Les Maîtres mosaïstes (RDDM)/02

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vi.

Le soleil commençait à peine à dorer le faîte des blanches coupoles de Saint-Marc, et les gondoliers du grand canal dormaient encore étendus sur la rive, autour de la colonne Léonine, lorsque la basilique se remplit d’ouvriers. Arrivés les premiers, les apprentis dressèrent les échelles, trièrent les émaux, broyèrent le ciment, le tout en chantant, en sifflant et en causant à haute voix, malgré la douleur et l’indignation du bon père Alberto, qui s’efforçait en vain de rappeler à ces jeunes étourdis la majesté du saint lieu et la présence du Seigneur.

Si les exhortations du prêtre mosaïste ne produisaient pas beaucoup d’effet sous la grande coupole où travaillait l’école des Zuccati, du moins il pouvait y satisfaire son zèle et soulager sa conscience par des réprimandes longues et sévères. Jamais il n’était interrompu par un propos grossier ou par un rire insultant, car si ces élèves avaient la gaieté, l’ardeur et la vivacité de leur maître Valerio, ils avaient aussi sa douceur, sa bonté et son pieux respect pour la vieillesse et la vertu. Mais les choses se passaient tout autrement dans la chapelle de Saint-Isidore, où la famille Bianchini, environnée d’apprentis farouches et indisciplinés, ne pouvait maintenir l’ordre qu’avec des rugissemens furieux et des menaces épouvantables. Quand une chanson obscène venait frapper l’oreille d’Alberto, il était réduit à se signer, et sa douleur s’exhalait en exclamations étouffées ou en profonds soupirs. Mais lorsque au-dessus de tous les propos grossiers et de toutes les invectives brutales que se renvoyaient les compagnons, la voix terrible de Dominique le rouge venait à tonner sous les cintres sonores de la basilique, le pauvre prêtre était forcé de se boucher l’oreille d’une main et de se tenir de l’autre aux barreaux de son échelle pour ne pas tomber.

Ce jour-là, les maîtres mosaïstes arrivèrent de bonne heure et se mirent à la besogne presque aussitôt que leurs apprentis. La Saint-Marc approchait ; on devait faire en ce jour solennel l’inauguration de la basilique, restaurée en entier et décorée des nouveaux tableaux des plus grands maîtres de l’époque. On allait enfin, après dix, quinze et vingt ans de travail assidu, être jugé publiquement, sans égard, disait-on, aux protections des uns ni à la haine des autres. Ce devait être un grand jour pour tous les travailleurs, depuis le premier des peintres illustres jusqu’au dernier des barbouilleurs, depuis l’architecte aux calculs sublimes jusqu’au manœuvre inepte qui fend la pierre et pétrit le mortier. L’émulation, la jalousie, la joyeuse attente ou la crainte sinistre, toutes les bonnes et mauvaises passions que sur tous les échelons de l’art et du métier la soif de gloire et la cupidité inspirent aux hommes, s’agitaient donc sans relâche sous ces dômes retentissans de mille bruits. Ici l’injure, là le chant joyeux, plus loin le quolibet ; en haut le marteau, en bas la truelle ; tantôt le bruit sourd et continu du tampon sur la mosaïque, et tantôt le clapotement clair et cristallin de la verroterie ruisselant des paniers sur le pavé en flots de rubis et d’émeraudes ; puis le grincement affreux du grattoir sur la corniche ; puis enfin le cri aigre et déchirant de la scie dans le marbre, sans parler du nazillement des messes basses qui se disaient, en dépit du vacarme, au fond des chapelles ; du tintement impassible de l’horloge, de la pesante vibration des cloches, et du cri de mille animaux domestiques, imité avec une rare perfection par les petits apprentis, afin de forcer le père Alberto, toujours dupe de cette ruse, à tourner la tête brusquement et à se laisser distraire de son travail, qu’il ne reprenait jamais qu’après un signe de croix, en expiation de ce qu’il lui plaisait d’appeler sa légèreté d’esprit.

Si les écoliers des Zuccati avaient plus de douceur et d’innocence dans leurs ébats que ceux des Bianchini, ils n’étaient guère moins bruyans. Francesco leur imposait rarement silence. Absorbé par son travail, le patient et mélancolique artiste était complètement sourd à toutes les rumeurs de son orageux atelier ; et d’ailleurs, pourvu que la besogne allât son train, il ne s’opposait point à une gaieté qui plaisait à Valerio et stimulait son ardeur. Celui-ci était vraiment le dieu de ses apprentis. S’il les excitait sans relâche et s’il s’emportait souvent contre eux en critiques facétieuses, au fond il les aimait comme ses enfans et charmait leurs fatigues par son enjouement continuel. Tous les jours il avait de nouvelles histoires grotesques à leur raconter, tous les jours il leur chantait une chanson plus folle que celle de la veille. S’il voyait un étourdi faire une faute et la nier par amour-propre, ou s’y obstiner par ignorance, il égayait à ses dépens toute l’école et lui barbouillait le visage de son pinceau. Mais si un bon élève s’affligeait sincèrement ou rougissait en secret d’une erreur involontaire, il allait à lui, prenait ses outils, et en peu d’instans réparait le dommage, en l’encourageant par de douces paroles ou en gardant le silence, pour ne pas attirer sur l’apprenti mortifié l’attention de ses camarades. Aussi il est vrai de dire que si Francesco Zuccato était aimé et respecté, Valerio était adoré dans son école, et que ses apprentis se fussent jetés pour lui plaire du haut de la grande coupole sur le pavé de la place Saint-Marc.

Le seul Bartolomeo Bozza, toujours froid et silencieux, ne partageait ni cet enjouement, ni cet enthousiasme. Francesco faisait grand cas de son travail, régulièrement net et solide, et de l’austérité de ses mœurs. Sa mélancolie lui semblait un motif de sympathie, et il se plaisait à dire que cette jeunesse sombre et mystérieuse recelait un grand avenir d’artiste. Quant à Valerio, quoiqu’il trouvât peu d’agrément dans le commerce de Bartolomeo, sa propre humeur était trop bienveillante pour qu’il ne lui prêtât pas toutes les qualités qu’il avait en lui-même.

Ce jour-là, le Bozza, qui d’ordinaire était à l’ouvrage avant tous les apprentis, arriva plus d’une heure après le lever du soleil. Il était plus pâle et plus défait que jamais, plus muet et plus sinistre qu’on ne l’avait encore vu. Il n’avait pas goûté un instant de repos. Toute la nuit il avait erré, comme une ombre infortunée, dans les rues anguleuses et profondes ; ses cheveux pendaient plats sur ses joues creuses ; sa barbe était en désordre et comme hérissée ; sa plume noire avait été brisée par l’orage. Il prit en silence son tablier et ses outils, et alla se placer tout près de Valerio, qui travaillait à son feston du cintre.

Francesco remarqua fort bien la tardive arrivée de son apprenti ; mais Bozza était toujours si exact, que le maître se garda bien de lui faire une observation sur cette faute, la première qu’il eût commise depuis les trois ans de son apprentissage.

Valerio, toujours expansif, et poussé par une douce sollicitude, ne craignit pas de l’interroger.

— Qu’as-tu donc, mon camarade ? lui dit-il en le toisant de la tête aux pieds avec étonnement, tu as l’air d’avoir été enterré hier soir. Laisse-moi te toucher la main pour savoir si tu n’es point ton spectre.

Le Bozza feignit de ne pas entendre, et ne répondit pas à l’appel de cette main amie.

— Tu as été au jeu, Bartolomeo ? Tu as perdu ton argent cette nuit ? Est-ce là ce qui t’attriste ? Allons donc, est-ce que tu prends le jeu à cœur ? Pour l’argent, il ne faut pas y penser. Tu sais que ma bourse t’appartient ?

Le Bozza ne répondit pas.

— Oh ! ce n’est pas cela peut-être ! Ta maîtresse te trompe, ou tu ne l’aimes plus, ce qui est bien pire. Allons ! tu feras une belle madone qui lui ressemblera et dont le doux regard restera éternellement attaché sur le tien ! As-tu un ennemi, par hasard ? Veux-tu que je te serve de second pour un défi ? marchons !

— Voilà bien des questions, messer Valerio, répondit Bozza d’une voix éteinte, mais d’un ton acerbe. En êtes-vous donc venu à ce point, que, pour une heure de retard, vos compagnons soient forcés de subir un interrogatoire, et de rendre compte de leur conduite ?

— Oh ! oh ! s’écria Valerio étonné, tu es de bien mauvaise humeur, mon pauvre ami. Il faut espérer que tout à l’heure, quand l’accès sera passé, tu rendras meilleure justice à mes intentions.

Il se remit aussitôt à son travail en sifflant, et le Bozza commença le sien avec une lenteur et une affectation de nonchalance et de maladresse dont Valerio ne voulut point lui donner la satisfaction de s’apercevoir.

Au bout de deux heures environ, le Bozza, voyant qu’il ne réussissait pas à irriter Valerio, changea de méthode, et se mit tout d’un coup à travailler avec rapidité, sans faire attention aux matériaux qu’il employait, et mêlant les couleurs de la manière la plus disparate et la plus bizarre.

Valerio lui jeta un regard de côté et l’examina pendant quelques instans. Il s’étonna de cette obstination ; mais comme c’était la première fois qu’une pareille chose arrivait, il résista au désir qu’il éprouvait de s’emporter, et se promit de refaire l’ouvrage de son apprenti, en se disant à lui-même : Après tout, ce n’est qu’une journée perdue pour lui et pour moi.

Mais malgré cette généreuse résolution, et malgré les efforts que le bon Valerio faisait sur lui-même pour ne pas jeter les yeux sur l’exécrable besogne à laquelle le Bozza travaillait avec âpreté, le seul bruit de son tampon sec et saccadé avait quelque chose de fébrile et d’irritant, auquel le jeune maître sentit qu’il était temps de se soustraire, s’il ne voulait céder aux provocations de son apprenti. Valerio se sentait la conscience tranquille. L’état du Bozza lui semblait maladif et lui causait encore plus de compassion que de colère. Brave comme le lion, mais comme lui généreux et patient, il quitta son échafaud, endossa son pourpoint de soie noire, et alla respirer l’air un instant dans la cour de la basilique, attenante au palais ducal, un des plus beaux morceaux d’architecture qu’il y ait dans le monde.

Après avoir fait quelques tours sous les galeries, il se crut assez calme pour retourner à l’atelier, et comme il redescendait l’escalier des Géans, il se trouva tout à coup face à face avec le Bozza. Le même sentiment d’angoisse qui avait dévoré Valerio, tandis qu’il renfermait sa colère, avait rongé le sein de Bartolomeo, tandis qu’il s’efforçait en vain d’allumer celle de son rival. Quand Valerio s’était soustrait à cette muette torture, la sienne était devenue si vive, qu’il n’avait pu y résister. Les minutes lui semblèrent des siècles, et tout d’un coup, emporté par un instinct de haine irrésistible, il s’élança sur ses traces et le rejoignit à l’endroit où, deux cents ans auparavant, la tête de Marino Faliero avait roulé sous la hache. Toute la colère de Valerio se ralluma, et les deux jeunes artistes, immobiles et le regard étincelant, restèrent quelques instans incertains, chacun attendant avec impatience la provocation de son adversaire ; semblables à deux dogues furieux qui rugissent sourdement, l’œil sanglant et l’échiné hérissée, avant de se précipiter l’un sur l’autre.

vii.

Quelque grossiers que fussent les artifices de Vincent Bianchini, l’esprit d’observation dont l’avait doué la nature, et la parfaite connaissance qu’il avait des faiblesses et des travers d’autrui, le servaient mieux que la supériorité des autres. Il avait un profond et irrévocable mépris pour l’espèce humaine. Niant la conscience, il détestait tous ses semblables ; il ne reculait devant aucun moyen de corruption, et ne faisait jamais entrer en ligne de compte la possibilité des bons mouvemens. Ses noires prévisions se trouvaient presque toujours justifiées ; mais il est vrai de dire que, comme le vent d’orage ne brise que les arbres où la sève commence à tarir et dont la tige a perdu sa vigueur élastique, les méchantes inspirations de Bianchini ne triomphaient que des cœurs où le sentiment de l’amour, sève de la vie, coulait avec parcimonie, et se trouvait étouffé à chaque effort par la violence des passions contraires. Un instinct de lâcheté l’empêchait de s’attaquer directement aux ames fortes et généreuses. Il ne connaissait donc que le mauvais côté de la vie, et cette triste science le rendait téméraire dans l’exercice de la duplicité.

S’il avait osé improviser un mensonge aussi grossier avec le Bozza, c’est qu’il prévoyait que celui-ci, étant d’une nature méfiante et concentrée, n’en chercherait jamais l’éclaircissement. Le Bozza, sans aimer précisément l’imposture, haïssait la franchise. Sa grande plaie était un amour-propre immense, éternellement froissé, éternellement souffrant. Bianchini savait aussi que tout l’effort de sa volonté consistait à cacher cette blessure, et que la crainte de la trahir par ses paroles le rendait taciturne, incapable de toute expansion, ennemi de toute explication qui l’eût forcé de mettre à nu le fond de son ame. Si quelquefois Bartolomeo s’expliquait à demi avec Francesco, c’est que, voyant la mélancolie de celui-ci, et le croyant atteint du même mal, il le craignait moins que les autres ; mais il se trompait : la maladie de Francesco, avec les mêmes symptômes, avait un tout autre caractère que la sienne. Quant à Valerio, le Bozza ne le comprenant nullement, prenait le parti de le nier. Il était persuadé que toute cette naïve insouciance était une affectation perpétuelle pour avoir des amis, des partisans, et faire son chemin par la faveur des grands ; c’est à cause de cette erreur que la ruse de Bianchini avait réussi.

Quand le Bozza se vit en présence de Valerio, quoiqu’il ne fût pas lâche le moins du monde, son courage s’évanouit. L’envie qu’il avait de lui reprocher sa prétendue conduite de la veille, céda devant la crainte de montrer combien son orgueil avait saigné de cette offense puérile ; il sentit bien que la dignité véritable exigeait qu’il la méprisât, ou qu’il eût l’air de la mépriser, et tout à coup, refoulant sa colère dans le fond de ses entrailles, il reprit son air froid et dédaigneux.

Valerio, étonné du changement subit de son attitude et de sa physionomie, rompit le silence le premier, en lui demandant ce qu’il avait à lui dire.

— J’ai à vous dire, messer, répondit Bozza, qu’il vous faut chercher un autre apprenti ; je quitte votre école.

— Parce que ?… s’écria Valerio avec l’impatience de la franchise.

— Parce que je sens le besoin de la quitter, répondit Bozza ; ne m’en demandez pas davantage.

— Et en me l’annonçant aussi brusquement, reprit Valerio, avez-vous l’intention de me blesser ?

— Nullement, messer, répondit Bozza d’un ton glacial.

— En ce cas, dit Valerio, faisant un grand effort pour vaincre sa colère, vous devez à l’amitié que je vous ai toujours témoignée de me confier les raisons de votre abandon.

— Il n’est pas question d’amitié ici, messer, reprit le Bozza avec un sourire amer ; c’est un mot qu’il ne faut pas prodiguer, et un sentiment qui ne peut guère exister entre vous et moi.

— Il se peut que vous ne l’ayez jamais connu pour personne, dit Valerio blessé ; mais chez moi ce sentiment était sincère, et je vous en ai donné trop de preuves pour que vous ayez bonne grace à le nier.

— Vous m’en avez donné en effet, dit le Bozza avec ironie, des preuves qu’il me serait difficile d’oublier.

Valerio, étonné, le regarda fixement. Il ne pouvait croire à tant d’amertume ; il ne voulait pas se décider à comprendre le langage de la haine.

— Bartolomeo, lui dit-il en lui saisissant le bras et en l’entraînant sous les galeries, tu as quelque chose sur le cœur. Il faut que je t’aie offensé involontairement ; quoi que ce soit, je te jure sur l’honneur que mon intention n’y a été pour rien ; pour que je puisse te le prouver, dis-moi ce que c’est.

Il y avait tant de franchise dans l’accent du jeune maître, que l’apprenti pensa que Bianchini pouvait bien s’être joué de sa crédulité ; mais, en même temps, il sentit plus que jamais le besoin de cacher son extravagante susceptibilité, et le sentiment de sa propre faiblesse lui rendit plus humiliante la généreuse sincérité de Valerio. Son cœur, fermé à l’affection, ne sentait pas le besoin de répondre à ces avances. — Si Bianchini a menti, se dit-il, si Valerio ne m’a pas méprisé cette fois, il m’a méprisé tous les jours de sa vie, et il me méprise encore à cette heure en m’offrant une amitié protectrice et le pardon d’une faute. Puisque j’ai tant fait que de me prononcer, il faut persister. — Il y avait long-temps déjà que le Bozza souffrait de son association avec les Zuccati, et qu’il aspirait à la rompre.

— Vous ne m’avez jamais offensé, messer, répondit-il avec froideur. Si vous l’aviez fait, je ne me bornerais pas à vous quitter, je vous en demanderais réparation.

— Et je suis, pardieu ! prêt à te la donner, si tu persistes à le croire, repartit Valerio, qui sentait bien la dissimulation de son apprenti.

— Il ne s’agit pas de cela, messer, et pour vous prouver que si je ne cherche pas une querelle, du moins ce n’est point par timidité que je l’évite, je vais vous dire une raison de mon abandon qui pourra bien vous déplaire un peu.

— Dis toujours, répondit Valerio ; il faut toujours dire la vérité.

— Je vous dirai donc, maître, reprit le Bozza, du ton le plus pédant et le plus blessant qu’il pût affecter, que ceci est une question d’art, et rien de plus. Il se peut que cela vous fasse sourire, vous qui méprisez l’art ; mais, moi, qui ne prise rien autre chose au monde, je suis forcé de vous avouer que je suis homme à sacrifier les relations les plus agréables au désir de faire des progrès, et de passer bientôt maître.

— Je ne blâme pas cela, dit Valerio ; mais en quoi tes progrès sont-ils gênés par moi ? Ai-je négligé de t’instruire, et au lieu de t’employer, comme ont coutume de faire les maîtres, au travail matériel de l’école, ne t’ai-je pas traité en artiste ? ne t’ai-je pas offert toutes les occasions possibles de progrès, en te confiant des travaux intéressans, difficiles, et en t’indiquanl la meilleure manière avec autant de zèle que si tu eusses été mon propre frère ?

— Je ne nie pas votre obligeance, répondit le Bozza ; mais dussé-je vous sembler un peu vain, je suis contraint de vous avouer, maître, que cette manière, qui vous paraît la meilleure, ne me satisfait point. Je n’aspire pas seulement à être le premier dans mon art, mais encore à faire faire à cet art, imparfait dans nos mains, un progrès dont je sens en moi la révélation. Ainsi donc, permettez que je m’affranchisse de votre système, et que je suive le mien. Une voix intérieure me le commande. Il me semble que je suis destiné à quelque chose de mieux qu’à suivre les traces d’autrui. Si j’échoue, ne me regrettez pas ; si je réussis, comptez qu’à mon tour je ne vous refuserai ni mon aide, ni mes conseils.

Valerio, ne devinant pas (tant il était dépourvu de vanité) que ce discours était inventé dans l’unique dessein de le piquer profondément, réprima une forte envie de rire. Il s’était souvent aperçu de l’amour-propre exagéré du Bozza, et en ce moment il le croyait en proie à un accès de fatuité délirante. C’est ainsi qu’il s’expliqua le trouble où il l’avait vu toute la matinée, et en songeant combien c’était une passion funeste et féconde en souffrances, il eut la douceur de ne pas l’en railler trop ouvertement.

— S’il en est ainsi, mon cher Bartolomeo, lui dit-il en souriant, il me semble qu’en restant avec nous tu serais beaucoup plus à même de nous donner des conseils, et nous de les recevoir. Comme jamais tu n’es contrarié dans ton travail, rien ne t’empêchera de perfectionner et d’innover à ton aise. Si tu fais faire des progrès à notre art, je puis te promettre que, loin de les entraver, je serai heureux d’en profiter pour mon compte.

Le Bozza sentit que, malgré sa complaisance, Valerio se moquait de lui. Désespéré d’avoir voulu en vain être méchant, et de n’avoir été que ridicule, il ne put se contenir davantage, et répondit d’un ton si aigre à plusieurs reprises, que Valerio perdit patience, et finit par lui dire :

— En vérité, mon cher ami, si c’est une révélation de ton génie, que la besogne extravagante et pitoyable que tu faisais tout à l’heure, quand j’ai quitté la basilique, je désire beaucoup que l’art rétrograde dans mes mains, plutôt que de faire de semblables progrès dans les tiennes.

— Je vois bien, messer, répliqua le Bozza, outré de ce que toutes ses petites vengeances tournaient contre lui, que vous n’êtes pas dupe des prétextes que j’invente depuis ce matin pour me séparer de vous. J’aurais désiré vous déplaire, afin de me faire renvoyer, et de vous éviter par là la mortification d’être quitté. Je suis fâché que vous n’ayez pas compris la générosité de ce procédé, et que vous me forciez à vous dire que je ne veux pas rester une heure de plus à votre école.

— Et la raison de ton départ reste impénétrable ? dit Valerio.

— Personne n’a le droit de me la demander, répondit le Bozza.

— Je pourrais vous forcer de remplir votre engagement, reprit Valerio, car vous avez signé celui de travailler sous ma direction jusqu’à la Saint-Marc prochaine ; mais il ne me convient pas d’être aidé par contrainte. Soyez donc libre.

— Je suis prêt, messer, répondit le Bozza, à vous offrir toutes les indemnités que vous voudrez exiger, et je ne crains rien tant que de rester votre obligé.

— C’est à quoi pourtant il faudra vous résigner, dit Valerio en lui rendant son salut, car je suis disposé à ne rien accepter de votre part.

Ainsi se séparèrent le maître et l’apprenti. Valerio le regarda s’éloigner, et se promena avec agitation sous les arcades ; puis, saisi tout à coup de douleur à la vue de tant d’ingratitude et de dureté, il retourna à ses travaux, et sentit son visage inondé de larmes.

Le Bozza, au contraire, alla trouver sa maîtresse, et la traita mieux ce jour-là qu’à l’ordinaire. Il se sentait léger, presque gai. Sa poitrine lui semblait soulagée d’un poids énorme : c’était le poids de la reconnaissance, insupportable aux orgueilleux. Il s’imagina qu’il venait de triompher de tout son passé, et d’entrer à pleines voiles dans l’indépendance glorieuse de son avenir.

viii.

Le Bozza n’était point un artiste sans mérite. Bien supérieur aux Bianchini qui n’étaient que des ouvriers diligens et soigneux, il avait reçu des Zuccati les notions exactes du dessin et de la couleur. Ses lignes étaient élégantes et correctes, ses tons ne manquaient pas de vérité, et, pour rendre le brillant et la richesse d’une étoffe, il surpassait peut-être Valerio lui même. Mais si à force d’études et de persévérance il était arrivé à rendre avec succès les effets matériels de l’art, il était loin d’avoir dérobé au ciel le feu sacré qui donne la vie aux productions de l’art, et qui constitue la supériorité du génie sur le talent. Le Bozza avait trop d’intelligence, il cherchait d’ailleurs avec trop d’anxiété le secret de cette supériorité dans les autres, pour ne pas comprendre ce qui lui manquait et pour ne pas chercher ardemment à l’acquérir. Mais c’était en vain qu’il essayait de communiquer à ses figures la grâce touchante ou l’enthousiasme sublime qui animaient celles des Zuccati. Il ne réussissait qu’à peindre les émotions physiques. Dans la scène de l’Apocalypse, ses figures de démons et de damnés étaient fort bien traitées ; mais, bien que ce fût là son triomphe, il n’avait pas su donner à ces emblèmes de la haine et de la douleur le sentiment intellectuel qui devait caractériser des images religieuses. Les maudits ne semblaient tourmentés que par l’ardeur des flammes qui les dévoraient ; nul sentiment de honte ou de désespoir ne se peignait dans leurs traits contractés par la fureur. Les anges rebelles ne gardaient rien de leur céleste origine. Le regret de leur grandeur première était étouffé par une affreuse ironie, et en contemplant ces traits immondes, ces rires féroces, ces tortures qui rappelaient l’inquisition plus que le jugement de Dieu, on éprouvait moins d’émotion que d’étonnement, moins de terreur que de dégoût.

Malgré ces défauts appréciables seulement aux organisations élevées, le travail du Bozza avait des qualités éminentes, et les Zuccati avaient bien connu ses forces en le lui confiant. Mais lorsqu’il avait voulu s’essayer dans des sujets plus nobles, il avait complètement échoué. Ses mouvemens majestueux étaient raides, ses figures inspirées grimaçaient, ses anges agitaient en vain des ailes fortes et brillantes ; leurs pieds semblaient invinciblement liés dans le ciment, et leurs regards n’avaient d’autre éclat que celui de l’émail et du marbre.

Les peintres mécontens ne retrouvaient plus leur pensée dans l’exécution cependant fidèle de leurs dessins, et les Zuccati étaient forcés de retoucher péniblement tout ce qui constituait dans ces figures le sentiment et la représentation de la vie morale. Depuis que la scène de l’Apocalypse était achevée, le Bozza avait donc été employé au grand feston du cintre, et comme il trouvait indigne de lui de copier servilement des ornemens, il avait subi intérieurement toutes les tortures de l’orgueil humilié. C’était pourtant avec une douceur et une délicatesse extrême que les Zuccati lui avaient fait sentir la nécessité de laisser les sujets sacrés à des mains plus habiles, et de terminer les détails de la voûte en attendant que des sujets appropriés au genre de son talent fussent confiés à leur école. Bozza ne tenait pas compte des leçons particulières de dessin et de peinture que les Zuccati lui donnaient aux heures de leur loisir. Il ne concevait pas de plus grande affaire au monde que le soin de sa gloire future, et reprochait secrètement à Valerio d’avoir des goûts de plaisir qui l’empêchaient de lui consacrer tous ses momens de liberté ; à Francesco, de faire pour son propre compte des études sérieuses qui le forçaient quelquefois d’abréger sa leçon ou de la remettre au lendemain. Il se persuadait que ses maîtres craignaient d’être dépassés par lui et le privaient des moyens de s’instruire rapidement, afin d’exploiter plus long-temps son travail à leur profit, et il se livrait alors, dans le secret de son ame, à toutes les misères de la défiance et du ressentiment.

D’autres fois (et ces instans étaient encore plus cruels), il ouvrait les yeux à l’évidence, et s’apercevait que, malgré les excellentes leçons et les conseils désintéressés qu’on lui donnait, il ne faisait pas les progrès qu’il aurait dû faire. Il sentait amèrement tous les défauts de son œuvre et se demandait avec effroi si, hors d’une certaine portée de talent, il n’était pas à jamais frappé d’impuissance. Il voyait ce qui lui manquait, et ne pouvait le réaliser ; sa main semblait traduire en langue vulgaire les lyriques élans de son cerveau, et il n’était pas loin de croire à l’action jalouse des puissances infernales sur sa destinée. Souvent Valerio lui avait dit : « Bartolomeo, le plus grand obstacle au développement de tes facultés, c’est l’inquiétude où tu te consumes. Rien de grand et de beau ne peut éclore sans le souffle fécond d’un cœur chaud et d’un esprit libre. Il faut toute la santé du corps et de l’ame pour produire une œuvre saine, et ce qui sort d’un cerveau malade n’a pas les conditions de la vie. Si au lieu de passer tes nuits à rêver les honneurs de la célébrité, tu t’endormais joyeux auprès de ta maîtresse ; si au lieu de verser les larmes desséchantes de l’ennui, tu pleurais de tendresse et de sympathie dans le sein d’un ami ; si enfin, aux heures où la lassitude ne te permet plus de soutenir les outils et de discerner les nuances, plutôt que de fatiguer ta vue et d’épuiser ta volonté, tu cherchais dans les distractions de ton âge, dans les innocentes passions de la jeunesse, un moyen de retremper les forces de l’artiste, en leur donnant pour quelques instans un autre aliment, je crois que tu serais surpris, en retournant au travail, de sentir ton cœur battre avec force, tout ton être transporté d’une joie inconnue et d’une espérance victorieuse. Mais tu t’arranges de manière à être toujours triste, à défaillir à toute heure sous le poids de la vie ; comment veux-tu donner à ton œuvre cette vie qui n’est pas en toi-même ? Si tu continues ainsi, tous les ressorts de ton génie seront usés avant que tu aies pu les faire servir. À force de contempler le but et de t’exagérer le prix de la victoire, tu oublieras de connaître les douces émotions et les joies pures de la production. L’art, pour se venger de n’avoir pas été aimé pour lui-même, ne se révélera que de loin à tes yeux éblouis et trompés, et si tu arrives par des moyens bizarres à obtenir les vains applaudissemens de la foule, tu ne sentiras pas en toi-même cette satisfaction généreuse de l’artiste consciencieux, qui contemple en souriant l’ignorance des juges grossiers, et qui se console de la misère, pourvu qu’il puisse s’enfermer dans un taudis ou dans un cachot avec sa muse, et goûter dans ses bras des ravissemens inconnus au vulgaire. »

Le malheureux artiste sentait bien la vérité de ces observations ; mais au lieu de voir que Valerio les lui adressait dans la simplicité de son ame, et avec le désir sincère de le mettre dans la bonne voie, il lui attribuait le sentiment impie d’une joie secrète et d’un mépris cruel à la vue de ses souffrances. Découragé et désespéré, il s’écriait alors : Oui, cela est trop vrai, Valerio ! je suis perdu. Je suis consumé comme une torche tourmentée par le vent, avant d’avoir jeté mon éclat et fourni ma lumière. Vous le savez bien, et vous mettez le doigt dans la plaie. Vous connaissez le secret de votre force et celui de ma faiblesse. Triomphez donc, humiliez-moi, méprisez mes rêves, déjouez mes espérances, raillez jusqu’à mes désirs. Vous avez su employer votre énergie, vous avez gouverné le coursier, vous l’avez dompté ; moi je l’excite sans cesse, et emporté par lui, je vais me briser au premier obstacle.

C’était en vain alors que les deux Zuccati cherchaient à l’apaiser et à lui rendre l’espérance ; il repoussait leur sollicitude, et blessé de leur compassion, il allait cacher sa misère loin de tous les regards et de toutes les consolations.

Voyant que leurs conseils affectueux ne servaient qu’à irriter la souffrance de cette ame froissée, les deux jeunes maîtres avaient donc, peu à peu, cessé de lui parler de lui-même ; le Bozza en avait conclu qu’ils ne l’aimaient point, et qu’ils avaient peur de le voir profiter trop bien de leurs bons conseils. La malheureuse nécessité d’abandonner un travail noble et intéressant, pour terminer à époque fixe des ornemens fastidieux, avait achevé de l’aigrir. Il avait donc pris la résolution de les quitter aussitôt que son engagement serait expiré, car il n’espérait pas qu’ils le proposassent à la maîtrise, comme ils en avaient le droit, aux termes de leur engagement avec les procurateurs. Ce droit ne s’étendait qu’à un seul élève par année, et Ceccato ou Marini, ses jeunes confrères, lui semblaient être beaucoup mieux que lui dans l’esprit des Zuccati. Il avait l’intention d’aller à Ferrare ou à Bologne se faire agréer comme maître, et former une école ; car s’il était un des derniers à Venise, il pouvait espérer d’être un des premiers dans une ville moins riche et moins illustre. Sa querelle avec Valerio avait, à ses yeux, le double avantage de lui rendre la liberté, et de lui fournir l’occasion d’une vengeance. Les travaux n’étaient pas terminés, la Saint-Marc approchait, les instans étaient comptés. Dans les deux écoles, on redoublait d’ardeur pour ne point rester en arrière des engagemens contractés. L’absence ou le départ d’un apprenti était donc dans ce moment un véritable échec, et compromettait sérieusement le succès des efforts inouis qu’on avait faits jusqu’à ce jour pour n’être point dépassé par l’école rivale.

ix.

Les Bianchini ne furent pas longs à s’apercevoir de l’absence du Bozza, et de la tristesse de Valerio. Vincent raconta, avec un rire brutal, son artifice de la veille à ses deux frères, et tous trois, encouragés par ce premier succès, résolurent de tout mettre en œuvre pour nuire aux travaux de la grande coupole, et pour perdre les Zuccati. Après qu’ils eurent tenu conseil au cabaret, Vincent se remit sur la piste du Bozza, et le découvrit, à l’entrée de la nuit, dans les grands vergers qui s’étendent le long des lagunes au faubourg de Santa-Chiara. Le Bozza côtoyait lentement une haie verdoyante entrecoupée de beaux arbres fruitiers qui se penchaient avec amour sur les ondes paisibles. Un silence profond régnait sur cette cité bocagère, et les dernières rougeurs du couchant s’éteignaient au loin sur le clocher rustique de l’île de la Certosa. De ce côté, Venise a la physionomie aussi naïve et aussi pastorale, qu’elle est coquette, fière ou terrible en d’autres sites. On n’y voit aborder que des barques pleines d’herbes ou de fruits ; on n’y entend d’autre bruit que celui du râteau dans les allées, ou du rouet des femmes assises au milieu de leurs enfans sur le seuil des serres ; les horloges des couvens y sonnent les heures d’une voix claire et féminine, dont rien n’interrompt la longue vibration mélancolique. C’est là qu’en d’autres jours le chantre de Childe-Harold vint souvent chercher le sens de certains secrets de la nature ; grâce, douceur, charme, repos, mots mystérieux, que la nature, impuissante ou impitoyable à son égard, lui renvoyait traduits par ceux de langueur, tristesse, ennui, désespoir. Là, le Bozza, insensible aux bénignes influences d’une soirée délicieuse, était absorbé par le vol rapide et les combats acharnés des grands oiseaux de mer, qui, à l’heure du soir, se disputaient leur dernière proie, ou se pressaient de rejoindre leurs retraites mystérieuses. Ces spectacles de lutte et d’inquiétude étaient les seuls qui lui fussent sympathiques. Partout le vaincu lui semblait une personnification de ses rivaux ; et quand le vainqueur poussait dans les airs son cri de rage et de triomphe, le Bozza croyait se sentir monter sur ses larges ailes vers le but de ses insatiables désirs.

Le Bianchini l’aborda en jouant la franchise, et après lui avoir dit qu’il s’apercevait depuis long-temps des mauvais procédés des Zuccati à son égard, il le pria de lui dire, fût-ce sous le sceau du secret, s’il était résolu définitivement à quitter leur école.

— Il n’y a point là de secret à garder, répondit Bartolomeo, car non-seulement c’est une chose résolue, mais encore c’est une chose faite.

Bianchini exprima sa joie avec réserve, assura le Bozza qu’il eût pu rester dix ans avec les Zuccati sans faire un pas vers la maîtrise, et lui cita l’exemple du Marini, qui était un garçon de talent, et travaillait avec eux depuis six ans sans autre récompense qu’un salaire modeste et le titre de compagnon. — Le Marini se flatte, ajouta-t-il, de passer maître à la Saint-Marc, d’après la promesse de messer Francesco Zuccato ; mais…

— Il le lui a promis ? positivement ? dit le Bozza dont les yeux étincelèrent.

— En ma présence, répondit Vincent. Il vous l’a peut-être promis à vous-même ! Oh ! il n’en coûte rien aux Zuccati de promettre ; ils traitent leurs apprentis comme ils traitent les procurateurs, en faisant plus de discours que de besogne. Ils ont de belles paroles pour expliquer à leurs dupes que l’art demande un long noviciat, qu’on tue un artiste dans sa fleur en le livrant trop tôt aux caprices de son imagination ; que les plus grands talens ont échoué pour s’être trop vite affranchis de l’étude servile des modèles, etc. Que ne disent-ils pas ? Ils ont appris par cœur dans l’atelier de leur père (lorsque leur père avait un atelier) cinq ou six grands mots qu’ils ont entendu dire au Titien ou à Giorgione, et maintenant ils se croient maîtres en peinture, et parlent comme des arbitres. Vraiment, c’est si ridicule, que je ne conçois pas que votre grand diable de l’Apocalypse, ce morceau si parfait, si comiquement traité, si bien encorné, et de si belle humeur, que je n’ai jamais pu le regarder sans rire, ne se détache pas de la muraille, et ne vienne pas, de sa queue de lion, leur donner sur les oreilles, quand ils disent des choses si ridicules et si déplacées dans leur bouche.

Quoique le Bozza fût blessé de ces éloges grossiers donnés à son morceau capital, à une figure qu’il avait eu le dessein de rendre terrible et non grotesque, il éprouvait une joie secrète à entendre railler et déprécier les Zuccati. Quand le Bianchini crut avoir gagné sa confiance en caressant sa blessure, il lui fit l’offre de le prendre dans son école, et lui promit même un salaire très supérieur à celui qu’il recevait des Zuccati ; mais il fut surpris de recevoir un refus pour toute réponse, et de ne pas voir la moindre satisfaclion percer dans la contenance du Bozza. Il crut que le jeune compagnon voulait se faire marchander, afin d’obtenir de plus grands avantages pécuniaires. Les Bianchini ne concevaient pas, dans la vie d’artiste, un autre but, une autre espérance, une autre gloire, que l’argent.

Après avoir essayé vainement de le tenter par des offres encore plus brillantes, Vincent renonça à se l’associer. Et, prenant l’air calme d’un homme tout à-fait désintéressé, il chercha, en le flattant et en conversant avec lui, à pénétrer les causes de ce refus et les désirs cachés de son ambition. Cela ne fut pas difficile. Le Bozza, cet homme si défiant et si réservé, que l’amitié la plus sincère ne pouvait lui arracher l’aveu de ses faiblesses, cédait, comme un enfant, aux séductions de la plus grossière flatterie ; la louange était à ses poumons comme l’air vital, sans lequel il ne faisait que souffrir et s’éteindre. Quand le Bianchini vit que sa seule pensée était de passer maître, et d’avoir les glorioles du métier, l’autorité, l’indépendance, le titre, sauf à ne tirer aucun profit de sa peine, et à souffrir longtemps encore toutes les privations, il conçut un profond mépris pour cette ambition, moins vile que la sienne ; et il s’en fût moqué ouvertement, s’il n’eût compris qu’il pouvait encore l’exploiter au détriment des Zuccati.

— Ah ! mon jeune maître, lui dit-il, vous voulez commander et ne plus servir ! C’est tout simple, je le conçois bien, de la part d’un homme de talent comme vous. Eh bien ! viva ! il faut passer maître ; mais non pas dans une misérable ville de province où vous suerez nuit et jour pendant vingt ans sans faire parler de vous. Il faut passer maître à Venise même, à Saint-Marc, supplanter et remplacer les Zuccati.

— Voilà ce qui est plus facile à dire qu’à faire, répondit le Bozza ; les Zuccati sont tout puissans.

— Peut-être pas tant que vous croyez, répliqua le Bianchini ; voulez-vous m’engager votre parole de vous fier à moi et de m’aider dans tous mes desseins ? Je vous engagerai la mienne qu’avant six mois les Zuccati seront chassés de Venise, et nous deux, vous et moi, maîtres absolus dans la basilique.

Vincent parlait avec tant d’assurance, et il était connu pour un homme si persévérant, si habile et si heureux dans toutes ses entreprises ; il avait échappé à tant de périls, et réparé tant de désastres, où tout autre se fut brisé, que le Bozza ému sentit un frisson de plaisir courir dans ses veines, et la sueur lui coula du front comme si le soleil sortant de la mer, où il venait de s’éteindre, eût fait tomber sur lui les plus chauds rayons de la vie.

Bianchini, le voyant vaincu, lui prit le bras, et l’entraînant avec lui :

— Venez, lui dit-il, je veux vous faire voir avec les yeux de votre tête un moyen infaillible de perdre nos ennemis ; mais auparavant vous allez vous engager par serment à ne pas être pris d’un mouvement de sensibilité imbécille, et à ne pas faire échouer mes projets. Votre témoignage m’est absolument nécessaire. Êtes-vous sûr de ne reculer devant aucune des conséquences de la vérité, quelque dures qu’elles puissent être à vos anciens maîtres ?

— Et où donc s’arrêteront ces conséquences ? demanda le Bozza étonné.

— À la vie seulement, répondit Bianchini. Elles entraîneront le bannissement, le déshonneur, la misère.

— Je ne m’y prêterai pas, dit sèchement le Bozza en s’éloignant du tentateur. Les Zuccati sont d’honnêtes gens après tout, et je ne sais pas pousser le dépit jusqu’à la haine ; laissez-moi, messer Vincent, vous êtes un méchant homme.

— Cela vous paraît ainsi, répondit Vincent sans s’émouvoir d’une qualification dont il avait depuis long-temps cessé de rougir. Cela vous effraie, parce que vous croyez à l’honneur des frères Zuccati. C’est très joli et très naïf de votre part. Mais si on vous faisait voir (et je dis voir par vos yeux) que ce sont des gens de mauvaise foi, qui trompent la république, abusent de ses deniers en volant leur salaire et en frelatant l’ouvrage ; si je vous le fais voir, que direz-vous ? et si, vous l’ayant fait voir, je vous somme en temps et lieu de rendre témoignage à la vérité, que ferez-vous ?

— Si je le vois par mes yeux, je dirai que les Zuccati sont les plus grands hypocrites et les plus insignes menteurs que j’aie jamais rencontrés ; et si, dans ce cas, je suis sommé de rendre témoignage, je le ferai, parce qu’ils m’auront indignement joué, et que je hais trop les hommes qui ont le droit de marcher sur les autres pour ne pas abhorrer ceux qui s’arrogent ce droit au prix du mensonge. Eux, des voleurs et des infâmes ! je ne le crois pas ; mais je le voudrais bien, ne fût ce que pour avoir le plaisir de leur dire en face : Non ! vous n’aviez pas le droit de me mépriser !

— Suivez-moi, dit le Bianchini avec un affreux sourire, la nuit est close, et nous pouvons d’ailleurs pénétrer dans la basilique à toute heure sans exciter les soupçons de personne. Venez, et si vous ne manquez pas de cœur, avant six mois vous ferez au plus haut du plafond de la basilique un grand diable jaune qui rira plus haut que tous les autres et qui vous vaudra cent ducats d’or.

En parlant ainsi, il se glissa parmi les arbres embaumés ; et le Bozza, foulant d’un pas mal assuré les bordures de thym et de fenouil, le suivit tout tremblant, comme s’il se fût agi de commettre un crime.

x.

Le lendemain, on vit le Bozza dans l’école des Bianchini, travaillant avec ardeur à la chapelle de Saint-Isidore. Francesco, à qui son frère avait raconté avec exactitude la scène de la veille, fut si profondément blessé de cette conduite, qu’il pria Valerio de ne faire aucune nouvelle tentative pour en connaître les motifs. Il en souffrit en silence, et ressentant plus vivement une injure faite à son frère bien-aimé que si elle se fût adressée à lui seul, ne concevant pas qu’on pût résister à la franchise et à la bonté d’une explication donnée par Valerio, il feignit de ne pas voir le Bozza, et passa près de lui, à dater de ce jour, comme s’il ne l’eût jamais connu. Valerio, qui savait combien son frère avait à cœur de terminer sa coupole, et qui voyait en lui l’inquiétude causée par l’abandon du Bozza, résolut de mourir à la peine plutôt que de ne pas surmonter cette difficulté. Francesco était d’une santé délicate ; son ame fière et sensible était obsédée de la crainte de manquer à ses engagemens. Il ne s’agissait plus là seulement de sa gloire d’artiste, gloire à laquelle il se reprochait d’avoir trop songé, puisqu’il se trouvait en retard pour le travail matériel ; il s’agissait de l’honneur ; il n’ignorait pas les intrigues déjà tentées par les Bianchini pour noircir sa réputation. Lorsqu’il avait accepté cette énorme tâche, son père, la jugeant trop considérable pour les trois années auxquelles elle était limitée, avait essayé de l’en détourner. Le Titien, jugeant que la vie dissipée de Valerio et la mauvaise santé de l’autre rendaient cette exécution impossible, leur avait conseillé plusieurs fois de se réconcilier avec les Bianchini et de demander aux procurateurs un nouvel arrangement. Mais les Bianchini, qui dans le principe avaient fait partie de l’école de Francesco, avaient peu de talent et un insupportable orgueil. Pour rien au monde, Francesco n’eût voulu leur confier un travail entrepris et conduit avec tant de soin et d’amour.

Pour s’expliquer l’importance que ce maître attachait à ne pas être en retard d’un seul jour, il est nécessaire de remonter un peu plus haut, et de dire que la basilique de Saint-Marc avait été, durant les années précédentes, exploitée par des ouvriers malhabiles et de mauvaise foi. Des dépenses considérables n’avaient servi qu’à entretenir une troupe d’artisans débauchés, dont il avait fallu refaire à grands frais les ouvrages. Le père Alberto et le Rizzo, premiers maîtres mosaïstes, avaient montré aux procurateurs la nécessité de mettre de l’ordre dans les dépenses et dans les travaux. Après plusieurs épreuves, on avait agréé Francesco Zuccato pour chef de l’atelier de mosaïque, et Vincent Bianchini, bien que banni pendant quatorze ans pour accusation de crime de fausse monnaie et pour avoir commis plusieurs assassinats, notamment un sur la personne de son barbier, avait, grâce à la vigueur de son travail et de celui de ses frères, trouvé protection auprès du procurateur-caissier, qui l’avait placé sous les ordres des Zuccati. Mais toute relation étant impossible entre ces deux familles, Francesco avait demandé la liberté de choisir d’autres élèves, et il l’avait obtenue. Pour mettre fin aux querelles qui s’élevèrent à cet égard, et pour contenter le procurateur qui s’intéressait aux Bianchini, la commission s’était décidée à croire sur parole ces derniers capables de travailler sans direction pour leur propre compte. On leur avait confié un emplacement moins favorable et une tâche plus longue qu’aux Zuccati ; ils avaient eux-mêmes réglé ces conditions et demandé cette épreuve de leurs talens. Depuis ce jour ils n’avaient pas cessé de se faire valoir auprès de la commission, qui n’était, du reste, rien moins qu’éclairée sur la matière, et de déprécier l’école de Francesco, dont la modestie et la candeur leur fournissaient des armes. La commission tenait à honneur de faire faire à moins de frais que par le passé des travaux plus considérables et mieux exécutés. Elle voulait, par l’inauguration de l’église restaurée, mériter les éloges et les récompenses du sénat. Francesco voyait arriver ce jour fatal, et c’était en vain qu’il s’épuisait ; l’espérance commençait à l’abandonner. Il voyait aussi Valerio, inaccessible aux soucis de l’inquiétude, persister à célébrer le même jour l’institution d’une compagnie d’hommes de plaisir. Le départ du Bozza dans un moment si critique acheva de le consterner. Quand même, se dit-il, Valerio se donnerait tout entier à son labeur, cela ne servirait pas à grand’chose. Qu’il s’amuse donc, puisqu’il a le bonheur d’être insensible à la honte d’une défaite.

Mais Valerio ne l’entendait pas ainsi. Il connaissait trop la susceptibilité chevaleresque de son frère pour ne pas savoir qu’il serait inconsolable d’une telle mortification. Il assembla donc ses élèves favoris, Marini, Coccato et deux autres ; il leur peignit la situation d’esprit de Francesco, et celle de toute l’école, en face de l’opinion publique. Il les supplia de faire comme lui, de ne pas désespérer, de ne renoncer ni au travail, ni au plaisir, et de rester debout jusqu’à ce que tout fût mené à bien, fallût-il périr de fatigue le lendemain de la Saint-Marc. Tous firent serment avec enthousiasme de le seconder sans relâche, et ils tinrent parole. Pour ne pas inquiéter Francesco, qui s’affligeait toujours du peu de soin que Valerio prenait de sa santé, on masqua par des planches la partie à laquelle il renonçait à mettre la dernière main, et on y travailla toutes les nuits. Un léger matelas fut jeté sur l’échafaud, et lorsqu’un des travailleurs cédait à la fatigue, il s’étendait dessus et goûtait quelques instans de sommeil, interrompu par les chants joyeux des autres et le craquement des planches sous leurs pieds. Ils prenaient tous leur peine en gaieté, et prétendaient n’avoir jamais mieux dormi qu’au bercement de l’échafaudage et au bruit du battoir. L’inaltérable gaieté de Valerio, ses belles histoires, ses folles chansons, et la grande cruche de vin de Chypre qui circulait à la ronde, entretenaient une merveilleuse ardeur. Cette ardeur fut couronnée de succès. La veille de la Saint-Marc, comme la journée finissait, et que Francesco, pour ne pas avoir l’air d’adresser un reproche muet à son frère, affectait une résignation qui était loin de son ame, Valerio donna le signal. Les élèves enlevèrent les planches, et le maître vit le feston et les beaux angelots qui le soutiennent terminé comme par enchantement.

— Ô mon cher Valerio, s’écria Francesco, transporté de joie et de reconnaissance, n’ai-je pas été bien inspiré de donner des ailes à ton portrait ? N’es-tu pas mon ange gardien, mon archange libérateur ?


— Je tenais beaucoup, lui dit Valerio en lui rendant ses caresses, à te prouver que je pouvais mener de front les affaires et le plaisir. Maintenant, si tu es content de moi, je suis payé de ma peine ; mais il faut embrasser aussi ces braves compagnons qui m’ont si bien secondé, et qui, par là, se sont tous rendus dignes de la maîtrise ; c’est à toi de choisir, je ne dis pas le plus habile, ils le sont tous également, mais le plus ancien en titre.

— Mes bons et chers enfans, leur dit Francesco, après les avoir tous cordialement embrassés, vous aviez tous fait naguère le généreux sacrifice de vos droits et de vos désirs en faveur d’un jeune homme malade d’ambition, dont le talent et la souffrance vous semblaient devoir mériter de l’intérêt et de la compassion. Vous vous étiez promis de lui prouver qu’il vous accusait à tort d’être ses rivaux et ses ennemis. Plus attachés à mes leçons qu’à la vaine gloire dont il était avide, vous étiez sur le point de lui donner un grand exemple de vertu et de désintéressement, en le portant à la maîtrise volontairement et contre son attente. L’ingrat n’a pas su attendre cet heureux jour, où il eût été forcé de vous chérir et de vous admirer. Il s’est éloigné lâchement de maîtres qu’il n’a pas su comprendre, et de compagnons qu’il n’a pas su apprécier. Oubliez-le ; celui qui vous perd est assez puni ; où retrouvera-t-il des amitiés plus sincères, des services plus désintéressés ? Maintenant une place de maître est à votre disposition, car elle est à la mienne, et je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre. Dieu me garde de faire un choix parmi des élèves que j’estime et que j’aime tous si tendrement ! Faites donc vous-mêmes son élection. Celui de vous qui réunira le plus de voix aura la mienne.

— Le choix ne sera pas long, dit Marini. Nous avions prévu, cher maître, que tu ferais cette année-ci comme les années précédentes, et nous avons procédé à l’élection. C’est sur moi qu’est tombée la majeure partie des suffrages de l’école. Ceccato m’a donné sa voix, et je suis élu. Mais tout cela est l’effet d’une injustice ou d’une erreur. Ceccato travaille mieux que moi, Ceccato a une femme et deux petits enfans. Il a besoin de la maîtrise et il y a droit. Moi, je ne suis pas pressé, je n’ai pas de famille. Je suis heureux sous tes ordres. J’ai encore beaucoup à apprendre. J’abandonne à Ceccato tous mes suffrages, et je lui donne ma voix, à laquelle je te prie, maître, de joindre la tienne.

— Embrasse-moi, mon frère ! s’écria Francesco en serrant Marini dans ses bras. Cette belle action guérit la plaie que l’ingratitude de Bartolomeo m’a faite au cœur. Oui, il y a encore parmi les artistes de grandes ames et de nobles dévouemens. Ne rougis pas, Ceccato, d’accepter ce généreux sacrifice ; à la place de Marini, nous savons tous que tu eusses agi comme il vient de le faire. Sois fier, comme si tu étais le héros de cette soirée. Celui qui inspire une telle amitié est l’égal de celui qui l’éprouve.

Ceccato, tout en larmes, se jeta dans les bras de Marini, et Francesco se mit en devoir d’aller sur-le-champ trouver les procurateurs, afin de leur faire ratifier la promotion de maîtrise due annuellement à un de ses élèves, aux termes du traité qu’il avait passé avec ces magistrats.

— Nous allons t’attendre à table, lui dit Valerio, car après tant de fatigues nous avons besoin de nous restaurer. Hâte-toi de venir nous rejoindre, frère, car je suis forcé d’aller passer la moitié de la nuit à San-Filippo pour les joyeuses affaires de demain, et je ne veux pas quitter le souper sans avoir choqué mon verre avec le tien.

xi.

Au moment où Francesco montait le grand escalier du palais des procuraties, il rencontra le Bozza qui descendait, pâle et absorbé dans ses pensées. En se trouvant en face de son ancien maître, Bartolomeo tressaillit et se troubla visiblement. Comme Francesco le regardait avec la sévérité qui lui convenait en cette rencontre, son visage se décomposa tout-à-fait, ses lèvres blêmes s’agitèrent comme s’il eût vainement essayé de parler. Il fit un pas pour se rapprocher du maître et un mouvement comme pour le saluer. Dévoré de remords, le Bozza eût donné sa vie en cet instant pour se jeter aux pieds de Francesco et lui tout confesser ; mais l’accueil glacé de celui-ci, le regard écrasant qu’il jeta sur lui, et le soin qu’il prit d’éviter son salut en détournant la tête dès qu’il lui vit porter la main à sa barrette, ne lui permirent pas de trouver en lui-même la force d’un repentir opportun. Il s’arrêta, incertain, attendant toujours que Francesco se retournât et l’encourageât d’un regard plus indulgent ; puis, quand il vit qu’il était décidément condamné et abandonné : Va donc ! dit-il en serrant le poing avec rage et désespoir. Puis il s’enfuit à grands pas et alla s’enfermer chez sa maîtresse, qui ne put obtenir de lui une seule parole ni un seul regard durant toute cette nuit-là.

Francesco commença par se rendre chez le procurateur-caissier qui était le chef de la commission ; il fut fort surpris d’y trouver Vincent Bianchini assis dans une attitude familière et pérorant à haute voix. Mais celui-ci se tut aussitôt qu’il le vit paraître et passa dans une autre pièce qui faisait partie des appartemens intérieurs de la procuratie. Le procurateur-caissier Melchiore avait le sourcil froncé et affectait un air austère auquel sa physionomie courte et large, son ventre rebondi et son parler nasillard donnaient un caractère plus bizarre qu’imposant. Francesco n’était pas homme d’ailleurs à se laisser imposer par cette ineptie doctorale ; il le salua et lui dit qu’il était heureux de pouvoir lui annoncer l’achèvement complet de la coupole, en conséquence de quoi… Mais le procurateur-caissier ne lui laissa pas le temps de terminer son discours.

— Eh bien ! nous y voilà, dit-il en le regardant dans le blanc des yeux avec l’intention visible de l’intimider ; c’est à merveille, messer Zuccato ; c’est bien cela… Auriez-vous la bonté de m’expliquer comment cela s’est trouvé si vite terminé ?

— Si vite, monseigneur ? Cela a été bien lentement à mon gré, car nous voici à la veille du jour marqué, et ce matin encore je craignais beaucoup de n’avoir pas fini à temps.

— Et vous le craigniez avec raison, car hier il vous restait à faire un grand quart de votre feston, la besogne d’environ un mois de votre travail ordinaire.

— Cela est vrai, répondit Francesco, je vois que votre seigneurie est au courant des moindres détails…

— Un homme comme moi, dit le procurateur avec emphase, messer, connaît les devoirs de sa charge et ne s’en laisse point imposer par un homme comme vous.

— Un homme comme votre seigneurie, répondit Francesco surpris de cette boutade, doit savoir qu’un homme comme moi est incapable d’en imposer à personne.

— Baissez le ton, monsieur, baissez le ton ! s’écria le procurateur, ou, par la corne ducale ! je vous ferai taire pour long-temps.

Le procurateur Melchiore avait l’honneur de compter parmi ses grands oncles un doge de Venise, aussi avait-il pris l’habitude de se croire tant soit peu doge lui-même, et de jurer toujours par la coiffure, en forme de bonnet phrygien ou de corne d’abondance, qui était l’insigne auguste de la dignité ducale.

— Je crois voir que votre seigneurie est mal disposée à m’entendre, répondit Francesco avec une douceur un peu méprisante, je me retirerai dans la crainte de lui déplaire davantage, et j’attendrai un moment plus favorable pour…

— Pour demander le salaire de votre paresse et de votre mauvaise foi ? s’écria le procurateur. Le salaire des gens qui volent la république est sous les plombs, messer, et prenez garde qu’on ne vous récompense selon vos mérites.

— J’ignore la cause d’une semblable menace, répondit Francesco, et je pense que votre seigneurie a trop de sagesse et d’expérience pour vouloir abuser de l’impossibilité où je suis de repousser une injure de sa part. Le respect que je dois à son âge et à sa dignité me ferme la bouche ; mais je ne serai pas aussi patient avec les lâches qui m’ont noirci dans son esprit.

— Par la corne ! ce n’est pas ici le lieu de faire le spadassin, messer. Songez à vous justifier avant d’accuser les autres.

— Je me justifierai devant votre seigneurie, et de manière à la satisfaire, quand elle daignera me dire de quoi je suis accusé.

— Vous êtes accusé, messer, de vous être indignement joué des procurateurs en vous donnant pour un mosaïste. Vous êtes un peintre, messer, et rien autre chose. Eh ! vous avez là un beau talent, par la corne de mon grand-oncle ! Je vous en fais mon compliment. Mais vous n’avez pas été payé pour faire des fresques, et on verra ce que valent les vôtres.

— Je jure sur mon honneur que je n’ai pas le bonheur de comprendre les paroles de votre seigneurie.

— Mordieu ! on vous les fera comprendre, et jusque-là n’espérez pas recevoir d’argent. Ah ! ah ! monsieur le peintre, vous aviez bien raison de dire : — Monsignor Melchiore n’entend rien au travail que nous faisons. C’est un bonhomme qui ferait mieux de boire que de diriger les beaux-arts de la république. — C’est bien, c’est bien, messer ; on sait les plaisanteries de votre frère et les vôtres sur notre compte et sur le corps respectable des magistrats. Mais rira bien qui rira le dernier ! Nous verrons quelle figure vous ferez quand nous examinerons en personne cette belle besogne ; et vous verrez que nous nous y connaissons assez pour distinguer l’émail du pinceau, le carton de la pierre.

Francesco ne put réprimer un sourire de mépris.

— Si je comprends bien l’accusation portée contre moi, dit-il, je suis coupable d’avoir remplacé quelque part la mosaïque de pierre par le carton peint. Il est vrai, j’ai fait quelque chose de semblable pour l’inscription latine que votre seigneurie m’avait ordonnée de placer au-dessus de la porte extérieure. J’ai pensé que votre seigneurie, ne s’étant pas donné la peine de rédiger elle-même cette inscription trop flatteuse pour nous, l’avait confiée à une personne qui s’en était acquittée à la hâte. Je me suis donc permis de corriger le mot Saxibus. Mais fidèle à l’obéissance que je dois aux respectables procurateurs, j’ai tracé en pierres ce mot tel qu’il m’a été donné par écrit de leurs mains, et n’ai permis à mon frère de placer la correction que sur un morceau de carton collé sur la pierre. Si votre seigneurie pense que j’ai fait une faute, il ne s’agit que d’enlever le carton, et le texte paraîtra dessous, exécuté servilement, comme il ne tiendra qu’à elle de s’en assurer par ses yeux.

— À merveille, messer ! s’écria le procurateur outré de colère. Vous vous dévoilez vous-même, et voilà une nouvelle preuve dont je prendrai note. Holà ! mon secrétaire ; prenez acte de cet aveu… Par la corne ducale ! messer, nous ferons baisser votre crête insolente. Ah ! vous prétendez corriger les procurateurs ? Ils savent le latin mieux que vous ! Voyez un peu, quel savant ! Qui se serait douté d’une telle variété de connaissances ? Je vais réclamer pour vous une chaire de professeur de langue latine à l’université de Padoue, car, à coup sûr, vous êtes un trop grand génie pour faire de la mosaïque.

— Si votre seigneurie tient à son barbarisme, répliqua Francesco impatienté, je vais de ce pas enlever mon morceau de carton. Toute la république saura demain que les procurateurs ne se piquent pas de bonne latinité ; mais que m’importe, à moi ?

En parlant ainsi, il se dirigea vers la porte, tandis que le procurateur lui criait d’une voix impérieuse de sortir de sa présence, ce qu’il ne se fit pas répéter ; car il sentait qu’il n’était plus maître de lui-même.

À peine était-il sorti du cabinet, que Vincent Bianchini, qui avait tout écouté de la chambre voisine, rentra précipitamment.

— Eh ! monseigneur, que faites-vous ? s’écria-t-il. Vous lui faites savoir que sa fraude est découverte, et vous le laissez partir ?

— Que voulais-tu que je fisse ? répondit le procurateur. Je lui ai refusé son salaire et je l’ai humilié. Il est assez puni pour aujourd’hui. Après-demain, on instruira son procès.

— Et pendant ces deux nuits, répliqua Bianchini avec empressement, il s’introduira dans la basilique, et remplacera toutes les parties de sa mosaïque de carton par des morceaux d’émail, si bien que j’aurai l’air d’avoir fait une fausse déposition, et que mon dévouement à la république tournera contre moi !

— Et comment veux-tu donc que je prévienne ses mauvais desseins ? dit le procurateur consterné. Je vais faire fermer l’église.

— Vous ne le pouvez pas à cause de la Saint-Marc… L’église sera pleine de monde, et qui sait par quels moyens on peut s’introduire dans le bâtiment le mieux fermé ? Et puis, il va rejoindre ses complices, s’entendre avec eux, imaginer des excuses… Tout est manqué et je suis perdu, si vous ne sévissez sur-le-champ.

— Tu as raison, Bianchini ! Il faut sévir sur-le-champ ; mais de quelle manière ?

— Dites un mot, envoyez deux sbires après lui, il n’est pas au bas de l’escalier ; faites-le jeter en prison.

— Par la corne ducale ! cette idée ne m’était pas venue… mais, Vincent, c’est pourtant bien sévère, un pareil acte d’autorité !…

— Mais, monseigneur, si vous le laissez échapper, il se moquera de vous toute sa vie, et son frère, le bel esprit, qui est le favori de tous ces jeunes patriciens jaloux de votre puissance et de votre sagesse, ne vous épargnera pas les quolibets…

— Tu dis bien, cher Vincent, s’écria le procurateur en secouant avec force la clochette placée sur son bureau. Il faut faire respecter la majesté ducale… car je suis de famille ducale, tu le sais ?…

— Et vous serez doge un jour, je l’espère, répliqua le Bianchini. Tout Venise compte vous saluer la corne au front…

Les sbires furent dépêchés. Cinq minutes après, le triste Francesco, sans savoir en vertu de quel pouvoir et en châtiment de quelle faute, fut conduit les yeux bandés à travers un dédale de galeries, de cours et d’escaliers, vers le cachot qui lui était destiné. Il s’arrêta un instant durant ce mystérieux voyage, et au bruit de l’eau qui murmurait au-dessous de lui, il comprit qu’il traversait le Pont des Soupirs. Son cœur se serra, et le nom de Valerio erra sur ses lèvres comme un éternel adieu.

xii.

Valerio attendit son frère à la taverne jusqu’au moment où, pressé par les jeunes gens qui étaient venus l’y chercher, il lui fallut renoncer à l’espoir de trinquer ce soir-là avec lui et avec le nouveau maître Ceccato. Chargé de mille soins, accablé de mille demandes pour la fête du lendemain, il passa la moitié de la nuit à courir de son atelier de San-Filippo à la place Saint-Marc, où se faisaient les dispositions du jeu de bagues, et de là chez les différens ouvriers et fournisseurs qu’il employait à cet effet. Dans toutes ces courses, il fut accompagné de ses braves apprentis et de plusieurs autres garçons de différens métiers qui lui étaient tous dévoués, et qu’il employait aussi à porter des avertissemens d’un lieu à un autre. Lorsque la bande folâtre se remettait en marche, c’était au bruit des chansons et des rires, joyeux prélude des plaisirs du lendemain.

Valerio ne rentra à son logis que vers trois heures du matin. Il fut surpris de n’y pas trouver son frère, et cependant il ne s’en inquiéta pas plus que de raison. Francesco avait une petite affaire de cœur, qu’il négligeait tant que l’art, sa passion dominante, revendiquait tous ses instans, mais pour laquelle il s’absentait assez ordinairement quand les travaux lui laissaient un peu de répit. Valerio n’était d’ailleurs guère porté par nature à prévoir les maux, dont la seule appréhension use le courage de la plupart des hommes. Il s’endormit, comptant retrouver son frère le lendemain à San-Filippo, ou au premier lieu de réunion des joyeux compagnons du Lézard.

Tout le monde sait que, dans les beaux jours de sa splendeur, la république de Venise, outre les nombreux corps constitués qui maintenaient ses lois, comptait dans son sein une foule de corporations privées approuvées par le sénat, d’associations dévotes encouragées par le clergé, et de joyeuses compagnies tolérées, et même flattées, en secret, par un gouvernement jaloux de maintenir avec le goût du luxe l’activité des classes ouvrières. Les confréries dévotes étaient souvent composées d’une seule corporation, lorsqu’elle était assez considérable pour fournir aux dépenses, comme celle des marchands, celle des tailleurs, celle des bombardiers, etc. D’autres se composaient des divers artisans ou commerçans de toute une paroisse, et en prenaient le nom, comme celle de Saint-Jean-Élémosinaire, celle de la Madone du Jardin, celle de Saint-George dans l’Algue, celle de Saint-François-de-la-Vigne, etc. Chaque confrérie avait un bâtiment, qu’elle appelait son atelier (scuola), et qu’elle faisait décorer à frais communs des œuvres des plus grands maîtres en peinture, en sculpture et en architecture. Ces ateliers se composaient ordinairement d’une salle basse, appelée l’albergo, où s’assemblaient les confrères, d’un riche escalier, qui était lui-même une sorte de musée, et d’une vaste salle où l’on disait la messe et où se tenaient les conférences. On voit encore à Venise plusieurs scuole, que le gouvernement a fait conserver comme des monumens d’art, ou qui sont devenues la propriété de quelques particuliers. Celle de Saint-Marc est aujourd’hui le musée de peinture de la ville ; celle de Saint-Roch renferme plusieurs chefs-d’œuvre du Tintoret et d’autres maîtres illustres. Les pavés de mosaïque, les plafonds chargés de dorures ou ornés de fresques du Véronèse et de Pordenone ; les lambris sculptés en bois ou ciselés en bronze, les minutieux et coquets bas-reliefs où l’histoire entière du Christ ou de quelque saint de prédilection est exécutée en marbre blanc avec un fini et un détail inconcevables, tels sont les vestiges de cette puissance et de cette richesse à laquelle peuvent atteindre les républiques aristocratiques, mais sous l’excès desquelles elles sont infailliblement condamnées à périr.

Outre que chaque corporation ou confrérie avait sa fête patronale, appelée sagra, où elle déployait toutes ses splendeurs, elle avait le droit de paraître à toutes les fêtes et solennités de la république, revêtue des insignes de son association. À la procession de la Saint-Marc, elles avaient rang de paroisse, c’est-à-dire qu’elles marchaient à la suite du clergé de leur église, portant leurs châsses, croix et bannières, et se plaçant dans des chapelles réservées durant les offices. Les joyeuses compagnies n’avaient pas les mêmes priviléges, mais on leur permettait de s’emparer de la grande place, d’y dresser leurs tentes, d’y établir leurs joutes et banquets. Chaque compagnie prenait son titre et son emblème à sa fantaisie, et se recrutait là où bon lui semblait ; quelques-unes n’étaient formées que de patriciens, d’autres admettaient indistinctement patriciens et plébéiens, grâce à cette fusion apparente des classes, qu’on remarque encore aujourd’hui à Venise. Les anciennes peintures nous ont conservé les costumes élégans et bizarres des compagni de la calza, qui portaient un bas rouge et un bas blanc, et le reste de l’habillement varié des plus brillantes couleurs. Ceux de Saint-Marc avaient un lion d’or sur la poitrine ; ceux de Saint-Théodose, un crocodile d’argent sur le bras, etc., etc.

Valerio Zuccato, célèbre par son goût exquis et son adresse diligente à inventer et à exécuter ces sortes de choses, avait lui-même ordonné et dirigé tout ce qui avait rapport aux ornemens extérieurs, et on peut dire qu’en ce genre la compagnie du Lézard éclipsa toutes les autres. Il avait pris pour emblème cet animal grimpant, parce que toutes les classes d’artistes et d’artisans qui lui avaient fourni leurs membres d’élite, architectes, sculpteurs, vitriers et peintres sur verre, mosaïstes et peintres de fresque, étaient, par la nature de leurs travaux, habitués à gravir et à exister, en quelque sorte, suspendus aux parois des murailles et des voûtes.

Le jour de Saint-Marc 1570, selon Stringa, et 1574 selon d’autres auteurs, l’immense procession fit le tour de la place Saint-Marc sous les tentes en arcades dressées à cet effet, en dehors des arcades de pierres des procuraties, trop basses pour donner passage aux énormes croix d’or massif, aux gigantesques chandeliers, aux châsses de lapis lazuli surmontées de lis d’argent ciselés, aux reliquaires terminés en pyramides de pierres précieuses, en un mot à tout l’attirail ruineux dont les prêtres sont si jaloux, et les bourgeois des corporations si vains. Aussitôt que les chants religieux se furent engouffrés sous les portiques béans de la basilique, tandis que les enfans et les pauvres recueillaient les nombreuses gouttes de cire parfumée répandues sur le pavé par des milliers de cierges, et cherchaient avidement quelque pierrerie, quelque perle échappée aux joyaux sacrés, on vit se dresser comme par enchantement, au milieu de la place, un vaste cirque entouré de tribunes en bois, gracieusement décorées de festons bariolés et de draperies de soie, sous lesquelles les dames pouvaient s’asseoir à l’abri du soleil et contempler la joute. Les piliers qui soutenaient ces tribunes étaient couverts de banderolles flottantes, sur lesquelles on lisait des devises galantes, dans le naïf et spirituel dialecte de Venise. Au milieu s’élevait un pilier colossal en forme de palmier, sur la tige duquel grimpaient une foule de charmans lézards dorés, argentés, verts, bleus, rayés, variés à l’infini ; de la cime de l’arbre un beau génie aux ailes blanches se penchait vers cette troupe agile, et lui tendait de chaque main une couronne. Au bas de la tige, sur une estrade de velours cramoisi, sous un dais de brocard orné des plus ingénieuses arabesques, siégeait la reine de la fête, la donneuse de prix, la petite Maria Robusti, fille du Tintoret, belle enfant de dix à douze ans que Valerio se plaisait à appeler en riant la dame de ses pensées, et pour laquelle il avait les plus tendres soins et les plus complaisantes attentions. Lorsque les tribunes furent remplies, elle parut habillée à la manière des anges de Giambellino, avec une tunique blanche, une légère draperie bleu de ciel et un délicat feston de jeune vigne sur ses beaux cheveux blonds, qui formaient un épais rouleau d’or autour de son cou d’albâtre. Messer Orazio Vecelli, fils du Titien, lui donnait la main : il était vêtu à l’orientale, car il arrivait de Byzance avec son père. Il s’assit auprès d’elle, ainsi qu’un nombreux groupe de jeunes gens distingués par leur talent ou leur naissance, à qui l’on avait réservé des places d’honneur sur les gradins de l’estrade. Les tribunes étaient remplies des dames les plus brillantes, escortées de galans cavaliers. Dans une vaste enceinte réservée, plusieurs personnages importans ne dédaignèrent pas de prendre place ; le doge leur en donna l’exemple ; il accompagnait le jeune duc d’Anjou, qui allait devenir Henri III, roi de France, et qui était alors de passage à Venise. Luigi Mocenigo (le doge) avait à cœur de lui faire, pour ainsi dire, les honneurs de la ville, et de déployer à ses yeux, habitués à la joie plus austère et aux fêtes plus sauvages des Sarmates, le luxe éblouissant et la gaieté pleine de charmes de la belle jeunesse de Venise.

Quand tous furent installés, un rideau de pourpre se leva, et les brillans compagnons du Lézard, sortant d’une tente fermée jusque-là, parurent en phalange carrée, ayant en tête les musiciens vêtus des costumes grotesques des anciens temps, et au centre leur chef Valerio. Ils s’avancèrent en bon ordre jusqu’en face du doge et des sénateurs. Là, les rangs s’ouvrirent, et Valerio, prenant des mains du porte-étendard la bannière de satin rouge, sur laquelle étincelait le lézard d’argent, se détacha de la troupe, et vint saluer, un genou en terre, le chef de la république. Il y eut un murmure d’admiration à la vue de ce beau jeune homme, dont le costume, étrange et magnifique, faisait ressortir la taille élégante et gracieuse. Il était serré dans un justaucorps de velours vert à larges manches tailladées, et ouvert sur la poitrine pour laisser voir un corselet d’étoffe de Smyrne à fond d’or, semé de fleurs de soie admirablement nuancées : il portait sur la cuisse gauche l’écusson de la compagnie, représentant le lézard brodé en perles fines sur un fond de velours cramoisi ; son baudrier était un chef-d’œuvre d’arabesques, et son poignard, enrichi de pierreries, était un don de messer Tiziano, qui le lui avait rapporté d’Orient ; une superbe plume blanche, attachée par une agrafe de diamans à sa barrette, pendait en arrière jusque sur sa ceinture, et se balançait avec souplesse à chacun de ses mouvemens, comme l’aigrette majestueuse que le faisan de Chine couche et relève avec grâce à chaque pas.

Un instant, la joie d’un tel succès et le naïf orgueil de la jeunesse brillèrent sur le front animé du jeune homme, et ses regards étincelans errèrent sur les tribunes, et surprirent tous les regards attachés sur lui. Mais bientôt cette joie fugitive fit place à une sombre inquiétude ; ses yeux cherchèrent de nouveau, avec anxiété, quelqu’un dans la foule, et ne l’y trouvèrent pas. Valerio étouffa un soupir et rentra dans sa phalange, où il demeura préoccupé, insensible à la gaieté des autres, sourd au bruit de la fête, et le front chargé d’un épais nuage : Francesco, malgré la parole qu’il avait donnée de présenter lui-même l’étendard au doge, n’avait pas paru.