Les Maîtres sonneurs/24

La bibliothèque libre.
Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 289-303).



VINGT-QUATRIÈME VEILLÉE


Ce n’était pas seulement la beauté surprenante de Thérence qui m’occupait l’esprit, mais un je ne sais quoi qui me la faisait paraître au-dessus de toutes les autres. Je m’étonnais d’aimer tant Brulette, qui lui ressemblait si peu, et j’allais me demandant si l’une des deux était trop franche ou l’autre trop fine. Dans mon jugement, Brulette était plus aimable, ayant toujours quelque chose de gentil à dire à ses amis, et sachant les retenir autour d’elle par toutes sortes de petits commandements dont les garçons se sentent flattés, parce qu’ils aiment à se croire nécessaires. Tout au rebours, Thérence vous marquait franchement n’avoir aucun besoin de vous, et semblait même étonnée ou ennuyée que l’on fît attention à elle. Toutes deux sentaient leur prix cependant ; mais tandis que Brulette se donnait la peine de vous le faire sentir aussi, l’autre avait l’air de ne vouloir qu’une estime pareille à celle qu’elle pourrait vous rendre. Et je ne sais comment ce grain de fierté, plus caché, me paraissait une amorce qui donnait la tentation en même temps que la peur.

Je trouvai la danse enrayée tout au mieux, et Brulette voltigeant comme un papillon aux mains et aux bras d’Huriel. Il y avait tant de feu sur leurs visages, elle paraissait si ivrée au dedans et lui au dehors, qu’ils ne voyaient et n’entendaient rien autour d’eux. La musique les enlevait, mais je crois bien que leurs pieds ne se sentaient point toucher la terre, et que leurs esprits dansaient dans le paradis. Comme, parmi ceux qui mènent la bourrée, il y en a peu qui n’aient point une amour ou une grosse fantaisie en la tête, on ne faisait pas seulement attention à eux, et il y avait tant de vin, de bruit, de poussière, de chansons et de joyeuses paroles dans l’air chaud de la noce, que le soir arriva sans que l’assistance prît grand souci du contentement particulier d’un chacun.

Brulette ne se dérangea que pour me demander nouvelles de Charlot et pourquoi Thérence ne venait point ; mais elle se tranquillisa aisément sur mes réponses, et Huriel ne lui donna pas le temps d’en écouter bien long sur la conduite de son gars.

Je ne me sentais point en goût de danser, car il se faisait que je ne trouvais là aucune fille jolie, encore qu’il y en eût ; mais pas une ne ressemblait à Thérence, et Thérence ne me sortait point de la tête. Je me mis en un coin pour regarder son frère, afin d’avoir quelque nouvelle à lui en donner quand elle me questionnerait. Huriel avait si bien oublié son tourment, qu’il était tout bonheur et toute jeunesse. Il se trouvait bien assorti avec Brulette, en ce qu’il aimait le plaisir et le bruit autant qu’elle, quand il s’y mettait, et il avait le dessus sur tous les autres garçons, en ce qu’il ne se lassait jamais à la danse. Chacun sait qu’en tout pays, les femmes enterrent les hommes à la bourrée et tiennent encore sans débrider quand nous sommes crevés de soif et de chaud. Huriel n’était curieux de boire ni de manger, et on aurait dit qu’il avait juré de rassasier Brulette de son meilleur divertissement ; mais, au fond, je voyais bien qu’il y prenait son propre plaisir, et qu’il aurait fait le tour de la terre sur un pied, pourvu que cette légère danseuse fût à son bras.

À la fin, plusieurs garçons, ennuyés d’être refusés par Brulette, observèrent qu’il y avait un étranger bien favorisé d’elle, et on commença d’en causer autour des tables. Il faut vous dire que Brulette, qui ne s’était pas attendue à se tant divertir, et qui avait un peu de mépris dorénavant pour tous les galants des environs, à cause du mauvais comportement de leurs langues, ne s’était point mise dans de grands atours. Elle avait plutôt l’air d’une petite nonne que de la reine de chez nous ; et, comme il y avait là de grandes toilettes de gala, elle n’avait pas fait les beaux effets du temps passé. Cependant, quand elle se fut animée à la danse, force fut de se rappeler que nulle ne pouvait lui être comparée, et ceux qui ne la connaissaient point ayant questionné ceux qui la connaissaient, il en fut dit du mal et du bien autour de moi.

J’y prêtai l’oreille, voulant en avoir le cœur net, et ne donnai point à connaître qu’elle était ma parente. Alors j’entendis revenir l’histoire du moine et de l’enfant, de Joseph et du Bourbonnais, et il fut dit que ce n’était peut-être pas Joseph l’auteur du péché, mais bien ce grand garçon si empressé auprès d’elle et paraissant si sûr de son fait qu’il ne souffrait personne autre s’en approcher.

— Eh bien, dit l’un, si c’est lui et qu’il vienne à réparation, mieux vaut tard que jamais.

— Ma foi, dit un autre, elle n’avait pas mal choisi. C’est un gars superbe et qui paraît très-bon enfant.

— Après tout, dit un troisième, ça fera un beau couple, et quand le prêtre y aura passé, ça sera aussi bon qu’un autre ménage.

Par là, je vis bien qu’une femme n’est jamais perdue tant qu’elle a une bonne protection, mais qu’il en faut une franche et finale, car cent ne valent rien, et tant plus s’en mêlent, tant plus la rabaissent et lui font tort.

Dans ce moment-là, ma tante prit Huriel à part, et, l’amenant auprès de moi, lui dit :

— Je vous veux faire trinquer une verrée de mon vin à ma santé, car vous me réjouissez l’âme de si bien danser, et de mettre si bien en train le monde de ma noce.

Huriel avait regret de quitter Brulette pour un moment ; mais la maîtresse du logis était fort décidée, et il n’y avait pas moyen de lui refuser une politesse.

Ils s’assirent donc à un bout de table, qui se trouvait vide, une chandelle posée entre eux, et se voyant face à face. Ma tante Marghitonne était, comme je vous l’ai dit, une toute petite femme qui avait oublié d’être sotte. Elle portait la plus drôle de figure qu’on pût voir, très-blanche et très-fraîche, encore qu’elle eût la cinquantaine et mis au monde quatorze enfants. Je n’ai jamais vu un si long nez, avec de si petits yeux, enfoncés de chaque côté comme par une vrille, mais si vifs et si malins qu’on ne les pouvait regarder sans avoir envie de rire et de bavarder.

Je vis pourtant qu’Huriel était sur ses gardes, et qu’il se méfiait du vin qu’elle lui versait. Il trouvait dans son air quelque chose de moqueur et de curieux, et, sans savoir trop pourquoi, il se mettait en défense. Ma tante, qui, depuis le matin, n’avait pas reposé une minute de remuer et de causer, avait grand’soif pour de bon, et n’eut point avalé trois petits coups, que le bout pointu de son grand nez devint rouge comme une senelle, et que sa grande bouche, où il y avait des dents blanches et serrées pour trois personnes plutôt que pour une, se mit à rire jusqu’aux oreilles. Pourtant, elle n’était pas dérangée dans son jugement, car jamais femme ne porta mieux la gaieté sans outrance et la malice sans méchanceté.

— Ah ça, mon garçon, lui dit-elle, après beaucoup de propos en l’air, qui ne lui avaient servi qu’à faire passer la première soif, vous voilà, pour tout de bon, accordé avec ma Brulette ? Il n’y a point à reculer, car ce que vous souhaitiez est arrivé : tout le monde en cause, et si vous pouviez entendre, comme moi, ce qui se dit de tous les côtés, vous verriez qu’on vous met sur le dos le futur aussi bien que le passé de ma jolie nièce.

Je vis que cette parole enfonçait un couteau dans le cœur d’Huriel et le faisait tomber des étoiles dans les épines ; mais il y fît bonne contenance et répondit en riant :

— Je souhaiterais, ma bonne dame, avoir eu le passé, car tout en elle n’a pu être que beau et bon ; mais si j’ai le futur seulement, je me tiendrai pour bien partagé du bon Dieu.

— Et sage vous serez, riposta ma tante, riant toujours, et le regardant de près avec ses petits yeux verts qui ne voyaient pas de loin, de telle façon qu’on eût dit qu’elle lui voulait percer le front avec son nez effilé. Quand on aime, on aime tout, et on ne se rebute de rien.

— C’est ma volonté, dit Huriel d’un ton sec qui ne démonta point ma tante.

— Et c’est d’autant mieux de votre part, que la pauvre Brulette a plus d’ordre que de bien. Vous savez sans doute que toute sa dot tiendrait bien dans votre verre, et si, n’y a-t-il point de louis d’or dans son compte.

— Eh bien, tant mieux, dit Huriel ; le compte en sera fait vitement, et je n’aime point à perdre mes heures dans les additions.

— D’ailleurs ; fit ma tante, un enfant tout élevé est un embarras de moins dans un ménage, surtout si le père fait son devoir, comme il le fera, je vous en réponds !

Le pauvre Huriel eut chaud et froid ; mais, pensant que ce fût une épreuve, il la soutint et dit :

— Le père fera son devoir, moi aussi, j’en réponds ! car il n’y aura pas d’autre père que moi pour tous les enfants nés ou à naître.

— Oh ! quant à ça, reprit-elle, vous n’en serez pas le maître, je vous en donne ma parole !

— J’espère que si, dit-il en serrant son verre, comme s’il l’eût voulu écraser dans ses doigts. Quiconque abandonne son bien n’a plus à y repêcher, et je suis un gardien assez fidèle pour ne point souffrir les maraudeurs.

Ma tante allongea sa petite main sèche et la passa sur le front d’Huriel. Elle y sentit la sueur, encore qu’il fût très-pâle ; et, changeant tout à coup sa mine de malin diable en une figure bonne et franche comme l’était le fond de son cœur :

— Mon garçon, lui dit-elle, mettez vos coudes sur la table et venez ici tout auprès de ma bouche. Je vous veux donner un bon baiser sur la joue.

Huriel, étonné de son air attendri, se prêta à sa fantaisie. Elle releva les cheveux épais de sa tempe et avisa le gage de Brulette, qu’il portait toujours, et que sans doute elle connaissait. Alors, approchant sa grande bouche, comme si elle l’eût voulu mordre ; elle lui glissa quatre ou cinq paroles dans le tuyau de l’ouïe, mais si bas, si bas, que je n’en pus rien attraper. Puis elle ajouta tout haut, en lui pinçant le bout de l’oreille :

— Allons ! voilà une oreille très-fidèle, mais convenez qu’elle en-est bien récompensée ?

Huriel ne fit qu’un saut par-dessus la table, renversant les verres et la chandelle que je n’eus que le temps de rattraper. Il se trouvait déjà assis auprès de ma petite tante et l’embrassait aussi fort que si elle eût été la mère qui l’avait mis au monde. Il paraissait comme fou, criait et chantait, buvait et trinquait, et ma petite tante, riant comme une petite crécelle, lui disait en choquant son verre :

— À la santé du père de votre enfant !

C’est ce qui prouve, dit-elle aussitôt en se retournant vers moi, que les plus malins sont quelquefois ceux qu’on croit les plus sots, de même que les plus sots se trouvent être ceux qui se croient bien malins. Tu peux le dire aussi, toi, mon Tiennet, qui as le cœur droit et la parenté fidèle, et je sais que tu t’es conduit avec ta cousine comme si tu lui eusses été frère. Tu mérites, d’en être récompensé, et je compte que le bon Dieu ne te fera pas banqueroute. Un jour ou l’autre il te donnera aussi ton parfait contentement.

Là-dessus elle s’en alla, et Huriel, me serrant dans ses bras :

— Ta tante a raison, me dit-il ; c’est la meilleure des femmes. Tu n’es pas dans le secret, mais ça ne fait rien. Tu n’en es que meilleur ami : aussi… donne-moi ta parole, Tiennet, que tu viendras travailler ici tout l’été avec nous, car j’ai mon idée sur toi, et, si Dieu m’assiste, tu m’en remercieras bel et bien.

— Si je t’entends, lui dis-je, tu viens de boire ton vin bien pur, et ma tante en a retiré le brin de paille qui t’aurait fait tousser ; mais ton idée sur moi me paraît plus difficile à contenter.

— Ami Tiennet, le bonheur se gagne, et si tu n’as pas une idée contraire à la mienne…

— J’ai peur de l’avoir trop pareille ; mais ça ne suffit pas.

— Sans doute ; mais qui ne risque rien n’a rien. Es-tu si Berrichon que tu ne veuilles tenter le sort ?

— Tu me donnes trop bon exemple pour que j’y fasse le couard, répondis-je ; mais crois-tu donc…

Brulette vint nous interrompre, et nous vîmes à son air qu’elle ne se doutait toujours de rien.

— Asseyez-vous là, dit Huriel en l’attirant sur ses genoux, comme cela se fait chez nous sans qu’on y voie du mal ; et dites-moi, ma chère mignonne, si vous n’avez point envie de danser avec quelque autre que moi ? Vous m’avez donné et tenu parole ; c’est tout ce que je souhaitais pour m’ôter un chagrin que j’avais sur le cœur ; mais si vous pensez qu’on en parlera d’une manière qui vous fâcherait, me voilà soumis à votre plaisir, et ne danserai plus qu’à votre commandement.

— Est-ce donc, maître Huriel, répondit Brulette, que vous êtes las de ma compagnie, et que vous souhaitez faire connaissance avec les autres jeunesses de la noce ?

— Oh ! si vous le prenez comme ça, s’écria Huriel tout éperdu de joie, à la bonne heure ! Je ne sais pas seulement s’il y a ici d’autres jeunesses que vous et ne veux pas le savoir.

Alors, il lui présenta son verre, la priant d’y toucher avec ses lèvres, et but ensuite de grand cœur. Puis il cassa le verre pour que nul autre ne s’en pût servir, et emmena danser sa fiancée, tandis que je me pris à réfléchir sur la chose qu’il m’avait donnée à entendre et dont je me sentais tout je ne sais comment.

Je ne m’étais pourtant pas encore tâté de ce côté-là, et il ne m’avait jamais semblé que je fusse de nature assez ardente pour m’éprendre, à la légère, d’une fille aussi sérieuse que Thérence. Je m’étais sauvé du dépit de ne point plaire à Brulette, par mon humeur gaie et complaisante à la distraction ; mais je ne pouvais pas penser à Thérence sans une sorte de tremblement dans la moelle de mes os, comme si l’on m’eût invité à voyager en pleine mer, moi qui n’avais jamais mis le pied sur un bateau de rivage.

« Est-ce que, par hasard, pensais-je, j’en serais tombé amoureux aujourd’hui, sans le savoir ? Il faut le croire, puisque voilà Huriel qui m’y pousse, et dont l’œil aura saisi la vérité sur ma figure ; mais je n’en suis pas certain, parce que je me sens comme étouffé depuis tantôt, et il me semblait que l’amour devait prendre plus gaiement que ça. »

Tout en devisant avec moi-même, je me trouvai, je ne saurais dire comment, arrivé au vieux château. Ce vieux tas de pierres dormait à la lune, aussi muet que ceux qui l’ont bâti ; seulement une petite clarté, sortant de la chambre que Thérence y occupait sur le préau, annonçait que les morts n’en étaient plus les seuls gardiens. Je m’avançai bien doucement, et, regardant à travers le feuillage de la petite croisée, qui n’avait ni vitrage ni boisure, je vis la belle fille des bois disant sa prière, à genoux, auprès de son lit, où Charlot était couché et dormait à pleins yeux.

Je vivrais bien cent ans que je n’oublierais point la figure qu’elle avait dans ce moment-là. C’était comme une image de sainte, aussi tranquille que celles que l’on taille en pierre pour les églises. Je venais de voir Brulette, aussi brillante qu’un soleil d’été, dans la joie de son amour et le vol de sa danse ; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des noceux ; mais cela ne disait rien à l’oreille de la fille des bois, et je pense qu’elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin.

Je ne sais point ce qui se fit en moi ; mais voilà que, tout d’un coup, je pensai à Dieu, idée qui ne me venait peut-être pas assez souvent, dans ce temps de jeunesse et d’oubliance où j’étais, mais qui me plia les deux genoux, comme par un secret commandement, et me remplit les yeux de larmes qui tombèrent en pluie, comme si un gros nuage venait de se crever dans ma tête.

Ne me demandez point quelle prière je fis aux bons anges du ciel. Je ne m’entendais pas moi-même. Je n’eusse pas encore osé demander à Dieu de me donner Thérence ; mais je crois bien que je le requis de me rendre mieux méritant pour un si grand honneur.

Quand je me relevai de terre, je vis que Thérence avait fini son oraison et qu’elle s’apprêtait à dormir. Elle avait ôté sa coiffe, et j’appris qu’elle avait des cheveux noirs qui lui tombaient en grosses tresses jusqu’aux pieds ; mais devant qu’elle eût ôté la première épingle de son habillement, vous me croirez si vous voulez, je m’étais déjà sauvé, comme si j’eusse craint d’être en délit de sacrilége. Je n’étais pourtant pas plus sot qu’un autre, et je n’avais point coutume de bouder le diable ; mais Thérence me tenait le cœur en respect comme si elle eût été cousine de la sainte Vierge.

Comme je sortais du vieux château, un homme, que je ne voyais pas dans l’ombre du portail, me surprit en me portant la parole :

— Hé, l’ami, disait-il, apprenez-moi si c’est là, comme je pense, l’ancien château du Chassin ?

— Le grand bûcheux ! m’écriai-je, le reconnaissant à la voix. Et je l’embrassai d’un si grand cœur qu’il en fut étonné, car il n’avait pas autant souvenir de moi comme j’avais de lui.

Mais sitôt qu’il m’eut remis, il me fit grandes amitiés et me dit :

— Apprends-moi vitement, mon garçon, si tu as vu mes enfants, ou si tu les sais arrivés en cet endroit.

— Ils y sont depuis ce matin, répondis-je, ainsi que moi et ma cousine Brulette. Votre fille Thérence est là, bien tranquille, tandis que ma cousine est, ici près, à la noce d’une autre cousine, avec votre cher bon fils Huriel.

— Dieu merci ! dit le grand bûcheux, je n’arrive pas trop tard, et Joseph est, à cette heure, sur la route de Nohant, où il croit bien les trouver ensemble.

— Joseph ? il est donc venu comme vous ? On ne vous attendait tous deux que dans cinq ou six jours, et Huriel nous disait…

— Tu vas savoir comment tournent les choses de ce monde, dit le père Bastien en me tirant un peu sur le chemin, afin de n’être entendu que de moi. De toutes les choses qui vont au gré du vent, la cervelle des amoureux est la plus légère. Huriel t’a-t-il raconté tout ce qui regarde Joseph ?

— Oui, de tous points, que je crois.

— Joseph, en voyant partir Huriel et Thérence pour le pays d’ici, lui parla dans l’oreille ; sais-tu ce qu’il lui a dit ?

— Oui, je le sais, père Bastien ; mais…

— Tais-toi, car, moi aussi, je le sais. Voyant mon fils changer de couleur, et Joseph se sauver dans le bois d’un air tout singulier, j’allai après lui et lui commandai de me dire quel secret il venait de raconter à Huriel. « Mon maître, dit Joseph, je ne sais pas si j’ai bien ou mal fait ; j’ai cru y être obligé, et voilà ce que c’est ; je vous le dois pareillement. » Là-dessus, il me raconta avoir reçu une lettre de son pays, où on lui apprenait que Brulette élevait un enfant qui ne pouvait être que le sien ; et, me disant cela avec beaucoup de souffrance et de dépit, il me conseilla fortement de courir après Huriel pour l’empêcheur d’aller faire une grande sottise, ou boire une grosse honte.

» Quand je l’eus questionné sur l’âge de l’enfant, et qu’il m’eut fait lire la lettre qu’il avait toujours sur lui, comme s’il eût voulu porter ce remède sur la blessure de son amour, je ne me sentis pas du tout persuadé qu’on ne se fût point moqué de lui, d’autant que le garçon Carnat, qui lui écrivait cette chose, en réponse à une avance de Joseph pour se faire honnêtement agréer sonneur de musette en son pays, paraissait y avoir mis de la malice pour empêcher son retour. Puis, me rappelant la décence et la modestie de la petite Brulette, je me persuadai de plus en plus qu’on lui faisait injure, et ne pus m’empêcher de railler et de blâmer Joseph pour avoir cru si légèrement à une affaire si vilaine.

» J’aurais sans doute mieux fait, mon bon Tiennet, de le laisser, méprise ou non, dans la croyance que Brulette était indigne de son attachement ; mais que veux-tu ? l’esprit de justice conduisait ma langue et m’empêchait de songer aux conséquences. J’étais si mécontent de voir diffamer une pauvre honnête fille, que je parlais comme je m’y sentais poussé. Cela fit sur Joseph plus d’effet que je n’aurais cru. Il tourna vitement du tout au tout, et, versant des larmes comme un enfant, il se laissa choir à terre, déchirant ses habits et s’arrachant les cheveux, avec tant de chagrin et de colère contre lui-même, que j’eus grand’peine à l’apaiser. Par bonheur que sa santé est devenue pareille à la tienne, car, un an plus tôt, ce désespoir, qui le secouait si fort, l’aurait tué.

» Je passai le restant du jour et toute la veillée seul à seul avec lui à tâcher de lui remettre l’esprit. Ce n’était point facile pour moi. D’une part, je sais que mon fils, depuis le premier jour où il a vu Brulette, s’est pris pour elle d’une amour très-obstinée, et qu’il n’a été raccommodé avec la vie que le jour où Joseph ne s’est plus mis en travers de son espérance. De l’autre part, j’ai pour Joseph une grande amitié aussi, et je sais que Brulette est dans son idée depuis qu’il est au monde. Il me fallait sacrifier l’un des deux, et je me demandais si je ne serais pas un égoïste de père en me prononçant pour la satisfaction de mon fils au détriment de mon élève.

» Tiennet, tu ne connais plus Joseph, et peut-être ne l’as-tu jamais bien connu. Ma fille Thérence a pu t’en parler un peu sévèrement. Elle ne le juge pas de la même manière que moi. Elle le croit égoïste, dur et ingrat. Il y a du vrai là-dedans ; mais ce qui l’excuse devant mes yeux ne peut l’excuser devant les yeux d’une jeunesse comme elle. Les femmes, mon petit Tiennet, ne nous demandent que de les aimer. Elles ne prennent que dans leur cœur la subsistance de leur vie. Dieu les a faites comme ça, et nous en sommes heureux quand nous sommes dignes de le comprendre.

— Il me semble, observai-je au grand bûcheux, que je le comprends à cette heure, et que les femmes ont grandement raison de ne vouloir de nous que notre cœur, car c’est la meilleure chose que nous ayons.

— Sans doute, sans doute, mon fils ! reprit ce grand brave homme. J’ai toujours pensé ainsi. J’ai aimé la mère de mes enfants plus que l’argent, plus que le talent, plus que le plaisir et la gaudriole, plus que tout au monde. Je vois bien que mon fils Huriel est de mon acabit, puisqu’il a changé, sans regret, d’état et de goûts pour se rendre capable de prétendre à Brulette. Et je crois que tu penses de même, puisque tu le dis si franchement. Mais enfin le talent est quelque chose que Dieu estime aussi, puisqu’il ne le donne pas à tout le monde, et on doit du respect et du secours à ceux qu’il a marqués comme les ouailles de son choix.

— Croyez-vous donc que votre fils Huriel n’ait pas autant d’esprit et plus de talent dans la sonnerie que notre Joset ?

— Mon fils Huriel a de l’esprit et du talent. Il a été reçu maître sonneur à dix-huit ans, et encore qu’il n’en fasse pas le métier, il en a la connaissance et la facilité ; mais il y a une grande différence, ami Tiennet, entre ceux qui retiennent et ceux qui inventent : il y a ceux qui, avec des doigts légers et une mémoire juste, disent agréablement ce qu’on leur a enseigné ; mais il y a ceux qui ne se contentent d’aucune leçon et vont devant eux, cherchant des idées et faisant, à tous les musiciens à venir, le cadeau de leurs trouvailles. Or je te dis que Joseph est de ceux-là, et qu’il y a même en lui deux natures bien remarquables : la nature de la plaine, où il est né, et qui lui donne des idées tranquilles, fortes et douces, et la nature de nos bois et de nos collines, qui s’est ouverte à son entendement et qui lui a donné des idées tendres, vives et sensibles. Il sera donc, pour ceux qui auront des oreilles pour entendre, autre chose qu’un sonneur ménétrier de campagne. Il sera un vrai maître sonneur des anciens temps, un de ceux que les plus forts écoutent avec attention et qui commandent des changements à la coutume.

— Vous croyez donc, père Bastien, qu’il deviendra un second grand bûcheux de votre ordre ?

— Ah ! mon pauvre Tiennet, répondit le vieux sonneur en soupirant, tu ne sais de quoi tu parles, et j’aurais peut-être de la peine à te le faire comprendre !

— Essayez toujours, lui dis-je, vous êtes bon à écouter, et il n’est pas bon que je reste toujours simple comme je suis.