Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/20

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 93-97).


XX


Le jour commençait à poindre ; je dormais profondément, quoique assez mal étendu sur un fauteuil dans la chambre de mon maître. Une voix me réveille en sursaut ; c’était la sienne.

— Allons, Victor, dépêche-toi : apprête tout ce qu’il me faut pour changer d’habit ; je n’ai pas un moment à perdre.

En disant ces mots, il arrangeait des pistolets et choisissait une épée ; à l’air d’indifférence qu’il avait en prenant de tels soins, je crus d’abord qu’ils étaient pour un autre ; mais un billet adressé à sa mère fixa bientôt mon incertitude. Il n’avait pu l’écrire sans émotion, et j’en vis encore les traces lorsqu’il me dit :

— Si je ne suis pas de retour à midi, tu porteras cette lettre chez M. de Léonville, et tu lui diras que je le prie de partir sur-le-champ pour la remettre lui-même à ma mère.

L’idée d’avoir peut-être à remplir cette triste commission me fit cruellement sentir à quel point j’étais attaché à ce brave, à cet excellent jeune homme ; et je ne saurais exprimer le sentiment que j’éprouvai lorsque je le vis partir si lestement pour le bois de Boulogne

La crainte de le troubler en lui dissimulant mal ce qui se passait dans mon ame m’empêcha de lui demander la permission de le suivre ; mais à peine fut-il monté en cabriolet, que je me rendis chez M. de Léonville pour lui parler du sujet de mon inquiétude ; il en parut aussi pénétré que moi, et me proposa de l’accompagner jusqu’à la porte Maillot, où nous attendrions des nouvelles de l’événement. Tout en s’habillant pour partir, il répétait sans cesse :

— Ne m’avoir pas choisi pour témoin ! c’est bien mal à Gustave ! mais il aura craint l’excès de mon amitié et peut-être ma prudence : si je connaissais au moins ceux qui décident dans cette affaire.

J’en ignorais tous les noms, excepté celui de l’adversaire, et je ne pus rassurer M. de Léonville sur la crainte de voir les intérêts de Gustave mal défendus.

Arrivés à la porte du bois, nous mîmes pied à terre, et après nous être informés de la route qu’avait prise le cabriolet que nous venions de désigner, nous nous décidâmes à la suivre, car l’agitation de M. de Léonville ne lui permettait pas de rester en place ; il marchait à grands pas, et ne rompait le silence que pour demander aux paysans qui se rendaient au marché de Paris s’ils n’avaient pas rencontré les gens que nous cherchions ; les uns disaient oui sans réfléchir, et il se trouvait que c’était une voiture à six chevaux de poste qu’ils venaient de voir passer ; d’autres n’avaient rien vu, ou bien ne nous comprenaient pas ; enfin une laitière dont j’arrêtai la charrette nous dit qu’en revenant de Passy, elle avait remarqué un grand monsieur suivi de deux hommes portant une civière, et qu’ils se dirigeaient du côté du Ranelagh. Ce renseignement n’était pas fait pour nous tranquilliser ; mais je ne sais quelle terreur m’ôta toute envie d’en obtenir d’autres. En traversant l’allée qui conduit à Longchamp, j’aperçus le cabriolet de mon maître, et je courus à toutes jambes vers Germain, dans l’espoir d’apprendre quelque chose de lui ; mais il ne savait rien, si ce n’est qu’après avoir entendu deux coups de pistolet, un homme qu’il ne connaissait pas était venu prendre un paquet dans la voiture qui se trouvait à quelque distance de la sienne.

— Et tu n’as pas demandé qui était blessé ? lui dis-je, bouillant d’impatience.

— Non vraiment, j’avais ordre de ne pas bouger de là ; mais si vous n’avez pas peur d’être grondé, allez-y voir vous-même, ils ne sont pas loin d’ici.

Pendant que j’écoutais ce nigaud, M. de Léonville m’avait devancé, je le voyais près d’atteindre un groupe d’hommes qui paraissaient tous occupés à secourir la même personne. N’osant trop approcher d’eux, je me tins à l’écart ; mais sans perdre de vue M. de Léonville, dont le premier mouvement allait combler ou dissiper mon inquiétude. Je respirai quand je le vis considérer tristement celui qu’on transportait. Est-ce ainsi qu’il eût abordé Gustave ? En effet, c’était ce pauvre M. Dolivar qui, ayant reçu une balle dans la cuisse, avait désiré qu’on le transportât à Passy chez un de ses amis pour lui épargner les souffrances d’un plus long trajet. Gustave aidait à le soutenir du seul bras dont il pût disposer ; car il avait été blessé à l’autre du premier coup tiré par M. Dolivar ; et tous vantaient le courage qui lui avait fait surmonter la douleur de cette blessure pour s’en venger plus sûrement.

Dès que M. Dolivar fut confié à son ami et au chirurgien qui devait le panser, Gustave et ses témoins revinrent auprès de M. de Léonville. Il était resté dans le bois ; je l’avais rejoint ; et je jouis du plaisir de le voir embrasser son jeune ami avec toute la tendresse d’un frère.

— Mais par quel hasard vous trouvez-vous ici ? dit Gustave ; j’avais pourtant bien pris toutes mes précautions pour vous éviter.

— Il est certain que sans le zèle de ce brave garçon, dit M. de Léonville en me montrant, le meilleur de vos amis aurait été le dernier instruit de l’événement.

— Ce bon Victor m’a trahi ; j’aurais dû le deviner, reprit Gustave en s’approchant de moi, tandis que M. Samson racontait avec enthousiasme les détails de l’affaire à M. de Léonville. D’après ce récit, que le colonel Durocber appuyait du plus flatteur témoignage, mon maître venait de s’acquérir de nouveaux droits à l’estime des gens d’honneur par une conduite aussi ferme que généreuse ; mais il commençait à souffrir vivement de son bras, et je fus envoyé chez l’ami de M. Dolivar pour y chercher le chirurgien. Je le ramenai bientôt dans l’auberge où ces messieurs avaient fait préparer un déjeuner. Il nous dit que M. Dolivar ne serait point estropié, mais qu’il se ressentirait longtemps de sa blessure ; que celle de Gustave n’était que douloureuse, et le forcerait seulement à porter plusieurs jours son bras en écharpe.

De retour à Paris, M. Samson raconta l’aventure à tant des gens de sa connaissance, qu’en moins de deux heures elle fut le sujet de toutes les conversations ; et le soir même, dans les coulisses de l’Opéra, un des courtisans de mademoiselle Abertine, s’étant empressé de la lui apprendre au moment où elle allait danser son pas de trois, un évanouissement subit l’empêcha de paraître.

— Ah ! le monstre ! s’écria-t-elle en reprenant ses sens, voilà donc la cause de ce mystère ! je ne veux plus le revoir de ma vie.

Et, tout en se livrant à son désespoir, mademoiselle Albertine rajustait non costume. Les sensibles témoins de cette scène voulaient ramener chez elle l’amante désolée pour lui prodiguer les soins dus au malheur ; mais M. G***, grand-maître des ballets, très-endurci contre les chagrins de ce genre, exigeait qu’on rétablît à la fin du troisième acte le pas de trois que le public demandait à grands cris ; et, malgré le conflit de sentiments qui agitaient le cœur de mademoiselle Albertine, elle se vit obligée de reprendre le cours de ses pirouettes ; mais ce ne fut pas sans les entremêler de questions sur l’état de ce malheureux Dolivar, dont la vie lui était pour le moment si chère, qu’elle disait très-justement :

— Sans lui, je ne pourrais exister.

Cependant à travers ces nobles regrets il se mêlait de certaines réflexions assez favorables au vainqueur de M. Dolivar ; et si la reconnaissance ou l’intérêt avait parlé moins haut, le jeune militaire l’aurait probablement emporté sur le riche fournisseur ; mais l’amour doit céder au devoir : c’est une sentence d’Opéra qui n’est plus guère respectée que dans son empire. C’est là qu’on voit la beauté résister au penchant, sacrifier le plaisir, dompter la passion, et tout cela pour l’amour de l’or. Vraiment la vertu ne ferait pas mieux. Tel qu’il était, ce beau sentiment valut une lettre d’imprécations à mon maître, et la défense de se présenter devant celle qu’il venait peut-être de livrer à une éternelle douleur. Ce congé déplut fort à Gustave ; il pensa que les bonnes grâces de mademoiselle Albertine lui avaient été trop bien acquises pour n’y pas conserver des droits ; et son amour-propre se promit tous les plaisirs d’une douce vengeance.