Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 16

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XVI.

L’inquisition était un pouvoir si mystérieux, si absolu, il y avait tant de danger à vouloir pénétrer ses secrets, et cela était si difliciie, que trois jours après la Saint-Marc personne ne parlait plus des Zuccati. Le bruit de l’arrestation de Francesco s’était vite répandu, et ce bruit était tombé comme le flot qui meurt sur une grève déserte et silencieuse. Le plus faible rocher le repousserait et l’exciterait ; mais une arène de sable, dès longtemps aplanie et dévastée par les orages, reçoit la vague sans s’émouvoir, et là toute force s’anéantit faute d’aliment : telle était Venise. L’effervescence inquiète, la curiosité naturelle de son peuple, se brisaient comme la vaine écume des flots sur les marches du palais ducal, et les eaux sombres qui en baignent les caves emportaient à toute heure un suintement de sang dont la source inconnue gisait aux entrailles profondes de cet antre discret.

La peste était venue d’ailleurs jeter dans toutes les âmes la consternation et le découragement. Tous les travaux étaient suspendus, toutes les écoles dispersées. Marini avait été frappé un des premiers, et se débattait contre une lente et pénible convalescence. Ceccato avait perdu un de ses enfants et soignait sa femme agonisante. La rage des Bianchini avait été étouffée momentanément par la terreur de la mort ; le Bozza avait disparu.

Le vieux Sébastien Zuccato s’était retiré à la campagne le jour même de la Saint-Marc, à la sortie des jeux, par mauvaise humeur de ce qu’il appelait les extravagances et la fausse gloire de ses fils. Il ignorait complètement leur infortune, et s’indignait de ne point les voir comme à l’ordinaire fléchir sa colère par de respectueux empressements.

La peste ayant perdu un peu de sa malignité, le vieux Zuccato craignit enfin que ses fils n’y eussent succombé. Il vint à Venise, toujours décidé à les rudoyer, mais plein d’anxiété, et d’autant plus mal disposé pour eux, qu’il sentait combien il lui était impossible de ne pas les aimer. Il ne faut pas croire qu’après la scène de la basilique, Sébastien se fût réconcilié avec la mosaïque. Il était toujours acharné contre ce genre de travail et contre ceux qui s’y adonnaient. S’il avait subi, malgré lui, la puissance que les grandes choses exercent sur les âmes d’artiste, s’il avait pressé ses enfants sur sa poitrine et versé des larmes d’attendrissement, il n’avait pour cela renoncé à aucun de ses préjugés sur la prééminence de certaines branches de l’art ; l’eût-il voulu, il n’eût pas été le maître d’abandonner, à la veille de mourir, les idées obstinées de toute sa vie. La seule chose qui le consolât était l’espoir de voir Francesco renoncer un jour à ce vil métier et retourner à son chevalet. Dans le dessein de l’y exhorter de nouveau, il se rendit à la basilique, croyant l’y trouver occupé à quelque autre coupole. Mais il trouva la basilique tendue de noir ; des chants lugubres faisaient retentir les voûtes assombries ; les cierges, luttant avec les derniers rayons du jour, jetaient une lueur mate et rouge plus affreuse que les ténèbres. On rendait les derniers honneurs à deux sénateurs morts de la peste. Leurs catafalques étaient sous le portique ; on se hâtait, et il était aisé de voir que les prêtres remplissaient leur saint office avec terreur et précipitation. Le vieux Zuccato frémit de la tête aux pieds en voyant ces deux cercueils. Il ne se rassura qu’en apprenant les noms des magistrats défunts. Alors il sortit de l’église, et courut à l’atelier de Valerio, à San-Filippo. Mais là on lui dit que ni Valerio ni Francesco n’avaient paru depuis le jour de la Saint-Marc, et il chercha, sans plus de succès, dans tous les endroits où ils avaient coutume de se rendre. Enfin, dévoré d’inquiétude, il parvint à trouver le triste Ceccato, et, d’après les sombres conjectures de celui-ci, il pensa que ses fils étaient morts aux plombs, de chagrin ou de maladie. Il resta quelques instants immobile, absorbé, pâle comme un linceul. Enfin il prit son parti, et, sans adresser un mot à Ceccato ni à sa famille désolée, il se rendit chez le procurateur-caissier. Il était loin d’accuser ce magistrat de l’injuste arrestation de ses fils. Naturellement patient, il aurait cru manquer au respect et à l’amour des lois, en soupçonnant un magistrat d’erreur ou de prévention. Mécontent de ses fils et prêt à les accuser de paresse ou d’insolence, selon la décision du procurateur, il voulait savoir à tout prix du moins ce qu’ils étaient devenus. Il aborda donc humblement le gros caissier, qui, sans doute pour se préserver de la peste, était plus que jamais occupé de son propre bien-être. Il le trouva entouré de flacons et d’aromates de toute espèce, propres à purifier l’air qu’il respirait. Néanmoins les cérémonieuses salutations de Sébastien le rendirent un peu plus traitable qu’il ne l’était d’ordinaire.

« C’est bon, c’est bon, lui dit-il en lui faisant signe de se tenir à distance et en collant à son nez un large mouchoir imbibé d’essence de genévrier ; en voilà assez, brave homme. Ne vous approchez pas tant de moi et retenez un peu votre haleine, Par la corne ! dans ce temps maudit on ne sait pas à qui l’on parle. N’êtes-vous pas malade ! Voyons, dépêchez-vous, qu’y a-t-il ?

— Votre respectable Seigneurie, répondit le vieillard un peu mortifié secrètement de cet accueil cavalier, voit devant elle le syndic des peintres, maître Sebastiano Zuccato, son très humble esclave, père de…

— Ah ! c’est vrai, reprit Melchiore sans se déranger, et en faisant mine seulement de vouloir porter une main languissante à la coiffe de soie noire qui serrait sa grosse tête plate. Je ne vous remettais pas, messer Zuccato. Vous êtes un honnête homme, mais vous avez pour fils deux enragés coquins.

— Excellence, le mot est un peu sévère ; mais je ne disconviens pas que mes fils ne soient d’assez mauvais sujets, très-dissipés, très-obstinés dans leurs résistances, et voués à un très-sot et très-méchant métier. Je sais qu’ils ont encouru la disgrâce de nos seigneurs les magistrats et la vôtre en particulier. Je suis certain qu’ils doivent avoir commis une grande faute, puisque vos bontés pour eux se sont changées en sévérité ; et je ne viens pas pour les justilier, mais pour obtenir que votre mécontentement s’apaise, et que votre miséricorde prenne en considération la malignité de l’air, la rudesse de la saison et la faible santé de mon aîné, que le régime des prisons a dû compromettre assez gravement pour qu’il se souvienne de cette punition et ne s’y expose plus.

— Votre fils est malade en effet, à ce qu’on m’a dit, répliqua le procurateur. Mais qui n’est pas malade durant cette maligne influence ? Moi-même je suis fort souffrant, et sans les soins assidus de mon médecin j’aurais péri, je n’en doute pas. Mais il faut prendre des précautions, beaucoup de précautions. Par la corne ducale ! je vous conseille, maître Sébastien, de prendre aussi des précautions.

— Votre Excellence dit que mon fils Francesco est malade ? reprit Sébastien effrayé.

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas : on n’est pas plus malade en prison qu’ailleurs. Nous savons, par des calculs exacts, qu’il ne meurt pas plus de prisonniers sous les plombs que dans les autres prisons de la république.

— Sous les plombs, Excellence ! s’écria le vieux Zuccato : Votre Seigneurie a dit sous les plombs ! Est-ce que mes fils seraient aux plombs ?

— Par la corne ! ils y sont, et ils n’ont pas mérité moins par leurs concussions et leurs escroqueries.

— Par le Christ ! Monseigneur, vous voulez m’effrayer, dit Zuccato d’une voix forte, en reculant d’un pas, mes enfants ne sont pas aux plombs !

— Ils y sont, vous dis-je, répondit le procurateur, et je ne puis les en tirer avant que leur procès soit instruit et jugé. Aussitôt que le fléau permettra qu’on s’occupe de leur affaire, on s’en occupera ; mais, par la corne ducale ! je crains bien que leur sort ne soit pire : car ils sont coupables, et il y a peine de bannissement à perpétuité contre les détenteurs des deniers publics.

— Par le corps du diable ! Messer, s’écria le vieillard en se rapprochant du procurateur, ceux qui disent cela ont menti par la gorge, et ceux qui ont mis mes fils aux plombs s’en repentiront, tant qu’il me sera permis de remuer un doigt.

— N’approchez pas ! s’écria à son tour Melchiore en se levant avec vivacité et en reculant son fauteuil, ne me mettez pas ainsi votre haleine sous le visage. Si vous avez la peste, gardez-la, et allez à tous les diables avec vos coquins de fils. Je vous dis qu’ils seront pendus si vous aggravez leur affaire en faisant du bruit. Tous ces Zuccati sont d’enragés scélérats, sur ma parole. Vous empoisonnez l’air, Monsieur ; sortez. »

En parlant ainsi, Melchiore reculait toujours, et le vieux Zuccato, immobile à sa place, jetait sur lui des regards qui le glaçaient d’épouvante.

« Si j’avais la peste, répondit-il enfin d’un air sombre, je voudrais serrer dans mes bras tous ceux qui osent dire que les Zuccati sont des voleurs. J’espère que jamais cette idée n’est venue à personne, et que le magistrat auquel j’ai l’honneur de parler est pris lui-même de fièvre et de délire à l’heure qu’il est. Oui, oui, Monseigneur, c’est la peste qui parle en vous, quand vous dites que les Zuccati ont détourné les deniers publics. Sachez que les Zuccati sont de noble race, et que le sang qui coule dans leurs veines est plus pur que celui des familles ducales. Sachez que Francesco et Valerio sont deux hommes que l’on peut faire périr dans les tortures, mais non déshonorer. Votre Seigneurie fera bien d’appeler son médecin, car un venin mortel est répandu dans ses veines. »

En achevant ces paroles terribles, Sébastien s’élança hors des Procuraties et courut au palais ducal. Melchiore agita sa sonnette avec angoisse, demanda son médecin, se fit saigner, frictionner et médicamenter toute la nuit, croyant que le vieux Zuccato venait de lui donner la peste par sortilège. Il s’évanouit plusieurs fois et faillit mourir de peur.