Les Maîtres sonneurs/31

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 375-389).



TRENTE-UNIÈME VEILLÉE


J’attendis assez longtemps, d’autant plus que les heures ne paraissent jamais courtes dans la triste compagnie des trépassés. Enfin minuit sonna à l’église, et je vis la tête d’un homme dépasser en dehors le petit mur du cimetière, tout auprès de la porte. Un bon quart d’heure se traîna encore sans que je visse ou entendisse autre chose que cet homme, ennuyé d’attendre, qui se mit à siffler un air bourbonnais, à quoi je reconnus que c’était Joseph, qui trompait sans doute l’espérance de ses ennemis en ne ressentant aucune frayeur du voisinage des morts.

Enfin, un autre homme, qui était collé contre la porte, en dedans, et que je n’avais pu voir à cause d’un gros buis qui me le masquait, passa vivement sa tête par-dessus le petit mur comme pour surprendre Joseph, qui ne bougea point et qui lui dit en riant : — Eh bien, père Carnat, vous êtes en retard, et, pour un peu, je me serais endormi à vous attendre. M’ouvrirez-vous la porte, ou dois-je entrer dans le jardin aux orties, par la brèche ?

— Non, dit le vieux Carnat. Cela fâcherait le curé, et il ne faut point braver ouvertement les gens d’église. Je vais à toi.

Il enjamba par-dessus le mur, et dit à Joseph qu’il se fallait laisser couvrir la tête et les bras d’un sac très-épais, et marcher sans résistance.

— Faites, dit Joseph, d’un ton de moquerie et quasi de mépris.

Je les suivis de l’œil par-dessus le muret et les vis rentrer dans la rouette aux Anglais. Je coupai droit jusqu’au talus où étaient cachés mes jeunes gens ; mais je n’en trouvai plus que quatre. Le plus jeune avait déguerpi tout doucement sans rien dire, et je n’étais pas sans crainte que les autres n’en fissent autant, car ils avaient trouvé le temps long, et ils me dirent avoir entendu, en ce lieu, des bruits singuliers qui leur semblaient venir de dessous terre.

Nous vîmes bientôt arriver Joseph, marchant sans y voir, et conduit par Carnat. Ils venaient sur nous, mais quittèrent le sentier à une vingtaine de pas. Carnat fit descendre Joseph jusqu’au bord du fossé, et nous pensâmes qu’il l’y voulait faire noyer. Aussi étions-nous déjà sur nos jambes, et prêts à empêcher cette traîtrise, lorsque nous vîmes que tous deux entraient dans l’eau, qui n’était point creuse en cet endroit, et gagnaient une arcade basse, au pied de la grande muraille du château, qui baignait dans le fossé. Ils y entrèrent, et ceci m’expliqua par où les autres avaient disparu quand je les avais si bien cherchés.

Il s’agissait de faire comme eux, et ça ne me paraissait guère malaisé ; mais j’eus bien de la peine à y décider mes compagnons. Ils avaient ouï dire que les souterrains du château s’étendaient sous la campagne jusqu’à Déols, qui est à environ neuf lieues, et qu’une personne qui n’en connaîtrait pas les détours ne s’y pourrait jamais retrouver.

Je fus obligé de leur dire que je les connaissais très-bien, encore que je n’y eusse jamais mis le pied, et que je n’eusse aucune idée si c’était des celliers pour le vin, ou une ville sous terre, comme aucuns le prétendaient.

Je marchais le premier, sans voir seulement où je posais mes pieds, tâtant les murs qui faisaient un passage très-étroit et où il ne fallait guère lever la tête pour rencontrer la voûte.

Nous avancions comme cela depuis un bon moment, quand il se fit, au-dessous de nous, un vacarme comme si c’était quarante tonnerres roulant dans les cavernes du diable. Cela était si singulier et si épouvantable, que je m’arrêtai pour tâcher d’y comprendre quelque chose, et puis j’avançai vitement, ne voulant pas me laisser refroidir par l’imagination de quelque diablerie, et disant à mes camarades de me suivre ; mais le bruit était trop fort pour qu’ils m’entendissent parler, et moi, pensant qu’ils étaient sur mes talons, j’avançai encore plus, jusqu’à ce que, n’entendant plus rien, et me retournant pour leur demander s’ils étaient là, je n’en reçus aucune réponse.

Comme je ne voulais point parler haut, je fis quatre ou cinq pas en retour de ceux que j’avais faits en avant. J’allongeai les mains, j’appelai avec précaution ; adieu la compagnie, ils m’avaient laissé tout seul.

Je pensai que n’étant pas bien loin de l’entrée, je les rattraperais dedans ou dehors ; je marchai donc plus vite et avec plus d’assurance, et repassai l’arcade par où j’étais entré, pour regarder et chercher tout le long de la rouette aux Anglais ; mais il était arrivé de mes camarades comme des sonneurs, il semblait que la terre les eût dévorés.

J’eus comme un moment de malefièvre en songeant qu’il me fallait tout abandonner, ou rentrer dans ces maudites cavernes et m’y trouver tout seul aux prises avec les embûches et les frayeurs qui y attendaient Joseph. Mais je me demandai si, dans le cas où il ne s’agirait que de lui, je me retirerais tranquillement de son danger. Mon âme de chrétien m’ayant répondu que non, je demandai à mon cœur si l’amour de Thérence n’était pas aussi solide en lui que l’amour du prochain dans ma conscience, et la réponse que j’en reçus me fit repasser l’arcade noire et vaseuse bien résolûment et courir dans le souterrain, non pas aussi gai, mais aussi prompt que si c’eût été à ma propre noce.

Comme je tâtais toujours en marchant, je trouvai, sur ma droite, l’entrance d’une autre galerie que je n’avais point sentie la première fois en tâtant sur ma gauche, et je me dis que mes camarades, en se retirant, avaient dû la rencontrer et s’y engager, croyant aller à la sortie. Je m’y engageai pareillement, car rien ne me disait que mon premier chemin fût celui qui me rapprochait des sonneurs.

Je n’y retrouvai point mes camarades, mais quant aux sonneurs, je n’eus pas fait vingt-cinq pas que j’entendis leur vacarme de beaucoup plus près que je n’avais fait la première fois, et bientôt une clarté trouble me fit voir que je débouchais dans un grand caveau rond qui avait trois ou quatre sorties noires comme la gueule de l’enfer.

Je m’étonnai de voir clair ou peu s’en faut dans un endroit voûté où ne se trouvait aucun luminaire, et, me baissant, je reconnus que cette lueur venait du dessous et perçait le sol où je marchais. J’observai aussi que ce sol se renflait en voûte sous mes pieds, et, craignant qu’il ne fût point solide, je ne m’aventurai point au mitant, mais, suivant le mur, je m’avisai de plusieurs crevasses où, en me couchant par terre, je collai ma vue bien commodément et vis tout ce qui se passait dans un autre caveau rond, placé juste au-dessous de celui où j’étais.

C’était, comme j’ai su après, un ancien cachot, attenant à celui de la grande oubliette dont la bouche se voyait encore, il n’y a pas trente ans, dans les salles hautes du château. Je m’en doutai bien, à voir les débris d’ossements qu’on y avait dressés en manière d’épouvantail, avec des cierges de résine plantés dans des crânes au fond de l’enceinte. Joseph était là tout seul, les yeux débandés, les bras croisés, aussi tranquille que je l’étais peu, et paraissant écouter avec mépris le tintamarre des dix-huit musettes qui braillaient toutes ensemble, prolongeant la même note en manière de rugissement. Cette musique d’enragés venait de quelque cave voisine, où les sonneurs se tenaient cachés, et où, sans doute, ils savaient qu’un écho singulier trentuplait la résonnance ; moi, qui n’en savais rien et qui ne m’en avisai que par réflexion, je pensai d’abord qu’il y avait là tous les cornemuseux du Berry, de l’Auvergne et du Bourbonnais rassemblés.

Quand ils se furent soûlés de faire ronfler leurs instruments, ils se mirent à pousser des cris et des miaulements qui, répétés par ces échos, paraissaient être ceux d’une grande foule mêlée d’animaux furieux de toute espèce ; mais à tout cela, Joseph, qui était véritablement un homme comme j’en ai peu vu dans les paysans de chez nous, se contentait, de lever les épaules et de bâiller, comme ennuyé d’un jeu d’imbéciles.

Son courage passait en moi, et je commençais à vouloir rire de la comédie, quand un petit bruit me fît tourner la tête, et je vis, juste derrière moi, à l’entrée de la galerie par où j’étais venu, une figure qui me glaça les sens.

C’était comme un seigneur des temps passés, portant une cuirasse de fer, une pique bien affilée et des habits de cuir d’une mode qu’on ne voit plus. Mais le plus affreux de sa personne était sa figure, qui offrait la véritable ressemblance d’une tête de mort.

Je me remis un peu, me disant que c’était un déguisement pris par un de la bande pour éprouver Joseph ; mais, en y pensant mieux, je vis que le danger était pour moi, puisque dans ce cas, me trouvant aux écoutes, il allait me faire un mauvais parti.

Mais, encore qu’il pût me voir comme je le voyais, il ne bougea point et resta planté à la manière d’un fantôme, moitié dans l’ombre, moitié dans la clarté qui venait d’en bas ; et comme cette clarté allait et venait selon qu’on l’agitait, il y avait des moments où, ne le distinguant plus, je croyais l’avoir eu seulement dans ma tête ; mais tout d’un coup, il reparaissait clairement, sauf ses jambes qui restaient toujours dans l’obscur, derrière une espèce de marche, de telle sorte que je m’imaginais le voir flotter comme une figure de nuages.

Je ne sais combien de minutes je passai à me tourmenter de cette vision, ne pensant plus du tout à épier Joseph, et craignant de devenir fou pour avoir tenté plus qu’il n’était en moi d’affronter. Je me souvenais d’avoir vu, dans les salles du château, une vieille peinture qu’on disait être le portrait d’un ancien guerrier bien mal commode, que le seigneur du lieu, lequel était son propre frère, avait fait jeter en l’oubliette. Le revêtissement de fer et de cuir que j’avais là devant moi, sur une figure de mort desséchée, était si ressemblant à celui de l’image peinte, que l’idée me venait bien naturellement d’une âme en colère et en peine, qui venait épier la profanation de son sépulcre, et qui, peut-être bien, en marquerait son déplaisir d’une manière ou de l’autre.

Ce qui me rendit mon calcul assez raisonnable, c’est que cette âme ne me disait rien et ne s’occupait point de moi, connaissant peut-être que je n’étais point là à mauvaises intentions contre sa pauvre carcasse.

Un bruit différent des autres arracha pourtant mes yeux du charme qui les retenait. Je regardai dans le caveau où était Joseph, et j’y vis une autre chose bien laide et bien étrange.

Joseph était toujours debout et assuré, en face d’un être abominable, tout habillé de peau de chien, portant des cornes dans une tête chevelue, avec une figure rouge, des griffes, une queue, et faisant toutes les sauteries et grimaces d’un possédé. C’était fort vilain à voir, et cependant je n’en fus pas longtemps la dupe, car il avait beau changer sa voix, il me semblait reconnaître celle de Doré-Fratin, le cornemuseux de Pouligny, un des hommes les plus forts et les plus batailleurs de nos alentours.

— Tu as beau répondre, disait-il à Joseph, que tu te ris de moi et que tu n’as aucune peur de l’enfer, je suis le roi des musiqueux et, sans ma permission, tu n’exerceras point que tu ne m’aies vendu ton âme.

Joseph lui répondit : — Qu’est-ce qu’un diable aussi sot que vous ferait de l’âme d’un musicien ? Il ne s’en pourrait point servir.

— Fais attention à tes paroles, dit l’autre. Ne sais-tu point qu’il faut ici se donner au diable, ou être plus fort que lui ?

— Oui, oui, répliqua Joseph. Je sais la sentence : il faut tuer le diable, ou que le diable vous tue.

Sur ce mot-là, je vis Huriel et son père sortir d’une voûte de côté et s’approcher du diable comme pour, lui parler ; mais ils furent retenus par les autres sonneurs qui se montrèrent autour de lui ; et Carnat le père, s’adressant à Joseph :

— On voit, lui dit-il, que tu ne redoutes pas les sortiléges et on t’en tiendra quitte, si tu te veux conformer à l’usage, qui est de battre le diable, en marque de refus que tu fais chrétiennement de te soumettre à lui.

— Si le diable veut être bien étrillé, répliqua Joseph, donnez-m’en la permission vitement, et il verra si sa peau est plus dure que la mienne. Quelles sont les armes ?

— Aucune autre que les poings, répondit Carnat.

— C’est en franc jeu, j’espère ? dit le grand bûcheux. Joseph ne prit pas le temps de s’en assurer, et encolèré du jeu qu’on faisait de lui, il sauta sur le diable, lui arracha sa coiffure et le prit au corps si résolument qu’il le jeta par terre et tomba dessus.

Mais il se releva aussitôt, et il me sembla qu’il poussait un cri de surprise et de souffrance ; mais toutes les musettes se mirent à jouer, sauf celles d’Huriel et de son père, lesquels faisaient semblant, et regardaient le combat d’un air de doute et d’inquiétude.

Cependant Joseph roulait le diable et paraissait le plus fort ; mais je trouvais en lui une rage qui ne me paraissait point naturelle et qui me faisait craindre que, par trop de violence, il ne se mît dans son tort. Les sonneurs semblaient l’y aider, car, au lieu de secourir leur camarade, trois fois renversé, ils tournaient autour de la lutte, sonnant toujours et frappant des pieds pour l’exciter à tenir bon.

Tout d’un coup, le grand bûcheux sépara les combattants en allongeant un coup de bâton sur les pattes du diable, et menaçant de faire mieux la seconde fois, si on ne l’écoutait parler. Huriel accourut à son côté, le bâton levé aussi, et tous les autres s’arrêtant de tourner et de sonner, il se fit un repos et un silence.

Je vis alors que Joseph, vaincu par la douleur, essuyait ses mains déchirées et sa figure couverte de sang, et que si Huriel ne l’eût retenu dans ses bras, il serait tombé sans connaissance, tandis que Doré-Fratin jetait son attirail, soufflait de chaud, et n’essuyait en ricanant que la sueur d’un peu de fatigue.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Carnat, venant d’un air de menace contre le grand bûcheux. Êtes-vous un faux frère ? De quel droit mettez-vous empêchement aux épreuves ?

— J’y mets empêchement à mes risques et à votre honte, répliqua le grand bûcheux. Je ne suis pas un faux frère, et vous êtes de méchants maîtres, aussi traîtres que dénaturés. Je m’en doutais bien, que vous nous trompiez, pour faire souffrir et peut-être blesser dangereusement ce jeune homme ! Vous le haïssez, parce que vous sentez qu’il vous serait préféré, et que là où il se ferait entendre, on ne voudrait plus vous écouter. Vous n’avez pas osé lui refuser la maîtrise, parce que tout le monde vous l’eût reproché comme une injustice trop criante ; mais, pour le dégoûter de pratiquer dans les paroisses dont vous avez fait usurpation, vous lui rendez les épreuves si dures et si dangereuses qu’aucun de vous ne les aurait supportées si longtemps.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit le vieux doyen, Pailloux de Verneuil, et les reproches que vous nous faites ici en présence d’un aspirant sont d’une insolence sans pareille. Nous ne savons pas comment on pratique la réception dans vos pays, mais ici, nous sommes dans nos coutumes et ne souffrirons pas qu’on les blâme.

— Je les blâmerai, moi, dit Huriel, qui étanchait toujours le sang de Joseph avec son mouchoir, et, l’ayant assis sur son genou, l’aidait à revenir. Ne pouvant et ne voulant vous faire connaître hors d’ici, à cause du serment qui me fait votre confrère, je vous dirai, au moins, en face, que vous êtes des bourreaux. Dans nos pays, on se bat avec le diable par pur amusement et en ayant soin de ne se faire aucun mal. Ici, vous choisissez le plus fort d’entre vous et vous lui laissez des armes cachées dont il cherche à crever les yeux et percer les veines. Voyez ! ce jeune homme est abîmé, et, dans la colère où l’avait mis votre méchanceté, il s’y serait fait tuer, si nous ne l’eussions arrêté. Qu’en auriez-vous fait alors ? Vous l’eussiez donc jeté en cette caverne d’oubli, où ont péri tant d’autres pauvres malheureux dont les ossements devraient se redresser pour vous reprocher d’être aussi méchants que vos anciens seigneurs ?

Cette parole d’Huriel me rappela l’apparition que j’avais oubliée, et je me retournai pour voir si son invocation l’attirerait à lui. Je ne la vis plus, et pensai à trouver le chemin du caveau d’en bas, où, d’un moment à l’autre, je sentais bien devoir être utile à mes amis.

Je trouvai tout de suite l’escalier et le descendis, jusqu’à l’entrée, ou je ne songeai même pas à me tenir caché, tant il y avait là de dispute et de confusion, qui ne permettaient pas de faire attention à moi.

Le grand bûcheux avait ramassé la casaque de peau de bête, et montrait comme quoi elle était garnie de pointes, comme une carde à étriller les bœufs, et les mitaines que ce faux diable portait encore avaient, à la paume des mains, de bons clous bien assujettis, la pointe en dehors. Les autres étaient furieux de se voir blâmer devant Joseph. — Voilà bien du bruit pour des égratignures, disait Carnat. N’est-il point dans l’ordre que le diable ait des ongles ! et cet innocent, qui l’a attaqué sans prudence, ne savait-il point qu’on ne joue pas avec lui sans s’y faire échaffrer un peu le museau ? Allons, allons, ne le plaignez point tant, ce n’est rien ; et puisqu’il en a assez, qu’il se retire et confesse qu’il n’est point de force à se divertir avec nous ; partant, qu’il ne saurait être de notre compagnie en aucune manière.

— J’en serai ! dit Joseph, qui, en s’arrachant des bras d’Huriel, montra qu’il avait la poitrine ensanglantée et sa chemise déchirée. J’en serai malgré vous ! J’entends que la bataille recommence, et il faudra que l’un de nous reste ici.

— Et moi, je m’y oppose, dit le grand bûcheux, et j’ordonne que ce jeune homme soit déclaré vainqueur, ou bien je jure d’amener dans ce pays une bande de sonneurs, qui feront connaître la manière de se comporter, et y rétabliront la justice.

— Vous ? dit Fratin, en tirant une manière d’épieu de la ceinture. Vous pourrez le faire, mais non pas sans porter de nos marques, à seules fins qu’on puisse donner foi à vos rapports.

Le grand bûcheux et Huriel se mirent en défense. Joseph se jeta sur Fratin pour lui arracher son épieu, et je ne fis qu’un saut pour les joindre ; mais, devant qu’on eût pu échanger des coups, la figure qui m’avait tant troublé se montra sur le seuil de l’oubliette ; étendit sa pique et s’avança d’un pas qui suffit pour donner la frayeur aux malintentionnés. Et, comme on s’arrêtait, morfondu de crainte et d’étonnement, on entendit une voix plaintive, qui récitait la prose des morts dans le fond de l’oubliette.

C’en fut assez pour démonter la confrérie, et l’un des sonneurs s’étant écrié : « Les morts ! les morts qui se lèvent ! » tous prirent la fuite, pêle-mêle, criant et se poussant, par toutes les issues, sauf celle de l’oubliette, où apparaissait une autre figure couverte d’un suaire, toujours psalmodiant de la manière la plus lamentable qui se puisse imaginer. Si bien qu’en une minute, nous nous trouvâmes sans ennemis, le guerrier ayant jeté son casque et son masque, et nous montrant la figure réjouie de Benoît, tandis que le carme, déroulant son suaire, se tenait les côtes à force de rire.

— Que le bon Dieu me pardonne la mascarade ! disait-il ; mais je l’ai faite à bonne intention, et il me semble que ces coquins méritaient qu’on leur donnât une bonne leçon, pour leur apprendre à se moquer du diable, dont ils ont plus de peur que ceux à qui ils le font voir.

— J’en étais bien sûr, moi, disait Benoît, qu’en voyant notre comédie, ils trembleraient au beau milieu de la leur.

Mais alors, avisant le sang et les blessures de Joseph, il s’inquiéta de lui et lui montra tant d’intérêt, que cela, joint au secours qu’il lui apportait, me prouva son amitié pour lui et son bon cœur, dont j’avais douté.

Tandis que nous nous assurions que Joseph n’avait pas de mal trop profond, le carme nous racontait comme quoi le sommelier du château lui avait dit avoir coutume de permettre aux sonneurs et autres joyeuses confréries de faire leurs cérémonies dans les souterrains. Ceux où nous étions se trouvaient assez distants des bâtiments habités par la demoiselle dame de Saint-Chartier, pour qu’elle n’entendît pas le bruit, et, dans tous les cas, elle n’eût fait qu’en rire, car on n’imaginait point qu’il s’y pût mêler de la méchanceté ; mais Benoît, qui se doutait de quelque mauvais dessein, avait demandé au même sommelier un déguisement et les clefs des souterrains, et c’est ainsi qu’il se trouvait là si à point pour écarter le danger.

— Eh bien, lui dit le grand bûcheux, merci pour votre assistance ; mais je regrette que l’idée vous en soit venue, car ces gens sont capables de m’accuser de l’avoir réclamée, et, par là, d’avoir trahi les secrets de mon métier. Si vous m’en croyez, nous partirons sans bruit, et leur laisserons croire qu’ils ont vu des fantômes.

— D’autant plus, dit Benoît, que leur rancune pourrait me retirer leur consommation, qui n’est pas peu de chose. Pourvu qu’ils n’aient point reconnu Tiennet ? Et comment diable, à propos, Tiennet se trouve-t-il là ?

— Ne l’avez-vous pas amené ? dit Huriel.

— Vraiment non, répondis-je. Je suis venu pour mon compte, à cause de toutes les histoires qu’on faisait sur vos diableries. J’étais curieux de les voir ; mais je vous jure qu’ils avaient l’esprit trop égaré et la vue trop trouble pour me reconnaître.

Nous allions partir, quand des bruits de voix écolérées et des tumultes sourds, comme ceux d’une querelle, se firent entendre.

— Oui-dà ! dit le carme, qu’y a-t-il encore ? Je crois qu’ils reviennent et que nous n’en avons pas uni avec eux. Et vile ! reprenons nos déguisements !

— Laissez faire, dit Benoît, prêtant l’oreille ; je vois ce que c’est. J’ai rencontré, en venant ici par les caves du château, quatre ou cinq gaillards dont un m’est connu. C’est Léonard, votre ouvrier bourbonnais, père Bastien. Ces jeunes gens venaient aussi par curiosité sans doute ; mais ils s’étaient égarés dans les caveaux et n’étaient pas bien rassurés. Je leur ai donné ma lanterne en leur disant de m’attendre. Ils auront été rencontrés par les sonneurs en déroute, et ils s’amusent à leur donner la chasse.

— La chasse pourrait bien être pour eux, dit Huriel, s’ils ne sont pas en nombre. Allons-y voir !

Nous nous y disposions, quand les pas et le bruit se rapprochant, nous vîmes rentrer Carnat, Doré-Fratin et une bande de huit autres qui, ayant, en effet, échangé quelques bonnes tapes avec mes camarades, étaient revenus de leur poltronnerie et comprenaient qu’ils avaient affaire à de bons vivants. Ils se retournèrent contre nous, accablant les Huriel de reproches pour les avoir trahis et fait tomber dans une embûche. Le grand bûcheux s’en défendit, et le carme voulut mettre la paix en prenant tout sur son compte et en leur reprochant leurs torts ; mais ils se sentaient en force, parce qu’à tout moment il en arrivait d’autres pour les soutenir, et quand ils se virent à peu près au complet, ils élevèrent le ton et commencèrent à passer des insultes aux menaces et des menaces aux coups. Sentant qu’il n’y avait pas moyen d’éviter la rencontre, d’autant plus qu’ils avaient bu beaucoup d’eau-de-vie pendant les épreuves et ne se connaissaient plus guère, nous nous mîmes en défense, serrés les uns contre les autres, et faisant face à l’ennemi de tous côtés, comme se tiennent les bœufs quand une bande de loups les attaque au pâturage. Le carme y ayant perdu sa morale et son latin, y perdit aussi sa patience, car, s’emparant du bourdon d’une musette tombée dans la bagarre, il s’en servit aussi bien qu’homme peut faire pour défendre sa peau.

Par malheur, Joseph était affaibli de la perte de son sang, et Huriel, qui avait toujours dans le cœur la mort de Malzac, craignait plus de faire du mal que d’en recevoir. Tout occupé de protéger son père, qui y allait comme un lion, il se mettait en grand danger. Benoît s’escrimait très-bien pour un homme qui sort de maladie ; mais, en somme, nous n’étions que six contre quinze ou seize, et, comme le sang commençait à se montrer, la rage venait, et je vis qu’on ouvrait les couteaux. Je n’eus que le temps de me jeter devant le grand bûcheux qui, répugnant encore à tirer l’arme tranchante, était l’objet de la plus grosse rancune. Je reçus un coup dans le bras, que je ne sentis quasiment point, mais qui me gêna pourtant bien pour continuer, et je voyais la partie perdue, quand, par bonheur, mes quatre camarades, se décidant à venir au bruit, nous apportèrent un renfort suffisant, et mirent en fuite, pour la seconde fois, et pour la dernière, nos ennemis épuisés, pris par derrière, et ne sachant point si ce serait le tout.

Je vis que la victoire nous restait, qu’aucun de mes amis n’avait grand mal, et m’apercevant tout d’un coup que j’en avais trop reçu pour un homme tout seul, je tombai comme un sac, et ne connus ni ne sentis plus aucune chose de ce monde.