Les Maîtres sonneurs/30

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 360-375).



TRENTIÈME VEILLÉE


J’avais beau répondre et protester en me fâchant, on était plus en train de rire que de m’écouter, et ça été de tout temps une grande amusette pour les garçons éconduits, de médire d’une pauvre fille. On se dépêche de l’abîmer, sauf à en revenir plus tard, si l’on voit qu’elle ne le méritait point.

Mais, au milieu du bruit des mauvaises paroles, on entendit une voix forte, que la maladie avait un peu diminuée, mais qui était encore capable de couvrir toutes celles d’un cabaret en rumeur. C’était le maître du logis, habitué de longue date à gouverner les orages du vin et les vacarmes de la bombance.

— Tenez vos langues, dit-il, et m’écoutez, ou, dussé-je fermer la maison pour toujours, je vous ferai sortir à l’instant même. Tâchez de vous taire sur le compte d’une fille de bien, que vous ne décriez que pour l’avoir trouvée trop sage. Et, quant aux véritables parents de l’enfant qui a donné lieu à tant d’histoires, dites-leur donc enfin, bien en face, le blâme que vous leur destinez, car les voilà devant vous. Oui ! dit-il en attirant contre lui la Mariton qui pleurait, tenant Charlot dans ses bras, voilà la mère de mon héritier, et voilà mon fils reconnu par mon mariage avec cette brave femme. Si vous m’en demandez la date bien au juste, je vous répondrai que Vous ayez à vous mêler de vos affaires ; mais pourtant, à celui qui aurait de bonnes raisons pour me questionner, je pourrais montrer des actes qui prouvent que j’ai toujours reconnu l’enfant pour mien, et qu’avant sa naissance, sa mère était déjà ma légitime épouse, encore que la chose fût tenue cachée.

Il se fit un grand silence d’étonnement, et Joseph, qui s’était levé aux premiers mots, resta debout comme changé en pierre. Le moine, qui vit du doute, de la honte et de la colère dans ses yeux, jugea à propos de donner quelques explications de plus. Il nous apprit que Benoît avait été empêché de rendre son mariage public par l’opposition d’un parent à succession qui lui avait prêté des fonds pour son commerce, et qui aurait pu le ruiner en lui en demandant la restitution. Et comme la Mariton craignait d’être attaquée dans sa renommée, surtout à cause de son fils Joseph, elle avait caché la naissance de Charlot et l’avait mis en nourrice à Sainte-Sevère ; mais, au bout d’un an, elle l’avait trouvé si mal éduqué, qu’elle avait prié Brulette de s’en charger, comptant que nulle autre n’en aurait autant de soin. Elle n’avait point prévu que cela ferait du tort à cette jeunesse, et quand elle l’avait su, elle avait voulu reprendre l’enfant ; mais la maladie de Benoît avait fait empêchement, et Brulette, d’ailleurs, s’y était si bien attachée, qu’elle n’avait point voulu s’en séparer.

— Oui, oui, dit vivement la Mariton, la pauvre âme qu’elle est ! elle m’a montré son courage dans l’amitié. « Vous avez assez de peine comme cela, me disait-elle, s’il faut que vous perdiez votre mari, et que peut-être votre mariage soit attaqué ensuite par sa famille. Il est trop malade pour que vous puissiez souhaiter qu’il se mette dans les grands embarras qui résulteraient, à présent, de la déclaration de votre mariage. Ayez patience, et ne le tuez point par des soucis d’affaires. Tout s’arrangera à vos souhaits, si Dieu vous fait la grâce qu’il en revienne. »

— Et si j’en suis revenu, ajouta Benoît, c’est par les soins de cette digne femme, qui est ma femme, et par la bonté d’âme de la jeune fille en question, qui s’est exposée patiemment au blâme et à l’insulte, plutôt que de me pousser à ma ruine en trahissant nos secrets. Mais voilà encore un fidèle ami, ajouta-t-il en montrant le carme, un homme de tête, d’action et de franche parole, qui a été mon camarade d’école, dans le temps que j’étais élevé à Montluçon. C’est lui qui a été trouver mon vieux diable d’oncle, et qui à la fin, pas plus tard que ce matin, l’a fait consentir à mon mariage avec ma bonne ménagère. Et quand il a eu lâché la promesse qu’il me laisserait ses fonds et son héritage, on lui a avoué que le prêtre y avait déjà passé, et on lui a présenté le gros Charlot, qu’il a trouvé beau garçon et bien ressemblant à l’auteur de ses jours.

Ce contentement de Benoît fit revenir la gaieté, et chacun fut frappé de cette ressemblance dont, pourtant, on ne s’était point avisé jusque-là, moi pas plus que les autres.

— Par ainsi, Joseph, dit encore l’aubergiste, tu peux et dois aimer et respecter ta mère, comme je l’aime et la respecte. Je fais serment ici que c’est la plus courageuse et la plus secourable chrétienne qu’il y ait auprès d’un malade, et que je n’ai jamais eu une heure d’hésitation dans ma volonté de déclarer tôt ou tard ce que je déclare aujourd’hui. Nous voilà assez bien dans nos affaires, Dieu merci, et comme j’ai juré à elle et à Dieu que je remplacerais le père que tu as perdu, si tu veux demeurer avec nous, je t’associerai à mon commerce et te ferai faire de bons profits. Tu n’as donc pas besoin de te jeter dans le cornemusage, puisque ta mère y voit des inconvénients pour toi et des inquiétudes pour elle. Ton idée était de lui assurer un sort. Ça ne regarde plus que moi, et mêmement je m’offre à assurer le tien. Nous écouteras-tu, à la fin, et renonceras-tu à ta damnée musique ? Ne veux-tu point demeurer en ton pays, vivre en famille, et rougirais-tu d’avoir un aubergiste honnête homme pour ton beau-père ?

— Vous êtes mon beau-père, cela est certain, répondit Joseph sans marquer ni joie ni tristesse, mais se tenant assez froidement sur la défensive ; vous êtes honnête homme, je le sais, et riche je le vois : si ma mère se trouve heureuse avec vous…

— Oui, oui, Joseph ! la plus heureuse du monde, aujourd’hui surtout ! s’écria la Mariton en l’embrassant, car j’espère que tu ne me quitteras plus.

— Vous vous trompez, ma mère, répondit Joseph. Vous n’avez plus besoin de moi, et vous êtes contente. Tout est bien. Vous étiez le seul devoir qui me rappelât au pays, il ne m’y restait plus que vous à aimer, puisque Brulette, il est bon pour elle que tout le monde l’entende aussi de ma bouche, n’a jamais eu pour moi que les sentiments d’une sœur. À présent me voilà libre de suivre ma destinée, qui n’est pas bien aimable, mais qui m’est trop bien marquée pour que je ne la préfère point à tout l’argent du commerce et à toutes les aises de la famille. Adieu donc, ma mère ! Que Dieu récompense ceux qui vous donneront le bonheur ; moi, je n’ai plus besoin de rien, ni d’état en ce pays, ni de brevet de maîtrise octroyé par des ignorants mal intentionnés pour moi. J’ai mon idée et ma musette qui me suivront partout, et tout gagne-pain me sera bon, puisque je sais qu’en tous lieux je me ferai connaître sans autre peine que celle de me faire entendre.

Comme il disait cela, la porte de l’escalier s’ouvrit et toute l’assemblée des sonneurs rentra en silence. Le père Carnat réclama l’attention de la compagnie, et, d’un air joyeux et décidé qui étonna bien tout le monde, il dit :

— François Carnat, mon fils, après examen de vos talents et discussion de vos droits, vous avez été déclaré trop novice pour recevoir la maîtrise. On vous engage donc à étudier encore un bout de temps sans vous dégoûter, à seules fins de vous représenter plus tard au concours qui vous sera peut-être plus favorable. Et vous, Joseph Picot, du bourg de Nohant, le conseil des maîtres sonneurs du pays vous fait assavoir que, par vos talents sans pareils, vous êtes reçu maître sonneur de première classe, sans exception d’une seule voix.

— Allons ! répondit Joseph, qui resta comme indifférent à cette belle victoire et à l’approbation qui y fut donnée par tous les assistants, puisque la chose a tourné ainsi, je l’accepte, encore que, n’y comptant point, je n’y tinsse guère.

La hauteur de Joseph ne fut approuvée de personne, et le père Carnat se dépêcha de dire, d’un air où je trouvai beaucoup de malice déguisée : — Il paraîtrait, Joseph, que vous souhaitez vous en tenir à l’honneur et au titre, et que votre intention n’est pas de prendre rang parmi les ménétriers du pays ?

— Je n’en sais rien encore, répondit Joseph, par bravade assurément, et pour ne pas contenter trop vite ses juges : j’y donnerai réflexion.

— Je crois, dit le jeune Carnat à son père, que toutes ses réflexions sont faites, et qu’il n’aura pas le courage d’aller plus avant.

— Le courage ? dit vivement Joseph : et quel courage faut-il, s’il vous plaît ?

Alors le doyen des sonneurs, qui était le vieux Paillou, de Verneuil, dit à Joseph :

— Vous n’êtes pas sans savoir, jeune homme, qu’il

" Et vous, Joseph Picot,… vous êtes reçu maître sonneur de première classe, sans exception d’une seule voix. "

ne s’agit pas seulement de sonner d’un instrument pour être reçu en notre compagnie, mais qu’il y a un catéchisme de musique qu’il faut connaître et sur lequel vous serez questionné, si toutefois vous vous sentez l’instruction et la hardiesse pour y répondre. Il y a encore des engagements à prendre. Si vous n’y répugnez point, il faut vous décider avant une heure et que la chose soit terminée demain matin.

— Je vous entends, dit Joseph ; il y a les secrets du métier, les conditions et les épreuves. Ce sont de grandes sottises, autant que je peux croire, et la musique n’y entre pour rien, car je vous défierais bien de répondre, sur ce point, à aucune question que je pourrais vous faire. Par ainsi, celles que vous me prétendez adresser ne rouleront pas sur un sujet auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles d’un étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes.

— Si vous le prenez ainsi, dit Renet, le sonneur de Mers, nous voulons bien vous laisser croire que vous êtes un grand savant et que nous sommes des ânes. Soit ! Gardez vos secrets, nous garderons les nôtres. Nous ne sommes point pressés de les dire à qui en fait mépris. Mais alors, souvenez-vous d’une chose : voilà votre brevet de maître sonneur, qui vous est délivré par nous, et où rien ne manque, de l’avis de ces sonneurs bourbonnais, vos amis, qui l’ont rédigé et signé avec nous tous. Vous êtes libre d’aller exercer vos talents où ils feront besoin et où vous pourrez ; mais il vous est défendu d’y essayer dans l’étendue des paroisses que nous exploitons et qui sont au nombre de cent cinquante, selon la distribution qui en a été faite entre nous, et dont la liste vous sera donnée. Et si vous y contrevenez, nous sommes obligés de vous avertir que vous n’y serez souffert de gré ni de force, et que la chose sera toute à vos risques et périls.

Ici la Mariton prit la parole.

— Vous n’avez pas besoin de lui faire des menaces, dit-elle, et pouvez le laisser à son humeur, qui est de cornemuser sans y chercher de profit. Il n’a pas besoin de ça, Dieu merci, et n’a pas, d’ailleurs, la poitrine assez forte pour faire état de ménétrier. Allons, Joseph, remercie-les de l’honneur qu’ils te donnent et ne les chagrine point dans leurs intérêts. Que ce soit une convention vitement réglée, et voilà mon homme qui en fera les frais, avec un bon quartaut de vin d’Issoudun ou de Sancerre, au choix de la compagnie.

— À la bonne heure, répondit le vieux Carnat. Nous voulons bien que la chose en reste là. Ce sera le mieux pour votre garçon, car il ne faut être ni sot ni poltron pour se frotter aux épreuves, et m’est avis que le pauvre enfant n’est point taillé pour y passer.

— C’est ce que nous verrons ! dit Joseph, se laissant prendre au piége, malgré les avertissements que lui donnait tout bas le grand bûcheux. Je réclame les épreuves, et comme vous n’avez pas le droit de me les refuser, après m’avoir délivré le brevet, je prétends être ménétrier si bon me semble, ou, tout au moins, vous prouver que je n’en serai empêché par aucun de vous.

— Accordé ! dit le doyen, laissant voir, ainsi que Carnat et plusieurs autres, la méchante joie qu’ils y prenaient. Nous allons nous préparer à la fête de votre réception, l’ami Joseph ; mais songez qu’il n’y a point à en revenir, à présent, et que vous serez tenu pour une poule mouillée et pour un vantard si vous changez d’avis.

— Marchez, marchez ! dit Joseph. Je vous attends de pied ferme.

— C’est nous, lui dit Carnat près de l’oreille, qui vous attendrons au coup de minuit.

— Où ? dit encore Joseph avec beaucoup d’assurance.

— À la porte du cimetière, répondit tout bas le doyen ; et, sans vouloir accepter le vin de Benoît ni entendre les raisons de sa femme, ils s’en allèrent tous ensemble, promettant malheur à qui les suivrait ou les espionnerait dans leurs mystères.

Le grand bûcheux et Huriel les suivirent sans dire un mot de plus à Joseph, d’où je vis que, s’ils étaient contraires au mal qui lui était souhaité par les autres sonneurs, ils n’en regardaient pas moins comme un devoir sérieux de ne lui donner aucun avertissement et de ne trahir en rien le secret de la corporation.

Malgré les menaces qui avaient été faites, je ne me gênai point pour les suivre, à distance, sans autre précaution que celle de m’en aller par le même chemin, les mains dans les poches et sifflant, comme qui n’aurait eu aucun souci de leurs affaires. Je savais bien qu’ils ne me laisseraient point assez approcher pour entendre leurs manigances ; mais je voulais voir de quel côté ils prétendaient s’embusquer, afin de chercher le moyen d’en approcher plus tard sans être observé.

Dans cette idée, j’avais fait signe à Léonard de garder les autres au cabaret, jusqu’à ce que je revinsse les avertir ; mais ma poursuite ne fut pas longue. L’auberge était dans la rue qui descend à la rivière et qui est aujourd’hui route postale sur Issoudun. Dans ce temps-là, c’était un petit casse-cou étroit et mal pavé, bordé de vieilles maisons à pignons pointus et a croisillons de pierre. La dernière de ces maisons a été démolie l’an passé. De la rivière, qui arrosait le mur en contre-bas de l’auberge du Bœuf couronné, on montait, raide comme pique, à la place, qui était, comme aujourd’hui, cette longue chaussée raboteuse plantée d’arbres, bordée à gauche par des maisons fort anciennes, à droite par le grand fossé, alors rempli d’eau, et la grande muraille alors bien entière du château. Au bout, l’église finit la place, et deux ruelles descendent l’une à la cure, l’autre le long du cimetière. C’est par celle-là que tournèrent les cornemuseux. Ils avaient environ une bonne portée de fusil en avance sur moi, c’est-à-dire le temps de suivre la ruelle qui longe le cimetière, et de déboucher dans la campagne, par la poterne de la tour des Anglais, à moins qu’ils ne fissent choix de s’arrêter en ce lieu, ce qui n’était guère commode, car le sentier, serré à droite par le fossé du château, et de l’autre côté par le talus du cimetière, ne pouvait laisser passer qu’une personne à la fois.

Quand je jugeai qu’ils devaient avoir gagné la poterne, je tournai l’angle du château par une arcade qui, dans ce temps-là, donnait passage aux piétons sous une galerie servant aux seigneurs pour se rendre à l’église paroissiale.

Je me trouvai seul dans cette ruelle, où, passé soleil couché, aucun chrétien ne se risquait jamais, tant pour ce qu’elle côtoyait le cimetière, que parce que le flanc nord du château était mal renommé. On parlait de je ne sais combien de personnes noyées dans le fossé du temps de la guerre des Anglais, et mêmement on jurait d’y avoir entendu siffler la cocadrille dans les temps d’épidémie.

Vous savez que la cocadrille est une manière de lézard qui paraît tantôt réduit pas plus gros que le petit doigt, tantôt gonflé, par le corps, à la taille d’un bœuf et long de cinq à six aunes. Cette bête, que je n’ai jamais vue, et dont je ne vous garantis point l’existence, est réputée vomir un venin qui empoisonne l’air et amène la peste.

Encore que je n’y crusse pas beaucoup, je ne m’amusai point dans ce passage, où le grand mur du château et les gros arbres du cimetière ne laissaient guère percer la clarté du ciel. Je marchai vite, sans trop regarder à droite ni à gauche, et sortis par la poterne des Anglais, dont il ne reste pas aujourd’hui pierre sur pierre.

Mais là, malgré que la nuit fût belle et la lune levée, je ne vis, ni auprès ni au loin, trace des dix-huit personnes que je suivais. Je questionnai tous les alentours, j’avisai jusque dans la maison du père Bégneux, qui était la seule habitation où ils auraient pu entrer. On y dormait bien tranquillement, et, soit dans les sentiers, soit dans le découvert, il n’y avait ni bruit, ni trace, ni aucune apparence de personne vivante.

J’augurai donc que la sonnerie mécréante était entrée dans le cimetière pour y faire quelque mauvaise conjuration, et, sans en avoir nulle envie, mais résolu à tout risquer pour les parents de Thérence, je repassai la poterne et rentrai dans la maudite rouelle aux Anglais, marchant doux, me serrant au talus dont je rasais quasiment les tombes, et ouvrant mes oreilles au moindre bruit que je pourrais surprendre.

J’entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les couleuvres siffler dans l’eau noire du fossé ; mais ce fut tout. Les morts dormaient dans la terre aussi tranquilles que des vivants dans leurs lits. Je pris courage, pour grimper le talus et donner un coup d’œil dans le champ du repos. J’y vis tout en ordre, et de mes sonneurs, pas plus de nouvelles que s’ils n’y fussent jamais passés.

Je fis le tour du château. Il était bien fermé, et comme il était environ les dix heures, maîtres et serviteurs y dormaient comme des pierres.

Alors je retournai au Bœuf couronné, ne pouvant m’imaginer ce qu’étaient devenus les sonneurs, mais voulant faire cacher mes camarades dans la ruelle aux Anglais, puisque, de là, nous verrions bien ce qui arriverait à Joseph, à l’heure du rendez-vous donné à la porte du cimetière.

Je les trouvai sur le pont, délibérant de s’en retourner chez eux, et disant qu’ils ne voyaient plus aucun danger pour les Huriel, puisqu’ils s’étaient si bien entendus avec les autres dans le conseil de maîtrise. Pour ce qui regardait Joseph tout seul, ils ne s’en souciaient point et voulurent me détourner d’y prendre part. Je leur remontrai qu’à mon sens c’était dans les épreuves qui allaient se faire que le danger commençait pour tous les trois, puisque la mauvaise intention des sonneurs avait été bien visible, et que les Huriel allaient y secourir Joseph, selon leurs prévisions de la matinée.

— Êtes-vous donc déjà dégoûtés de l’entreprise ? leur dis-je. Est-ce parce que nous ne sommes que huit contre seize ? et ne vous sentez-vous point chacun du cœur pour deux ?

— Comment comptez-vous ? me dit Léonard. Croyez-vous que le grand bûcheux et son fils se mettent avec nous contre leurs confrères ?

— Je comptais mal, lui répondis-je, car nous sommes neuf. Joseph ne se laissera point manger la laine sur le dos, si on lui chauffe trop les oreilles, et puisque les deux Huriel ont pris des armes, il me paraît bien certain que c’est pour le défendre, s’ils ne peuvent se faire écouter.

— Il ne s’agit pas de ça, reprit Léonard ; nous ne serions que nous six, et ils seraient vingt contre nous, que nous irions encore sans les compter ; mais il y a autre chose qui nous plaît moins que la bataille. On vient d’en causer au cabaret, chacun a raconté son histoire ; le moine a blâmé ces pratiques-là comme impies et abominables ; la Mariton a pris une peur qui a gagné tous les assistants, et, encore que Joseph ait ri de tout cela, nous ne pouvons pas être certains qu’il n’y ait quelque chose de vrai au fond. On a parlé d’aspirants cloués dans une bière, de brasiers où on les faisait choir, et de croix de fer rouge qu’on leur faisait embrasser. Ces choses-là, me paraissent trop fortes à croire ; mais si j’étais sûr que ce fût tout, je saurais bien donner une bonne correction aux gens assez mauvais pour y contraindre un pauvre prochain. Malheureusement…

— Allons, allons, lui dis-je, je vois que vous vous êtes laissé épeurer. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Dites le tout, afin qu’on s’en moque ou qu’on s’en gare.

— Il y a, dit un des garçons, voyant que Léonard avait honte de tout confesser, que nous n’avons jamais vu la personne du diable, et qu’aucun de nous ne souhaite faire sa connaissance.

— Oh ! oh ! leur dis-je, voyant que tous étaient soulagés par cet aveu et allaient dire comme lui, c’est donc du propre Lucifer qu’il retourne ? Eh bien, à la bonne heure ! Je suis trop bon chrétien pour le redouter ; je donne mon âme à Dieu, et je vous réponds de prendre aux crins, à moi tout seul, l’ennemi du genre humain, aussi résolument que je prendrais un bouc à la barbe. Il y a assez longtemps qu’il porte dommage à ceux qui le craignent : m’est avis qu’un bon gars qui l’écornerait lui ôterait la moitié de sa malice, et ça serait toujours autant de gagné.

— Ma foi, dit Léonard, honteux de sa crainte, si tu le prends comme ça, je n’y reculerai pas, et si tu lui casses les cornes, je veux, à tout le moins, tenter de lui arracher la queue. On dit qu’elle est bonne, et nous verrons bien si elle est d’or ou de chanvre.

Il n’y a si bon remède contre la peur que la plaisanterie, et je ne vous cache pas qu’en mettant la chose sur ce ton-là, je n’étais point du tout curieux de me mesurer avec Georgeon, comme chez nous on l’appelle. Je ne me sentais peut-être pas plus rassuré que les autres ; mais, pour Thérence, je me serais jeté en la propre gueule du diable. Je l’avais promis ; le bon Dieu lui-même ne m’eût point détourné de mon dessein.

Mais c’est mal parler. Le bon Dieu, tout au contraire, me donnait force et confiance, et, tant plus je me sentis angoissé dans cette nuit-là, tant plus je pensai à lui, et requis son aide.

Quand les autres camarades nous virent décidés, Léonard et moi, ils nous suivirent. Pour rendre la chose plus sûre, je retournai au cabaret, comptant y trouver d’autres amis qui, sans savoir de quoi il s’agissait, nous suivraient comme en partie de plaisir, et nous soutiendraient à l’occasion ; mais l’heure était avancée, et il n’y avait plus au Bœuf couronné que Benoît qui soupait avec le carme, la Mariton qui faisait des prières, et Joseph qui s’était jeté sur un lit et dormait, je dois le dire, avec une tranquillité qui nous fit honte de nos hésitations.

— Je n’ai qu’une espérance, nous dit la Mariton en se relevant de sa prière, c’est qu’il laissera passer l’heure et ne se réveillera que demain matin.

— Voilà les femmes ! répondit Benoît en riant ; elles croient qu’il fait bon vivre au prix de la honte. Mais moi, j’ai donné à son garçon parole de le réveiller avant minuit, et je n’y manquerai point.

— Ah ! vous ne l’aimez pas ! s’écria la mère. Nous verrons si vous pousserez notre Charlot dans le danger, quand son tour viendra.

— Vous ne savez ce que vous dites, ma femme, répondit l’aubergiste. Allez dormir avec mon garçon ; moi, je vous réponds de ne pas trop laisser dormir le vôtre. Je ne veux point qu’il me reproche de l’avoir déshonoré.

— Et d’ailleurs, dit le carme, quel danger voulez-vous, donc voir dans les sottises qu’ils vont faire ? Je vous dis que vous rêvez, ma bonne femme. Le diable ne mange personne ; Dieu ne le souffrirait point, et vous n’avez pas si mal élevé votre fils, que vous craigniez qu’il se veuille damner pour la musique ? Je vous répète que les vilaines pratiques des sonneurs ne sont, après tout, que de l’eau claire, des badinages impies, dont les gens d’esprit savent fort bien se défendre, et il suffira à Joseph de se moquer des démons dont on lui va parler pour les mettre tous en fuite. Il ne faut pas d’autre exorcisme, et je vous réponds que je ne voudrais pas perdre une goutte d’eau bénite avec le diable qu’on lui montrera cette nuit.

Les paroles du carme mirent le cœur au ventre de mes camarades.

— Si c’est une farce, me dirent-ils, nous tomberons dessus et battrons en grange sur le mauvais esprit ; mais ne ferons-nous point part à Benoît de notre dessein ? Il nous aiderait peut-être ?

— À vous dire vrai, répondis-je, je n’en sais rien. Il passe pour un très brave homme ; mais on ne tient jamais le fin mot des ménages, surtout quand il y a des enfants d’un premier lit. Les beaux-pères ne les voient pas toujours d’un bon œil, et Joseph n’a pas été bien aimable, ce soir, avec le sien. Partons sans rien dire, ce sera le mieux, et l’heure n’est pas loin où il faut que nous soyons prêts.

Prenant alors le chemin de l’église, sans bruit et passant un à un, nous allâmes nous poster dans la rouette aux Anglais. La lune était si basse, que nous pouvions, en nous couchant le long du talus, n’être pas vus, quand même on eût passé tout près de nous. Mes camarades, étant étrangers au pays, n’avaient point pour cet endroit les répugnances que j’avais senties d’abord, et je pus les y laisser pour m’avancer et me cacher dans le cimetière ; assez près de la porte pour voir ce qui entrerait, et assez près d’eux aussi pour les prévenir au besoin.