Les Maîtres sonneurs/23

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 276-289).



VINGT-TROISIÈME VEILLÉE


— Vous êtes un véritable imbriaque, mon ami, dit ma tante à Huriel, en lui donnant une tape pour le retirer de Brulette, dont il s’était approché tout ému ; et, prenant les mains de sa nièce, elle la consola en la priant doucement de lui dire tout ce que cela pouvait signifier.

— Si ton grand-père était là, lui dit-elle, c’est lui qui m’expliquerait de quoi il retourne entre toi et ce garçon étranger, et il faudrait s’en rapporter à son jugement ; mais, puisque je te sers ici de père et de mère, c’est à moi que tu dois confiance. Souhaites-tu que je te débarrasse des poursuites qu’on te fait, et qu’au lien d’inviter ce badin ou ce brutal, car je ne sais de quel nom l’appeler, je le prie de nous laisser tranquilles ?

— Eh bien, s’écria Huriel, ce que je réclame c’est qu’elle dise sa volonté, à quoi je me rangerai sans dépit, et en lui conservant mon estime et mon amitié. Si elle me croit badin ou brutal, qu’elle me consigne. Parlez, Brulette ; je serai toujours votre ami et votre serviteur : vous le savez bien.

— Soyez ce que vous voudrez, dit enfin Brulette en se levant et en lui tendant la main ; vous m’avez défendue dans une occasion si dangereuse, et vous avez souffert pour moi de tels soucis, que je ne peux ni ne veux vous refuser une aussi petite chose que de danser avec vous tant qu’il vous plaira.

— Songez à ce que vous dit votre tante, répliqua Huriel on lui tenant la main. Il en sera parlé, et s’il n’en résulte rien de bon entre nous deux, ce qui, de votre part, est encore possible ; tout arrangement ou projet que vous auriez pour un autre mariage en sera gâté ou retardé.

— Eh bien, le mal n’en serait pas si grand, répondit Brulette, que celui où, sans réflexion ni crainte, vous vous êtes jeté pour moi. Ma tante, excusez-moi, ajouta-t-elle, si je ne peux pas vous expliquer cela tout de suite ; mais croyez que votre nièce vous aime, vous respecte, et n’aura jamais rien à se reprocher devant vous.

— J’en suis bien assurée, dit la bonne tante en l’embrassant ; mais que répondrons-nous aux questions qui nous seront faites ?

— Rien, ma tante, dit résolument Brulette, rien du tout ! Je suis payée pour ne me point embarrasser des questions, et vous savez que j’en ai l’habitude.

Alors Huriel baisa, par cinq ou six fois, la main de Brulette, en lui disant :

— Merci, la mignonne de mon cœur ; je ne vous ferai pas repentir de ce que vous m’accordez là.

— Venez-vous, grand obstiné ? lui dit ma tante. Je ne peux pas me détarder plus longtemps, et si je n’emmène vitement Brulette, la mariée est capable de quitter son monde pour la venir réclamer ici.

— Allez, allez, Brulette, fit Thérence, et laissez-moi cet enfant ; je vous réponds d’en avoir soin.

— Ne venez-vous donc point, ma belle Bourbonnaise ? dit ma tante, qui ne se pouvait lasser de regarder Thérence comme une merveille. Je compte bien sur vous aussi.

— J’irai plus tard, ma brave femme, dit Thérence. Pour le moment, je veux donner à mon frère des habits convenables pour vous faire honneur ; car nous voilà encore tous les deux dans nos effets de voyage.

La tante emmena Brulette, qui voulait emmener Charlot ; mais Thérence insista pour le garder, voulant que son frère eût le loisir d’être avec sa mie sans le trouble et l’embarras de ce petit enfant. Cela n’était point du goût de Charlot, qui, voyant emmener sa mignonne, commença de brailler et de se débattre dans les bras de la Bourbonnaise ; mais elle, le regardant d’un air sérieux et volontaire, lui dit : — Tu vas te taire, mon garçon ; il le faut, c’est comme ça.

Charlot, qui ne s’était jamais vu commander, fut si étonné d’un ton pareil qu’il accota tout de suite ; mais, comme je voyais Brulette angoissée de le laisser dans les mains d’une fille qui, de sa vie, n’avait touché un marmot, je lui promis de le ramener moi-même dès qu’il serait besoin, et la poussai à suivre notre petite tante, qui commençait à s’impatienter.

Huriel, poussé, de son côté, par sa sœur, entra dans sa chambre pour se raser et faire sa toilette ; et moi, restant seul avec Thérence, je l’aidai à défaire ses coffres et à déplier les habits, tandis que Charlot, tout maté, la regardait d’un air ébahi. Quand j’eus porté à Huriel les effets dont Thérence me chargeait les bras, je revins pour lui demander si elle n’allait pas aussi s’habiller, et lui offrir de promener l’enfant pendant ce temps-là.

— Quant à moi, répondit-elle en mettant ses affiquets sur son lit, j’irai si Brulette s’en tourmente ; mais, si elle peut m’oublier un peu, je vous confesse que j’aimerais mieux rester tranquille. Dans tous les cas, je serai prête en un moment, et n’ai besoin de personne pour me conduire. Je suis habituée à chercher et à préparer les logements en voyage, comme un vrai sergent en campagne, et ne suis embarrassée de rien, en quelque lieu que je me trouve.

— Vous n’aimez donc pas la danse, lui dis-je, puisque ce n’est pas la honte des nouvelles connaissances qui vous fait préférer de rester seule au logis ?

— Non, je n’aime pas la danse, répondit-elle, ni le bruit, ni la table, ni surtout le temps perdu qui laisse venir l’ennui.

— Mais on n’aime pas toujours la danse pour la danse. Vous avez donc crainte ou répugnance des propos que les garçons font avec les jeunes filles ?

— Je n’ai répugnance ni crainte, dit-elle simplement. Cela ne m’amuse pas, voilà tout. Je n’ai pas l’esprit de Brulette. Je ne sais répondre à propos, ni plaisanter, ni pousser personne à la causerie. Je suis sotte et rêvasseuse, enfin je m’imagine d’être aussi mal placée en une compagnie que le serait un loup ou un renard que l’on inviterait à danser.

— Vous n’avez pourtant mine de loup ni d’aucune bête chafouine, et vous dansez d’une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les caresse.

Je lui en aurais dit davantage, mais Huriel sortit de sa chambre, beau comme un soleil, et plus pressé de s’en aller que moi, qui me serais bien convenu en la compagnie de sa sœur. Elle le retint un peu pour lui arranger sa cravate et lui nouer ses jarretières de dessus, ne le trouvant jamais assez bien pour être digne de danser toute une noce avec Brulette ; et ce faisant : — Nous expliqueras-tu, lui dit-elle, pourquoi tu t’es montré si jaloux de ne la laisser se divertir qu’avec toi ? Ne crains-tu pas de la choquer par un si prompt commandement ?

— Tiennet ! dit Huriel, s’arrêtant tout d’un coup de s’arranger, et prenant Charlot qu’il mit sur la table pour le regarder tout son soûl, à qui est cet enfant-là ?

Thérence, étonnée, demanda d’abord à lui, pourquoi il faisait cette, question-là, et ensuite à moi, pourquoi je n’y répondais point.

Nous nous regardions tous les trois dans les yeux, comme trois essottis, et j’aurais donné gros pour pouvoir répondre, car je voyais bien qu’une pierre menaçait de nous tomber sur la tête. Enfin, je pris courage en me souvenant de ce que j’avais senti, ce jour-là même, d’honnêteté et de vérité dans les yeux de ma cousine, à une pareille question que je lui avais faite ; et allant tout de suite de l’avant, je répondis à Huriel : — Mon camarade, si tu viens en notre village, beaucoup de gens te diront que Charlot est l’enfant de Brulette…

Il ne me laissa pas continuer, et, prenant le petit, il le toucha et le retourna comme un chasseur qui examine un gibier de rencontre. Craignant quelque idée de colère, je voulus lui retirer l’enfant, mais il le retint en me disant :

— Ne crains rien pour un pauvre innocent ; je ne suis pas un mauvais cœur, et si je lui trouvais de la ressemblance avec elle, peut-être qu’en détestant mon sort, je ne pourrais pas m’empêcher d’embrasser cette ressemblance ; mais il n’y en a point, et j’ai beau me questionner le sang, cet enfant, dans mes bras, ne me donne ni chaud ni froid.

— Tiennet, Tiennet, répondez-lui ! s’écria Thérence sortant comme d’un rêve ; répondez-moi aussi, car je ne sais point ce que cela veut dire, et je deviens folle d’y songer. Il n’y a point de tache dans notre famille, et si mon père le croyait…

Huriel lui coupa la parole. — Attends, ma sœur, dit-il. Un mot de trop serait bien vite dit, et c’est à Tiennet de nous répondre. Une fois, deux fois, Tiennet, toi qui es un honnête homme, dis-moi à qui est cet enfant-là.

— Je te jure Dieu que je ne le sais pas, lui répondis-je.

— S’il était à elle, tu le saurais ?

— Il ne me semble point qu’elle eût pu me le cacher.

— T’a-t-elle jamais caché quelque autre chose ?

— Jamais.

— Connaît-elle les parents de cet enfant ?

— Oui, mais elle ne veut pas seulement qu’on la questionne là-dessus.

— Nie-t-elle que l’enfant soit à elle ?

— Personne n’a jamais osé le lui demander !

— Pas même toi ?

Je racontai en trois mots ce que je savais, ce que je croyais, et je finis en disant : — Rien ne peut me servir de preuve pour ou contre Brulette ; mais, j’ai beau faire, je ne peux pas la soupçonner.

— Eh bien, ni moi non plus ! dit Huriel. Et, donnant un baiser à Charlot, il le remit par terre.

— Ni moi non plus, dit Thérence ; mais pourquoi cette idée est-elle venue à d’autres, et comment l’est-elle venue à toi, mon frère, en regardant cet enfant ? Je n’avais pas seulement songé à demander s’il était neveu ou cousin de Brulette. Je me disais qu’il était apparemment de sa famille, et il me suffisait de le voir sur ses bras pour que je voulusse le prendre sur les miens.

— Il faut donc que je t’explique cela, dit Huriel, encore que les mots me brûlent la bouche. Eh bien oui, j’aime mieux le dire ! Ce sera, l’unique fois, car mon parti est pris, quoi qu’il y ait, quoi qu’il arrive ! Sache, Thérence, qu’il y a trois jours, quand nous avons quitté Joseph à Montaigu… tu sais comme je partais le cœur libre et content ! Joseph était guéri, Joseph renonçait à Brulette, Joseph te demandait en mariage, et Brulette n’était pas mariée ! il le disait. Il la regardait comme libre aussi, et, à toutes mes questions, il répondait : « Comme tu voudras, je n’en suis plus amoureux ; tu peux l’aimer sans que je m’en inquiète. »

« Eh bien, sœur, au moment où nous le quittions, il me retint par le bras et me dit, pendant que tu montais sur la charrette : « Est-ce donc vrai ? est-ce décidé, Huriel, que tu vas au pays de chez nous ? Et ton idée est-elle de faire la cour à celle que j’ai tant aimée ?

» — Oui, lui dis-je, puisque tu veux le savoir. C’est mon idée, et tu n’as plus le droit de revenir sur la tienne, ou je croirais que tu as voulu te jouer de moi en me demandant ma sœur.

» — Cela n’est pas, a répondu Joseph ; mais je crois que je te trahirais, à cette heure, si je te laissais partir sans te dire une triste chose. Dieu m’est témoin que de telles paroles ne me seraient jamais sorties de la bouche contre une personne dont le père m’a élevé, si tu n’étais pas là tout prêt à faire une faute. Mais, comme ton père m’a élevé aussi, donnant l’instruction à mon esprit, comme l’autre avait donné le soin et la nourriture à mon corps, je crois que je suis obligé à la vérité. Sache donc, Huriel, qu’au temps où je quittais Brulette par amour, Brulette avait déjà eu, à mon insu, de l’amour pour un autre, et qu’il y en a une preuve aujourd’hui bien vivante, qu’elle ne prend même pas le soin de cacher. À présent, fais comme tu voudras, je n’y veux plus penser. »

» Là-dessus, Joseph a tourné le dos et s’est enfui dans le bois.

» Il avait l’air si agité, et moi, je sentais tant d’amour et de foi dans mon cœur, que j’ai accusé ce malheureux jeune homme d’un mouvement de folie et de mauvaise rage. Tu te souviens, ma sœur, que tu m’as trouvé changé et que tu m’as cru malade pendant que nous allions au bourg d’Huriel. Quand nous avons été là, tu as trouvé chez nos parents deux lettres de Brulette, et moi trois lettres de Tiennet, toutes déjà anciennes, et qu’on avait manqué à nous envoyer, malgré qu’on nous l’eût si bien promis. Ces lettres-là étaient si simples, si bonnes, et marquaient tant de vérité dans l’amitié, que j’ai dit : « Marchons ! » et les paroles de Joseph ont passé de mon esprit comme un mauvais rêve. J’en avais honte pour lui ; je ne voulais pas m’en souvenir. Et quand, tout à l’heure, j’ai vu là, Brulette, avec son air si doux, et sa modestie qui me charmait tant par le passé, je jure Dieu que j’avais oublié tout, aussi bien oublié que la chose qui n’a jamais été. La vue de cet enfant m’a tué ! Et voilà pourquoi j’ai voulu savoir si Brulette était libre de m’aimer. Elle l’est, puisqu’elle m’a promis de s’exposer pour moi à la critique et au délaissement des autres. Eh bien, puisqu’elle ne dépend de personne, si elle a eu un malheur dans sa vie… que je le croie un peu ou pas du tout… qu’elle le confesse ou s’en justifie… c’est tout un : je l’aime !

— Tu aimerais une fille déshonorée ? s’écria Thérence. Non, non ! pense à ton père, à ta sœur ! Ne va pas à cette noce avant que nous sachions la vérité. Je n’accuse pas Brulette, je ne crois pas à Joseph. Je suis sûre que Brulette est sans tache, mais encore faut-il qu’elle le dise, et elle fera mieux, elle le prouvera. Allez la chercher, Tiennet. Il faut qu’elle s’explique tout de suite, avant que mon frère fasse un de ces pas qu’un honnête homme ne peut plus faire en arrière.

— Tu n’iras pas, Tiennet, dit Huriel, je te le défends. Si, comme je le crois, Brulette est aussi innocente que ma sœur Thérence, il ne lui sera pas fait l’injure d’une question avant que je lui aie fait, moi, l’honneur de ma parole.

— Penses-y, mon frère… dit encore Thérence.

— Ma sœur, répondit Huriel, tu oublies une chose : c’est que, si Brulette a fait une faute, moi, j’ai fait un crime, et que, si l’amour l’a entraînée à mettre un enfant dans le monde, moi, l’amour m’a entraîné à mettre un homme dans la terre !

Et comme Thérence insistait : — Assez, assez ! lui dit-il en l’embrassant et en la repoussant. J’ai beaucoup à me faire pardonner avant de juger les autres : j’ai tué un homme ! Disant cela, il s’enfuit sans vouloir m’attendre, et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait de cuisine et grouillait de vacarme emmi toutes celles du village.

— Ah ! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre frère n’a pas oublié son malheur ! et peut-être qu’il ne s’en consolera jamais !

— Il s’en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra aimé de celle qu’il aime, et je vous réponds qu’il l’est déjà et depuis longtemps.

— Je le crois bien aussi, Tiennet ; mais si cette fille n’était pas digne de lui !

— Voyons, ma belle Thérence, êtes-vous donc si sévère que vous feriez péché mortel d’un malheur arrivé à une enfant ; et, qui sait ?… peut-être par surprise ou par force ?

— Ce n’est pas tant le malheur ou la faute que je blâmerais, que les mensonges de la bouche ou de la conduite qui en auraient été la conséquence. Si, du premier jour, votre cousine avait dit à mon frère : « Ne me recherchez pas, j’ai été trompée ou violentée, » j’aurais compris que mon frère n’en tînt compte et pardonnât tout à la franche confession ; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien dire… Voyons, Tiennet, ne savez-vous vraiment rien ? Ne pouvez-vous, à tout le moins, deviner ou supposer quelque chose qui me tranquillise ? J’aime tant Brulette, que je ne me sens point le courage de la condamner. Et pourtant que me dira mon père, s’il pense que j’aurais dû tout faire pour retenir Huriel dans un pareil danger ?

— Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins que jamais, je doute de Brulette ; car, si vous voulez savoir quelle était la seule personne que je pusse soupçonner de l’avoir abusée, et sur qui les accusations du monde eussent un peu d’apparence de raison, je vous dirai que c’était Joseph, lequel m’en paraît aussi blanc que neige, d’après ce que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n’y avait au monde, à ma connaissance, qu’un autre garçon, je ne dis pas capable, mais en position, par son amitié avec Brulette, de se laisser détourner de son honneur par une mauvaise tentation. Ce garçon-là, c’est moi. Eh bien, le croyez-vous, Thérence ? Regardez-moi dans les yeux avant de me répondre. Personne ne me l’a jamais imputé, que je sache, mais je pourrais en être le païen tout de même, et vous ne me connaissez point assez pour être sûre de mon honnêteté et de ma parole. Voilà pourquoi je vous dis, regardez à ma figure si le mensonge et la lâcheté s’y peuvent loger à leur aise ?

Thérence fit ce que je lui disais et me regarda sans montrer d’embarras, puis elle me dit :

— Non, Tiennet vous, n’êtes pas dans le cas de mentir comme ça ; et si vous êtes tranquille sur Brulette, je sens que je dois l’être aussi. Allons, mon garçon, allez-vous-en à la fête : je n’ai plus besoin de vous ici.

— Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser. Il n’est pas bien commode avec les personnes qu’il ne connaît point, et je voudrais ou l’emmener ou vous aider à le garder.

— Il n’est pas commode ? dit Thérence en le prenant sur ses genoux. Bah ! qu’est-ce qu’il y a donc de si malaisé à gouverner une marmaille comme ça ? Je n’y ai jamais essayé, mais il ne me paraît pas qu’il y faille tant de malice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il ? Veux-tu point manger ?

— Non, dit Charlot, qui boudait sans oser le montrer.

— Oui-dà, c’est comme il te plaira ! Je ne le force point ; mais quand tu souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander ; je veux bien te servir, et mêmement t’amuser, si tu t’ennuies. Dis, veux-tu t’amuser avec moi ?

— Non, dit Charlot en fronçant sa figure bien fièrement.

— Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thérence en le mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit cheval noir qui mange dans la cour.

Elle fit mine d’y aller, Charlot pleura. Thérence fit semblant de ne pas l’entendre, jusqu’à ce qu’il vînt à elle.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle, comme étonnée ; dépêche-toi de le dire, ou je m’en vas ; je n’ai pas le temps d’attendre.

— Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Charlot en sanglotant.

— En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauve quand il entend crier les enfants.

Charlot rentra son dépit et alla caresser et admirer le clairin.

— Veux-tu monter dessus ? dit Thérence.

— Non, j’ai peur

— Je te tiendrai.

— Non, j’ai peur.

— Eh bien, n’y monte pas.

Au bout d’un moment, il y voulut monter.

— Non, dit Thérence, tu aurais peur.

— Non.

— Si fait, je te dis.

— Eh non ! dit Charlot.

Elle le mit sur le cheval, qu’elle fit marcher en tenant l’enfant bien adroitement, et, quand je les eus regardés un bon moment, je fus bien assuré que les caprices de Charlot ne pouvaient pas tenir contre une volonté aussi tranquille que celle de Thérence. Elle s’y prenait tout aussi bien, dès le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement difficile, que Brulette y était arrivée par une année de patience et de fatigue, et l’on voyait que le bon Dieu l’avait faite pour être bonne mère sans apprentissage. Elle en devinait les finesses et les forces, et s’y prêtait sans se tourmenter, s’étonner ni s’impatienter de rien.

Charlot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut étonné de voir qu’il ne l’était, avec elle, que de bouder contre lui-même, et qu’elle s’en embarrassait si peu, que c’était peine perdue. Aussi, au bout d’une demi-heure devint-il tout à fait gentil, demandant de lui-même ce qu’il souhaitait, et se dépêchant d’accepter ce qui lui était offert. Thérence le fit manger, et j’admirai comme, de son propre jugement, elle sut mesurer ce qu’il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme elle sut ensuite l’occuper à côté d’elle, tout en s’occupant elle-même, causant avec lui comme avec une personne raisonnable, et lui donnant tant de confiance, sans avoir l’air de le questionner, qu’il lui eut bientôt défilé tout son chapelet de disettes, dont il avait l’habitude de se faire prier quand on s’en montrait trop curieux. Et mêmement, il se trouvait si content avec elle et si fier de savoir causer, qu’il s’impatientait contre les mots qu’il ne connaissait point, et rendait son idée par des mots de son invention, qui n’étaient du tout sots ni vilains.

— Qu’est-ce que vous faites donc là, Tiennet ? me dit-elle tout d’un coup, comme pour me faire entendre que je restais trop longtemps.

Et, comme j’avais déjà inventé cinquante petites histoires pour ne pas m’en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien lui dire, sinon que j’étais occupé à la regarder.

— Est-ce que ça vous amuse ? fit-elle.

— Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander au blé s’il est content de se sentir pousser au soleil.

— Oh ! oh ! il paraît que vous êtes devenu malin pour tourner les compliments ! mais pensez donc que c’est peine perdue avec moi, qui n’y comprends rien et n’y sais rien répondre.

— Je n’y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je veux dire, c’est qu’à mon idée, il n’y a rien de si beau et de si sain à voir qu’une jeune fille prenant son plaisir dans la causette d’un petit enfant.

— Est-ce que ça n’est pas naturel ? dit Thérence. Il me semble, à moi, que je rentre dans la vérité des choses du bon Dieu, en regardant et en écoutant ce marmot. Je sens bien que je ne vis pas, à l’ordinaire, comme une femme doit aimer à vivre ; mais je n’ai pas choisi mon sort, et l’état voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir, puisque j’y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi, je ne m’en plains pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait pas la sienne ; seulement, je comprends bien le plaisir des autres ; celui que Brulette a dans la société de son Charlot, qu’il soit à elle ou au bon Dieu, me serait très-doux aussi. Je n’ai pas eu souvent l’occasion d’un si gentil divertissement, et je peux bien le prendre où je le trouve. Vrai, c’est une jolie compagnie que ce petit bonhomme, et je ne savais pas que ça pouvait avoir tant d’esprit et de connaissance.

— Et pourtant, mignonne, ce Charlot n’est aimable que par les grands soins de Brulette, et il lui a fallu s’amender beaucoup pour l’être autant que celui que Dieu a fait gentil de son naturel.

— Vous m’étonnez grandement, dit Thérence. S’il y a des enfants plus gentils que celui-là, on est trop heureux de pouvoir vivre avec eux. Mais en voilà assez, Tiennet. Allez-vous-en, ou l’on viendra vous chercher et on voudra aussi m’emmener, ce qui me contrarierait, je vous le confesse, car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d’être là tranquille avec ce petit, qu’on ne me rendrait pas service en me dérangeant sitôt.

Il fallut bien obéir, et je m’en allai le cœur tout rempli et tout révolutionné des idées qui me venaient au sujet de cette fille.