Les Maîtres d’autrefois/01

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LES
MAITRES D'AUTREFOIS

BELGIQUE. — HOLLANDE.


ruxelles, 6 juillet 1875.

Je viens voir Rubens et Rembrandt chez eux, et pareillement l’école hollandaise dans son cadre, toujours le même, de vie agricole, maritime, de dunes, de pâturages, de grands nuages, de minces horizons. Il y a là deux arts distincts, très complets, très indépendants l’un de l’autre, très brillans, qui demanderaient à être étudiés à la fois par un historien, par un penseur et par un peintre. De ces trois hommes qu’il faudrait, pour bien faire, réunir en un seul, je ne sais ce que j’ai de commun avec les deux premiers ; quant au peintre, on cesse d’en être un, pour peu qu’on ait le sentiment des distances, en approchant le plus ignoré parmi les maîtres de ces pays privilégiés.

Je vais traverser des musées, et je n’en ferai pas la revue. Je m’arrêterai devant certains hommes ; je ne raconterai pas leur vie et ne cataloguerai pas leurs œuvres, même celles que leurs compatriotes ont conservées. Je définirai tout juste., comme je les entends, autant que je puis les saisir, quelques côtés physionomiques de leur génie ou de leur talent. Je n’aborderai point de trop gros problèmes ; j’éviterai les profondeurs, les trous noirs. L’art de peindre n’est après tout que l’art d’exprimer l’invisible par le visible, et, dans les plus petites comme dans les plus grandes voies, on y rencontre des puits perdus qu’il est permis de sonder pour soi comme des vérités, mais qu’il est bon de laisser dans leur nuit comme des mystères. Je dirai seulement, devant quelques tableaux, les surprises, les plaisirs, les étonnemens, et non moins précisément les dépits qu’ils m’auront causés. En cela, je n’aurai qu’à traduire avec sincérité les sensations sans conséquence d’un pur dilettante.

Il n’y aura, je vous en avertis, ni méthode aucune, ni marche suivie dans ces études. Vous y trouverez beaucoup de lacunes, peu d’équilibre, des préférences et des omissions, sans que cela préjuge rien de l’importance ou de la valeur des œuvres dont je n’aurais pas parlé. Je me souviendrai quelquefois du Louvre et ne craindrai pas de vous y ramener, afin que les exemples soient plus près de vous et les vérifications plus faciles. Il est possible que certaines de mes opinions jurent avec les opinions reçues. Je ne cherche pas, mais je ne fuirai point les révisions d’idées qui naîtraient de ces désaccords. Je vous prie de n’y pas voir la marque d’un esprit frondeur, qui viserait à se singulariser par des hardiesses, et qui, parcourant, le dernier, des chemins battus, craindrait qu’on ne l’accusât de n’avoir rien vu, s’il ne voyait pas tout à l’envers des autres.

Au vrai, ces études ne seront que des notes, et ces notes les élémens décousus et disproportionnés d’un livre qui serait à faire. Ce livre devrait être plus spécial que ceux qui ont été faits jusqu’à présent. On y parlerait moins de philosophie, moins d’esthétique, la nomenclature et les anecdotes y tiendraient moins de place, les questions de métier beaucoup plus. Ce serait comme une sorte de conversation sur la peinture, où les peintres reconnaîtraient leurs habitudes, où les gens du monde apprendraient à mieux connaître les peintres et la peinture. Pour le moment, ma méthode est d’oublier tout ce qui a été dit sur ce sujet ; mon but serait de soulever des questions, de donner l’envie d’y réfléchir, et d’inspirer à ceux qui seraient capables de nous rendre un pareil service la curiosité de les résoudre.

J’intitule ces pages les Maîtres d’autrefois, comme je dirais des maîtres sévères ou familiers de notre langue française, si je devais parler de Pascal, de Bossuet, de La Bruyère, de Voltaire ou de Diderot, — avec cette différence, qu’en France il y a des écoles où l’on pratique encore le respect et l’étude de ces maîtres stylistes, tandis que je n’en connais guère où l’on conseille à l’heure qu’il est l’étude respectueuse des maîtres toujours exemplaires de la Flandre et de la Hollande.

Je suppose d’ailleurs que le lecteur à qui je m’adresse est assez semblable à moi pour me suivre sans trop de fatigue, et cependant assez différent pour que j’aie du plaisir à le contredire, et que je mette quelque passion à le convaincre.

I

Le musée de Bruxelles a toujours beaucoup mieux valu que sa renommée. Ce qui lui fait tort aux yeux des gens dont l’esprit va instinctivement au-delà des choses, c’est d’être à deux pas de nos frontières et par conséquent la première étape d’un pèlerinage qui conduit à des stations sacrées. Van-Eyck est à Gand, Memling à Bruges, Rubens à Anvers : Bruxelles ne possède en propre aucun de ces grands hommes. Elle ne les a pas vus naître, à peine les a-t-elle vus peindre ; elle n’a ni leurs cendres ni leurs chefs-d’œuvre. On prétend les visiter chez eux, et c’est ailleurs qu’ils vous attendent. Tout cela donne à cette jolie capitale des airs de maison vide et l’exposerait à des négligences tout à fait injustes. On ignore ou l’on oublie que nulle part en Flandre ces trois princes de la peinture flamande ne marchent avec une pareille escorte de peintres et de beaux esprits qui les entourent, les suivent, les précèdent, leur ouvrent les portes de l’histoire, disparaissent quand ils entrent, mais les font entrer. La Belgique est un livre d’art magnifique dont, heureusement pour la gloire provinciale, les chapitres épars sont un peu partout, mais dont la préface est à Bruxelles et n’est qu’à Bruxelles. A toute personne qui serait tentée de sauter la préface pour courir au livre, je dirais qu’elle a tort, qu’elle ouvre le livre trop tôt et le lira mal.

Cette préface est d’abord fort belle en soi, ensuite elle est un document que rien ne supplée ; elle avertit de ce qu’on doit voir, prépare à tout, fait tout deviner, tout comprendre ; elle met de l’ordre dans cette confusion de noms propres et d’ouvrages qui s’embrouillent dans la multitude des chapelles où le hasard du temps les a disséminés, qui se classent ici sans équivoque, grâce au tact parfait qui les a réunis et catalogués. De plus c’est en quelque sorte l’état de ce que la Belgique a produit d’artistes jusqu’à l’école moderne et comme un aperçu de ce qu’elle possède en ses divers dépôts : musées, églises, couvens, hôpitaux, maisons de ville, collections particulières ; peut-être elle-même ne connaissait-elle pas au juste l’étendue de ce vaste trésor national, le plus opulent qu’il y ait au monde, avec la Hollande, après l’Italie, avant d’en avoir deux registres également bien tenus : le musée d’Anvers et celui-ci. Enfin l’histoire de l’art en Flandre est capricieuse, assez romanesque. A chaque instant, le fil se rompt et se retrouve ; on croit la peinture perdue, égarée sur les grandes routes du monde ; c’est un peu comme l’enfant prodigue, elle revient quand on ne l’attendait plus. Si vous voulez avoir une idée de ses aventures et savoir ce qui lui est arrivé pendant l’absence, feuilletez le musée de Bruxelles ; il vous le dira avec la facilité d’informations qu’offre l’abrégé complet, véridique et très clair d’une histoire qui a duré deux siècles.

Je ne vous parle pas de la tenue du lieu, qui est parfaite. Beaux salons, belle lumière, œuvres de choix par leur beauté, leur rareté ou seulement par leur valeur historique. La plus ingénieuse exactitude à déterminer les provenances ; en tout, un goût, un soin, un savoir, un respect des choses de l’art, qui font aujourd’hui de ce riche recueil un musée modèle. Bien entendu, c’est avant tout un musée flamand, ce qui lui donne pour la Flandre un intérêt de famille, pour l’Europe un prix inestimable.

L’école hollandaise y figure à peine. On ne l’y cherche point. Elle y serait mal, hors de chez elle, pas dans son beau. Elle y trouverait des croyances et des habitudes qui ne sont pas les siennes ; elle y rencontrerait des mystiques, des catholiques et des païens, et ne ferait bon ménage avec aucun d’eux ; elle y serait avec les légendes, avec l’histoire antique, avec les souvenirs directs ou indirects des ducs de Bourgogne, des archiducs d’Autriche et aussi des ducs italiens, avec le pape, Charles-Quint, Philippe II, c’est-à-dire avec toutes choses et toutes gens qu’elle n’a pas connues, pas voulu voir ou qu’elle a reniées, contre lesquelles elle a combattu cent ans, et dont son génie, ses instincts, ses besoins, par conséquent sa destinée, devaient nettement et violemment la séparer. De Moerdick à Dordrecht, il n’y a que la Meuse à passer. Il y a tout un monde entre les deux frontières. Anvers est aux antipodes d’Amsterdam, et, par son éclectisme bon enfant et les côtés gaîment sociables de son génie, Rubens est plus près de s’entendre avec Véronèse, Tintoret, Titien, Corrège, même avec Raphaël, qu’avec Rembrandt, son frère d’origine, son contemporain, mais son intraitable contradicteur.

Quant à l’art italien, il n’est ici que pour mémoire. C’est un art qu’on a falsifié pour l’acclimater, et qui de lui-même s’altère en passant en Flandre. Il y a, dans la partie de la galerie la moins flamande, deux portraits de Tintoret, pas excellens, fort retouchés, mais fort typiques ; on hésite à les comprendre à côté de Memling, de Martin de Vos, de Van-Orley, de Rubens, de Van-Dyck, même à côté d’Antoine More. De même pour Véronèse : il est dépaysé ; sa couleur est mate et sent la détrempe ; son style un peu froid, sa pompe apprise et presque guindée. Le morceau est cependant superbe, de sa belle manière : c’est un fragment de mythologie triomphale détaché d’un des plafonds du Palais-Ducal, un des meilleurs ; mais Rubens est à côté, et cela suffit pour donner au Rubens de Venise un accent qui n’est pas du pays. Lequel a raison ? et à n’écouter, bien entendu, que la langue si excellemment parlée par ces deux hommes, laquelle vaut mieux de la rhétorique correcte et savante qu’on pratique à Venise, ou de l’emphatique, grandiose et chaude incorrection du parler d’Anvers ? A Venise, on penche pour Véronèse ; en Flandre, on entend mieux Rubens.

L’art italien a cela de commun avec tous les arts fortement constitués, qu’il est à la fois très cosmopolite parce qu’il est allé partout, et très altier parce qu’il s’est suffi. Il est chez lui dans toute l’Europe, excepté dans deux pays : la Belgique, dont il a sensiblement imprégné l’esprit, sans jamais le soumettre, et qu’il a fortement cultivée, sans y prendre racine, la Hollande, qui jadis a fait semblant de le consulter, et qui finalement s’est passée de lui, en sorte que, s’il vit en bon voisinage avec l’Espagne, s’il règne en France, où, dans la peinture historique du moins, nos meilleurs peintres ont été des Romains, il rencontre ici deux ou trois hommes, très grands, très forts, de haute race et de race indigène, qui tiennent l’empire et entendent bien ne le partager avec personne.

L’histoire des rapports de ces deux pays, Italie et Flandre, est fort curieuse : elle est longue, elle est diffuse ; ailleurs on s’y perdrait ; ici, je vous l’ai dit, on la lit couramment. Elle commence à Van-Eyck et se termine le jour où Rubens quitta Gênes et revint, rapportant enfin dans ses bagages la fine fleur des leçons italiennes, à vrai dire, tout ce que l’art de son pays pouvait en extraire d’utilisable et tout ce que raisonnablement il en pouvait supporter. Cette histoire du XVe et du XVIe siècle flamand forme la partie moyenne et le fonds vraiment original de ce musée.

On entre par le XIVe siècle, on finit avec la première moitié du XVIIe siècle. Aux deux extrémités de ce brillant parcours, on est saisi par le même phénomène, assez rare en un si petit pays : un art qui naît sur place et de lui-même, un art qui renaît quand on le croyait mort. On reconnaît Van-Eyck dans une très belle Adoration des Mages, on entrevoit Memling dans de fins portraits, et là-bas, tout au bout, à cent cinquante ans de distance, on aperçoit Rubens. Chaque fois c’est vraiment un soleil qui se lève, puis qui se couche avec la splendeur, et la brièveté d’un très beau jour, sans lendemain.

Tant que Van-Eyck est sur l’horizon, il y a des lueurs qui vont jusqu’aux confins du monde moderne, et c’est à ces lueurs que le monde moderne a l’air de s’éveiller, qu’il se reconnaît et qu’il s’éclaire. L’Italie en est avertie et vient à Bruges. C’est ainsi, par une visite d’ouvriers curieux de savoir comment ils devaient s’y prendre pour bien peindre, avec éclat, avec consistance, avec aisance, avec durée, que commencent entre les deux peuples des allées et venues qui devaient changer de caractère et de but, mais ne pas cesser. Van-Eyck n’est point seul ; autour de lui, les œuvres fourmillent, les œuvres plutôt que les noms. On ne les distingue pas trop, ni entre elles, ni de l’école allemande ; c’est un écrin, c’est un reliquaire, un étincellement de joailleries précieuses, d’orfèvreries peintes, où l’on sent la main du nielleur, du verrier, du graveur et de l’enlumineur de psautiers, dont le sentiment est grave, l’inspiration monacale, la destination princière, la pratique déjà fort expérimentée, l’effet éblouissant, mais au milieu desquels Memling reste toujours distinct, unique, candide et délicieux, comme une fleur dont la racine est insaisissable et qui n’a pas eu de rejetons.

Cette belle aurore éteinte et ce beau crépuscule achevé, la nuit se fit sur le nord, et ce fut l’Italie qu’on vit briller. Tout naturellement le nord y courut. On était en Flandre à ce moment critique de la vie des individus et des peuples où, quand on n’est plus jeune, il faut mûrir, quand on ne croit plus guère, il faut savoir. La Flandre fit avec l’Italie ce que l’Italie venait de faire avec l’antiquité ; elle se tourna vers Rome, Florence, Milan, Parme et Venise, comme Rome et Milan, Florence et Parme s’étaient tournées vers la Rome latine et vers la Grèce.

Le premier qui partit fut Mabuse vers 1508, puis Van-Orley au plus tard en 1527, puis Floris, puis Coxcie, et les autres suivirent. Pendant un siècle, il y eut en pleine terre classique une académie flamande qui forma de bons élèves, quelques bons peintres, faillit noyer l’école d’Anvers sous des flots de science sans grande âme, de leçons bien ou mal apprises, et qui finalement servit de semence à l’inconnu. Sont-ce bien là des précurseurs ? À cette distance, il eût été trop tôt pour le dire. Ce sont dans tous les cas ceux qui font souche, les intermédiaires, les échelons, des hommes d’études et de bonne volonté que les renommées appellent, que la nouveauté fascine, que le mieux tourmente. Je ne dis pas que tout soit à admirer dans cette longue lignée, ni que tout, dans cet art hybride, fût de nature à consoler de ce qu’on n’avait plus, à faire espérer ce qu’on attendait. Du moins tous captivent, intéressent, instruisent, n’apprît-on à les mieux connaître qu’une chose, banale tant elle est définitivement attestée, le renouvellement du monde moderne par le monde ancien et l’extraordinaire gravitation qui poussait l’Europe autour de la renaissance italienne. La renaissance se produit au nord exactement comme elle s’était produite au midi, avec cette différence qu’à l’heure où nous sommes parvenus l’Italie précède, la Flandre suit, que l’Italie tient école de belle culture et de bel esprit, et que les écoliers flamands s’y précipitent.

Ces écoliers, pour les appeler d’un nom qui fait honneur à leurs maîtres, ces disciples, pour les mieux nommer d’après leur enthousiasme et selon leurs mérites, ces hommes sont divers et diversement frappés par l’esprit qui de loin leur parle à tous et de près les charme suivant leur naturel. Il y en a que l’Italie attira, mais ne convertit pas, comme Mabuse, qui resta gothique par l’esprit, par le faire, et ne rapporta de son excursion que le goût des belles architectures, et déjà celles des palais plutôt que des chapelles. Il y a ceux que l’Italie retint et garda, ceux qu’elle renvoya, détendus, plus souples, plus nerveux, trop enclins même aux attitudes qui remuent, comme Van-Orley, d’autres qu’elle dirigea sur l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, d’autres enfin qui revinrent méconnaissables, notamment Floris, dont la manière turbulente et froide, le style baroque, le travail mince, eurent un extrême succès, furent salués comme un événement dans l’école, et lui valurent le dangereux honneur de former, dit-on, 150 élèves.

Il est aisé de reconnaître, au milieu de ces transfuges, les rares entêtés qui, par extraordinaire, ingénument, fortement, restèrent attachés au sillon natal, le creusèrent, et sur place y découvrirent du nouveau : témoin Quentin Matsys, le forgeron d’Anvers, qui débuta par un puits forgé, celui qui se voit encore devant le grand portail de Notre-Dame, et plus tard, de la même main naïve, si précise et si forte, avec le même outil de ciseleur de métal, peignit le Banquier et sa femme qu’on voit au Louvre, et l’admirable Ensevelissement du Christ qui est à Anvers.

Il y aurait, sans sortir de cette salle historique du musée de Bruxelles, une longue étude à faire et des curiosités à découvrir. La période comprise entre la fin du XVe siècle et le dernier tiers du XVIe, celle qui commence après Memling, avec les Gérard David et les Stuerbout, et qui finit avec les derniers élèves de Floris, par exemple avec Martin de Vos, est un des momens de l’école du nord que nous connaissons mal d’après nos musées français. On rencontrerait ici des noms tout à fait inédits chez nous, comme Coxcie et Connixloo ; on saurait à quoi s’en tenir sur le mérite et la valeur transitoire de Floris, on définirait d’un coup d’œil son intérêt historique ; quant à sa gloire, elle étonnerait toujours, mais s’expliquerait mieux. Bernard Van-Orley, malgré toutes les corruptions de sa manière, ses gesticulations folles quand il s’anime, ses rigidités théâtrales quand il s’observe, ses fautes de dessin, ses erreurs de goût, Van-Orley nous serait révélé comme un peintre hors ligne, d’abord par ses Épreuves de Job, ensuite, et peut-être encore mieux, par ses portraits. Vous trouvez en lui du gothique et du florentin, du Mabuse avec du faux Michel-Ange, le style anecdotique dans son triptyque de Job, celui de l’histoire dans le triptyque du Christ pleuré par la Vierge, ici la pâte lourde et cartonneuse, la couleur terne, et l’ennui de pâlir sur des méthodes étrangères, là la violence et les bonheurs de palette, les surfaces miroitantes, l’éclat vitrifié propres aux praticiens sortis des ateliers de Bruges. Et cependant telles sont la vigueur, la force inventive et la puissance de main de ce peintre bizarre et changeant, qu’en dépit de ces disparates on le reconnaît à je ne sais quelle originalité qui s’impose. A Bruxelles, il a des morceaux surprenans. Notez que je ne vous parle pas de Franken, Ambroise Franken, un pur Flamand de la même époque, dont le musée de Bruxelles ne possède rien, mais qui figure à Anvers d’une façon, tout à fait extraordinaire, et qui, s’il manque à la série, y est du moins représenté par des analogues. Notez que j’omets les tableaux mal définis et catalogués maîtres inconnus : triptyques, portraits de toutes les dates, à commencer par les deux grandes figures en pied de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, deux œuvres rares par le prix que l’iconographie y attache, charmantes par les qualités manuelles, instructives au possible par leur à-propos. Le musée possède près de 50 numéros anonymes. Personne ne les revendique expressément. Ils rappellent tels tableaux mieux déterminés, se classent à côté, quelquefois les rattachent et les confirment ; la filiation en devient plus claire, et le cadre généalogique encore mieux rempli. Considérez en outre que la primitive école hollandaise, celle de Harlem, celle qui se confondit avec l’école flamande jusqu’au jour où la Hollande cessa de se confondre absolument avec les Flandres, ce premier effort néerlandais pour produire aussi des fruits de peinture indigène, on le voit ici, et que je le néglige. Je citerai seulement Stuerbout, avec ses deux imposans panneaux de la Justice d’Othon, puis Heemskerke et Mostaërt : Mostaërt, un réfractaire, un autochthone, ce gentilhomme de la maison de Marguerite d’Autriche qui peignit tous les personnages considérables de son temps, un peintre de genre très singulièrement teinté d’histoire et de légende, qui dans deux épisodes de la vie de saint Benoît représente un intérieur de cuisine, et nous peint, comme on le fera cent ans plus tard, la vie familière et domestique de son temps, — Heemskerke, un pur apôtre de la forme linéaire, sec, anguleux, tranchant, noirâtre, qui découpe en acier dur ses figures, vaguement imitées de Michel-Ange.

Hollandais ou Flamands, c’est à s’y tromper. A pareille date, il importe assez peu de naître en-deçà plutôt qu’au-delà de la Meuse ; ce qui importe, c’est de savoir si tel peintre a goûté ou non les eaux troublantes de l’Arno ou du Tibre. A-t-il ou n’a-t-il pas visité l’Italie ? Tout est là. Et rien n’est bizarre comme ce mélange, à hautes ou à petites doses, de culture italienne et de germanismes persistans, de langue étrangère et d’accent local indélébile qui caractérise cette école de métis italo-flamands. Les voyages ont beau faire ; quelque chose est changé, le fond subsiste. Le style est nouveau, le mouvement s’empare des mises en scène, un soupçon de clair-obscur commence à poindre sur les palettes, les nudités apparaissent dans un art jusque-là fort vêtu et tout costumé d’après les modes locales ; la taille des personnages grandit, leur nombre augmente, les groupes s’épaississent, les tableaux s’encombrent, la fantaisie se mêle aux mythes, un pittoresque effréné se combine avec l’histoire ; c’est le moment des jugemens derniers, des conceptions sataniques, apocalyptiques, des diableries grimaçantes. L’imagination du nord s’en donne à cœur joie, et se livre, dans le cocasse ou dans le terrible, à des extravagances dont le goût italien ne se doutait pas.

D’abord rien de tout cela ne dérange le fonds méthodique et tenace du génie flamand. L’exécution reste précise, aiguë, minutieuse et cristalline ; la main se souvient d’avoir, il n’y a pas très longtemps, manié des matières polies et denses, d’avoir ciselé des cuivres, émaillé des ors, fondu et coloré le verre, Puis graduellement le métier s’altère, le coloris se décompose, le ton se divise en lumières et en ombres, il s’irise, conserve sa substance dans les plis des étoffes, s’évapore et blanchit à chaque saillie. La peinture en devient moins solide et la couleur moins consistante, à mesure qu’elle perd les conditions de force et d’éclat qui lui venaient de son unité. C’est la méthode florentine qui commence à désorganiser la riche et homogène palette flamande. Une fois ce premier ravage bien constaté, le mal fait des progrès rapides. Malgré la docilité qu’il apporte à suivre l’enseignement italien pas à pas, l’esprit flamand n’est pas assez souple pour se plier tout entier à des leçons pareilles. Il en prend ce qu’il peut, pas le meilleur ; toujours quelque chose lui échappe : ou c’est la pratique quand il croit saisir le style, ou c’est le style quand il parvient à se rapprocher des méthodes. Après Florence, c’est Rome qui le domine, et en même temps c’est Venise. A Venise, les influences sont singulières, On s’aperçoit à peine que les peintres flamands aient étudié les Bellin, Giorgion, ni Titien. Tintoret au contraire les a frappés visiblement. Ils trouvent en lui un grandiose, un mouvement, des musculatures qui les tentent et je ne sais quel coloris de transition d’où se dégagera celui de Véronèse, et qui leur semble le meilleur à consulter pour découvrir les élémens du leur. Ils lui empruntent deux ou trois tons, son jaune surtout, avec la manière de les accompagner. Chose à remarquer, il y a dans ces imitations décousues non-seulement beaucoup d’incohérences, mais des anachronismes frappans. Ils adoptent de plus en plus la mode italienne, et cependant ils la portent mal. Une inconséquence, un détail mal assorti, une combinaison bizarre de deux manières qui ne vont point ensemble continuent de manifester les côtés rebelles de ces natures d’écoliers incorrigibles. En pleine décadence italienne, à la veille du XVIIe siècle, on trouve encore parmi les Italo-Flamands des hommes du passé qui semblent n’avoir pas remarqué que la renaissance était faite et finie. Ils habitent l’Italie et n’en suivent que de loin les évolutions. Soit impuissance à comprendre les choses, soit raideur et obstination natives, il y a comme un côté de leur esprit qui regimbe et n’est pas cultivable. Un Italo-Flamand retarde immanquablement sur l’heure italienne, ce qui fait que, du vivant de Rubens, son maître marchait à peine au pas de Raphaël.

Tandis que dans la peinture d’histoire quelques-uns s’attardent, ailleurs il en est qui devinent l’avenir et vont en avant. Je ne parle pas seulement du vieux Breughel, l’inventeur du genre, un génie de terroir, maître original, s’il en fut, père d’une école à naître, mort sans avoir vu ses fils, dont les fils cependant sont bien à lui. Il y a ici un homme presque inconnu, de nom incertain, désigné par des sobriquets, en Flandre Henri met de Bles ou de Blesse, l’homme à la houppe, en Italie Civetta, parce que ses tableaux, très rares aujourd’hui, portent une chouette au lieu de signature. Un tableau de cet Henri de Bles, une Tentation de saint Antoine, est un morceau très inattendu, avec son paysage vert bouteille et Vert noir, son terrain bitumineux, son haut horizon de montagnes bleues, son ciel en bleu de Prusse clair, ses taches audacieuses et ingénieuses, le noir terrible qui sert de tenture aux deux figures nues, son clair-obscur, si témérairement obtenu à ciel ouvert. Cette peinture énigmatique, qui sent l’Italie et annonce ce que seront plus tard Breughel et Rubens dans ses paysages, révèle un habile peintre et un homme impatient de devancer l’heure.

De tous ces peintres plus ou moins désacclimatés, de tous ces romanistes, comme on les appelait à leur retour dans leur société d’Anvers, l’Italie ne faisait pas seulement des artistes habiles, diserts, de grande expérience, de vrai savoir, surtout de grande aptitude à répandre, à vulgariser, le mot, je leur en demande pardon, étant pris dans les deux sens. L’Italie leur donnait encore le goût des pratiques multiples. A l’exemple de leurs propres maîtres, ils devenaient des architectes, des ingénieurs, des poètes. Aujourd’hui ce beau feu fait un peu sourire quand on songe aux maîtres sincères qui les avaient précédés, au maître inspiré qui devait les suivre. Pris à leur date, c’étaient de braves gens qui travaillaient à leur manière à la culture de leur temps, inconsciemment au progrès de l’école. Ils partaient, s’enrichissaient et revenaient au gîte, à la façon des émigrans dont l’épargne est faite en vue du pays. Il en est de très secondaires et que l’histoire, même locale, pourrait oublier, si tous ne se suivaient pas de père en fils, et si la généalogie n’était pas en pareil cas le seul moyen d’estimer l’utilité de ceux qui cherchent et de comprendre la subite grandeur de ceux qui trouvent.

En résumé, une école avait disparu, celle de Bruges. La politique, la guerre, les voyages, tous les élémens actifs dont se compose la constitution physique et morale d’un peuple y aidant, une autre école se forme à Anvers. Les croyances ultramontaines l’inspirent, l’art ultramontain la conseille, les princes l’encouragent, la richesse publique la couvre d’or, tous les besoins nationaux lui font appel ; elle est à la fois très active et très indécise, très brillante, étonnamment féconde et presque effacée ; elle se métamorphose de fond en comble, au point de n’être plus reconnaissable, jusqu’à ce qu’elle arrive à sa décisive et dernière incarnation dans un homme né pour se plier à tous les besoins de son siècle et de son pays, nourri à toute ? les écoles et qui devait être la plus originale expression de la sienne, c’est-à-dire le plus Flamand de tous les Flamands.

Otho Vœnius est ici placé juste à côté de son grand élève. C’est par eux que conclut le musée de Bruxelles ; c’est à ces deux noms inséparables qu’il faut aboutir en effet quand on conclut quelque chose de ce qui précède. De tout l’horizon, on les voit, celui-là caché dans la gloire de l’autre, et, si vingt fois déjà je ne les ai pas nommés, vous devez me savoir gré des efforts que j’ai tentés pour vous les faire attendre.


II

On sait que Rubens eut trois professeurs1, qu’il commença ses études chez un peintre de paysage peu connu, Tobie Verhaëgt, qu’il les continua chez Adam Van-Noort, et les termina chez Otho Vœnius. De ces trois professeurs, il n’en est que deux dont l’histoire s’occupe ; encore accorde-t-elle à Vœnius à peu près tout l’honneur de cette grande éducation, une des plus belles dont un maître ait jamais pu se faire un titre, parce qu’en effet Vœnius conduisit son élève jusqu’à sa maîtrise, et ne se sépara de lui qu’à l’âge où Rubens était déjà un homme, au moins par le talent, presqu’un grand homme. Quant à Van-Noort, on nous apprend de lui que c’était un peintre de réelle originalité, mais fantasque, qu’il rudoyait ses élèves, que Rubens passa quatre ans près de lui, le prit en aversion et chercha dans Vœnius un maître plus facile à vivre.. C’est là tout ce qu’on dit à peu près de ce directeur intermédiaire, qui tint aussi, lui, l’enfant dans ses mains, précisément à l’âge où la jeunesse est le plus sensible aux empreintes. Et selon moi ce n’est point assez pour la part d’action qu’il dut avoir sur ce jeune esprit. Si chez Verhaëgt Rubens apprit ses élémentaires, si Vœnius lui fît faire ce qu’on pourrait appeler ses humanités, Van-Noort fit pour lui quelque chose de plus ; il lui montra dans sa personne un caractère tout à fait à part, une organisation insoumise, enfin le seul des peintres contemporains qui fût resté flamand quand personne en Flandre ne l’était plus.

Rien n’est singulier comme le contraste offert par ces deux hommes si différens de caractères, par conséquent si opposés quant aux influences. Et rien également n’est plus bizarre que la destinée qui les appela l’un après l’autre à concourir à cette tâche délicate, l’éducation d’un enfant de génie. Notez que, par leurs disparates, ils correspondaient précisément aux contrastes dont était formée cette nature si multiple, circonspecte autant qu’elle était téméraire. Isolément ils en représentaient les élémens contraires, pour ainsi dire les inconséquences ; ensemble ils reconstituaient, le génie en moins, l’homme tout entier avec ses forces totales, son harmonie, son équilibre et son unité.

Or, pour peu que l’on connaisse le génie de Rubens dans sa plénitude et les talens de ses deux instituteurs en ce qu’ils ont de partagé d’abord, puis de contradictoire, il est aisé d’apercevoir, je ne dis pas lequel a donné les plus sages conseils, je dis seulement lequel a le plus vivement agi, de celui qui parlait à sa raison ou de celui qui s’adressait au tempérament, du peintre irréprochable qui lui vantait l’Italie, ou de l’homme du sol qui lui montrait peut-être ce qu’il serait un jour en restant le plus grand de son pays. Dans tous les cas, il y en a un dont l’action s’explique et ne se voit guère ; il y en a un autre dont l’action se manifeste sans qu’on l’explique, et si à toute force on veut reconnaître un trait de famille sur ce visage si étrangement individuel, je n’en vois qu’un seul qui ait le caractère et la persistance d’un trait héréditaire, et ce trait lui vient de Van-Noort. Voilà ce que je voudrais vous dire à propos du nom de Vœnius, en revendiquant pour un homme trop oublié le droit de figurer à côté du sien.

Ce Vœnius n’était pas un homme ordinaire. Tout seul, il aurait quelque peine à soutenir l’éclat qu’il a dans l’histoire ; mais du moins le lustre qui lui vient de Rubens éclaire une noble figure, un personnage de grande mine, de haute naissance, de haute culture, un savant peintre, quelquefois même un peintre original par la variété de sa culture et un talent presque naturel, tant son excellente éducation fait partie de sa nature, — en un mot un homme et un artiste aussi parfaitement bien élevés l’un que l’autre. Il avait passé sept ans en Italie, il avait visité Florence, Rome, Venise et Parme, et certainement c’est à Rome, à Venise et à Parme qu’il s’était arrêté le plus longtemps. Il est Romain par scrupule, Vénitien par goût, Parmesan surtout, en vertu d’affinités qui se révèlent plus rarement, mais qui sont pourtant les plus intimes et les plus vraies. À Rome et à Venise, il avait trouvé deux écoles constituées comme aucune autre ; à Parme, il n’avait rencontré qu’un créateur isolé, sans relations, sans doctrines, qui ne se piquait pas d’être un maître. Avait-il, à cause de ces différences, plus de respect pour Raphaël, plus d’ardeur de sens pour Véronèse et Titien, plus de tendresse au fond pour Corrège ? C’est à croire. Ses compositions heureuses sont un peu banales, assez vides, rarement imaginées, et l’élégance qui lui vient de sa personne et de son commerce avec les meilleurs maîtres, comme avec la meilleure compagnie, l’incertitude de ses convictions, celle de ses préférences, la force impersonnelle de son coloris, ses draperies sans vérité ni grand style, ses têtes sans types, ses tons vineux sans grande ardeur, tous ces à-peu-près pleins de bienséance, donneraient de lui l’idée d’un esprit accompli, mais médiocre. On dirait un excellent maître de cours, qui professe admirablement des leçons trop admirables et trop fortes pour lui-même. Il est cependant beaucoup mieux que cela. Je n’en veux pour preuve que son Mariage mystique de sainte Catherine, qui se trouve ici au musée, à droite et au-dessus des mages de Rubens.

Ce tableau m’a beaucoup frappé. Il est de 1589 et tout imbibé de ce suc italien dont le peintre s’était profondément nourri. À cette époque, Vœnius avait trente-trois ans. Il était rentré dans son pays et y figurait en première ligne, comme architecte et peintre du prince Alexandre de Parme. De son tableau de famille qui est au Louvre et date de 1584, à celui-ci, c’est-à-dire en cinq ans, il avait fait un pas énorme. Il semble que ses souvenirs italiens avaient dormi pendant son séjour à Liège, auprès du prince-évêque, et se ranimaient à la cour de Farnèse. Ce tableau, le meilleur et le plus surprenant produit de toutes les leçons qu’il avait apprises, a cela de particulier qu’il révèle un homme à travers beaucoup d’influences, qu’il indique au moins dans quel sens vont ses penchans natifs, et qu’on apprend par là ce qu’il préfère, peut-être ce qu’il voudrait faire, en voyant plus distinctement ce dont il s’inspire. Je ne vous le décrirai point ; mais, le sujet me paraissant mériter qu’on s’y arrête, j’ai pris des notes courantes et je vous les transcris :

« Plus riche, plus souple, moins romain, quoiqu’au premier aspect le ton reste romain. À voir certaines tendresses de types, un chiffonnage arbitraire dans les étoffes, un peu de manière dans les mains, on sent Corrège introduit dans du Raphaël. Des anges sont dans le ciel et y forment une jolie tache ; une draperie jaune-sombre en demi-teinte est jetée comme une tente à plis relevés à travers les rameaux des arbres. Le Christ est charmant ; la jeune et menue sainte Elisabeth est adorable. C’est l’œil baissé, le profil chastement enfantin, le joli cou bien attaché, l’air candide des vierges de Raphaël, humanisés par une inspiration de Corrège, et par un sentiment personnel très marqué. Les mains sont du pur Corrège. Les cheveux blonds qui se noient dans les chairs blondes, les linges blanc-gris qui passent l’un dans l’autre, des couleurs qui se nuancent ou s’affirment, se fondent ou se distinguent très capricieusement d’après des lois nouvelles et suivant des fantaisies propres à l’auteur, tout cela c’est le pur sang italien transfusé dans une veine capable d’en faire un sang neuf. Tout cela prépare Rubens, l’annonce, y conduit. Certainement il y a dans ce Mariage de sainte Catherine de quoi éclairer et lancer en avant un esprit de cette finesse, un tempérament de cette ardeur. Les élémens, l’ordonnance, les taches, le clair-obscur assoupli, plus ondoyant, le jaune, qui n’est plus celui de Tintoret, quoiqu’il en dérive, la nacre des chairs, qui n’est plus la pulpe de Corrège, quoiqu’elle en ait la saveur, la peau moins épaisse, la chair plus froide, la grâce plus féminine ou d’un féminin plus local, des fonds tout italiens, mais dont la chaleur s’en est allée, où le principe roux fait place au principe vert, infiniment plus de caprice dans la disposition des ombres, la lumière plus diffuse et moins rigoureusement soumise aux arabesques de la forme, — voilà ce que Vœnius avait fait de ses souvenirs italiens. C’est un bien petit effort d’acclimatation, mais l’effort existe. Rubens, pour qui rien ne devait être perdu, trouva donc en entrant chez Vœnius, sept ans après, en 1596, l’exemple d’une peinture déjà fort éclectique et passablement émancipée. C’est plus qu’on n’en attendrait de Vœnius ; c’est assez pour que Rubens lui soit redevable d’une influence morale, sinon d’une empreinte effective. »

Comme on le voit, Vœnius avait plus d’extérieur que de fond, plus d’ordre que de richesses natives, une excellente instruction, peu de tempérament, pas l’ombre de génie. Il donnait de bons exemples, lui-même étant un bel exemple de ce que peuvent produire en toutes choses une heureuse naissance, un esprit bien fait, une compréhension souple, une volonté active et peu fixe, une particulière aptitude à se soumettre.

Van-Noort était la contre-partie de Vœnius. Il lui manquait à peu près tout ce que Vœnius avait acquis ; il possédait naturellement ce qui manquait à Vœnius. Ni culture, ni politesse, ni élégance, ni tenue, ni soumission, ni équilibre, mais en revanche des dons véritables, des dons très vifs. Sauvage, emporté, violent, tout fruste, ce que la nature l’avait fait, il n’avait pas cessé de l’être, et dans sa conduite et dans ses œuvres. C’était un homme de toutes pièces, de premier jet, peut-être un ignorant, mais c’était quelqu’un : l’inverse de Vœnius, l’envers d’un Italien, en tout un Flamand de race et de tempérament, resté Flamand. Avec Vœnius, il représentait à merveille les deux élémens indigène et étranger, qui depuis cent ans s’étaient partagé l’esprit des Flandres et dont l’un avait presque totalement étouffé l’autre. A sa manière et selon la différence des époques, il était le dernier rejeton de la forte sève nationale dont les Van-Eyk, Memling, Quentin Matsys, le vieux Breughel et tous les portraitistes avaient été, suivant l’esprit de chaque siècle, le naturel et vivace produit. Autant le vieux sang germanique s’était altéré dans les veines de l’érudit Vœnius, autant il affluait riche, pur, abondant, dans cette organisation forte et peu cultivée. Par ses goûts, par ses instincts, par ses habitudes, il était du peuple. Il en avait la brutalité, on dit le goût du vin, le verbe haut, le langage grossier, mais franc, la sincérité mal-apprise et choquante, tout en un mot, moins la bonne humeur. Étranger au monde comme aux académies, pas plus policé dans un sens que dans l’autre, mais absolument peintre par les facultés imaginatives, par l’œil et par la main, rapide, alerte, d’un aplomb que rien ne gênait, il avait deux motifs pour beaucoup oser : il se savait capable de tout faire sans le secours de personne, et n’avait aucun scrupule à l’égard de ce qu’il ignorait.

A en juger par ses œuvres, devenues très rares, et par le peu qui reste d’une laborieuse carrière de quatre-vingt-quatre années, il aimait ce qu’en son pays on n’estimait plus guère : une action même héroïque exprimée dans sa réalité crue en dehors de tout idéal, quel qu’il fût, mystique ou païen. Il aimait les hommes sanguins et mal peignés, les vieillards grisonnans, tannés, vieillis, durcis par les travaux rudes, les chevelures lustrées et grasses, les barbes incultes, les cous injectés et les épaisses carrures. Comme pratique, il aimait les forts accens, les couleurs voyantes, de grandes clartés sur des tons criards et puissans, le tout peu fondu, d’une pâte large, ardente, luisante et ruisselante. La touche était emportée, sûre et juste. Il avait comme une façon de frapper la toile et d’y poser un ton plutôt qu’une forme, qui la faisait retentir sous la brosse. Il entassait beaucoup de figures et des plus grosses dans un petit espace, les disposait en groupes abondans et tirait du nombre un relief général qui s’ajoutait au relief individuel des choses. Tout ce qui pouvait briller brillait, les fronts, les tempes, les moustaches, l’émail des yeux, les bords des paupières, et par cette façon de rendre l’action de la vive lumière sur le sang, ce que la peau contracte d’humide et de miroitant à la chaleur du jour qui la brûle, par beaucoup de rouge, fouetté de beaucoup d’argent, il donnait à tous ses personnages je ne sais quelle activité plus tendue, et pour ainsi dire l’air d’être en sueur.

Si ces traits sont exacts, et je les crois tels pour les avoir observés dans une œuvre très caractéristique, il est impossible de méconnaître ce qu’un pareil homme dut avoir d’action sur Rubens. L’élève avait certainement dans le sang beaucoup du maître. Il avait même à peu près tout ce qui faisait l’originalité de son maître, mais avec beaucoup d’autres dons en surcroît, d’où devaient résulter l’extraordinaire plénitude et la non moins extraordinaire assiette de ce bon esprit. Rubens, a-t-on écrit, était tranquille et lucide, ce qui veut dire que sa lucidité lui vint d’un bon sens imperturbable, et sa tranquillité du plus admirable équilibre qui peut-être ait jamais régné dans un cerveau. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a entre Van-Noort et lui des liens de famille évidens. Si l’on en doutait, on n’aurait qu’à regarder Jordaens, son condisciple et sa doublure. Avec l’âge, avec l’éducation, le trait dont je parle a pu disparaître chez Rubens : chez Jordaens, il a persisté sous son extrême ressemblance avec Rubens, de sorte que c’est aujourd’hui par la parenté des deux élèves qu’on peut reconnaître la marque originelle qui les unit l’un et l’autre à leur maître commun. Jordaens aurait certainement été tout autre, s’il n’avait eu Van-Noort pour instituteur, Rubens pour constant modèle. Sans cet instituteur, Rubens serait-il tout ce qu’il est, et ne lui manquerait-il pas un accent, un seul, l’accent roturier, qui le rattache au fond de son peuple, et grâce auquel il a été compris de lui aussi bien que des esprits délicats et des princes ? Quoi qu’il en soit, la nature semble avoir tâtonné quand, de 1557 à 1581, elle cherchait le moule où devaient se fondre les élémens de l’art moderne en Flandre. On peut dire qu’elle essaya de Van-Noort, qu’elle hésita pour Jordaens, et qu’elle ne trouva ce qu’il lui fallait qu’avec Rubens.

Nous sommes en 1600. Rubens est dorénavant de force à se passer d’un maître, mais non pas des maîtres. Il part pour l’Italie. Ce qu’il y fit, on le sait. Il y séjourne huit ans, de vingt-trois à trente et un ans. Il s’arrête à Mantoue, prélude à ses ambassades par un voyage à la cour d’Espagne, revient à Mantoue, passe à Rome, puis à Florence, puis à Venise ; puis de Rome il va s’établir à Gênes. Il y voit des princes, y devient célèbre, y prend possession de son talent, de sa gloire, de sa fortune. Sa mère morte, il rentre à Anvers, en 1609, et se fait reconnaître sans difficultés comme le premier maître de son temps.


III

Si j’écrivais l’histoire de Rubens, ce n’est point ici que j’en écrirais le premier chapitre : j’irais chercher Rubens à ses origines, dans ses tableaux antérieurs à 1609, ou bien je choisirais une heure décisive, et c’est d’Anvers que j’examinerais cette carrière si directe, où l’on aperçoit à peine les ondulations d’un esprit qui se développe en largeur, agrandit ses voies, jamais les incertitudes et les démentis d’un esprit qui se cherche ; mais songez que je feuillette à peine un petit fragment de cet œuvre immense. Des pages détachées de sa vie s’offrent au hasard, je les accepte ainsi partout d’ailleurs où Rubens est représenté par un beau tableau, il est présent, je ne dis pas dans toutes les parties de son talent, mais dans l’une au moins des plus belles.

Le musée de Bruxelles possède de lui sept tableaux importans, une esquisse et quatre portraits. Si ce n’est pas assez pour mesurer. Rubens, cela suffit pour donner de sa valeur une idée grandiose, variée et juste. Avec son maître, ses contemporains, ses condisciples ou ses amis, il remplit la dernière travée de la galerie, et il y répand cet éclat mesuré, ce rayonnement doux et fort qui sont la grâce de son génie. Nul pédantisme, aucune affectation de grandeur vaniteuse ou de morgue choquante : tout naturellement il s’impose. Supposez-lui les voisinages les plus écrasans et les plus contraires, l’effet est le même : ceux qui lui ressemblent, il les éteint ; ceux qui seraient tentés de le contredire, il les fait taire ; à toute distance, il vous avertit qu’il est là ; il s’isole, et, dès qu’il est quelque part, il s’y met chez lui.

Les tableaux, quoique non datés, sont évidemment d’époques très diverses. Bien des années séparent l’Assomption de la Vierge des deux toiles dramatiques du Saint Liévin et du Christ montant au Calvaire. Ce n’est pas qu’il y ait chez Rubens ces changemens frappans qui marquent chez la plupart des maîtres le passage d’un âge à l’autre, et qu’on appelle leurs manières. Rubens a été mûr trop tôt, il est mort trop subitement pour que sa peinture ait gardé la trace visible de ses ingénuités premières, ou ressenti le moindre effet du déclin. Dès sa jeunesse, il était lui-même, il avait trouvé son style, sa forme, à peu près ses types, et, une fois pour toutes, les principaux élémens de son métier. Plus tard, avec plus d’expérience, il avait acquis plus de liberté encore ; Sa palette en s’enrichissant s’était plutôt tempérée. Il obtenait plus avec des efforts moindres, et ses plus étonnantes audaces, bien examinées, ne nous montreraient au fond que la mesure, la science, la sagesse et les à-propos d’un maître consommé qui se contient autant qu’il s’abandonne. Il commença par faire un peu mince, un peu lisse, un peu vif. Sa couleur, à surfaces nacrées, miroitait plus, résonnait moins ; la base en était moins choisie, la substance moins délicate ou moins profonde. Il craignait le ton nul, il ne se doutait pas encore de l’emploi savant qu’il en devait faire un jour. De même à la fin de sa vie, en pleine maturité, c’est-à-dire en pleine effervescence de cerveau et de pratique, il revint à cette manière appliquée, relativement timide. C’est ainsi que, dans les petits tableaux de genre anecdotique qu’il fit avec son ami Breughel pour amuser ses dernières années, on ne reconnaîtrait jamais la main puissante, effrénée ou raffinée qui peignait à la même heure le Martyre de saint Liévin, les Mages du musée d’Anvers, ou le Saint George de l’église Saint-Jacques. Au vrai, l’esprit n’a jamais changé, et si l’on veut suivre les progrès de l’âge, il faut considérer l’extérieur de l’homme plutôt que les allures de sa pensée, analyser sa palette, n’étudier que sa pratique et surtout ne consulter que ses grandes œuvres.

L’Assomption correspond à cette première période, puisqu’il serait inexact de dire à sa première manière. Ce tableau est fort repeint. On assure qu’il y perd une bonne partie de ses mérites ; je ne vois pas qu’il ait perdu ceux que j’y cherche. C’est à la fois une page brillante et froide, inspirée quant à la donnée, méthodique et prudente quant à l’exécution. Elle est, comme les tableaux de cette date, polie, propre de surface, un peu vitrifiée. Les types, médiocres, manquent de naturel, comme on dirait en termes d’atelier ; la palette de Rubens y retentit déjà dans les quelques notes dominantes, le rouge, le jaune, le noir et le gris, avec éclat, mais avec crudité. Voilà pour les insuffisances. Quant aux qualités toutes venues, les voici magistralement appliquées. De grandes figures penchées sur le tombeau vide, toutes les couleurs vibrant sur un trou noir, — la lumière, déployée autour d’une tache centrale, large, puissante, sonore, onduleuse, mourant dans les plus douces demi-teintes, — à droite et à gauche, rien que des faiblesses, sauf deux taches accidentelles, deux forces horizontales, qui rattachent la scène au cadre, à mi-hauteur du tableau. En bas, des degrés gris, en haut un ciel bleu vénitien avec des nuées grises et des vapeurs qui volent, et dans cet azur nuancé, les pieds noyés dans des flocons azurés, la tête dans une gloire, la Vierge en bleu pâle avec manteau bleu sombre, et les trois groupes ailés des petits anges qui l’accompagnent, tout rayonnans de nacre rose et d’argent. A l’angle supérieur, déjà touchant au zénith, un petit chérubin agile, battant des ailes, étincelant, tel qu’un papillon dans la lumière, monte droit et file en plein ciel comme un messager plus rapide que les autres. Souplesse, ampleur, épaisseur des groupes, merveilleuse entente du pittoresque dans le grand, — à quelques imperfections près, tout Rubens est ici plus qu’en germe. Rien de plus tendre, de plus franc, de plus saillant. Comme improvisation de taches heureuses, comme vie, comme harmonie pour les yeux, c’est accompli : une fête d’été.

Le Christ sur les genoux de la Vierge est une œuvre très postérieure, grave, grisâtre et noire ; la Vierge en bleu triste, la Madeleine en habits couleur de scabieuse. — La toile a beaucoup souffert dans les transports, soit en 1794 quand elle fut expédiée à Paris, soit en 1815 quand elle en revint. Elle passait pour une des plus belles de Rubens, et ne l’est plus. Je me borne à transcrire mes notes, qui en disent assez.

Les Mages ne sont ni la première ni la dernière expression d’une donnée que Rubens a traitée bien des fois ; dans tous les cas, à quelque rang qu’on les classe dans ces versions développées sur un thème unique, ils ont suivi ceux de Paris, et très certainement aussi ils ont précédé ceux de Malines, dont je vous parlerai un peu plus loin. L’idée est mûre, la mise en scène plus que complète. Tous les élémens nécessaires dont se composera plus tard cette œuvre si riche en transformations, types, personnages avec leur costume et dans leurs couleurs habituelles, tous se retrouvent ici, jouant le rôle écrit pour eux, occupant en scène la place qui leur est destinée. C’est une vaste page conçue, contenue, concentrée, résumée, comme le serait un tableau de chevalet, en cela moins décorative que beaucoup d’autres. Une grande netteté, pas de propreté gênante, pas une des sécheresses qui refroidissent l’Assomption, un grand soin partout avec la maturité du plus parfait savoir : toute l’école de Rubens aurait pu s’instruire d’après ce seul exemple.

Avec la Montée au Calvaire, c’est autre chose. À cette date, Rubens a fait la plupart de ses grandes œuvres. Il n’est plus jeune, il sait tout, il n’aurait plus qu’à perdre, si la mort qui le protégea ne l’avait pris avant les défaillances. Ici nous avons le mouvement, le tumulte, l’agitation dans la forme, dans les gestes, dans les visages, dans les dispositions des groupes, dans le jet oblique, diagonal et symétrique, allant de bas en haut et de droite à gauche. Le Christ tombé sous sa croix, les cavaliers d’escorte, les deux larrons tenus et poussés par leurs bourreaux, tout s’achemine sur une même ligne et semble escalader la rampe étroite qui mène au supplice. Le Christ est mourant de fatigue, sainte Véronique lui essuie le front ; la Vierge en pleurs se précipite et lui tend les bras ; Simon le Cyrénéen soutient le gibet, et, malgré ce bois d’infamie, ces femmes en larmes et en deuil, ce supplicié rampant sur ses genoux, dont la bouche haletante, les tempes humides, les yeux effarés font pitié, malgré l’épouvante, les cris, la mort à deux pas, il est clair pour qui sait voir que cette pompe équestre, les bannières au vent, ce centurion en cuirasse qui se renverse sur son cheval avec un beau geste et dans lequel on reconnaît les traits de Rubens, tout cela fait oublier le supplice et donne la plus manifeste idée d’un triomphe. Telle est la logique particulière de ce brillant esprit. On dirait que la scène est prise à contre-sens, qu’elle est mélodramatique, sans gravité, sans majesté, sans beauté, sans rien d’auguste, presque théâtrale. Le pittoresque, qui pouvait la perdre, est ce qui la sauve. La fantaisie s’en empare et l’élève. Un éclair de sensibilité vraie la traverse et l’ennoblit. Quelque chose comme un trait d’éloquence en fait monter le style. Enfin je ne sais quelle verve heureuse, quel emportement bien inspiré fait de ce tableau justement ce qu’il fallait qu’il devînt, un tableau de mort triviale et d’apothéose. Je m’aperçois en vérifiant la date que ce tableau est de 1634. Je ne m’étais pas trompé en l’attribuant aux dernières années de Rubens, aux plus belles.

Le Martyre de saint Liévin est-il de la même époque ? Cela est probable. En tout cas, il est du même style ; mais, quoique plus terrible, il est plus gai d’allure, de facture et de coloris. Rubens l’a moins respecté que le Calvaire. La palette était ce jour-là plus riante, le praticien plus expéditif encore, le cerveau était moins noblement disposé. Changez la scène, ne pensez pas qu’il s’agit d’un meurtre ignoble et sauvage, d’un saint évêque à qui l’on vient d’arracher la langue, qui vomit le sang et se tord en d’atroces convulsions ; oubliez les trois bourreaux qui le martyrisent, l’un son couteau tout rouge entre les dents, l’autre avec sa lourde tenaille et tendant ce hideux lambeau de chair à des chiens ; ne voyez que le cheval blanc qui se cabre sur un ciel blanc, la chape d’or de l’évêque, son étole blanche, les chiens tachés de noir et de blanc, quatre ou cinq noirs, deux toques rouges, les faces ardentes, au poil roux, et tout autour, dans le vaste champ de la toile, le délicieux concert des gris, des azurs, des argens clairs ou sombres, — et vous n’aurez plus que le sentiment d’une harmonie radieuse, la plus admirable peut-être et la plus inattendue dont Rubens se soit jamais servi pour exprimer ou, si vous voulez, pour faire excuser une scène d’horreur. Est-ce hasard, a-t-il cherché le contraste ? Fallait-il, pour l’autel qu’il devait occuper dans l’église des jésuites de Gand, que ce tableau eût à la fois quelque chose de furibond et de céleste, qu’il fût horrible et souriant, qu’il fît frémir et qu’il consolât ? Je crois bien que la poétique de Rubens adoptait assez volontiers de pareilles antithèses. À supposer d’ailleurs qu’il n’y pensât pas, sans qu’il le voulût, sa nature les lui eût inspirées. Il est bon dès le premier jour de s’accoutumer à des contradictions qui se font équilibre et constituent un génie à part : beaucoup de sang et de vigueur physique, mais un esprit ailé, un homme qui ne craint pas l’horrible avec une âme tendre et vraiment sereine, — des laideurs, des brutalités, une absence totale de goût dans les formes avec une ardeur qui transforme tout cela, la laideur en force, la brutalité sanglante en terreur. Ce penchant aux apothéoses dont je vous parlais tout à l’heure à propos du Calvaire, il le porte dans tout ce qu’il fait. À bien regarder, il y a une gloire, on entend un cri de clairon dans ses œuvres les plus grossières. Il tient fortement à la terre, il y tient plus que personne parmi les maîtres dont il est l’égal. C’est le peintre qui vient au secours du dessinateur et du penseur et qui les dégage. Aussi beaucoup de gens ne peuvent-ils le suivre dans ses élans ; on a bien le soupçon d’une imagination qui s’enlève, on n’en voit que ce qui l’attache en bas, dans le commun, le trop réel, les muscles épais, le dessin redondant ou négligé, les types lourds, la chair et le sang à fleur de peau. On n’aperçoit pas qu’il a cependant des formules, un style, un idéal, et que ces formules supérieures, ce style, cet idéal, sont dans sa palette.

Ajoutez à cela qu’il a ce don spécial d’être éloquent. Sa langue, à la bien définir, est ce qu’en littérature on appellerait une langue oratoire. Quand il improvise, cette langue n’est pas la plus belle ; quand il la châtie, elle est magnifique. Elle est prompte, soudaine, abondante et chaude. En toutes circonstances, elle est éminemment persuasive. Il frappe, il étonne, il vous repousse, il vous froisse, presque toujours il vous convainc, et, s’il y a lieu de le faire, autant que personne il vous attendrit. On se révolte devant certains tableaux de Rubens ; il en est devant lesquels on pleure, et le fait est rare dans toutes les écoles. Il a les faiblesses, les écarts et aussi la flamme communicative des grands orateurs. Il lui arrive de pérorer, de déclamer, de battre un peu l’air de ses grands bras ; mais il est des mots qu’il dit comme pas un autre. Ses idées même en général sont de celles qui ne s’expriment que par l’éloquence, le geste pathétique et le trait sonore.

Notez encore qu’il peint pour des murailles, pour des autels vus des nefs, qu’il parle par conséquent pour un vaste auditoire, qu’il doit se faire entendre de loin, frapper de loin, saisir et charmer de loin ; d’où résulte l’obligation d’insister, de grossir ses moyens, d’amplifier sa voix. Il y a pour ainsi dire des lois de perspective et d’acoustique qui président à cet art solennel, d’apparat, de grande portée.

C’est à ce genre d’éloquence déclamatoire, incorrecte, mais très émouvante, qu’appartient le Christ voulant foudroyer le monde. La terre est en proie aux vices et au crime, incendies, assassinats, violences ; on a l’idée des perversités humaines par un coin de paysage animé, comme Rubens seul sait les peindre. Le Christ paraît armé de foudres, moitié volant, moitié marchant, et tandis qu’il s’apprête à punir ce monde abominable, un pauvre moine, dans sa robe de bure, demande grâce et couvre de ses deux bras une sphère azurée, autour de laquelle est enroulé le serpent. Est-ce assez de la prière du saint ? Non. Aussi la Vierge, une grande femme en robe de veuve, se jette au-devant du Christ et l’arrête. Elle n’implore, ni ne prie, ni ne commande ; elle est devant son Dieu ; mais elle parle à son fils. Elle écarte sa robe noire, découvre en plein sa large poitrine immaculée, y met la main et la montre à celui qu’elle a nourri. L’apostrophe est irrésistible. On peut tout critiquer dans ce tableau de pure passion et de premier jet comme pratique, le Christ, qui n’est que ridicule, le saint François qui n’est qu’un moine épouvanté, la Vierge qui ressemble à une Hécube sous les traits d’Hélène Fourment ; son geste même n’est pas sans témérité, si l’on songe au goût de Raphaël ou même au goût de Racine. Il n’en est pas moins vrai que ni au théâtre, ni à la tribune, et l’on se souvient de l’un et de l’autre devant ce tableau, ni dans la peinture, qui est après tout son vrai domaine, je ne crois pas qu’on ait trouvé beaucoup d’effets pathétiques de cette nouveauté et de cette vigueur.

Je néglige, et Rubens n’y perdra rien, l’Assomption de la Vierge, un tableau sans âme, et Vénus dans la forge de Vulcain, une toile un peu trop voisine de Jordaens. Je néglige également les portraits, sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir. Cinq tableaux sur sept donnent, vous le voyez, une première idée de Rubens qui n’est pas sans intérêt. A supposer qu’on ne le connût pas, ou qu’on le connût seulement par la galerie des Médicis du Louvre, et l’exemple serait bien mal choisi, on commencerait à l’entrevoir tel qu’il est, dans son esprit, dans son métier, dans ses imperfections et dans sa puissance. Dès aujourd’hui on pourrait conclure qu’il ne faut jamais le comparer aux Italiens, sous peine de le méconnaître et vraiment de le mal juger. Si l’on entend par style l’idéal de ce qui est pur et beau transcrit en formules, il n’a pas d’idéal. Si l’on entend par grandeur la hauteur, la pénétration, la force méditative et intuitive d’un grand penseur, il n’a ni grandeur ni pensée. Si l’on s’arrête au goût, le goût lui manque. Si l’on aime un art contenu, concentré, condensé, celui de Léonard par exemple, celui-là ne peut que vous irriter par ses dilatations habituelles et vous déplaire. Si l’on rapporte tous les types humains à ceux de la Vierge de Dresde ou de la Joconde, à ceux de Bellin, de Pérugin, de Luini, des fins définisseurs de la grâce et du beau dans la femme, on n’aura plus aucune indulgence pour la plantureuse beauté et les charmes gras d’Hélène Fourment. Enfin, si, se rapprochant de plus en plus du mode sculptural, on demandait aux tableaux de Rubens la concision, la tenue rigide, la gravité paisible qu’avait la peinture à ses débuts, il ne resterait pas grand’chose de Rubens, sinon un gesticulateur, un homme tout en force, une sorte d’athlète imposant, de peu de culture, de mauvais exemple, et dans ce cas, comme on l’a dit, on le salue quand on passe, mais on ne regarde pas.

Il s’agit donc de trouver, en dehors de toute comparaison, un milieu à part pour y placer cette gloire, qui est une si légitime gloire. Il faut trouver dans le monde du vrai celui qu’il parcourt en maître, et dans le monde aussi de l’idéal cette région des idées claires, des sentimens, des émotions, où son cœur autant que son esprit le porte sans cesse. Il faut faire connaître ces coups d’aile par lesquels il s’y maintient. Il faut comprendre que son élément c’est la lumière, que son moyen d’exaltation c’est sa palette, son but la clarté et l’évidence des choses. Il ne suffit pas de regarder des tableaux de Rubens en dilettante, d’en avoir l’esprit choqué, les yeux charmés. Il y a quelque chose de plus à considérer et à dire. Le musée de Bruxelles est une entrée en matière. Songez qu’il nous reste Malines et Anvers.


IV

Malines est une grande ville triste, vide, éteinte, ensevelie à l’ombre de ses basiliques et de ses couvens dans un silence d’où rien ne parvient à la tirer, ni son industrie, ni la politique, ni les controverses qui s’y donnent quelquefois rendez-vous. On y fait en ce moment des processions avec cavalcades, congrégations, corporations et bannières à l’occasion du jubilé centenaire. Tout ce bruit la ranime un jour. Le lendemain, le sommeil de la province a repris son cours. Il y a peu de mouvement dans ses rues, un grand désert sur ses places, beaucoup de mausolées de marbres noirs et blancs et de statues d’évêques dans ses églises, — autour de ses églises, la petite herbe des solitudes qui pousse entre les pavés. Bref, de cette ville métropolitaine, il n’y a que deux choses qui survivent à sa splendeur passée, des sanctuaires extrêmement riches et les tableaux de Rubens. Ces tableaux sont le célèbre triptyque des Mages, de Saint-Jean, le triptyque non moins célèbre de la Pêche miraculeuse, qui appartient à l’église Notre-Dame.

L’Adoration des Mages est, je vous en ai prévenu, une troisième version des Mages du Louvre et des Mages de Bruxelles. Les élémens sont les mêmes, les personnages principaux textuellement les mêmes, à part un changement d’âge insignifiant dans les têtes et des transpositions également fort peu notables. Rubens n’a pas fait grand effort pour renouveler l’idée première. A l’exemple des meilleurs maîtres, il avait le bon esprit de vivre beaucoup sur lui-même, et, lorsque la donnée lui paraissait fertile en variations, de tourner autour dans les redites. Ce thème des mages venus des quatre coins du monde pour adorer un petit enfant sans gîte, né par hasard, une nuit d’hiver, sous le hangar d’une étable indigente et perdue, était de ceux qui plaisaient à Rubens par la pompe et les contrastes. Il est intéressant de suivre le développement de l’idée première à mesure qu’il l’essaie, l’enrichit, la complète et la fixe. Après le tableau de Bruxelles qui avait de quoi le satisfaire, il lui restait, paraît-il, à le traiter mieux encore, plus richement, plus librement, à lui donner cette fleur de certitude et de perfection qui n’appartient qu’aux œuvres tout à fait mûres. C’est ce qu’il a fait à Malines, après quoi il y revint, s’abandonna plus encore, y mit des fantaisies nouvelles, étonna davantage par la fertilité de ses ressources, mais ne fit pas mieux. Les Mages de Malines peuvent être considérés comme la définitive expression du sujet, et comme un des plus beaux tableaux de Rubens dans ce genre de toiles à grand spectacle.

La composition du groupe central est renversée de droite à gauche, à cela près on la reconnaît tout entière. Les trois mages y sont : l’Européen, comme à Bruxelles, avec ses cheveux blancs, moins la calvitie, l’Asiatique en rouge ; l’Éthiopien, fidèle à son type, sourit ici comme il sourit ailleurs, de ce rire de nègre ingénu, tendre, étonné, si finement observé dans cette race affectueuse et toujours prête à montrer ses dents. Seulement il a changé de rôle et de place. Il est relégué à un second rang entre les princes de la terre et les comparses ; le turban blanc, qu’il porte à Bruxelles, coiffe ici une belle tête rougeâtre, à type oriental, dont le buste est habillé de vert. L’homme en armure est également ici, à mi-hauteur de l’escalier ; il est nu-tête, blond-rose et charmant. Au lieu de contenir la foule en lui faisant face, il fait un contre-mouvement très heureux, se renverse pour admirer l’enfant, et du geste écarte tous les importuns empilés jusqu’au haut des marches. Otez cet élégant cavalier Louis XIII, et c’est l’Orient. Où donc Rubens a-t-il su qu’en pays musulman on est importun jusqu’à s’écraser pour mieux voir ? Comme à Bruxelles, les têtes accessoires sont les plus physionomiques et les plus belles.

L’ordonnance des couleurs et la distribution des lumières n’ont pas varié. La Vierge est pâle, l’enfant Christ tout rayonnant de blancheur sous son auréole. Immédiatement autour, tout est blanc : le mage à collet d’hermine avec sa tête chenue, la tête argentée de l’Asiatique, enfin le turban blanc-froid de l’Éthiopien, — un cercle d’argent nuancé de rose et d’or pâle. Le reste est noir, fauve ou froid. Les têtes, sanguines ou d’un rouge de brique ardent, font contraste avec des visages bleuâtres d’une froideur très inattendue. Le plafond, très sombre, est noyé dans l’air. Une figure en rouge-sang dans la demi-teinte relève, termine et soutient toute la composition en l’attachant à la voûte par un nœud de couleur adoucie, mais très précise. C’est une composition qu’on ne décrit pas, car elle n’exprime rien de formel, n’a rien de pathétique, d’émouvant, surtout de littéraire. Elle charme l’esprit, parce qu’elle ravit les yeux ; pour des peintres, la peinture est sans prix. Elle doit causer bien des joies aux délicats ; en bonne conscience, elle peut confondre les plus savans. Il faut voir la façon dont tout cela vit, se meut, respire, regarde, agit, se colore, s’évanouit, se relie au cadre et s’en détache, y meurt par des clairs, s’y installe et s’y met d’aplomb par des forces. Et quant aux croisemens des nuances, à l’extrême richesse obtenue par des moyens simples, à la violence de certains tons, à la douceur de certains autres, à l’abondance du rouge, et cependant à la fraîcheur de l’ensemble, — quant aux lois qui président à de pareils effets, ce sont des choses qui déconcertent.

A l’analyse, on n’y découvre que des formules très simples, en petit nombre : deux ou trois couleurs maîtresses dont le rôle s’explique, dont l’action est prévue, et dont tout homme qui sait peindre connaît aujourd’hui les influences. Ces couleurs sont toujours les mêmes dans les œuvres de Rubens ; il n’y a pas là de secrets à proprement parler. Les combinaisons accessoires, on peut les noter ; sa méthode, on peut la dire : elle est si constante et si claire en ses applications, qu’un écolier, semblerait-il, n’aurait plus qu’à la suivre. Jamais travail de la main ne fut plus facile à saisir, n’eut moins de supercheries et de réticences, parce que jamais peintre n’en fit moins de mystère, soit qu’il pense, ou qu’il compose, ou qu’il colore, ou qu’il exécute. Le seul secret qui lui appartienne, et qu’il n’ait jamais livré, même aux plus sagaces, même aux mieux informés, même à Gaspard de Crayer, même à Jordaens, même à Van-Dyck, c’est son génie. La clé, on la possède ; le mécanisme, on le sait ; reste à définir un point obscur, et dans toutes les choses de ce monde c’est ce point impondérable, insaisissable, cet atome irréductible, ce rien qui s’appelle l’inspiration, la grâce ou le don, et qui est tout.

Voilà ce qu’il faut bien entendre et ce dont il faut convenir en premier lieu quand on parle de Rubens. Tout homme du métier ou pas du métier, qui ne comprend pas la valeur du don dans une œuvre d’art, à tous les degrés de l’illumination, de l’inspiration, de la fantaisie, toute personne ainsi disposée est peu propre à goûter la subtile essence des choses, et je lui conseillerai de ne jamais toucher à Rubens et même à beaucoup d’autres. Je vous fais grâce des volets, qui cependant sont superbes, non-seulement de sa belle époque, mais de sa plus belle manière, brune et argentée, c’est-à-dire le dernier mot de sa richesse. Il y a là un saint Jean de qualité très rare et une Hérodiade en gris sombre, à manches rouges, qui est son éternel féminin.

La Pêche miraculeuse est également un beau tableau, mais non pas le plus beau, comme on le dit à Malines, au quartier Notre-Dame. Le curé de Saint-Jean serait de mon avis, et en bonne conscience il aurait raison. Ce tableau vient d’être restauré ; pour le moment, il est posé par terre, dans une salle d’école, appuyé contre un mur blanc, sous un toit vitré qui l’inonde de lumière, sans cadre, dans sa crudité, dans sa violence, dans sa propreté du premier jour. Examiné en soi, l’œil dessus, et vraiment à son désavantage, c’est un tableau, je ne dirai pas grossier, car la main-d’œuvre en relève un peu le style, mais matériel, si le mot exprimait ce que j’entends, de construction ingénieuse, un peu étroite, de caractère vulgaire. Il lui manque ce je ne sais quoi qui réussit infailliblement à Rubens quand il touche au commun, une note, une grâce, une tendresse, quelque chose comme un beau sourire, faisant excuser des traits épais. Le Christ, drôlement placé à droite, en coulisse, comme un accessoire dans ce tableau de pêcherie, est insignifiant de geste autant que de physionomie, et son manteau rouge, qui n’est pas d’un beau rouge, s’enlève avec aigreur sur un ciel bleu que je soupçonne d’être fort altéré. Le saint Pierre, un peu négligé, mais d’une belle valeur vineuse, serait, si l’on pensait à l’Évangile devant cette toile peinte pour les poissonniers, et tout entière exécutée d’après des poissonniers, le seul personnage évangélique de la scène. Du moins il dit bien et juste ce qu’un vieillard de sa classe et de sa rusticité pouvait dire au Christ en d’aussi étranges circonstances. Il tient serré contre sa poitrine rougeaude et ravinée son bonnet de matelot, un bonnet bleu, et ce n’est pas Rubens qui se tromperait sur la vérité d’un pareil geste. Quant aux deux torses nus, l’un courbé sur le spectateur, l’autre tourné vers le fond, et vus l’un et l’autre par les épaules, ils sont célèbres parmi les meilleurs morceaux d’académie que Rubens ait peints pour la façon libre et sûre dont le peintre les a brossés, sans doute en quelques heures, au premier coup, en pleine pâte, claire, égale, abondante, pas trop fluide, pas épaisse, ni trop modelée, ni trop ronflante. C’est du Jordaens sans reproche, sans rougeurs excessives, sans reflets, ou plutôt c’est, pour la manière de voir la chair et non pas la viande, la meilleure leçon que son grand ami pût lui donner. Le pêcheur à tête Scandinave, avec sa barbe au vent, ses cheveux d’or, ses yeux clairs dans son visage enflammé, ses grandes bottes de mer, sa vareuse rouge, est foudroyant. Et, comme il est d’usage dans tous les tableaux de Rubens, où le rouge excessif est employé comme calmant, c’est ce personnage embrasé qui tempère le reste, agit sur la rétine, et la dispose à voir du vert dans toutes les couleurs avoisinantes. Notez encore parmi ces figures accessoires un grand garçon, un novice, un mousse, debout sur la seconde barque, pesant sur un aviron, habillé n’importe comment, avec un pantalon gris, un gilet violâtre trop court, déboutonné, ouvert sur son ventre nu.

Ils sont gras, rouges, hâlés, tannés et tuméfiés par les acres brises depuis le bout des doigts jusqu’aux épaules, depuis le front jusqu’à la nuque. Tous les sels irritans de la mer ont exaspéré ce que l’air saisit, avivé le sang, injecté la peau, gonflé les veines, couperosé la chair blanche, et les ont en un mot barbouillés de cinabre. C’est brutal, exact, rencontré sur place ; cela a été vu sur les quais de l’Escaut par un homme qui voit gros, qui voit juste, la couleur aussi bien que la forme, qui respecte la vérité quand elle est expressive, ne craint pas de dire crûment les choses crues, sait son métier comme un ange et n’a pour de rien.

Ce qu’il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, grâce aux circonstances qui me permettent de le voir de près et d’en saisir le travail aussi nettement que si Rubens l’exécutait devant moi, c’est qu’il a l’air de livrer tous ses secrets, et qu’en définitive il étonne à peu près autant que s’il n’en livrait aucun. Je vous ai déjà dit cela de Rubens avant que cette nouvelle preuve ne me fût donnée.

L’embarras n’est pas de savoir comment il faisait, mais de savoir comment on peut si bien faire en faisant ainsi. Les moyens sont simples, la méthode est élémentaire. C’est un beau panneau, lisse, propre et blanc, sur lequel agit une main magnifiquement agile, adroite, sensible et posée. L’emportement qu’on lui suppose est une façon de sentir plutôt qu’un désordre dans la façon de peindre. La brosse est aussi calme que l’âme est chaude et l’esprit prompt à s’élancer. Il y a dans une organisation pareille un rapport si exact et des relations si rapides entre la vision, la sensibilité et la main, une telle et si parfaite obéissance de l’une aux autres, que les secousses habituelles du cerveau qui dirige feraient croire à des soubresauts de l’instrument. Rien n’est plus trompeur que cette fièvre apparente, contenue par de profonds calculs et servie par un mécanisme exercé à toutes les épreuves. Il en est de même des sensations de l’œil et par conséquent du choix qu’il fait des couleurs. Ces couleurs sont également très sommaires et ne paraissent si compliquées qu’à cause du parti que le peintre en tire et du rôle qu’il leur fait jouer. Rien n’est plus réduit quant au nombre des teintes premières, rien n’est plus prévu que la façon dont il les oppose, rien n’est plus simple aussi que l’habitude en vertu de laquelle il les nuance, et rien de plus inattendu que le résultat qui se produit. Aucun de ses tons n’est très rare en soi. Si vous prenez un rouge, le sien, il vous est aisé d’en dicter la formule : c’est du vermillon et de l’ocre, fort peu rompu, à l’état de premier mélange. Si vous examinez ses noirs, ils sont pris dans le pot du noir d’ivoire et servent. avec du blanc à toutes les combinaisons imaginables, de ses gris sourds et de ses gris tendres. Ses bleus sont des accidens ; ses jaunes, une des couleurs qu’il sent et manie le moins bien, en tant que teinture, et sauf les ors, qu’il excelle à rendre en leur richesse chaude et sourde, ont, comme ses rouges, un double rôle à jouer : premièrement, de faire éclater la lumière ailleurs que sur des blancs, deuxièmement d’exercer aux environs l’action indirecte d’une couleur qui fait changer les autres, et par exemple de faire tourner au violet, de fleurir en quelque sorte un triste gris fort insignifiant et tout à fait neutre envisagé sur la palette. Tout cela, dirait-on, n’est pas bien extraordinaire : des dessous bruns, deux ou trois couleurs actives pour faire croire à la richesse d’une vaste toile, des décompositions grisonnantes obtenues par des mélanges blafards, tous les intermédiaires du gris entre le grand noir et le grand blanc, en un mot des ressources de coloris très circonscrites, un grand faste obtenu à peu de frais, — en d’autres termes peu de matières colorantes et le plus grand éclat de couleurs, de la lumière sans excès de clarté, une sonorité extrême avec un petit nombre d’instrumens, un clavier dont il néglige à peu près les trois quarts, mais qu’il parcourt en sautant beaucoup de notes et qu’il touche quand il le faut à ses deux extrémités. Telle est, en langage un peu mêlé de musique et de peinture, l’habitude de ce grand praticien. Qui voit un tableau de lui les connaît tous, et qui l’a vu peindre un jour l’a vu peindre presqu’à tous les momens de sa vie.

Toujours c’est la même méthode, le même sang-froid, les mêmes calculs. Une préméditation calme et savante préside à des efforts toujours subits ; on ne sait pas trop d’où vient l’audace, à quel moment il s’emporte, s’abandonne. Est-ce quand il exécute un morceau de violence, un geste outré, un objet qui remue, un œil qui luit, une bouche qui crie, des cheveux qui s’emmêlent, une barbe qui se hérisse, une main qui saisit, une écume qui fouette, un désordre dans les habits, du vent dans les choses légères, ou l’incertitude de l’eau fangeuse qui clapote à travers les mailles d’un filet ? Est-ce quand il enduit plusieurs mètres de toile d’une teinture ardente, quand il fait ruisseler du rouge à flots, et que tout ce qui environne ce rouge en est éclaboussé par des reflets ? Est-ce au contraire quand il passe d’une couleur forte à une couleur forte, et circule à travers les tons neutres, comme si cette matière rebelle et gluante était le plus maniable des élémens ? Est-ce quand il crie très fort ? Est-ce quand il file un son si ténu qu’on a de la peine à le saisir ? Cette peinture, qui donne la fièvre à ceux qui la voient, brûlait-elle à ce point celui des mains de qui elle sortait, fluide, aisée, naturelle, saine et toujours vierge à quelque moment que vous la surpreniez ? Où est l’effort en un mot dans cet art, qu’on dirait tendu, tandis qu’il est l’intime expression d’un esprit qui ne l’était jamais ? Vous est-il arrivé de fermer les yeux pendant l’exécution d’un morceau de musique brillante ? Le son jaillit de partout. Il a l’air de bondir d’un instrument à l’autre, et, comme il est très tumultueux malgré les parfaits accords des ensembles, on croirait que tout s’agite, que les mains tremblent, que la même frénésie musicale a saisi les instrumens, ceux qui les tiennent, et parce que des exécutans secouent si violemment un auditoire, il semble impossible qu’ils restent calmes devant leur pupitre, de sorte qu’on est tout surpris de les voir paisibles, fort recueillis, seulement attentifs à suivre le mouvement d’un petit bâton d’ébène qui les soutient, les dirige, dicte à chacun ce qu’il doit faire, et qui n’est lui-même que l’agent d’un esprit en éveil et d’un grand savoir. Il y a de même dans Rubens, pendant l’exécution, de ses œuvres, le bâton d’ébène, qui commande, conduit, surveille ; il y a l’imperturbable volonté, la faculté maîtresse qui dirige aussi des instrumens fort attentifs, je veux dire les facultés auxiliaires.

Voulez-vous que nous revenions au tableau encore un moment ? il est là sous ma main, c’est une occasion qu’on n’a pas souvent et que je n’aurai plus, je la saisis.

L’exécution est de premier coup, tout entière ou peu s’en faut ; cela se voit à la légèreté de certains frottis dans le saint Pierre en particulier, à la transparence des grandes teintes plates et sombres, comme les bateaux, la mer et tout ce qui participe au même élément brun, bitumineux ou verdâtre ; cela se voit également à la facture non moins preste, quoique plus appliquée, des morceaux qui exigent une pâte épaisse et un travail plus nourri. L’éclat du ton, sa fraîcheur et son rayonnement sont dus à cela. Le panneau à base blanche, à surface lisse, donne à toute coloration franchement posée dessus cette vibration propre à toute teinture appliquée sur une surface claire, résistante et polie. Plus épaisse, la matière serait boueuse ; plus rugueuse, elle absorberait autant de rayons lumineux qu’elle en renverrait, et il faudrait doubler d’effort pour obtenir le même résultat de lumière ; plus mince, plus timide, ou moins généreusement coulée dans ses contours, elle aurait ce caractère émaillé, qui, s’il est admirable en certains cas, ne conviendrait ni au style de Rubens, ni à son esprit, ni au romanesque parti-pris de ses belles œuvres. Ici comme ailleurs la mesure est parfaite. Les deux torses, aussi rendus que peut l’être un morceau de nu de ce volume dans la condition d’un tableau mural, n’ont pas subi non plus un grand nombre de coups de brosse superposés. peut-être bien, dans ces journées si régulièrement coupées de travaux et de repos, sont-ils chacun le produit d’une après-midi de gai travail, — après quoi le praticien, content de lui, et il y avait de quoi, posa sa palette, se fit seller un cheval et n’y pensa plus.

A plus forte raison, dans tout ce qui est secondaire, appuis, parties sacrifiées, larges espaces où l’air circule, accessoires, bateaux, vagues, filets, poissons, la main court et n’insiste pas. Une vaste coulée du même brun, qui brunit en haut, verdit en bas, se chauffe là où existe un reflet, se dore où la mer se creuse, descend depuis le bord des navires jusqu’au cadre ; c’est là dedans, à travers cette abondante et liquide matière, qu’il a trouvé la vie propre à chaque objet, qu’il a trouvé sa vie, comme on dit en terme d’atelier. Quelques étincelles, quelques reflets posés d’une brosse fine, et voilà la mer. De même pour le filet avec ses mailles, et ses planches et ses lièges, de même pour les poissons qui remuent dans l’eau vaseuse, et qui sont d’autant mieux mouillés qu’ils ruissellent des propres couleurs de la mer ; de même aussi pour les pieds du Christ et pour les bottes du matelot rutilant. Vous dire que c’est là le dernier mot de l’art de peindre quand il est sévère et qu’il s’agit, avec un grand style dans l’esprit, dans l’œil et dans la main, d’exprimer des choses idéales ou épiques, soutenir qu’on doit agir ainsi en toute circonstance, autant vaudrait appliquer la langue imagée, pittoresque et rapide de nos écrivains modernes, aux idées de Pascal. Dans tous les cas, c’est la langue de Rubens, son style, et par conséquent ce qui convient à ses propres idées.

L’étonnement, quand on y réfléchit, vient de ce que le peintre a si peu médité, de ce qu’ayant conçu n’importe quoi et ne s’en étant pas rebuté, ce n’importe quoi fait un tableau, de ce qu’avec si peu de recherches on ne soit jamais banal, enfin de ce qu’avec des moyens si simples on arrive à produire un pareil effet. Si la science de la palette est extraordinaire, la sensibilité de ses agens ne l’est pas moins, et une qualité qu’on ne lui supposerait guère vient au secours de toutes les autres : la mesure et je dirai la sobriété dans la manière purement extérieure de se servir de la brosse. Il y a bien des choses qu’on oublie de notre temps, ou qu’on a l’air de méconnaître, ou qu’on tenterait vainement d’abolir. Je ne sais pas trop où notre école moderne a pris le goût de la matière épaisse, et cet amour des pâtes lourdes qui constitue aux yeux de certaines gens le principal mérite de certaines œuvres. Je n’en ai vu d’exemples faisant autorité nulle part, excepté dans les praticiens de visible décadence, et chez Rembrandt, qui apparemment n’a pu s’en passer toujours, mais qui lui-même a su s’en passer quelquefois. Ici c’est une méthode heureusement inconnue, et quant à Rubens, le maître accrédité de la fougue, les plus violens de ses tableaux souvent sont les moins chargés. Je ne dis pas qu’il amincisse systématiquement ses lumières, comme on l’a fait jusqu’au milieu du XVIe siècle, et qu’il épaississe à l’inverse tout ce qui est teinte forte. Cette méthode, exquise en sa destination première, a subi tous les changemens apportés depuis par le besoin des idées et les nécessités plus multiples de la peinture moderne. Cependant, s’il est loin de la pure méthode archaïque, il est encore plus loin des pratiques en faveur depuis Géricault, pour prendre un exemple récent chez un mort illustre. La brosse glisse et ne s’engloutit pas ; jamais elle ne traîne après elle ce gluant mortier qui s’accumule au point saillant des objets, et fait croire à beaucoup de relief, parce que la toile elle-même en devient plus saillante. Il ne charge pas, il peint ; il ne bâtit pas, il écrit ; il caresse, effleure, appuie. Il passe d’un enduit immense au trait le plus délié, le plus fluide, et tout cela avec ce degré de consistance ou de légèreté, cette ampleur ou cette finesse qui conviennent au morceau qu’il traite, — de telle sorte que la prodigalité et l’économie des pâtes sont affaire de convenance locale, que le poids et l’extraordinaire légèreté de sa brosse sont aussi des moyens d’exprimer plus justement ce qui demande ou non qu’on y insiste.

Aujourd’hui que diverses écoles se partagent notre école française, et qu’à vrai dire il n’y a que des talens plus ou moins aventureux sans doctrines fixes, le prix d’une peinture bien ou mal exécutée est fort peu remarqué. Une foule de questions subtiles font oublier les élémens d’expression les plus nécessaires. A bien regarder certains tableaux contemporains, et dont le mérite au moins comme tentative est souvent plus réel qu’on ne le croit, on s’aperçoit que la main n’est plus comptée pour rien parmi les agens dont l’esprit se sert. D’après de récentes méthodes, exécuter c’est remplir une forme d’un ton, quel que soit l’outil qui dirige ce travail. Le mécanisme de l’opération semble indifférent, pourvu que l’opération réussisse, et l’on suppose à tort que la pensée peut être tout aussi bien servie par un instrument que par un autre. C’est précisément à ce contresens que tous les peintres habiles, c’est-à-dire sensibles, de ce pays des Flandres et de la Hollande ont répondu d’avance par leur métier, le plus expressif de tous. Et c’est contre la même erreur que Rubens proteste avec une autorité qui cependant aurait quelque chance de plus d’être écoutée. Enlevez des tableaux de Rubens, ôtez à celui que j’étudie, l’esprit, la variété, la propriété de chaque touche, vous lui ôtez un mot qui porte, un accent nécessaire, un trait physionomique, vous lui enlevez peut-être le seul élément qui spiritualise tant de matière, et transfigure de si fréquentes laideurs, parce que vous y supprimez toute sensibilité, et que, remontant des effets à la cause première, vous tuez la vie, vous en faites un tableau sans âme. Je dirai presque qu’une touche en moins fait disparaître un trait de l’artiste.

La rigueur de ce principe est telle que dans un certain ordre de productions il n’y a pas d’œuvre bien ressentie qui ne soit naturellement bien peinte, et que toute œuvre où la main se manifeste avec bonheur ou avec éclat est par cela même une œuvre qui tient au cerveau et en dérive. Rubens avait là-dessus des avis que je vous recommande, si vous étiez tenté jamais, de faire fi d’un coup de brosse donné à propos. Il n’y a pas, dans cette grande machine d’apparence si brutale et de pratique si libre, un seul détail petit ou grand qui ne soit inspiré par le sentiment et instantanément rendu par une touche heureuse. Si la main ne courait pas aussi vite, elle serait en retard sur la pensée ; si l’improvisation était moins soudaine, la vie communiquée serait moindre ; si le travail était plus hésitant ou moins saisissable, l’œuvre deviendrait impersonnelle dans la mesure de la pesanteur acquise et de l’esprit perdu. Considérez de plus que cette dextérité sans pareille, cette habileté insouciante à se jouer de matières ingrates, d’instrumens rebelles, ce beau mouvement d’un outil bien tenu, cette élégante façon de le promener sur des surfaces libres, le jet qui s’en échappe, ces étincelles qui semblent en jaillir, toute cette magie des grands exécutans, qui chez d’autres tourne soit à la manière, soit à l’affectation, soit au pur esprit de médiocre aloi, chez lui, ce n’est, je vous le répète à satiété, que l’exquise sensibilité d’un œil admirablement sain, d’une main merveilleusement soumise, enfin et surtout d’une âme vraiment ouverte à toute chose, heureuse, confiante et grande. Je vous mets au défi de trouver dans le répertoire immense de ses œuvres une œuvre parfaite ; je vous mets également au défi de ne pas sentir jusque dans les manies, les défauts, j’allais dire les fatuités de ce noble esprit, la marque d’une incontestable grandeur. Et cette marque extérieure, le cachet mis en dernier lieu sur sa pensée, c’est l’empreinte elle-même de sa main.

Ce que je vous dis en beaucoup de phrases trop longues, et trop souvent dans ce jargon spécial qu’il est difficile d’éviter en ces matières, aurait sans doute trouvé plus convenablement sa place en d’autres occasions. N’en concluez pas que le tableau sur lequel j’insiste soit un spécimen accompli des qualités les plus belles du peintre. Sous aucun rapport, il n’est cela. Rubens a fréquemment mieux conçu, mieux vu et beaucoup mieux peint ; mais l’exécution de Rubens, assez inégale quant aux résultats, ne varie guère quant au principe, et les observations faites devant un tableau d’ordre moyen s’appliquent également, et à plus forte raison, à ce qu’il a produit d’excellent.


EUGENE FROMENTIN.