon aide en une réunion si tranquille.

Je retrouvai en bas mes jeunes gens et beaucoup d’autres de ma connaissance, qui s’étaient attablés, faisant fête et compliment à Joseph. Le fils Carnat était seul et triste en un coin, oublié et humilié au possible. Le carme était là aussi, sous la cheminée, s’enquérant auprès de la Mariton et de Benoît de ce qui se passait en leur logis. Quand il fut au fait, il approcha de la plus grande table où chacun voulait trinquer avec Joseph et le questionner sur le pays où il avait appris ses talents.

— Ami Joseph, dit le frère Nicolas, nous sommes de connaissance, et je vous veux complimenter aussi sur l’applaudissement que vous venez d’avoir, à bon droit, céans. Mais permettez-moi de vous remontrer qu’il est généreux autant que sage de consoler les vaincus, et qu’à votre place, je ferais avance d’amitié au fils Carnat, que je vois là, bien triste et bien seul.

Le carme parla ainsi d’une façon à n’être entendu que de Joseph et de quelques autres qui l’avoisinaient, et je pensai qu’il le faisait autant par conseil de son bon cœur que par incitation de la mère à Joseph, qui eût souhaité voir revenir les Carnat de leur aversion pour lui.

La manière dont le carme en appelait à la générosité de Joseph flatta ce garçon dans son amour-propre.

— Vous avez raison, père Nicolas, fit-il ; et, d’une voix élevée :

— Allons, François, dit-il au fils Carnat, pourquoi bouder les amis ? Tu n’as pas si bien joué que tu es en état de le faire, j’en suis certain ; mais tu auras ta revanche une autre fois ; et, d’ailleurs, le jugement n’en est pas encore porté. Ainsi, au lieu de nous tourner le dos, viens boire avec nous, et tenons-nous aussi tranquilles que deux bœufs attelés au même charroi.

Chacun approuva Joseph, et Carnat, craignant de paraître trop jaloux, accepta son offre et vint s’asseoir non loin de lui. C’était bien jusque-là ; mais Joseph ne se put défendre de marquer combien il estimait mieux son savoir que celui des autres, et, dans les honnêtetés qu’il fit à son concurrent, il prit des airs de protection qui le blessèrent d’autant plus.

— Tu parles comme si tu tenais la maîtrise, dit Carnat, qui était pâle et hautain, et tu ne tiens rien encore. Ce n’est pas toujours au plus subtil de ses doigts et au plus adroit de ses inventions que ceux qui s’y connaissent donnent la meilleure part. C’est quelquefois à celui qui est le mieux connu et le mieux estimé au pays, et qui, par là, promet un bon camarade aux autres ménétriers.

— Oh ! je m’y attends bien, répliqua Joseph. J’ai été longtemps absent, et, encore que je me pique de mériter autant d’estime qu’un autre, par ma conduite, je sais de reste qu’on se rejettera sur la mauvaise raison que je suis peu connu. Eh bien, ça m’est égal, François ! Je ne m’attendais point à trouver ici une assemblée de vrais musiciens, capables de me juger, et assez amis du beau savoir pour préférer mon talent à leurs intérêts et à leurs accointances. Tout ce que je souhaitais, c’était de me faire entendre et juger devant ma mère et mes amis, par les oreilles saines et les gens raisonnables. À présent, je me moque bien de vos beugleurs de musette criarde ! Je crois, Dieu me pardonne, que je serais plus fier de leur refus que de leur agrément.

Le carme observa doucement à Joseph qu’il ne parlait pas d’une manière sage. — Il ne faut point récuser les juges qu’on a demandés librement, lui dit-il, et l’orgueil gâte toujours le plus beau mérite..

— Laissez-lui son orgueil, reprit Carnat. Je ne suis point jaloux de celui qu’il peut montrer. Il lui faut bien un peu de talent pour se consoler de ses autres disgrâces, car c’est de lui qu’on peut dire : Beau joueur, bien joué.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? dit Joseph en posant son verre et le regardant entre les yeux.

— Je n’ai pas besoin de le dire, répondit l’autre. Tout le monde ici l’entend de reste.

— Mais je ne l’entends point, moi ; et comme c’est à moi que vous parlez, je vous citerai comme lâche si vous craignez de vous expliquer.

— Oh ! je peux bien te dire en face, reprit Carnat, une chose qui n’est point faite pour t’offenser ; car il n’y a peut-être pas plus de ta faute à être malheureux en amour, qu’il n’y en a eu de la mienne à être malheureux, ce soir, en musique.

— Allons, allons ! dit un des jeunes gens qui se trouvaient là, laissons la Josette tranquille. Elle a trouvé un épouseux, ça ne regarde plus personne.

— Et m’est avis, ajouta un autre, que ce n’est point Joseph qui est joué dans cette histoire-là, mais bien celui qui va endosser son ouvrage.

— De qui parlez-vous ? s’écria Joseph, comme pris de vertige. Qui appelez-vous Josette ? et quel méchant badinage prétendez-vous me faire ?

— Taisez-vous ! s’écria la Mariton, rouge et tremblante de colère et de chagrin, comme elle était toujours quand on accusait Brulette. Je voudrais que toutes vos méchantes langues fussent arrachées et clouées à la porte de l’église !

— Parlons plus bas, dit un des jeunes gens ; vous savez bien que la Mariton n’entend pas qu’on médise de la bonne amie à son Joset. Les belles se soutiennent entre elles, et celle-ci n’est pas encore trop mûre pour perdre sa voix au chapitre.

Joseph s’évertuait à comprendre de quoi on l’accusait ou le raillait.

— Explique-moi donc ça, me disait-il en me tiraillant le bras. Ne me laisse pas sans défense ou sans réponse.

J’allais m’en mêler, encore que je me fusse interdit d’entrer dans aucune dispute où ne seraient point le grand bûcheux et son fils, lorsque François Carnat me coupa la parole :

— Eh mon Dieu ! fit-il à Joseph en ricanant, Tiennet ne t’en dira pas plus que je t’en ai écrit.

— C’est donc de cela que vous parlez ? dit Joseph. Eh bien, je jure que vous êtes un menteur, et que vous avez écrit et signé un faux témoignage. Jamais…

— Bon, bon, reprit Carnat. Tu as pu faire ton profit de ma lettre, et si, comme l’on croit, tu étais l’auteur de l’enfant, tu n’as pas été trop sot d’en repasser la propriété à un ami. C’est un ami bien fidèle, puisqu’il est là-haut occupé à te soutenir dans le conseil. Mais si, comme je le pense, moi, tu es venu pour réclamer ton droit, et qu’on te l’ait refusé, ainsi qu’il résulterait d’une scène bien drôle qui a été vue de loin et qui a eu lieu au château du Chassin…

— Quelle scène ? dit le carme. Il faut vous expliquer, jeune homme, car j’en étais peut-être le témoin, et je veux savoir de quelle manière vous racontez les choses.

— Comme vous voudrez, répondit Carnat. Je la dirai comme je l’ai vue de mes yeux, sans entendre les discours qui s’y faisaient, mais vous en donnerez l’explication comme vous pourrez. Vous saurez donc, vous autres, que, le dernier jour du mois passé, Joseph, s’étant levé de bon matin pour porter un mai à la porte de Brulette, et y ayant vu un gros gars d’environ deux ans qui ne peut être que le sien, le voulut réclamer sans doute, puisqu’il le prit pour l’emporter et qu’il s’ensuivit une dispute, où son ami le bûcheux bourbonnais, le même qui est là-haut avec son père, et qui épouse la Brulette dimanche qui vient, lui porta de bons coups, et puis embrassa la mère et l’enfant ; après quoi Joset l’ébervigé fut mis en douceur à la porte et n’y est point retourné du depuis. Or, voilà la plus belle histoire que j’aie jamais vue. Arrangez-la comme vous voudrez. C’est toujours un enfant qui se voit disputé par deux pères, et une fille qui, au lieu de se donner au premier enjôleur, le chasse à coups de pied comme indigne ou incapable d’élever l’enfant de ses œuvres.

Au lieu de répondre, comme il s’en était vanté, à cette accusation, le père Nicolas était retourné vers la cheminée, et parlait bas, mais vivement, avec Benoît. Joseph était si saisi de voir interpréter de la sorte une aventure dont, après tout, il ne pouvait dire le fin mot, qu’il cherchait autour de lui quelqu’un pour l’y aider, et la Mariton étant sortie de la chambre comme une folle, il ne restait que moi pour rembarrer Carnat. Son discours avait occasionné de l’étonnement, et personne ne songeait à défendre Brulette, contre laquelle il y avait toujours un gros dépit. J’essayai de prendre son parti ; mais Carnat m’interrompit aux premiers mots.

— Oh ! tant qu’à toi, le cousin, fit-il, personne ne t’accuse ; tu peux y être de bonne foi, encore qu’on sache que tu t’es entremis pour attraper le monde en apportant au pays l’enfant déjà élevé dans le Bourbonnais. Mais tu es si simple, que tu n’y as peut-être vu que du feu. Le diable me punisse, ajoute-t-il en s’adressant à l’assistance, si ce garçon-là n’est pas sot comme un panier. Il est capable d’avoir servi de parrain à l’enfant, croyant faire le baptême d’une cloche. Il aura été dans le Bourbonnais pour voir son filleul, et on lui aura prouvé qu’il avait poussé dans le cœur d’un chou. Il l’aura apporté chez lui dans une besace, pensant mettre, le soir, un chebril à la broche. Enfin, il est si valet et si bon cousin à la fille, que si elle lui avait voulu faire entendre que le gros Charlot lui ressemble, il s’en serait trouvé content.