Les Maîtres d’autrefois/02

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LES
MAITRES D'AUTREFOIS

II.
RUBENS ET L'ECOLE FLAMANDE.[1]


I


Anvers.

Beaucoup de gens disent Anvers ; mais beaucoup aussi disent la patrie de Rubens, et cette manière de dire exprime encore plus exactement toutes les choses qui font la magie du lieu : une grande ville, une grande destinée personnelle, une école fameuse, des tableaux ultra-célèbres. Tout cela s’impose, et l’imagination s’anime un peu plus que d’habitude quand, au milieu de la Place verte, on aperçoit la statue de Rubens et plus loin la vieille basilique où sont conservés les triptyques qui, humainement parlant, l’ont consacrée. La statue n’est pas un chef-d’œuvre ; mais c’est lui, chez lui, et sous la figure d’un homme qui ne fut qu’un peintre, avec les seuls attributs du peintre, en toute vérité elle personnifie l’unique royauté flamande qui n’ait été ni contestée ni menacée, et qui certainement ne le sera jamais.

A l’extrémité de la place, on voit Notre-Dame ; elle est de profil et se dessine en longueur par une de ses faces latérales, la plus sombre, parce qu’elle est du côté des pluies. Son entourage de maisons claires et basses la rend plus noire et la grandit. Avec ses architectures ouvragées, sa couleur de rouille, son toit bleu et lustré, sa tour colossale, où brillent dans la pierre enfumée par les vapeurs de l’Escaut et par les hivers le disque d’or et les aiguilles d’or de son cadran, elles prend des proportions démesurées. Lorsque le ciel est tourmenté comme aujourd’hui, le ciel ajoute à la grandeur des lignes toutes les bizarreries de ses caprices. Alors imaginez l’invention d’un Piranèse gothique, outrée par la fantaisie du nord, follement éclairée par un jour d’orage et se découpant en taches déréglées sur le grand décor d’un ciel tout noir ou tout blanc, chargé de tempêtes. On ne combinerait pas de mise en scène préliminaire ! plus originale et ; plus frappante. Aussi on a beau venir de Malines et de Bruxelles, avoir vu les Mages et le Calvaire, s’être fait de Rubens une idée exacte, une idée mesurée, et même avoir pris avec lui des familiarités d’examen qui, vous mettent à l’aise, — on n’entre pas à Notre-Dame comme on entrerait dans un musée.

Il est trois heure ; la haute horloge vient de les sonner. L’église est déserte. A peine un sacristain, fait-il un peu de bruit dans les nefs tranquilles, nettes et claires, telles que Peter-Neefs les a reproduites, avec un inimitable sentiment de leur solitude et de leur grandeur. Il pleut et le jour est très changeant. Des lueurs et puis des ténèbres se succèdent, sur les deux triptyques appliqués, sans nul apparat, dans leur mince encadrement de bois brun, contre les froides et lisses murailles des transepts, et cette fière peinture ne parait que plus résistante au milieu des lumières criantes et des obscurités qui se la disputent. Des copistes allemands ont établi leurs chevalets devant la Descente de croix ; il n’y a personne devant la Mise en croix.

Ce simple fait exprime assez bien quelle est l’opinion du monde sur ces deux ouvrages. Ils sont fort admirés, presque sans réserve, et le fait est rare à propos de Rubens ; mais les admirations se partagent. La grande renommée a fait choix de la Descente de croix. La Mise en croix a le don de toucher davantage les amis passionnés ou plus convaincus de Rubens. Rien en effet ne se ressemble moins que ces deux œuvres conçues au même moment, inspirées par le même effort de l’esprit, et qui cependant portent si clairement la marque de deux tendances. La Descente de croix est de 1612, la Mise en croix de 1610. J’insiste sur la date, car elle importe : Rubens rentrait à Anvers et c’est pour ainsi dire au débarquer qu’il les peignit. Son éducation était finie. À ce moment, il avait même un excès d’études un peu lourd pour lui, dont il allait se servir ouvertement, une fois par hasard, une fois pour toutes, mais dont il devait se débarrasser presque aussitôt. De tous les maîtres italiens qu’il avait consultés, chacun, bien entendu, le conseillait dans un sens assez exclusif. Les maîtres agités l’autorisaient à beaucoup oser ; les maîtres sévères lui recommandaient de se beaucoup retenir. Nature, caractère, facultés natives, leçons anciennes, leçons récentes, tout se prêtait à un dédoublement. La tâche elle-même exigeait qu’il fit deux parts de ses plus beaux dons. Il sentit l’à-propos, le saisit, traita chacun des sujets conformément à leur esprit, et donna de lui-même deux idées contraires et deux idées justes : ici, le plus magnifique exemple que nous ayons de sa sagesse, et là un des plus étonnans aperçus de sa verve et de ses ardeurs. Ajoutez à l’inspiration personnelle du peintre une influence italienne très marquée, et vous vous expliquerez mieux encore le prix extraordinaire que la postérité attache à des pages qui peuvent être considérées comme ses œuvres de maîtrise et qui furent, pour ainsi dire, le premier acte public de sa vie de chef d’école. Je vous dirai comment se manifeste cette influence, à quels caractères on la reconnaît. Il me suffit tout d’abord de remarquer qu’elle existe, afin que la physionomie du talent de Rubens ne perde aucun de ses traits, au moment précis où nous l’examinons. Ce n’est pas qu’il soit positivement gêné dans des formules canoniques, où d’autres que lui se trouvèrent emprisonnés. Dieu sait au contraire avec quelle aisance il s’y meut, avec quelle liberté il en use, avec quel tact il les déguise ou les avoue, suivant qu’il lui plaît de laisser voir ou l’homme instruit, ou le novateur. Cependant, quoi qu’il fasse, on sent le romaniste qui vient de passer des années en terre classique, qui arrive et n’a pas encore changé d’atmosphère. Il lui reste je ne sais quoi qui rappelle le voyage, comme une odeur étrangère dans ses habits. C’est certainement à cette bonne odeur italienne que la Descente de croix doit l’extrême faveur dont elle jouit. Il y a là en effet, pour ceux qui voudraient que Rubens fût un peu comme il est, mais beaucoup aussi comme ils le rêvent, il y a, dis-je, un sérieux dans la jeunesse, une fleur de maturité candide et studieuse qui va disparaître et qui est unique.

La composition n’est plus à décrire. Vous n’en citeriez pas de plus populaire comme œuvre d’art et comme page de style religieux. Il n’est personne qui n’ait présens à l’esprit l’ordonnance et l’effet du tableau, sa grande lumière centrale plaquée sur des fonds obscurs, ses taches grandioses, ses compartimens distincts et massifs. On sait que Rubens en a pris l’idée première à l’Italie, et qu’il n’a fait aucun effort pour le cacher. La scène est forte et grave. Elle agit de loin, marque puissamment sur une muraille : elle est sérieuse et rend sérieux. Quand on se souvient des tueries dont l’œuvre de Rubens est ensanglanté, des massacres, des bourreaux qui martyrisent, tenaillent et font hurler, on s’aperçoit qu’ici c’est un noble supplice. Tout y est contenu, concis, laconique comme dans une page du texte sacré.

Ni gesticulations, ni cris, ni horreurs, ni trop de larmes. C’est à peine si la Vierge éclate en un vrai sanglot, et si l’intense douleur du drame est exprimée par un geste de mère inconsolable, par un visage en pleurs et des yeux rougis. Le Christ est une des plus élégantes figures que Rubens ait imaginées pour peindre un Dieu. Il a je ne sais quelle grâce allongée, pliante, presque effilée, qui lui donne toutes les délicatesses de la nature et toute la distinction d’une belle étude académique. La mesure est subtile, le goût parfait ; le dessin n’est pas loin de valoir le sentiment. Vous n’avez pas oublié l’effet de ce grand corps un peu déhanché, dont la petite tête maigre et fine est tombée de côté, si livide et si parfaitement limpide en sa pâleur, ni crispé, ni grimaçant, d’où toute douleur a disparu et qui descend avec tant de béatitude, pour s’y reposer un moment, dans les étranges beautés de la mort des justes. Rappelez-vous comme il pèse et comme il est précieux à soutenir, dans quelle attitude exténuée il glisse le long du suaire, avec quelle affectueuse angoisse il est reçu par des aras tendus et des mains de femme. Est-il rien de plus touchant ? Un de ses pieds, un pied bleuâtre et stigmatisé, rencontre au bas de la croix l’épaule nue de Madeleine. Il ne s’y appuie pas, il l’effleure. Le contact est insaisissable ; on le devine plus qu’on ne le voit. Il eût été un peu profane d’y insister ; il eût été cruel de ne pas y faire croire. Toute la sensibilité furtive de Rubens est dans ce contact imperceptible qui dit tant de choses, les respecte toutes et attendrit.

La pécheresse est admirable. C’est sans contredit le meilleur morceau de facture du tableau, le plus délicat, le plus personnel, un des meilleurs aussi que jamais Rubens ait exécutés dans sa carrière si fertile en inventions féminines. Cette délicieuse figure a sa légende ; comment ne l’aurait-elle pas, sa perfection même étant devenue légendaire ? Il est probable que cette jolie fille aux yeux noirs, au regard ferme, au profil net, est un portrait, et ce portrait celui d’Isabelle Brandt, qu’il avait épousée deux ans avant, et qui lui servit également, peut-être bien pendant une grossesse, à représenter la Vierge dans le volet de la Visitation. Pourtant, à voir l’ampleur de sa personne, ses cheveux cendrés, ses formes grasses, on songe à ce qui devait être un jour le charme splendide et si particulier de cette belle Hélène Fourment, qu’il épousa vingt ans plus tard. Depuis les premières années jusqu’aux dernières, un type tenace semble s’être logé dans le cœur de Rubens ; un idéal fixe a hanté son amoureuse et si constante imagination. Il s’y complaît, il le complète, il l’achève ; il le poursuit en quelque sorte en ses deux mariages, comme il ne cesse de le répéter à travers ses œuvres. Toujours il y eut d’Isabelle et d’Hélène dans les femmes que Rubens peignit d’après l’une d’elles. Dans la première, il mit comme un trait préconçu de la seconde ; dans la seconde, il glissa comme un souvenir ineffaçable de la première. A la date où nous sommes, il possède l’une et s’en inspire, l’autre n’est pas née, et cependant il la devine. Déjà l’avenir se mêle au présent, le réel à l’idéale divination. Dès que l’image apparaît, elle a sa double forme. Non-seulement elle est exquise, mais pas un trait ne lui manque. Ne semble-t-il pas qu’en la fixant ainsi dès le premier jour Rubens entendit qu’on ne l’oubliât plus, ni lui, ni personne ?

Au surplus c’est la seule grâce mondaine dont il ait embelli ce tableau austère, un peu rigide, un peu monacal, absolument évangélique, si l’on entend par là la gravité du sentiment et de la manière, et si l’on songe aux rigueurs qu’un pareil esprit dut s’imposer. En cette circonstance, vous le devinez, une bonne partie de sa réserve lui vint de son éducation italienne autant que des égards qu’il accordait à son sujet.

La toile est sombre malgré ses clartés et l’extraordinaire blancheur du linceul. Malgré ses reliefs, la peinture est plate. C’est un tableau à bases noirâtres sur lequel sont disposées de larges lumières fermes, aucunement nuancées. Le coloris n’est pas très riche ; il est plein, soutenu, nettement calculé pour agir de loin. Il construit le tableau, l’encadre, en exprime les faiblesses et les forces, et ne vise point à l’embellir, il se compose d’un vert presque noir, d’un noir absolu, d’un rouge un peu sourd et d’un blanc. Ces quatre tons sont posés bord à bord aussi franchement que peuvent l’être quatre notes de cette violence. Le contact est brusque et ne les fait pas souffrir. Dans le grand blanc, le cadavre du Christ est dessiné par un linéament mince et souple, et modelé par ses propres reliefs, sans nul effort de nuances, grâce à des écarts de valeurs imperceptibles. Pas de luisans, pas une seule division dans les lumières, à peine un détail dans les parties sombres. Tout cela est d’une ampleur et d’une rigidité singulières. Les bords sont étroits, les demi-teintes courtes, excepté dans le Christ, où les dessous d’outremer ont repoussé et font aujourd’hui des maculatures inutiles. La matière est lisse, compacte, d’une coulée facile et prudente. A la distance où nous l’examinons, le travail de la main disparaît ; mais il est aisé de deviner qu’il est excellent et dirigé en toute assurance par un esprit rompu aux belles habitudes, qui s’y conforme, s’applique et veut bien faire. En tout, Rubens se souvient, s’observe, se modère, possède toutes ses forces, les subordonne et ne s’en sert qu’à demi. En dépit de toutes ses contraintes, c’est une œuvre singulièrement originale, attachante et forte, Van -Dyck y prendra ses meilleures inspirations religieuses. Philippe de Champagne en sera très frappé, mais n’en imitera, j’en ai peur, que les parties faibles, et en composera son style français. Vœnius dut certainement applaudir. Que dut en penser Van-Noort ? Ce qu’il y a de positif, c’est que Jordaens attendit, pour le suivre en ces voies nouvelles, que son camarade d’atelier fût devenu plus expressément Rubens.

Un des volets, celui de la Visitation, est de tous points délicieux, Rien de plus sévère et de plus charmant, de plus sobre et de plus riche, de plus pittoresque et de plus noblement familier. Jamais.la Flandre ne mit autant de bonhomie, de grâce et de naturel à se revêtir du style italien. Titien a fourni la gamme, un peu dicté les tons, il a coloré l’architecture en brun marron, conseillé le beau nuage gris qui luit à la hauteur des corniches, peut-être aussi l’azur verdâtre qui fait si bien entre les colonnes ; mais c’est Rubens qui, d’après la nature, a trouvé la Vierge avec son gros ventre, sa taille cambrée, son costume ingénieusement combiné de rouge, de fauve et de bleu sombre, son vaste chapeau flamand. C’est lui, lui tout seul, qui a dessiné, peint, coloré, caressé de l’œil et de la brosse, cette jolie main lumineuse et tendre, qui s’appuie comme une fleur rosâtre sur la balustrade en fer noir. De même qu’il a imaginé la servante, l’a coupée dans le cadre et n’a montré de cette blonde personne aux yeux bleus que son corsage échancré, sa tête ronde, aux cheveux soulevés, ses bras en l’air soutenant une corbeille de joncs. Bref, Rubens est-il déjà lui-même ? Oui. Est, Il tout lui-même et rien que lui-même ? Je ne le crois pas. Enfin, a-t-il fait mieux que cela ? Non, d’après les méthodes étrangères ; mais certainement oui d’après la sienne.

Entre le panneau central de la Descente de croix et la Mise en croix, qui décore le transept du nord, tout diffère : le point de vue, les tendances, la portée, même un peu les méthodes et jusqu’aux influences dont les deux œuvres se ressentent diversement. Un coup d’œil suffit pour en avertir. Et si l’on se reporte au temps où parurent, à deux années d’intervalle, ces pages significatives, on comprend que, si l’une satisfit mieux, convainquit plus, l’autre dut étonner bien davantage et par conséquent fit apercevoir quelque chose de bien plus nouveau. Moins parfaite en ce qu’elle est plus agitée et parce qu’elle ne contient aucune figure aussi parfaitement aimable à voir que la Madeleine, la Mise en croix en dit beaucoup plus sur l’initiative de Rubens, sur sa passion, sur ses élans, sur ses audaces, sur ses bonheurs, en un mot sur la fermentation de cet esprit rempli de ferveur pour les nouveautés et de projets. Elle ouvre une carrière plus large. Il est possible qu’elle soit moins magistralement accomplie ; elle annonce un maître bien autrement original, aventureux et fort. Le dessin est plus tendu, moins tenu, la forme plus violente, le modelé moins simple et plus ronflant ; mais le coloris a déjà les chaleurs profondes et la résonnance qui seront la grande ressource de Rubens quand il négligera la vivacité des tons pour leur rayonnement. Supposez que la couleur soit plus flambante, le contour moins dur, le trait qui le sertit moins âpre ; ôtez-en ce grain de raideur italienne qui n’est qu’une sorte de savoir-vivre et de maintien grave, contractés pendant des voyages ; ne regardez que ce qui est propre à Rubens, la jeunesse, la flamme, les convictions déjà mûres, et il s’en faudra de bien peu que vous n’ayez sous les yeux le Rubens des grands jours, c’est-à-dire le premier et le dernier mot de sa manière fougueuse et rapide. Il eût suffi du moindre laisser-aller pour faire de ce tableau, relativement sévère, un des plus turbulens qu’il ait peints. Tel qu’il est, avec ses ambres sombres, ses ombres fortes, le grondement un peu sourd de ses harmonies orageuses, il est encore un de ceux où l’ardeur éclate avec d’autant plus d’évidence que cette ardeur est soutenue par le plus mâle effort et tendue jusqu’au bout par la volonté de ne pas faiblir. C’est un tableau de jet, conçu autour d’une arabesque fort audacieuse, et qui dans sa complication de formes ouvertes et fermées, de corps voûtés, de bras tendus, de courbes répétées, de lignes rigides, a conservé jusqu’à la dernière heure du travail le caractère instantané d’un croquis taché de sentiment en quelques secondes. Conception première, ordonnance, effet, gestes, physionomie, caprice des taches, travail de la main, tout paraît être sorti à la fois d’une inspiration irrésistible, lucide et prompte. Jamais Rubens n’aura mis plus d’insistance à traiter une page d’apparence aussi soudaine. Aujourd’hui comme en 1610, on peut différer d’opinions sur cette œuvre absolument personnelle par l’esprit, sinon par la manière. La question, qui dut s’agiter du vivant du peintre reste pendante : elle consisterait à décider lequel eût été le mieux représenté dans son pays et dans l’histoire, de Rubens avant qu’il ne fût lui-même, ou de Rubens tel qu’il fut toujours.

La Mise en croix et la Descente de croix sont les deux momens du drame du Calvaire dont nous avons vu le prologue dans le triomphal tableau de Bruxelles. A la distance où les deux tableaux sont placés l’un de l’autre, on en aperçoit les taches principales, on en saisit la ton alité dominante, je dirais qu’on en entend le bruit ; c’est assez pour en faire comprendre sommairement l’expression pittoresque et deviner le sens. Là-bas, nous assistons au dénoûment, et je vous ai dit avec quelle sobriété solennelle il est exposé. Tout est fini. Il fait nuit, du moins les horizons sont d’un noir de plomb. On se tait, on pleure, on recueille une dépouille auguste, on à des soins attendrissais. C’est tout au plus, si de l’un à l’autre on échange ces douces paroles qui se disent des lèvres après le trépas des êtres chers. La mère et les amis sont là, et d’abord la plus aimante et la plus faible des femmes, celle en qui se sont incarnés dans la fragilité, la grâce et le repentir tous les péchés de la terre, pardonnés, expiés et maintenant rachetés. Il y a des chairs vivantes opposées à des pâleurs funèbres. Il y a même un charme dans la mort. Le Christ a l’air d’une belle fleur coupée. Comme il n’entend plus ceux qui le maudissaient, il a cessé d’entendre ceux qui le pleurent. Il n’appartient plus ni aux hommes, ni au temps, ni à la colère, ni à la pitié ; il est en dehors de tout, même de la mort.

Ici, rien de tout cela. La compassion, la tendresse, la mère et les amis sont loin. C’est dans le volet de gauche que le peintre a rassemblé toutes les cordialités de la douleur, en un groupe violent, dans des attitudes lamentables ou désespérées. Dans le volet de droite, il n’y a que deux gardes à cheval, et de ce côté-là pas de merci. Au centre, on crie, on blasphème, on injurie, on trépigne. Avec des efforts de brutes, des bourreaux à mine de bouchers plantent le gibet et travaillent à le dresser droit dans la toile. Les bras se crispent, les cordes se tendent, la croix oscille et n’est encore qu’à moitié de son trajet. La mort est certaine. Un homme cloué aux quatre membres souffre, agonise et pardonne. De tout son être, il n’y a plus rien qui soit libre, qui soit à lui ; une fatalité sans miséricorde a saisi le corps. L’âme seule y échappe : on le sent bien à ce regard renversé qui se détourne de la terre, cherche ailleurs es certitudes et va droit au ciel. Tout ce que la fureur humaine peut mettre de rage à tuer et de promptitude à faire son œuvre, le peintre l’exprime en homme qui connaît les effets de la colère et sait comment agissent les passions fauves. Tout ce qu’il peut y avoir de mansuétude, de délices à mourir dans un martyr qui se sacrifie, examinez plus attentivement encore comment il l’exprime. Le Christ est dans la lumière ; il résume à peu près en une gerbe étroite toutes les lueurs disséminées dans le tableau. Plastiquement il vaut moins que celui de la Descente de croix. Un peintre Romain en aurait certainement corrigé le style. Un gothique aurait voulu les os plus saillans, les fibres plus tendues, les attaches plus précises, toute la structure plus maigre ou seulement plus fine. Rubens avait, vous le savez, pour la pleine santé des formes une préférence qui tenait à sa manière de sentir, plus encore à sa manière de peindre, et sans laquelle il aurait fallu qu’il changeât la plupart de ses formules. A cela près, la figure est sans prix ; nul autre que Rubens ne l’aurait imaginée comme elle est, à la place qu’elle occupe, dans l’acception si hautement pittoresque qu’il lui a donnée. Et quant à cette belle tête inspirée et souffrante, virile et tendre, avec ses cheveux collés aux tempes, ses sueurs, ses ardeurs, sa douleur, ses yeux tout miroitans de lueurs célestes et son extase, quel est le maître sincère qui, même aux beaux temps de l’Italie, n’aurait été frappé de ce que peut la force expressive lorsqu’elle arrive à ce degré, et qui n’eût reconnu là un idéal d’art dramatique absolument nouveau ? Le pur sentiment venait, en un jour de fièvre et de vue très claire, de conduire Rubens aussi loin qu’il pouvait aller. Dans la suite, il se dégagera plus encore, il se développera. Il y aura, grâce à sa manière ondoyante et tout à fait libre, plus de conséquence et notamment plus de jeu en toutes les parties de son travail : dessin extérieur ou intérieur, coloris, facture. Il fixera moins impérieusement les contours qui doivent disparaître ; il arrêtera moins court les ombres qui doivent se dissoudre ; il aura des souplesses qui ne sont pas encore ici ; il lui viendra des locutions plus agiles, une langue d’un tour plus pathétique et plus personnel. Concevra-t-il quelque chose de plus énergique et de plus net que la diagonale inspirée qui coupe en deux la composition, d’abord la fait hésiter dans ses aplombs, puis la redresse et la dirige au sommet avec ce vol actif et résolu d’une idée haute ? Trouvera-t-il mieux que ces rochers sombres, ce ciel éteint, cette grande figure blanche, toute en éclat sur des ténèbres, immobile et cependant mouvante, qu’une impulsion mécanique pousse en biais dans la toile, avec ses mains trouées, ses bras obliques, avec ce grand geste clément qui les fait se balancer tout grands ouverts sur le monde aveugle, noir et méchant ? Si l’on pouvait douter de la puissance d’une ligne heureuse, de la valeur dramatique d’une arabesque et d’un effet, enfin si l’on manquait d’exemples pour attester la beauté morale d’une conception pittoresque, on en serait convaincu d’après celui-ci.

C’est par cette originale et mâle peinture que ce jeune homme, absent depuis la première année du siècle, signala son retour d’Italie. Ce qu’il avait acquis dans ses voyages, la nature et le choix de ses études, par-dessus tout la façon hautaine dont il entendait s’en servir, on le sut, et personne ne douta de ses destinées, ni ceux que cette peinture étonna comme une révélation, ni ceux qu’elle interdit comme un scandale, dont elle renversa les doctrines et qui l’attaquèrent, ni ceux qu’elle convertit et entraîna. Le nom de Rubens fut sacré ce jour-là ; Aujourd’hui encore il s’en faut de bien peu, je vous l’ai dit, que cette œuvre de début ne paraisse aussi accomplie qu’elle parut et fut décisive. Il y a même ici je ne sais quoi de particulier, comme un grand souffle, que vous trouverez rarement ailleurs. Un enthousiaste écrirait sublime, et il n’aurait pas tort, s’il précisait la signification qu’il convient d’attacher à ce terme. Que ne vous ai-je pas dit à Bruxelles et à Malines des dons si divers de cet improvisateur de grande envergure, dont la verve est en quelque sorte du bon sens exalté ? Je vous ai parlé de son idéal, si différent de celui des autres, des éblouissemens de sa palette, du rayonnement de ses idées toutes en lumière, de sa force persuasive, de sa clarté oratoire, de ce penchant aux apothéoses qui le font monter, de cette chaleur de cerveau qui le dilate au risque de le trop gonfler. Tout cela nous conduit à une définition plus complète encore, à un mot que je vais dire et qui dirait tout ; Rubens est un lyrique et le plus lyrique de tous les peintres. Sa promptitude imaginative, l’intensité de son style, son rhythme sonore et progressif la portée de ce rhythme, son trajet pour ainsi dire vertical, appelez tout cela du lyrisme, et vous ne serez pas loin de la vérité. Il y a en littérature un mode héroïque entre tous qu’on est convenu d’appeler l’ode. C’est, vous le savez, ce qu’il y a de plus agile et de plus étincelant dans les formes variées de la langue métrique. Il n’y a jamais ni trop d’ampleur ni trop d’élan dans le mouvement ascensionnel des strophes, ni trop de lumière à leur sommet. Eh bien ! je vous citerais telle peinture de Rubens conçue, conduite, scandée, éclairée, comme les plus fiers morceaux écrits dans la forme pindarique, La Mise en croix me fournirait le premier exemple, exemple d’autant plus frappant qu’ici tout est d’accord et que lie sujet valait d’être exprimé ainsi. Et je ne subtiliserais nullement en vous disant que cette page de pure expansion est écrite d’un bout à l’autre sur ce mode rhétoriquement appelé sublime, — depuis les lignes jaillissantes qui le traversent, l’idée qui s’éclaire à mesure qu’elle arrive à son sommet, jusqu’à l’inimitable tête de Christ, qui est la note culminante et expressive du poème, la note étincelante, au moins quant à l’idée contenue, c’est-à-dire la strophe suprême.


II

A peine a-t-on mis le pied dans le premier salon du musée d’Anvers que Rubens vous accueille ; à droite, une Adoration des mages, vaste tableau de sa manière expéditive et savante, peinte en treize jours, dit-on, vers 1624, c’est-à-dire en ses plus belles années moyennes ; à gauche, un grandissime tableau célèbre aussi, une Passion dite, le Coup de lame. On jette un coup d’œil sur la galerie qui fait face, et à droite, à gauche, on aperçoit de loin cette tache unique, forte et suave, onctueuse et chaude, — des Rubens et encore après des Rubens, On commence le catalogue en main. Admire-t-on toujours ? Pas toujours. Reste-t-on froid ? Presque jamais.

Je transcris mes notes : les Mages, quatrième version depuis Paris, cette fois avec des changement notables. Le tableau est moins scrupuleusement étudié que celui de Bruxelles, moins accompli comme ensemble que celui de Malines, mais d’une audace plus grande, d’une carrure, d’une ampleur, d’une certitude et d’un aplomb que le peintre a rarement dépassés dans ses œuvres calmes. C’est vraiment un tour de force, surtout si l’on songe à la rapidité de ce travail d’improvisation. Pas un trou, pas une violence ; une vaste demi-teinte claire et des lumières sans excès enveloppent toutes les figures appuyées l’une sur l’autre, toutes en couleurs visibles, et multiplient les valeurs les plus rares, les moins cherchées et cependant les plus justes, les plus subtiles et cependant les plus distinctes. A côté de types fort laids fourmillent les types accomplis. Avec sa face carrée, ses lèvres épaisses, sa peau rougeâtre, de grands yeux étrangement allumés, et son gros corps sanglé dans une pelisse verte à manches bleu paon, ce mage africain est une figure tout à fait inédite devant laquelle certainement Tintoret, Titien, Véronèse, auraient battu des mains. A gauche, posent avec solennité deux cavaliers colossaux, d’un style anglo-flamand très singulier, le plus rare morceau de couleur du tableau dans son harmonie sourde de noir, de bleu verdâtre, de brun et de blanc. Ajoutez-y la silhouette des chameliers nubiens, les comparses, hommes casqués, nègres, tout cela dans le plus ample, le plus transparent, le plus naturel des reflets. Des toiles d’araignée flottent dans la charpente, et tout en bas la tête du bœuf, — un frottis obtenu en quelques traits de brosse dans des bitumes, — n’a pas plus d’importance et n’est pas autrement exécutée que ne le serait une signature expéditive. L’enfant est délicieux, à citer comme une des plus belles parmi les compositions purement pittoresques de Rubens, le dernier mot de son savoir comme coloris, de sa dextérité comme pratique, quand il avait la vision nette et instantanée, la main rapide et soigneuse, et qu’il n’était pas trop difficile, le triomphe de la verve et de la science, en un mot de la confiance en soi.

Le Coup de lance est un tableau décousu avec de grands vides, des aigreurs, de vastes taches un peu arbitraires, belles en soi, mais de rapports douteux. Deux grands rouges trop entiers, mal appuyés, y étonnent parce qu’ils y détonnent. La Vierge est très belle, quoique le geste soit connu, le Christ insignifiant, le saint Jean bien laid, ou bien altéré, ou bien repeint. Comme il arrive souvent chez Rubens et chez les peintres de pittoresque et d’ardeur, les meilleurs morceaux sont ceux dont l’imagination de l’artiste s’est accidentellement éprise, tels que la tête expressive de la Vierge, les deux larrons tordus sur leur gibet, et peut-être avant tout le soldat casqué, en armure noire, qui descend l’échelle appuyée au gibet du mauvais larron, et se retourne en levant la tête. L’harmonie des chevaux, gris et bai, découpés sur le ciel, est magnifique. Somme toute, quoiqu’on y trouve des parties de haute qualité, un tempérament de premier ordre, à chaque instant la marque d’un maître, le Coup de lance me paraît être une œuvre incohérente, en quelque sorte conçue par fragmens, dont les morceaux, pris isolément, donneraient l’idée d’une de ses plus belles pages.

La Trinité, avec son fameux Christ en raccourci, est un tableau de la première jeunesse de Rubens, antérieur à son voyage d’Italie. C’est un joli début, froid, mince, lisse et décoloré, qui déjà contient en germe son style quant à la forme humaine, son type quant aux visages, et déjà la souplesse de sa main. Toutes les autres qualités sont à naître, de sorte que, si le tableau gravé ressemble déjà beaucoup à Rubens, la peinture n’annonce presque rien de ce que Rubens doit être dix ans plus tard.

Son Christ à la paille, très célèbre, beaucoup trop célèbre, n’est pas beaucoup plus fort, ni plus riche, et ne paraît pas non plus sensiblement plus mûr, quoiqu’il appartienne à des années très postérieures. C’est également lisse, froid et mince. on y sent l’abus de la facilité, l’emploi d’une pratique courante qui n’a rien de rare, et dont la formule pourrait se dicter ainsi : un vaste frottis grisâtre, des tons de chair clairs et lustrés, beaucoup d’outremer dans la demi-teinte, un excès de vermillon dans les reflets, une peinture légère et de premier coup sur un dessin peu consistant. Tout cela est liquide, coulant, glissant et négligé. Lorsque dans ce genre cursif Rubens n’est pas très beau, il n’est plus beau. Quant à l’Incrédulité de saint Thomas (n° 307), je trouve dans mes notes cette courte et irrespectueuse observation : « cela un Rubens ? quelle erreur ! »

L’Éducation de la Vierge est la plus charmante fantaisie décorative qu’on puisse voir ; c’est un petit panneau d’oratoire ou d’appartement peint pour les yeux plus que pour l’esprit, mais d’une grâce, d’une tendresse et d’une richesse incomparable en ses douceurs. Un beau noir, un beau rouge et tout le reste en gris azuré, nuancé des tons changeans de la nacre ou de l’argent, et là dedans, comme deux fleurs, deux anges roses. Otez la figure de sainte Anne et celle de saint Joachim, ne conservez que la Vierge avec ces deux figures ailées qui pourraient aussi bien descendre de l’olympe que du paradis, et vous aurez un des plus délicieux portraits de femme que jamais Rubens ait conçus et historiés en portrait allégorique, et dont il ait fait un tableau d’autel.

La Vierge au perroquet sent l’Italie, rappelle Venise, et par la gamme, la puissance, le choix et la nature intrinsèque des couleurs, la qualité du fonds, l’arabesque même du tableau, le format de la toile, la coupé en carré, fait songer à un Palma trop peu sévère. C’est un beau tableau presque impersonnel. Je ne sais pourquoi j’imagine que Van-Dyck devait être tenté de s’en inspirer.

Je néglige la Sainte Catherine, un grand Christ en croix, une répétition en petit de la Descente de croix de Notre-Dame ; je négligerais mieux encore, pour arriver tout de suite, avec une émotion que je ne cacherai pas, devant un tableau qui n’a, je crois, qu’une demi-célébrité et n’en est pas moins un étonnant chef-d’œuvre, peut-être celle de toutes les œuvres de Rubens qui fait le plus d’honneur à son génie. Je veux parler de la Communion de saint François d’Assise.

Un homme qui va mourir et qui communie, un prêtre officiant qui lui tend l’hostie, des moines qui l’entourent, l’assistent, le soutiennent et pleurent, voilà pour la scène. Le saint est nu, le prêtre en chasuble d’or à peine nuancée de carmin, les deux acolytes du prêtre en étole blanche, les moines en robe de bure sombre, brune ou grisâtre. Comme entourage, une architecture étroite et sombre au sommet de laquelle il y a un dais rougeâtre, une échancrure de ciel bleu, et dans cette trouée d’azur, juste au-dessus du saint, trois petits anges roses qui volent comme des oiseaux célestes et forment une couronne radieuse et douce. Les élémens les plus simples, les couleurs les plus graves, une harmonie des plus sévères, voilà pour l’aspect. A résumer le tableau d’un coup d’œil rapide, vous n’apercevez qu’une vaste toile bitumineuse, de style austère, où tout est sourd et où trois accidens seulement marquent de loin avec une parfaite évidence : le saint dans sa maigreur livide, la petite hostie vers laquelle il se penche, et là-haut au zénith, au sommet de ce triangle si tendrement expressif, une échappée de rose et d’azur sur les éternités heureuses, sourire du ciel entr’ouvert dont, je vous assure, on a besoin.

Ni pompes, ni décors, ni turbulence, ni gestes violens, ni grâces, ni élégance, ni beaux costumes, pas une incidence aimable ou inutile, rien qui ne soit la vie du cloître à son moment le plus solennel. Un homme agonise exténué par l’âge, par une vie de sainteté ; il a quitté son lit de cendres, s’est fait porter à l’autel, y veut mourir en recevant l’hostie, a pour d’y mourir avant que l’hostie n’ait touché ses lèvres. Il fait effort pour s’agenouiller et n’y parvient pas. Tous ses mouvemens sont abolis, le froid des dernières minutes a saisi ses jambes, ses bras ont ce geste en dedans qui est le signe certain de la mort prochaine. Il est de travers, en dehors de ses axes ; il tomberait, se briserait à toutes les jointures, s’il n’était soutenu par les aisselles. Il n’a plus de vivant que son petit œil humide, clair, bleu, fiévreux, vitreux, bordé de rouge, dilaté par l’extase des suprêmes visions, et, sur ses lèvres cyanosées par l’agonie, le sourire extraordinaire propre aux mourans, et le sourire plus extraordinaire encore du juste qui croit, espère, attend la fin, se précipite au devant du salut, et regarde l’hostie comme il regarderait son Dieu présent. Autour du moribond, on pleure, et ceux qui pleurent sont des hommes graves, robustes, éprouvés, résignés. Jamais douleur ne fut plus sincère et plus communicative que ce mâle attendrissement d’hommes de gros sang et de grande foi. Il y en a qui se contiennent, il y en a qui éclatent. Il y en a de jeunes, gras, rouges et sains qui se frappent la poitrine à poings fermés, et dont la douleur serait bruyante, si elle se faisait entendre. Il y en a un chauve, grisonnant, à tête espagnole, à joues creuses, à barbe rare, à moustache aiguë, qui doucement sanglote en dedans avec cette crispation de visage d’un homme qui se contient et dont les dents claquent. Toutes ces têtes magnifiques sont des portraits. Le type en est admirable de vérité, le dessin naïf, savant et fort, le coloris incomparablement riche en sa sobriété, nuancé, délicat et beau. Têtes accumulées, mains jointes, convulsivement fermées et ferventes, fronts dénudés, regards intenses, ceux que les émotions font rougir et ceux qui sont au contraire pâles et froids comme de vieux ivoires, les deux servans dont l’un tient l’encensoir et s’essuie les yeux du revers de sa manche, — tout ce groupe d’hommes diversement émus, maîtres d’eux-mêmes ou sanglotans, forme un cercle autour de cette tête unique du saint et de ce petit croissant blanchâtre tenu comme un disque lunaire par la pâle main du prêtre. Je vous jure que c’est inexprimablement beau.

Telle est la valeur morale de cette page unique parmi les Rubens d’Anvers et, qui sait ? dans l’œuvre de Rubens, que j’aurais presque peur de la profaner en vous parlant de ses mérites extérieurs, qui ne sont pas moins grands. Je dirai seulement que ce grand homme, à ma connaissance, n’a jamais été plus maître de sa pensée, de son sentiment et de sa main, que jamais sa conception n’a été plus sereine et n’a porté plus loin, que jamais sa notion de l’âme humaine n’a paru plus profonde, qu’il n’a jamais été plus noble, plus sain, plus riche avec des colorations sans faste, plus scrupuleux dans le dessin des morceaux, plus irréprochable, ce qui veut dire plus surprenant comme exécutant. Cette merveille est de 1619. Quelles belles années ! On ne dit pas le temps qu’il a mis à la peindre, — peut-être quelques jours seulement. Quelles journées ! Quand on a longuement examiné cette œuvre sans pareille, où véritablement Rubens se transfigure, on ne peut plus regarder rien, ni personne, ni les autres, ni Rubens lui-même ; il faut pour aujourd’hui quitter le musée.


III

Rubens est-il un grand portraitiste ? est-il seulement un bon portraitiste ? Ce grand peintre de la vie physique et de la vie morale, si habile à rendre le mouvement des corps par le geste, celui des âmes par le jeu des physionomies, cet observateur si prompt, si exact, cet esprit si clair, que l’idéal des formes humaines n’a pas un seul moment distrait de ses études sur l’extérieur des choses, ce peintre du pittoresque, des accidens, des particularités, des saillies individuelles, enfin ce maître, universel entre tous, avait-il bien toutes les aptitudes qu’on lui suppose et notamment cette faculté spéciale de représenter la personne humaine en son intime ressemblance ? Les portraits de Rubens sont-ils ressemblans ? Je ne crois pas qu’on ait jamais dit ni oui ni non. On s’est borné à reconnaître l’universalité de ses dons, et, parce qu’il a plus que personne employé le portrait comme élément naturel dans ses tableaux, on a conclu qu’un homme qui excellait en toute circonstance à peindre l’être vivant, agissant et pensant, devait à plus forte raison le peindre excellemment dans un portrait. La question a bien son prix. Elle touche à l’un des phénomènes les plus singuliers de cette nature multiple ; par conséquent elle offre une occasion d’étudier de plus près l’organisme même de son génie.

Si l’on ajoutait à tous les portraits qu’il a peints isolément pour satisfaire au désir de ses contemporains, rois, princes, grands seigneurs, docteurs, abbés, prieurs, le nombre incalculable des personnages vivans dont il a reproduit les traits dans ses tableaux, on pourrait dire que Rubens a passé sa vie à faire des portraits. Ses meilleurs ouvrages sans contredit sont ceux où il accorde la part la plus large à la vie réelle : témoin son admirable tableau de Saint George, de Saint-Jacques d’Anvers, qui n’est pas autre chose qu’un ex-voto de famille, c’est-à-dire le plus magnifique et le plus curieux document que jamais peintre ait laissé sur ses affections domestiques. Je ne parle pas de son portrait, qu’il prodiguait, ni de celui de ses deux femmes, dont il a fait comme on le sait un si continuel et si indiscret usage.

Se servir de la nature à tout propos, prendre des individus dans la vie réelle et les introduire dans ses fictions, c’était chez Rubens une habitude parce que c’était un des besoins, faiblesse autant que puissance de son esprit. La nature était son grand et inépuisable répertoire. Qu’y cherchait-il à vrai dire ? Des sujets ? Non ; ses sujets, il les empruntait à l’histoire, aux légendes, à l’Évangile, à la fable, et toujours plus ou moins à sa fantaisie. Des attitudes, des gestes, des expressions de visage ? Pas davantage ; ces choses-là sortaient naturellement de lui-même et dérivaient, par la logique d’un sujet bien conçu, des nécessités de l’action presque toujours dramatique qu’il avait à rendre. Ce qu’il demandait à la nature, c’était ce que son imagination ne lui fournissait plus qu’imparfaitement lorsqu’il s’agissait de constituer de toute pièce une personne vivante de la tête aux pieds, vivante autant qu’il l’exigeait, je veux dire des traits plus personnels, des caractères plus précis, des individus et des types. Ces types, il les acceptait plus qu’il ne les choisissait. Il les prenait tels qu’ils existaient autour de lui, dans la société de son temps, à tous les rangs, dans toutes les classes, au besoin dans toutes les races, — princes, hommes d’épée, hommes d’église, moines, gens de métier, forgerons, bateliers, surtout les hommes de durs labeurs. Il y avait là, dans sa propre ville, sur les quais de l’Escaut, de quoi fournir à tous les besoins de ses grandes pages évangéliques. Il avait le sentiment vif du rapport de ces personnages, incessamment offerts par la vie même, avec les convenances de son sujet. Quand, ce qui arrivait souvent, l’adaptation n’était pas très rigoureuse, et que le bon sens criait un peu et le goût aussi, l’amour des particularités l’emportait sur les convenances, le goût et le bon sens. Il ne se refusait jamais une bizarrerie, qui dans ses mains devenait un trait d’esprit, quelquefois une audace heureuse. C’était même par ses inconséquences qu’il triomphait des sujets les plus antipathiques à sa nature. Il y mettait la sincérité, la bonne humeur, le sans-gêne extraordinaire de ses libres saillies ; l’œuvre presque toujours était sauvée par un admirable morceau d’imitation presque textuelle.

Sous ce rapport, il inventait peu, lui qui d’ailleurs était un si grand inventeur. Il regardait, se renseignait, copiait ou traduisait de mémoire avec une fidélité de souvenir qui vaut la reproduction directe. Il assistait au spectacle de la vie des cours, de la vie des basiliques, des monastères, des rues, du fleuve. Tout cela s’imprimait dans ce cerveau sensible, exact, fidèle, avec sa physionomie la plus reconnaissable, son accent le plus âpre, sa couleur la plus saillante ; de sorte qu’en dehors de cette image réfléchie des choses il n’imaginait guère que le cadre, la donnée générale, la mise en scène. Ses œuvres sont pour ainsi dire un théâtre dont il règle l’ordonnance, pose le décor, crée les rôles, et dont la vie fournit les acteurs. Autant il est imprévu, original, affirmatif, résolu, puissant, lorsqu’il exécute un portrait, soit d’après nature, soit d’après le souvenir immédiat du modèle, autant la galerie de ses personnages imaginaires est pauvrement inspirée. Tout homme, toute femme qui n’a pas vécu devant lui, à qui il ne parvient pas à donner les traits essentiels de la vie naturelle, sont d’avance des figures manquées. Voilà pourquoi ses personnages évangéliques sont plus humanisés qu’on ne le voudrait, ses personnages héroïques au-dessous de leur rôle fabuleux, ses personnages mythologiques quelque chose qui n’existe ni dans la réalité, ni dans le rêve, un perpétuel contre-sens par l’action des muscles, le lustre des chairs et l’évanouissement total des visages. Il est clair que l’humanité l’enchante, que les dogmes chrétiens le troublent un peu et que l’olympe l’ennuie. Voyez sa grande série allégorique du Louvre : il ne faut pas longtemps pour découvrir ses indécisions quand il crée un type, son infaillible certitude quand il se renseigne, et pour comprendre quel est le fort et le faible de son esprit. Il y a là des parties médiocres, il y en a d’absolument nulles qui sont des fictions ; les morceaux supérieurs que vous Y remarquez sont des portraits. Chaque fois que Marie de Médicis entre en scène, elle y est parfaite. Le Henri IV au portrait est un chef-d’œuvre. Personne ne conteste l’insignifiance absolue de ses dieux : Mercure, Apollon, Saturne, Jupiter ou Mars.

De même, dans son Adoration des mages, il y a des personnages principaux qui sont toujours nuls et des comparses qui toujours sont admirables. Le mage européen lui porte malheur : on le connaît, c’est l’homme du premier plan, celui qui figure avec la Vierge, soit debout, soit agenouillé, au centre de la composition. Rubens a beau le varier de toutes les manières, l’habiller de pourpre, d’hermine ou d’or, lui faire tenir l’encensoir, offrir la coupe ou l’aiguière, le rajeunir ou le vieillir, dépouiller sa tête sacerdotale, la hérisser de crins durs, lui donner des airs recueillis ou farouches, des yeux fort doux ou des mines de vieux lion, — quoi qu’il fasse, c’est toujours une figure banale dont le seul rôle consiste à revêtir une des couleurs dominantes du tableau. Il en est de même de l’Asiatique. L’Éthiopien au contraire, le nègre grisâtre, avec son masque osseux, camard, livide, illuminé par deux étincelles luisantes, l’émail des yeux, la nacre des dents, est immanquablement un chef-d’œuvre d’observation et de naturel, parce que c’est un portrait, et le portrait sans nulle altération du même individu.

Que conclure de tout cela, sinon que Rubens, par sa nature, ses instincts, ses besoins, ses facultés dominantes, et même par ses infirmités, car il en avait, était plus qu’aucun autre destiné à faire de merveilleux portraits ? Il n’en est rien. Ses portraits sont faibles, peu observés, superficiellement construits, et partant de ressemblance vague. Quand on le compare à Titien, Rembrandt, Raphaël, Sébastien del Piombo, Velasquez, Van-Dyck, Holbein, Antoine More, j’épuiserais la liste des plus divers et des plus grands et je descendrais de plusieurs degrés jusqu’à Philippe de Champagne au XVIIe siècle, jusqu’aux excellens portraitistes du XVIIIe, on s’aperçoit que Rubens manquait de cette naïveté attentive, soumise et forte, qu’exige, pour être parfaite, l’étude du visage humain. Connaissez-vous un portrait de lui qui vous satisfasse en tant qu’observation fidèle et profonde, qui vous édifie sur la personnalité de son modèle, qui vous instruise et je dirai qui vous rassure ? De tous les hommes d’âge et de rang, de caractère et de tempérament si divers dont il nous a laissé l’image, en est-il un seul qui s’impose à l’esprit comme une personne particulière bien distincte et dont on se souvienne comme d’un visage qui vous a frappé ? A distance, on les oublie ; vus ensemble, on les confondrait presque. Les particularités de leur existence ne les ont pas nettement séparés dans l’esprit du peintre, et les séparent encore moins dans la mémoire de ceux qui ne les connaissent que d’après lui. Sont-ils ressemblans ? Oui, à peu près. Sont-ils vivans ? Ils vivent, plus qu’ils ne sont. Je ne dirai pas que ce soit banal, et cependant ce n’est pas précis. Je ne dirai pas non plus que le peintre les ait mal vus ; mais je croirais qu’il les a regardés à la légère, par l’épiderme, peut-être à travers des habitudes, sans doute a travers une formule, et qu’il les a traités, quel que soit leur sexe ou leur âge, comme les femmes aiment, dit-on, qu’on les peigne, en beau d’abord, ressemblantes ensuite. Ils sont bien de leur temps et pas mal de leur rang, quoique Van-Dyck, pour prendre un exemple à côté du maître, les mette encore plus précisément à leur date et dans leur milieu social ; mais ils ont le même sang, ils ont surtout le même caractère moral et tous les traits extérieurs modelés sur un type uniforme. C’est le même œil clair, bien ouvert, regardant droit, le même teint, la même moustache finement retroussée, relevant par deux accrocs noirs ou blonds le coin d’une bouche virile, c’est-à-dire un peu convenue. Assez de rouge aux lèvres, assez d’incarnat sur les joues, assez de rondeur dans l’ovale pour annoncer, à défaut de la jeunesse, un homme dans son assiette normale, dont la constitution est robuste, le corps en santé, l’âme en repos. De même pour les femmes : un teint frais, un front bombé, de larges tempes, peu de menton, des yeux à fleur de tête, de couleur pareille, d’expression presque identique, une beauté propre à l’époque, une ampleur propre aux races du nord avec une sorte de grâce propre à Rubens, où l’on sent comme un alliage de plusieurs types qui semblent hanter son cerveau : Marie de Médicis, l’infante Isabelle, Isabelle Brandt, Hélène Fourment. Toutes les femmes qu’il a peintes semblent avoir contracté, malgré elles et malgré lui, je ne sais quel air déjà connu au contact de ses souvenirs persistans, et toutes, plus ou moins, participent de l’une ou de l’autre de ces quatre personnes célèbres, moins sûrement immortalisées par l’histoire que par le pinceau du peintre. Elles-mêmes ont entre elles je ne sais quel air de famille qui peut-être vient un peu de leur naissance, qui pour beaucoup est le fait de Rubens.

Vous représentez-vous les femmes de la cour de Louis XIII et de Louis XIV ? Vous faites-vous une idée bien nette de Mmes de Longueville, de Montbazon, de Chevreuse, de Sablé, de cette belle duchesse de Guéménée, à qui Rubens, interrogé par la reine, osa donner le prix de beauté, comme à la plus charmante déesse de cet olympe du Luxembourg, de cette incomparable Mlle du Vigean, l’idole de la société de Chantilly, qui inspira une si grande passion et tant de petits vers ? Voyez-vous mieux Mlle de La Vallière, Mmes de Montespan, de Fontanges, de Sévigné, de Grignan ? Et si vous ne les apercevez pas aussi bien qu’il vous plairait de les connaître, à qui la faute ? Est-ce la faute de cette époque d’apparat, de politesse, de mœurs officielles, pompeuses, guindées et froides ? Est-ce la faute des femmes elles-mêmes, qui toutes visaient un certain idéal de cour ? Les a-t-on mal observées, peintes sans scrupules ? Ou bien était-il convenu que, parmi tant de genres de grâce ou de beauté, il n’y en avait qu’un qui fût de bon ton, de bon goût, tout à fait selon l’étiquette ? On en est à ne pas trop savoir quel nez, quelle bouche, quel ovale, quel teint, quel regard, quel degré de sérieux ou de laisser-aller, de finesse ou d’embonpoint, quelle âme enfin, pour tout dire, on doit donner à chacune de ces célèbres personnes, tant elles sont devenues pareilles dans leur rôle imposant de favorites, de frondeuses, de princesses, de grandes dames. Vous savez ce qu’elles pensaient d’elles et comment elles se sont peintes, ou comment on les a peintes, suivant qu’il leur a convenu de faire elles-mêmes ou de laisser faire leurs portraits littéraires. Depuis la sœur de Condé jusqu’à Mme d’Epinay, c’est-à-dire à travers tout le XVIIe siècle et la grande moitié du XVIIIe siècle, ce n’était que beaux teints, jolies bouches, dents superbes, épaules, bras et gorges admirables. Elles se déshabillaient beaucoup ou souffraient qu’on les déshabillât beaucoup, sans nous montrer autre chose que des perfections un peu froides, moulées sur un type absolument beau, selon la mode et l’idéal du temps. Ni Mlle de Scudéry, ni Voiture, ni Chapelain, ni Desmarets, ni aucun des écrivains beaux esprits qui se sont occupés de leurs charmes, n’ont eu la pensée de nous laisser d’elles un portrait moins flatté peut-être, mais plus vrai. A peine aperçoit-on par-ci par-là, dans la galerie de l’hôtel de Rambouillet, un teint moins divin, des lèvres moins pures de trait, ou d’un incarnat moins parfait. Il a fallu le plus véridique et le plus grand des portraitistes de cette époque, Saint-Simon, pour nous apprendre qu’une femme pouvait être charmante sans être accomplie, et que la duchesse du Maine et la duchesse de Bourgogne par exemple avaient par la physionomie, la grâce toute naturelle et le feu, beaucoup d’attraits, l’une avec sa boiterie, l’autre avec son teint noiraud, sa taille exiguë, sa mine turbulente et ses dents perdues. Jusque-là, le ni trop ni trop peu dirigeait avant tout la main des faiseurs d’images. Je ne sais quoi d’imposant, de solennel, quelque chose comme les trois unités scéniques, la perfection d’une belle phrase, les avaient toutes revêtues de ce même air impersonnel, quasi royal, qui, pour nous autres modernes, est le contraire de ce qui nous charme. Les temps changèrent ; le XVIIIe siècle brisa beaucoup de formules, et par conséquent traita le visage humain sans plus de façon que toutes les autres unités. Cependant notre siècle a fait reparaître avec d’autres goûts, d’autres modes, la même tradition de portraits sans type et le même apparat moins solennel, mais encore pire. Rappelez-vous les portraits du directoire, de l’empire et de la restauration, ceux de Girodet, de Gérard, j’excepte les portraits de David, pas tous, et quelques-uns de Prud’hon, pas tous. Formez une galerie des grandes actrices, des grandes dames, Mars, Duchesnois, Georges, l’impératrice Joséphine, Mme Tallien, même cette unique tête de Mme de Staël et même cette jolie Mme Récamier, et dites-moi si cela vit, se distingue, se diversifie. comme une série de portraits de Latour, de Houdon, de Caffieri.

Eh bien ! toute proportion gardée, voilà ce que je trouve dans les portraits de Rubens : une grande incertitude et des conventions, un même air chevaleresque dans les hommes, une même beauté princière dans les femmes, rien de particulier qui arrête, saisisse, donne à réfléchir et ne s’oublie plus. Pas une laideur physionomique, pas un amaigrissement dans les contours, pas une bizarrerie choquante dans aucun des traits. Avez-vous jamais aperçu dans son monde de penseurs, de politiques, d’hommes de guerre, quelque accident caractéristique et tout à fait personnel, comme la tête de faucon d’un Condé, les yeux effarouchés et la mine un peu nocturne d’un Descartes, la fine et adorable physionomie d’un Rotrou, le masque anguleux et pensif d’un Pascal ou l’inoubliable regard d’un Richelieu ? Comment se fait-il que les types humains aient fourmillé devant les grands observateurs et que pas un type vraiment original n’ait posé devant Rubens ? Faut-il achever d’un seul coup de m’expliquer par le plus rigoureux des exemples ? Supposez Holbein avec la clientèle de Rubens, et tout de suite vous voyez apparaître une nouvelle galerie humaine, très intéressante pour le moraliste, également admirable pour l’histoire de la vie et pour l’histoire de l’art, et que Rubens, convenons-en, n’aurait pas enrichie d’un seul type.

Le musée de Bruxelles possède quatre portraits de Rubens, et c’est précisément en me souvenant d’eux que ces réflexions me viennent après coup. Ces quatre portraits représentent assez justement par hasard les côtés puissans et les côtés médiocres de son talent de portraitiste. Deux sont fort beaux : l’archiduc Albert et l’infante Isabelle. Ils ont été commandés pour orner l’arc de triomphe élevé à Anvers, place du Meïr, à l’occasion de l’entrée de Ferdinand d’Autriche, et, dit-on, exécutés chacun en une journée. Ils sont plus grands que nature, conçus, dessinés et traités dans une manière italienne, ample, décorative, un peu théâtrale, très ingénieusement appropriée à leur destination. Il y a là du Véronèse si bien fondu dans la manière flamande que Rubens n’a jamais eu plus de style et n’a jamais été cependant plus lui-même. on y voit une façon de remplir la toile, de composer une arabesque grandiose avec un buste, deux bras et deux mains diversement occupés, d’agrandir un bord, de rendre un pourpoint majestueusement sévère, d’assurer le contour, de peindre grassement et à plat, qui ne lui est pas habituelle dans ses portraits et qui rappelle au contraire les meilleurs morceaux de ses tableaux. La ressemblance est aussi de celles qui s’imposent de loin par quelques accens justes et sommaires et qu’on pourrait appeler une ressemblance d’effet. Le travail est d’une rapidité, d’un aplomb, d’un sérieux, et, le genre admis, d’une beauté extraordinaires. C’est tout à fait superbe. Rubens était là dans ses habitudes, sur son terrain, dans son élément de fantaisie, d’observation très lucide, mais hâtive et d’emphase ; il n’aurait pas procédé autrement pour un tableau : la réussite était certaine.

Les deux autres, achetés récemment, sont fort célèbres ; on y attache un très grand prix. Oserai-je dire qu’ils sont des plus faibles ? Ce sont deux portraits d’ordre familier, deux petits bustes, un peu courts, assez étriqués, présentés de face, sans nul arrangement, coupés dans la toile sans plus d’apprêt que des têtes d’études. Avec beaucoup d’éclat, de relief, de vie apparente, — d’un rendu extrêmement habile, mais succinct, ils ont précisément ce défaut d’être vus de près et vus légèrement, appliqués et peu étudiés, d’être en un mot traités par les surfaces. La mise en place est juste, le dessin nul. Le peintre a donné des accens qui ressemblent à la vie ; l’observateur n’a pas accusé un seul trait qui ressemble bien intimement à son modèle : tout se passe à l’épiderme. Au point de vue du physique, on cherche un dessous qui n’a pas été observé ; au point de vue du moral, on cherche un dedans qui n’a pas été deviné. La peinture est à fleur de toile, la vie n’est qu’à fleur de peau. L’homme est jeune, trente ans environ ; la bouche est mobile, l’œil humide, le regard direct et net. Rien de plus, rien au-delà, ni plus au fond. Quel est ce jeune homme ? qu’a-t-il fait ? A-t-il pensé ? a-t-il souffert ? aurait-il vécu lui-même à la surface des choses, comme il est représenté sans grande consistance à la surface d’un canevas ? Voilà de ces indications physionomiques qu’un Holbein nous donnerait avant de songer au reste, et qui ne s’expriment point par une étincelle dans un œil ou par une touche sanguine à la narine.

Notre art, je veux dire l’art de peindre, est peut-être plus indiscret qu’aucun autre. C’est le témoignage indubitable de l’état moral du peintre au moment où il tenait la brosse. Ce qu’il a voulu faire, il l’a fait ; ce qu’il n’a voulu que faiblement, on le voit à ses indécisions ; ce qu’il n’a pas voulu, à plus forte raison est absent de son œuvre, quoi qu’il en dise et quoi qu’on en dise. Une distraction, un oubli, la sensation plus tiède, la vue moins profonde, une application moindre, un amour moins vif de ce qu’il étudie, l’ennui de peindre et la passion de peindre, toutes les nuances de sa nature et jusqu’aux intermittences de sa sensibilité, tout cela se manifeste dans les ouvrages du peintre aussi nettement que s’il nous en faisait la confidence. On peut dire avec certitude quelle est la tenue d’un portraitiste scrupuleux devant ses modèles, et de même on peut se représenter celle de Rubens devant les siens.

Quand on regarde à quelques pas les portraits dont je parle, le portrait du duc d’Albe par Antoine More, on est certain que, tout grand seigneur et tout habitué qu’il fût à peindre des grands seigneurs, Antoine More était fort sérieux, fort attentif et pas mal ému au moment où il s’assit devant ce tragique personnage, sec, anguleux, étranglé dans son armure sombre, articulé comme un automate, et dont le petit œil de côté regarde de haut en bas, froid, dur et noir comme si jamais la lumière du ciel n’en avait attendri l’émail.

Tout au contraire le jour où Rubens peignit, pour leur complaire, le seigneur Charles de Cordes et sa femme Jacqueline de Cordes, il était, n’en doutez pas, de bonne humeur, mais distrait par autre chose, sûr de son fait et pressé comme il l’était toujours. C’était en 1618, l’année de la Pêche miraculeuse, il avait quarante et un ans ; il était dans la plénitude de son talent, de sa gloire, de ses succès. Il allait vite en tout ce qu’il faisait. La Pêche miraculeuse lui avait coûté très exactement dix jours de travail. Les deux jeunes mariés s’étaient épousés le 30 octobre 1617 : il était entendu que le portrait du mari devait plaire à la femme, celui de la femme au mari. Vous voyez dans quelles conditions se fit ce travail ; vous imaginez le temps qu’il y mit, et le résultat fut une peinture expéditive, brillante, une ressemblance aimable, une œuvre éphémère.

Beaucoup, je dirai la plupart des portraits de Rubens en sont là. Voyez au Louvre celui du baron de Vicq (n° 458 du catalogue), de même style, de même qualité, à peu près de la même époque que le portrait du seigneur de Cordes dont je parle ; voyez également celui d’Elisabeth de France et celui d’une dame de la famille Boonen (n° 461 du catalogue) : autant d’œuvres agréables, brillantes, légères, alertes, aussitôt oubliées qu’aperçues. Regardez au contraire le portrait-esquisse de sa seconde femme Hélène avec ses deux enfans, cette ébauche admirable, ce rêve à peine indiqué, laissé là soit par hasard, soit avec intention ; et, pour peu que vous passiez avec quelque réflexion des trois œuvres précédentes à celle-ci, je n’aurai plus besoin d’insister pour me faire comprendre.

En résumé, Rubens, à ne le considérer que comme portraitiste, est un homme qui rêvait à sa manière quand il en avait le temps, un œil admirablement juste, peu profond, un miroir plutôt qu’un instrument pénétrant, un homme qui, s’occupant peu des autres, beaucoup de lui-même, ne savait pas trop ce qui se passait dans l’âme d’autrui, et volontiers y suppléait en exprimant ce qu’il y avait le plus communément dans la sienne ; enfin au moral comme au physique un homme de dehors, et en dehors, merveilleusement, mais exclusivement conformé pour saisir l’extérieur des hommes et des choses, et apercevoir autour de lui ce qu’il était lui-même. Voilà pourquoi il convient de distinguer dans Rubens deux observateurs de puissance très inégale, et comme art de valeur à peine comparable : celui qui fait servir la vie des autres aux besoins de ses conceptions, subordonne ses modèles et ne prend d’eux que ce qui lui convient, et celui, qui reste au-dessous de sa tâche parce qu’il faudrait et qu’il ne sait pas se subordonner à son modèle. Voilà pourquoi il a tantôt magnifiquement observé et tantôt fort négligé le visage humain. Voilà pourquoi enfin ses portraits se ressemblent un peu, lui ressemblent un peu, manquent de vie propre, et par cela manquent de ressemblance morale et de vie profonde, tandis que ses personnages-portraits ont juste ce degré de personnalité frappante qui grossit encore l’effet de leur rôle, une saillie d’expression qui ne permet pas de douter qu’ils n’aient vécu, et, quant à leur fonds moral, il est visible qu’ils ont tous une âme active, ardente, prompte à jaillir, et, pour ainsi dire, sur les lèvres, celle que Rubens a mise en eux, presque la même pour tous, car c’est la sienne.


IV

Je ne vous ai pas encore conduit au tombeau de Rubens, à Saint-Jacques, devant le beau tableau du saint George qui décore l’autel. La pierre sépulcrale est placée devant l’autel. Non suit antum sœculi, sed et omnis œvi Appelles dici meruit, ainsi parle l’inscription du tombeau. On pouvait dire autant, dire mieux et s’exprimer moins hyperboliquement.

A cela près d’une exagération excusable à Anvers, et qui d’ailleurs n’ajoute et n’enlève rien ni à l’universelle gloire, ni à la très certaine immortalité de Rubens, ces deux lignes d’éloge funéraire font songer qu’à quelques pieds sous les dalles il y a les cendres de ce grand homme. On le mit là le premier jour de juin 1640. Deux ans après, par une autorisation du 14 mars 1642, sa veuve lui consacrait définitivement cette petite chapelle derrière le chœur, et l’on y plaçait une des plus charmantes œuvres du maître, une œuvre faite tout entière, dit la tradition, avec les portraits des membres de sa famille, c’est-à-dire avec ses affections, ses amours mortes, ses amours vivantes, ses regrets, ses espérances, le passé, le présent, l’avenir de sa maison. Vous savez en effet qu’on attribue à tous les personnages qui composent cette soi-disant sainte famille des ressemblances historiques du plus grand prix. Il y aurait là l’une à côté de l’autre ses deux femmes, dont la belle Hélène Fourment, celle qui vivait alors, une enfant de seize ans quand il l’épousa en 1630, une toute jeune femme de vingt-six ans quand il mourut, blonde, grasse, aimable et douce, en grand déshabillé, nue jusqu’à la ceinture. Il y aurait aussi sa fille, — sa nièce, la célèbre personne au chapeau de paille, — son père en saint Jérôme, — son grand-père sous la figure du Temps, — enfin le plus jeune de ses fils sous les traits d’un ange, un jeune et délicieux bambin, le plus adorable enfant que peut-être il ait jamais peint. Quant à Rubens lui-même, il y figure dans une armure toute miroitante d’acier sombre et d’argent, tenant en main la bannière de saint George. Il est vieilli, amaigri, grisonnant, échevelé, un peu ravagé, mais superbe de feu intérieur. Sans nulle pose ni emphase, il a terrassé le dragon et posé dessus son pied chaussé de fer. Quel âge avait-il alors ? Si l’on se reporte à la date de son mariage, à l’âge de sa femme, à celui de l’enfant né de ce mariage, Rubens devait avoir cinquante-six ou cinquante-huit ans. Il y avait donc quarante ans à peu près que le combat brillant, impossible pour d’autres, facile pour lui, toujours heureux, qu’il soutenait contre la vie, avait commencé. De quelles entreprises, dans quel ordre d’activité, de lutte et de succès n’avait-il pas triomphé ? Si jamais à cette heure grave des retours sur soi-même, des années révolues, d’une carrière accomplie, à ce moment de certitude en toute chose, un homme eut le droit de se peindre en victorieux, c’est bien lui.

La pensée, vous le voyez, est des plus simples ; on n’a pas à la chercher bien loin. Si le tableau recèle une émotion, cette émotion se communique aisément à tout homme dont le cœur est un peu chaud, que la gloire émeut et qui se fait une seconde religion du souvenir de pareils hommes. Un jour, vers la fin de sa carrière, en pleine gloire, peut-être enfin en plein repos, sous un titre auguste, sous l’invocation de la Vierge et du seul de tous les saints auquel il lui parut permis de donner sa propre image, il lui a plu de peindre en un petit cadre (2 mètres à peu près) ce qu’il y avait eu de vénérable et de séduisant dans les êtres qu’il avait aimés. Il devait bien cette dernière illustration à ceux de qui il était né, à celles qui avaient partagé, embelli, charmé, ennobli, tout parfumé de grâce, de tendresse et d’honnêteté sa belle et laborieuse carrière. Il la leur donna aussi pleinement, aussi magistralement qu’on pouvait l’attendre de sa main affectueuse, de son génie en sa toute-puissance. Il y mit sa science, sa piété, des soins plus rares. Il fit de l’œuvre ce que vous savez, une merveille infiniment touchante comme œuvre de fils, de père et d’époux, à tout jamais admirable comme œuvre d’art.

Vous la décrirai-je ? C’est inutile. L’arrangement est de ceux qu’une note de catalogue suffit à faire connaître. Vous dirai-je ses qualités particulières ? Ce sont toutes les qualités du peintre en leur acception familière, sous leur forme la plus précieuse. Elles ne donnent de lui ni une idée nouvelle, ni une idée plus haute, mais une idée plus fine et plus exquise. C’est le Rubens que l’on connaît, j’entends le Rubens des meilleurs jours, avec plus de naturel, de précision, de caprice, de richesse sans coloris, de puissance sans effort, avec un œil plus tendre, une main plus caressante, un travail plus amoureux, plus intime et plus profond. Si j’employais les mots du métier, je gâterais la plupart de ces choses subtiles qu’il convient de rendre avec la pure langue des idées pour leur conserver leur caractère et leur prix. Autant il m’en a peu coûté pour étudier le praticien à propos d’un tableau de pratique comme la Pêche miraculeuse de Malines, autant il est bon d’alléger sa manière de dire et de l’épurer quand la conception de Rubens s’élève comme dans la Communion de saint François d’Assise, ou bien lorsque sa manière de peindre se pénètre à la fois d’esprit, de sensibilité, d’ardeur, de conscience, d’affection pour ceux qu’il peint, d’attachement pour ce qu’il fait, d’idéal en un mot, comme dans le Saint George. Rubens a-t-il jamais été plus parfait ? Je ne le crois pas. A-t-il été aussi parfait ? Je ne l’ai constaté nulle part. Il y a dans la vie des grands artistes de ces œuvres prédestinées, souvent pas les plus vastes, pas toujours les plus savantes, quelquefois les plus humbles à leur point de départ, qui, par une conjonction fortuite de toutes les forces et de tous les dons de l’homme et de l’artiste, ont exprimé, comme à leur insu, la plus pure essence de leur génie. Le Saint George est de ce nombre.

D’ailleurs ce tableau marque, sinon la fin, au moins les dernières belles années de la vie de Rubens, et, par une sorte de coquetterie grandiose qui ne messied pas dans les choses de l’esprit, il avertit que cette magnifique organisation n’a connu ni fatigue, ni relâchement, ni déclin. Trente-cinq ans au moins se sont écoulés entre la Trinité du musée d’Anvers et le Saint George. Lequel est le plus jeune de ces deux tableaux ? A quel moment avait-il le plus de flamme, un plus vif amour pour toutes choses, plus de souplesse en tous les organes de son génie ? Sa vie est presque révolue, on peut la clore et la mesurer : il semblerait qu’il en prévoyait la fin le jour où il se glorifia lui-même avec tous les siens. Il avait aussi, lui, élevé et à peu près terminé son monument : il pouvait se le dire avec autant d’assurance que bien d’autres et sans nul orgueil. Que lui restait-il à vivre ? Cinq ou six ans au plus. Le voilà heureux, paisible, rentré à Anvers, un peu rebuté par la politique, retiré des ambassades, plus à lui que jamais. Qu’a-t-il fait depuis qu’il est au monde ? A-t-il bien usé de la vie ? a-t-il bien mérité de son pays, de son temps, de lui-même ? Il avait des facultés uniques : comment s’en est-il servi ? La destinée l’a comblé ; a-t-il jamais manqué à sa destinée ? Dans cette grande vie, si nette, si claire, si brillante, si aventureuse et cependant si limpide, si correcte en ses plus étonnantes péripéties, si fastueuse et si simple, si troublante et si exempte de petitesses, si partagée et si féconde, découvrez-vous une tache qui cause un regret ? Il fut heureux ; fut-il ingrat ? Il eut ses épreuves ; fut-il jamais amer ? Il aima beaucoup et vivement ; fut-il oublieux ?

Il naît à Spiegen, en exil, au seuil d’une prison, d’une mère admirablement droite et généreuse, d’un père instruit, un savant docteur, mais de cœur léger, de conscience assez faible et de caractère sans grande consistance. A quatorze ans, on le voit dans les pages d’une princesse, à dix-sept dans les ateliers ; à vingt ans, il est déjà mûr et maître. A vingt-neuf, il revient d’un voyage d’études, comme d’une victoire remportée à l’étranger, comme d’une conquête, on pourrait dire, et il rentre chez lui comme on triomphe. On lui demande à voir ses études, et, pour ainsi dire, il n’a rien à montrer que des œuvres. Il laissait derrière lui des tableaux étranges, aussitôt compris et goûtés. Il avait pris possession de l’Italie au nom de la Flandre ; il y avait, de ville en ville, planté les marques de son passage ; il avait fondé chemin faisant sa renommée, celle de son pays et quelque chose de plus encore, un art inconnu de l’Italie. Il en rapportait pour trophée des marbres, des gravures, des tableaux, de belles œuvres des meilleurs maîtres, et par-dessus tout un art national, un art nouveau, le plus vaste comme surface, le plus extraordinaire en ressources de tous les arts connus.

A mesure que son nom grandit, rayonne, que son talent s’ébruite, sa personnalité semble s’élargir, son cerveau se dilate, ses facultés se multiplient avec ce qu’on lui demande et ce qu’il leur demande. Fut-il un fin politique ? Sa politique me paraît être d’avoir nettement, fidèlement et noblement compris et transmis les désirs ou les volontés de ses maîtres, d’avoir plu par sa grande mine, charmé beaucoup de gens par son esprit, sa culture, sa conversation, son caractère, d’en avoir séduit plus encore par l’infatigable présence d’esprit de son génie de peintre. En ceci, je crois que l’artiste aidait singulièrement le diplomate. Il arrivait, souvent en grande pompe, était reçu, présentait ses lettres de créance, causait et peignait. Il faisait les portraits des princes, ceux des rois, des tableaux mythologiques pour les palais, des tableaux religieux pour les cathédrales. On n’aperçoit pas très bien lequel a le plus de crédit, de Pierre-Paul Rubens pictor, ou du chevalier Rubens, le plénipotentiaire accrédité. Il réussissait en toutes choses à la satisfaction de ceux qu’il servait de sa parole et de son talent. Les seuls embarras, les seules lenteurs et les rares ennuis qu’on aperçoive en ses voyages si pittoresquement coupés d’affaires, de galas, de cavalcades et de peinture, lui sont venus, jamais des souverains, quelquefois de leurs ministres. Les vrais politiciens étaient plus pointilleux, moins faciles à séduire, et souvent vaniteux ou jaloux : témoin ses démêlés avec Philippe d’Arenberg, duc d’Arschot, à propos de la dernière mission dont il fut chargé en Hollande. Est-ce l’unique blessure qu’il ait reçue dans ces fonctions délicates ? C’est le seul nuage au moins qu’on remarque à distance, et qui jette un peu d’amertume sur cette existence toute rayonnante. En toute autre chose, il est heureux. Sa vie, d’un bout à l’autre, est de celles qui font aimer la vie. En toute circonstance, c’est un homme qui honore l’homme.

Il est beau, parfaitement instruit, élevé et cultivé. Il a toujours gardé de sa rapide éducation première le goût des langues et la facilité de les parler. Il écrit et parle le latin. Il a l’amour des saines et fortes lectures ; on l’amusait avec Plutarque ou Sénèque pendant qu’il peignait, et il était également attentif à la lecture et à la peinture. Il vit dans le plus grand luxe, habite une maison princière ; il a des chevaux de prix qu’il monte le soir, une collection unique d’objets d’art avec lesquels il se délecte à ses heures de repos. Il est réglé, méthodique et froid dans la discipline de sa vie privée, dans l’administration de son travail, dans le gouvernement de son esprit, en quelque sorte dans l’hygiène fortifiante et saine de son génie. Il est bon, simple, égal, tout uni, exemplairement fidèle dans son commerce avec ses amis, sympathique à tous les talens, inépuisable en encouragemens pour ceux qui débutent. Il n’est pas de succès qu’il n’aide de sa bourse ou de ses éloges. Sa longanimité pour Brauwer est un des plus célèbres épisodes de sa vie de bienfaisance et l’un des plus piquans témoignages qu’il ait donnés de son esprit de confraternité. Il adore tout ce qui est beau et n’en sépare pas ce qui est bien.

Il a traversé tous les accidens de sa grande vie officielle sans en être ni ébloui, ni diminué dans son caractère, ni sensiblement troublé dans ses habitudes domestiques. La fortune ne l’a pas plus gâté que les honneurs. Les femmes ne l’ont pas plus entamé que les princes. On ne lui connaît pas de galanteries affichées. Toujours au contraire on le voit chez lui dans des mœurs régulières, dans son ménage, de 1609 à 1626 avec sa première femme, depuis 1630 avec la seconde, avec de beaux et nombreux enfans, des amis assidus, c’est-à-dire des distractions, des affections et des devoirs, toutes choses qui lui tiennent l’âme en repos et l’aident à porter, avec la naturelle aisance des colosses, le poids journalier d’un travail surhumain. Tout est simple en ses occupations compliquées, aimables ou écrasantes ; tout est droit dans ce milieu sans trouble. Sa vie est en pleine lumière : il y fait grand jour comme dans ses tableaux, Pas l’ombre d’un mystère, pas de chagrin non plus, sinon la douleur sincère d’un premier veuvage ; pas de choses suspectes, rien qu’on soit obligé de sous-entendre ou qui soit non plus matière à conjecture, sauf une seule : le mystère même de cette incompréhensible fécondité. Il se soulageait, a-t-on écrit, en créant des mondes. Dans cette ingénieuse définition, je ne verrais qu’un mot à reprendre : soulager supposerait une tension, le mal du trop-plein, qu’on ne remarque pas dans cet esprit bien portant, jamais en peine. Il créait comme un arbre produit ses fruits, sans plus de malaise ni d’effort. A quel moment pensait-il ? Die noctuque incubando, telle était sa maxime latine, c’est-à-dire qu’il réfléchissait avant de peindre ; on le voit d’après ses esquisses, projets, croquis. Au vrai, l’improvisation de la main succédait aux improvisations de l’esprit : même certitude et même facilité d’émission dans un cas que dans l’autre. C’était une âme sans orage, sans langueur, ni tourment, ni chimères. Si jamais les mélancolies du travail ont laissé leurs traces quelque part, ce n’est ni sur les traits de Rubens ni dans ses tableaux. Par sa naissance en plein XVIe siècle, il appartenait à cette forte race de penseurs et d’hommes d’action chez qui l’action et la pensée ne faisaient qu’un. Il était peintre comme il eût été homme d’épée ; il faisait des tableaux comme il eût fait la guerre, avec autant de sang-froid que d’ardeur, en combinant bien, en se décidant vite, s’en rapportant pour le reste à la sûreté de son coup d’œil sur le terrain. Il prend les choses comme elles sont, ses belles facultés telles qu’il les a reçues ; il les exerce autant qu’un homme ait jamais exercé les siennes, les pousse en étendue jusqu’à leurs extrémités, ne leur demande rien au-delà, et, la conscience tranquille de ce côté, il poursuit son œuvre avec l’aide de Dieu.

Son œuvre peinte comprend environ quinze cents ouvrages ; c’est la plus immense production qui soit jamais sortie d’un cerveau. Il faudrait ajouter l’une à l’autre la vie de plusieurs hommes parmi les plus fertiles producteurs pour approcher d’un pareil chiffre. Si, indépendamment du nombre, on considère l’importance, la dimension, la complication de ses ouvrages, c’est alors un spectacle à confondre et qui donne des facultés humaines l’idée la plus haute, disons-le, la plus religieuse. Tel est du moins l’enseignement qui me paraît résulter de l’ampleur et de la puissance d’une âme. Sous ce rapport, il est unique, et de toutes manières il est un des plus grands spécimens de l’humanité. Il faut aller dans notre art jusqu’à Raphaël, Léonard et Michel-Ange, jusqu’aux demi-dieux, pour lui trouver des égaux, et par certains côtés des maîtres encore. Rien ne lui manque, a-t-on dit, excepté les très purs instincts et les très nobles. On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde du beau qui sont allés plus loin, qui ont volé plus haut, qui par conséquent ont aperçu de plus près les divines lumières et les éternelles vérités. Il y a de même dans le monde moral, dans celui des sentimens, des visions, des rêves, des profondeurs où Rembrandt seul est descendu, où Rubens n’a pas pénétré et qu’il n’a même pas aperçues. En revanche, il s’est emparé de la terre, comme pas un autre. Les spectacles sont de son domaine. Son œil est le plus merveilleux des prismes qui nous aient jamais donné, de la lumière et de la couleur des choses, des idées magnifiques et vraies. Les drames, les passions, les attitudes des corps, les expressions des visages, c’est-à-dire l’homme entier dans les multiples incidens de la scène humaine, tout cela passe à travers son cerveau, y prend des traits plus forts, des formes plus robustes, s’amplifie un peu, ne s’y épure pas, mais s’y transfigure dans je ne sais quelle apparence héroïque. Il imprime partout la netteté de son caractère, la chaleur de son sang, la solidité de sa stature, l’admirable équilibre de ses nerfs, et la magnificence de ses ordinaires visions. Il est inégal et dépasse la mesure ; il manque de goût quand il dessine, jamais quand il colore. Il s’oublie, se néglige ; mais depuis le premier jour jusqu’au dernier, il se relève d’une erreur par un chef-d’œuvre, il rachète un manque de soin, de sérieux ou de goût par le témoignage instantané d’un respect de lui-même, d’une application presque touchante et d’un goût suprême.

Sa grâce est celle d’un homme qui voit grand et fort, et le sourire d’un pareil homme est délicieux. Quand il met la main sur un sujet plus rare, quand il touche à un sentiment profond et clair, quand il a le cœur qui bat d’une émotion haute et sincère, il fait la Communion de saint François d’Assise, et alors, dans l’ordre des conceptions purement morales, il atteint à ce qu’il y a de plus beau dans le vrai, et il est par là aussi grand que qui que ce soit au monde.

Il a tous les caractères du génie natif, et d’abord le plus infaillible de tous, la spontanéité, le naturel imperturbable, en quelque sorte l’inconscience de lui-même, et certainement l’absence de toute critique, d’où il résulte qu’il n’est jamais ralenti par une difficulté à résoudre, ou mal résolue, jamais découragé par une œuvre défectueuse, jamais gonflé par une œuvre parfaite. Il ne regarde point en arrière, et n’est pas non plus effrayé de ce qui lui reste à faire. Il accepte des tâches accablantes et s’en acquitte. Il suspend son travail, l’abandonne, s’en distrait, s’en détourne. Il y revient après une longue et lointaine ambassade comme s’il ne l’avait pas quitté d’une heure. Un jour lui suffit pour faire la Kermesse, treize jours pour les Mages d’Anvers, peut-être sept ou huit pour la Communion, si l’on s’en rapporte au prix qui lui fut payé. Aimait-il autant l’argent qu’on l’a dit ? avait-il, autant qu’on l’a dit, le tort de se faire aider par ses élèves et traitait-il avec trop de dédain un art qu’il a tant honoré, parce qu’il estimait ses tableaux à raison de 100 florins par jour ? La vérité est qu’en ce temps-là le métier de peintre était bien un métier, et qu’on ne le pratiquait ni moins noblement ni moins bien parce qu’on le traitait à peu près comme une haute profession. La vérité, c’est qu’il y avait des apprentis, des maîtres, des corporations, une école qui était bien positivement un atelier, que les élèves étaient les collaborateurs du maître, et que ni les élèves ni le maître n’avaient à se plaindre de ce salutaire et utile échange de leçons et de services. Plus que personne Rubens avait le droit de s’en tenir aux anciens usages. Il est avec Rembrandt le dernier grand chef d’école, et, mieux que Rembrandt, dont le génie est intransmissible, il a déterminé des lois d’esthétique nouvelles, nombreuses et fixes. Il laisse un double héritage de bons enseignemens et de superbes exemples. Son atelier rappelle, avec autant d’éclat qu’aucun autre, les plus belles habitudes des écoles italiennes. Il forme des disciples qui font l’envie des autres écoles, la gloire de la sienne. On le verra toujours entouré de ce cortège d’esprits originaux, de grands talens, sur lesquels il exerce une sorte d’autorité paternelle pleine de douceur, de sollicitude et de majesté. Il n’eut point de vieillesse accablante, ni infirmités lourdes, ni décrépitude. Le dernier tableau qu’il signa et qu’il n’eut pas le temps de livrer, son Crucifiement de saint Pierre, est un de ses meilleurs. Il en parle dans une lettre de 1638, comme d’une œuvre de prédilection qui le charme et qu’il désire traiter à son aise. À peine était-il averti par quelques misères que nos forces ont des limites, quand il mourut subitement à soixante-trois ans, laissant à ses fils le plus opulent patrimoine, et, ce qui vaut mieux, le plus solide héritage de gloire que jamais penseur, au moins en Flandre, eût acquis par le travail de son esprit.

Telle est cette vie exemplaire, que je voudrais voir écrite par quelqu’un de grand savoir et de grand cœur, pour l’honneur de notre art et pour la perpétuelle édification de ceux qui le pratiquent. C’est ici qu’il faudrait l’écrire, si on le pouvait, si on le savait faire, les pieds sur sa tombe et devant le Saint George. Comme on aurait sous les yeux ce qui passe de nous et ce qui dure, ce qui finit et ce qui demeure, on pèserait avec plus de mesure, de certitude et de respect, ce qu’il y a, dans la vie d’un grand homme et dans ses œuvres, d’éphémère, de périssable et de vraiment immortel. Qui sait d’ailleurs si, médité dans la chapelle où dort Rubens, le miracle du génie, pris en lui-même, ne deviendrait pas un peu plus clair, et si le surnaturel, comme nous l’appelons, ne s’expliquerait pas mieux en changeant de nom ?


V

Voici comment, à l’état d’esquisse rapide et de coups de crayon peu fondus, j’imaginerais un portrait de Van-Dyck. Un jeune prince de race royale, ayant tout pour lui, beauté, élégance, dons magnifiques, génie précoce, éducation unique, et devant toutes ces choses aux hasards d’une naissance heureuse ; choyé par le maître, un maître déjà parmi ses condisciples ; distingué partout, appelé partout, partout fêté, à l’étranger plus encore que dans son pays, l’égal des plus grands seigneurs, le favori des rois et leur ami ; entrant ainsi d’emblée dans les choses les plus enviées de la terre, le talent, la renommée, les honneurs, le luxe, les passions, les aventures ; toujours jeune même en ses années mûres, jamais sage même en ses derniers jours ; libertin, joueur, avide, prodigue, dissipateur, faisant le diable et, comme on eût dit de son temps, se donnant au diable pour se procurer des guinées, puis les jetant à pleines mains en chevaux, en faste, en galanteries ruineuses ; amoureux de son art au possible et le sacrifiant à des passions moins nobles, à des amours moins fidèles, à des attachemens moins heureux ; charmant, de forte origine, de stature fine, comme il arrive au second degré des grandes races ; de complexion déjà moins virile, plutôt délicate ; des airs de don Juan plutôt que de héros, avec une pointe de mélancolie et comme un fonds de tristesse perçant à travers les gaîtés de sa vie ; les tendresses d’un cœur prompt à s’éprendre et je ne sais quoi de désabusé propre aux cœurs trop souvent épris ; une nature plus inflammable que brûlante ; au fond, plus de sensualité que d’ardeur réelle, moins de fougue que de laisser-aller ; moins capable de saisir les choses que de se laisser saisir par elles et de s’y abandonner ; un être exquis par ses attraits, sensible à tous les attraits, consumé par ce qu’il y a de plus dévorant en ce monde, la muse et les femmes ; ayant fait abus de tout, de ses séductions, de sa santé, de sa dignité, de son talent ; écrasé de besoins, usé de plaisirs, épuisé de ressources ; un insatiable qui finit, dit la légende, par s’encanailler avec des filous italiens et par chercher de l’or en cachette dans des alambics ; un coureur à bout d’aventures qui se marie, par ordre pour ainsi dire, avec une fille charmante et bien née quand il n’avait plus à lui donner ni beaucoup de forces, ni grand argent, ni plus grands charmes, ni vie bien certaine ; un homme en débris, qui jusqu’à sa dernière heure a le bonheur, le plus extraordinaire de tous, de conserver sa grandeur quand il peint ; enfin un mauvais sujet adoré, décrié, calomnié plus tard, meilleur au fond que sa réputation, qui se fait tout pardonner par un don suprême, une des formes du génie, la grâce ; pour tout dire, un prince de Galles mort aussitôt après la vacance du trône et qui de toutes façons ne devait pas régner.

Avec son œuvre considérable, ses portraits immortels, son âme ouverte aux plus délicates sensations, son style à lui, sa distinction toute personnelle, son goût, sa mesure et son charme en tout ce qu’il touchait, on peut se demander ce que Van-Dick serait sans Rubens. Comment aurait-il vu la nature, conçu la peinture ? Quelle palette aurait-il créée ? quel modelé serait le sien ? quelles lois de coloris aurait-il fixées ? quelle poétique aurait-il adoptée ? Aurait-il été plus italien, aurait-il penché plus décidément vers Corrège ou vers Véronèse ? Si la révolution faite par Rubens eût tardé quelques années ou n’avait pas eu lieu, quel eût été le sort de ces charmans esprits pour lesquels le maître avait préparé toutes les voies, qui n’ont eu qu’à le regarder vivre pour vivre un peu comme lui, qu’à le regarder peindre pour peindre comme on n’avait jamais peint avant lui, et qu’à considérer ensemble ses œuvres telles qu’il les imaginait et la société de leur temps telle qu’elle était devenue, pour apercevoir, dans leurs rapports définitifs et désormais liés l’un à l’autre, deux mondes également nouveaux, une société moderne et un art moderne ? Quel est celui d’entre eux qui se fût chargé de pareilles découvertes ? Il y avait un empire à fonder : le pouvaient-ils fonder ? Jordaens, Crayer, Gérard Zeghers, Rombouts, Van-Thulden, Corneille Schutt, Boyermanns, Jean Van-Oost de Bruges, Téniers, Van-Uden, Snyders, Jean Fyt, tous ceux que Rubens inspirait, éclairait, formait, employait, — ses collaborateurs, ses élèves ou ses amis pouvaient tout au plus se partager des provinces petites ou grandes, et Van-Dyck, le plus doué de tous, devait avoir la plus importante et la plus belle. Diminuez-les de ce qu’ils doivent directement ou indirectement à Rubens, ôtez l’astre central et imaginez ce qui resterait de ces lumineux satellites ? Otez à Van-Dyck le type originel d’où est sorti le sien, le style dont il a tiré son style, le sentiment des formes, le choix des sujets, le mouvement d’esprit, la manière et la pratique qui lui ont servi d’exemple, et voyez ce qui lui manquerait. A Anvers, à Bruxelles, partout en Belgique, Van-Dyck est dans les pas de Rubens. Son Silène et son Martyre de saint Pierre sont du Jordaens délicat et presque poétique, c’est-à-dire du Rubens conservé dans sa noblesse et raffiné par une main plus curieuse. Ses saintetés, passions, crucifiemens, dépositions, beaux Christs morts, belles femmes en deuil et en larmes, n’existeraient pas ou seraient autres, si Rubens, une fois pour toutes dans ses deux triptyques d’Anvers, n’avait pas révélé la formule flamande de l’Évangile et déterminé le type local de la Vierge, du Christ, de la Madeleine et des disciples. Il y a plus de sentimentalité toujours, et quelquefois plus de sentiment profond dans le fin Van-Dyck que dans le grand Rubens (et encore en est-on bien certain ?), c’est une affaire de nuances et de tempérament. Tous les fils ont, comme Van-Dyck, un trait féminin qui s’ajoute aux traits du père. C’est par là que le trait patronymique s’embellit quelquefois, s’attendrit, s’altère et diminue. Entre ces deux âmes, si inégales d’ailleurs, il y a comme une influence de la femme ; il y a d’abord et pour ainsi dire une différence de sexe. Van-Dyck allonge les statures que Rubens faisait trop épaisses : il met moins de muscles, de reliefs, d’os et de sang. Il est moins turbulent, jamais brutal ; ses expressions sont moins grosses ; il rit peu, s’attendrit souvent, ne connaît pas le fort sanglot des hommes violens. Il ne crie jamais. Il corrige beaucoup des âpretés de son maître ; il est aisé, parce que le talent chez lui est prodigieusement naturel et facile ; il est libre, alerte, mais ne s’emporte pas.

Morceaux pour morceaux, il y en a qu’il dessinerait mieux que son maître, surtout quand le morceau est de choix : une main oisive, un poignet de femme, un long doigt orné d’un anneau. Il est plus retenu, plus policé ; on le dirait de meilleure compagnie. Il est plus raffiné que son maître, parce qu’en effet son maître s’est formé seul, élevé seul, et que la souveraineté du rang dispense et tient lieu de beaucoup de choses. Il avait vingt-quatre ans de moins que Rubens ; il ne lui restait plus rien du XVIe siècle. Il appartenait à la première génération du XVIIe, et cela se sent. Cela se sent au physique comme au moral, dans l’homme et dans le peintre, dans son joli visage et dans son goût pour les beaux visages ; cela se sent surtout dans ses portraits. Sur ce terrain, il est merveilleusement du monde, de son monde et de son moment. N’ayant jamais créé un type impérieux qui l’ait distrait du vrai, il est exact, il voit juste, il voit ressemblant. Peut-être donne-t-il à tous les personnages qui ont posé devant lui quelque chose des grâces de sa personne : un air plus habituellement noble, un déshabillé plus galant, un chiffonnage et des allures plus fines dans les habits, des mains plus également belles, pures et blanches. Dans tous les cas, il a plus que son maître le sens des ajustemens bien portés, celui des modes, le goût des étoffes soyeuses, des satins, des aiguillettes, des rubans, des plumes et des épées de fantaisie. Ce ne sont plus des chevaliers, ce sont des cavaliers. Les hommes de guerre ont quitté leurs armures, leurs casques ; ce sont des hommes de cour et de salons en pourpoints déboutonnés, en chemises flottantes, en chausses de soie, en culottes demi-ajustées, en souliers de satin à talon, toutes modes et toutes habitudes qui étaient les siennes et qu’il était appelé mieux que personne à reproduire en leur parfait idéal mondain. A sa manière, dans son genre, par l’unique conformité de sa nature avec l’esprit, les besoins et les élégances de son époque, il est dans l’art de peindre des contemporains l’égal de qui que ce soit. Son Charles Ier, par le sens profond du modèle et du sujet, la familiarité du style et sa noblesse, la beauté de toutes choses en cette œuvre exquise, dessin physionomique, coloris, valeurs inouïes de rareté et de justesse, qualité du travail, — le Charles Ier, dis-je, pour ne prendre en son œuvre qu’un exemple bien connu en France, supporte les plus hautes comparaisons. Son triple portrait de Turin est de même ordre et de même signification. Sous ce rapport, il a fait plus que qui que ce soit après Rubens : il a complété Rubens en ajoutant à son œuvre des portraits absolument dignes de lui, meilleurs que les siens. Il a créé dans son pays un art original, et conséquemment il a sa part dans la création d’un art nouveau. Ailleurs il a fait plus encore, il a engendré toute une école étrangère, l’école anglaise. Reynolds, Lawrence, Gainsborough, j’y ajouterais presque tous les peintres de genre fidèles à la tradition anglaise et les plus forts paysagistes, sont issus directement de Yan-Dyck, et indirectement de Rubens par Van-Dyck. Ce sont là des titres considérables. Aussi la postérité, toujours très juste en ses instincts, fait-elle à Van-Dyck une place à part entre les hommes de premier ordre et les hommes de second. On n’a jamais bien déterminé le rang de préséance qu’il convient de lui attribuer dans le défilé des grands hommes, et depuis sa mort, comme pendant sa vie, il semble avoir conservé le privilège d’être placé près des trônes et d’y faire bonne figure. Et cependant, j’en reviens à mon dire, génie personnel, grâce personnelle, talent personnel, tout cela pâlirait beaucoup, si l’on supposait absente la lumière solaire d’où lui viennent tant de beaux reflets. On chercherait qui lui a appris ces manières nouvelles, enseigné ce libre langage qui n’a plus rien du langage ancien. On verrait en lui des lueurs venues d’ailleurs, qui ne sortent pas de son génie, et finalement on soupçonnerait qu’il doit Y avoir eu quelque part, non loin de lui, un grand astre disparu. On n’appellerait plus Van-Dyck fils de Rubens ; on ajouterait à son nom : maître inconnu, et le mystère de sa naissance mériterait d’occuper les historiographes.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.