Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/64

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 316-320).


LXIV


C’était le 10 décembre, Bonaparte venait d’arriver à Paris, et le Directoire, forcé de répondre au vœu de tous les Français, lui préparait ce jour même une réception brillante. Pour satisfaire à un immense concours de spectateurs, Barras avait voulu tenir l’audience, non dans l’enceinte du palais, mais dans la vaste cour du Luxembourg. Un autel de la patrie y était dressé, les trophées de l’armée d’Italie le décoraient, et c’était après avoir passé sous une voûte formée par les drapeaux qu’il venait de conquérir, que Bonaparte devait recevoir les remercîments de la France.

Quelques mois plus tôt, madame de Révanne se serait fait un grand plaisir d’assister à cette fête ; mais dans les dispositions où elle se trouvait alors, elle chargea son fils de renvoyer ses billets d’invitation à madame Bonaparte, en lui faisant dire que sa santé ne lui permettait pas d’en profiter. Gustave n’avait point pensé à en procurer à madame de Verseuil, tant il lui semblait inconvenable qu’elle se montrât dans le monde avant d’avoir laissé le temps d’oublier son divorce, et l’on peut juger de sa surprise lorsqu’en entrant au Luxembourg, il l’aperçut assise sur l’un des gradins réservés aux femmes les plus élégantes de Paris, et les éclipsant toutes par l’éclat de sa parure et de sa beauté. Il se rappela qu’Alméric avait fait demander la veille à Barras des billets pour ces places de faveur. Il se persuada qu’ils étaient destinés à madame de Verseuil ; une foule d’autres indices vinrent à l’appui de ce soupçon. Gustave en conclut naturellement qu’Athénaïs l’avait trompé en lui jurant que depuis la scène de jalousie qu’elle avait imprudemment provoquée, elle n’avait eu aucun rapport avec M. de Norvel. Ces idées disposaient fort mal Gustave à entendre ce qui se disait à ses côtés ; car aux acclamations, aux cris de joie causés par l’arrivée de Bonaparte, à l’enthousiasme inspiré par ses paroles prophétiques, succédèrent les caquets du grand monde. C’est alors que mon maître eut cruellement à souffrir de la célébrité de sa future compagne. Comme Bonaparte avait désiré paraître dans cette assemblée solennelle accompagné d’un seul de ses aides de camp[1], les autres s’étaient dispersés dans la foule de militaires invités à la fête, et le hasard ayant placé Gustave au milieu de plusieurs officiers de l’armée d’Allemagne dont il n’était pas connu, sa présence ne gêna en rien leur médisance. D’abord, il eut l’avantage d’apprendre son histoire avec Athénaïs, telle qu’elle se racontait dans le monde ; ensuite un vieux général prédit le sort qui attendait le ravisseur, et, pour comble d’agrément, un jeune capitaine ajouta que la vengeance du ciel s’exerçait déjà sur le coupable, et qu’il savait très-positivement qu’un certain Alméric de Norvel était en secret honoré des faveurs de la dame.

— Vous en avez menti, s’écria Gustave en se retournant vers l’officier, et je vous le prouverai en sortant d’ici.

À ces mots le capitaine avait porté la main sur son épée. Ses voisins le retinrent.

— Point d’esclandre ici, dit le vieux général : le colonel va nous dire son nom ; il sait ce qu’exige une telle insulte, et vous serez satisfait.

Alors mon maître, tirant ses tablettes, inscrivit son nom sur un feuillet, le remit au capitaine, et lui dit froidement :

— Choisissez l’heure et les armes.

Puis ils se rassirent tous deux si paisiblement, qu’excepté leurs proches voisins, tous les autres pouvaient croire que ce colloque d’un instant avait eu pour motif l’échange de quelques politesses.

M. de Léonville, fidèle à sa parole, était venu ce même soir disposer madame de Révanne à recevoir son fils avec indulgence ; Gustave avait promis de dîner avec elle si la cérémonie du Luxembourg ne finissait pas trop tard. Déjà plusieurs personnes en étaient de retour, et il n’arrivait pas. Enfin, l’heure ne permettant plus de l’attendre, madame de Révanne donna l’ordre de servir ; mais à peine le dîner est-il à moitié, que Germain entre l’air égaré, les lèvres tremblantes, demande tout haut si M. de Léonville est là, lui dit le plus gauchement possible de venir tout de suite, qu’il n’y a pas un moment à perdre ; puis s’apercevant de l’effroi qu’il cause, ce n’est rien, ajoute-t-il, plus sottement encore, c’est un monsieur qui le demande ; et il s’enfuit en faisant à M. de Léonville des signes mystérieux. Je les suis tous deux.

— Accourez, s’écrie Germain de manière à être entendu de la rue : Accourez vite ; il s’est battu, l’épée a traversé le corps ; il n’a peut-être plus qu’un moment à vivre !

— Tais-toi, misérable, lui dis-je en mettant ma main sur sa bouche, tu vas tuer sa mère.

Et je me précipitai au bas de l’escalier sans savoir où j’allais.

— Par ici, nous dit Germain en nous conduisant vers le pavillon.

— Je n’ai pas voulu, ajouta-t-il, le faire porter dans sa chambre, de peur d’effrayer madame. Il est là sur un matelas, dans le pavillon du jardin. Le chirurgien et un jeune officier sont avec lui : ne faites pas de bruit : on a recommandé le plus grand silence. Ah ! mon dieu ! ce brave maître !…

Et Germain poussait des sanglots déchirants, et j’enviais ses larmes.

M. de Léonville, entre ouvre doucement la porte, et nous apercevons Gustave qui, à l’aide du jeune officier et du chirurgien qui le soutiennent, s’efforce de tracer quelques mots sur un papier ; mais presque au même instant la plume s’échappe de ses mains, et il perd connaissance. Hélas ! je crus à sa pâleur qu’il ne respirait plus ; mais le chirurgien nous rassura en nous disant que cette faiblesse était causée par la quantité de sang qu’il avait déjà fallu lui tirer ; car, ajouta-t-il, la blessure est si proche de la poitrine, qu’il faut avant tout le garantir de l’hémorrhagie. Je ne puis rien prononcer avant vingt-quatre heures ; mais s’il ne survient pas de crise fâcheuse, nous le sauverons. Ôtez ce papier qui l’inquiète, dit-il en se tournant vers moi, et veillez à ce qu’il n’éprouve aucune émotion vive ; je ne le quitterai pas de la nuit.

— Permettez-moi d’en faire autant, dit le capitaine à M. de Léonville ; je suis le malheureux qui l’a mis dans cet état, et si vous m’ôtez la consolation de le soigner, je ne sais où le désespoir pourra me conduire.

Touché des larmes qu’il lui voyait répandre, M. de Léonville lui fit signe de rester ; ensuite il s’approcha du lit qu’on venait d’arranger à la hâte, nous aida à y transporter Gustave, et me tirant par le bras :

— Remontons, dit-il, et sachons nous contraindre devant cette pauvre mère, nous reviendrons dans un instant.

Je tenais le papier que le chirurgien avait ôté de la main de Gustave, et craignant de le lire, j’allais le cacher dans ma poitrine. M. de Léonville me le demanda ; il le lut à la lueur de la lampe du vestibule, puis me le remettant, il dit :

— Gardez ce papier, et ne dites jamais à personne que je l’ai lu.

Alors jetant les yeux dessus, je vis ces mots tracés d’une main tremblante :

« Je lègue mon enfant à ma mère. »

En rentrant dans la salle à manger, nous n’y trouvâmes plus que Louise qui préparait une boisson calmante, et pleurait amèrement en répétant que Germain avait assassiné madame.

— Je l’avais pressenti, m’écriai-je.

Et je suivis M. de Léonville dans la chambre de madame de Révanne. Nous trouvâmes cette malheureuse mère livrée aux plus affreuses convulsions. Quand la triste nouvelle si mal dissimulée par Germain lui avait été confirmée par les mots distinctement entendus « l’épée a traversé le corps, » elle était restée longtemps inanimée, et n’était revenue de cet évanouissement que pour tomber dans un délire effroyable. Je courus chez son médecin, et le ramenai presque aussitôt muni d’une potion qu’il avait ordonnée sur ce que je lui dis de l’état de madame de Révanne, et du coup affreux qui l’avait causé ; ensuite je retournai dans le pavillon. Peu de moments après, M. de Léonville vint m’y rejoindre.

— Elle est plus calme, me dit-il tout bas ; mais la fièvre vient de se déclarer, et j’ai peur que cette crise ne détermine une maladie : elle souffre depuis si longtemps !…

— Et puis qu’arrivera-t-il s’il faut lui annoncer !… ajouta-t-il en montrant Gustave.

Nous levâmes les yeux au ciel, et chacun de nous alla prendre silencieusement sa place dans cette chambre où nous allions passer la nuit : le chirurgien couché sur un canapé ; M. de Léonville, au coin de la cheminée, méditant sur la manière la plus efficace de secourir ou de consoler ses amis ; moi près de la porte, pour être plus tôt à même de lui servir au premier signe ; et le jeune capitaine au chevet du lit de Gustave, les yeux fixés sur son visage décoloré, et l’oreille attentive à ses moindres soupirs.


  1. Le général Marmont.