Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/65

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 320-325).


LXV


Heureusement pour madame de Révanne, elle ne retrouva la raison qu’au moment où son fils était hors de danger. Le premier soin de M. de Léonville, en recevant de la bouche du chirurgien cette bonne nouvelle, fut de la porter à la mère de Gustave. Elle crut d’abord que la pitié de son ami cherchait à la tromper ; mais se livrant bientôt à la confiance que méritait un homme si vrai, elle reprit courage, et conjura son médecin d’employer toutes les ressources de son art pour diminuer la fièvre qui la dévorait encore, et pour lui rendre à tout prix la force de se traîner jusqu’au lit de son fils. Mais cette fièvre se déclara maligne, et dans le danger qui menaçait madame de Révanne, nous retrouvâmes toutes nos inquiétudes pour Gustave.

Cependant il avait passé le terme fatal ; sa respiration était moins oppressée, un doux assoupissement l’empêchait de sentir les douleurs de sa blessure, et tout annonçait son prochain retour à la vie. M. de Léonville et le capitaine Saint-Firmin, rassurés sur l’état de Gustave, avaient consenti à retourner chez eux pour y prendre quelque repos, et je devais veiller, pendant cette seconde nuit, seul auprès de mon maître.

La faible lueur d’une lampe éclairait la chambre ; il y régnait un profond silence ; et malgré moi, épuisé par la fatigue, par tant d’émotions douloureuses, je m’endormis sur ma chaise près du feu que je voulais entretenir avec soin, car la nuit était froide. Je rêvais la convalescence de mon maître, celle de sa mère ; je les voyais réunis, se racontant leurs mutuelles inquiétudes, leur frayeur de mourir sans s’être dit adieu. Je m’associais à leur bonheur, il devenait ma récompense : tout à coup mon oreille est frappée par ces mots articulés d’une voix faible :

— Ma mère ? est-ce vous ?

J’ouvre aussitôt les yeux, et je crois rêver encore en apercevant une femme près du lit de Gustave ; mais il lui parle, elle se penche vers lui ; ce n’est point une vision.

— Donne-moi ta main, lui dit-il, mets-la sur mon cœur, je croirai que tu me pardonnes. Et pendant que cette main se laissait conduire, de l’autre on me faisait signe de me taire. Je restai immobile à contempler ce charmant fantôme ; bientôt après je le vis retirer doucement la main qu’il avait posé sur le sein de Gustave, s’assurer par un regard attentif que le malade était rendormi, et s’avancer à pas lents vers une porte qui donnait sur l’escalier intérieur du pavillon. Alors il s’évanouit comme une ombre et me laissa stupéfait de son apparition. J’espérais que mon maître me parlerait de cette vision, et j’attendais avec impatience son réveil, pour m’expliquer un événement sur lequel je formais différentes conjectures ; car l’obscurité où nous étions ne m’ayant pas permis de distinguer les traits de cette femme à demi voilée, je flottais entre deux noms que je craignais également de prononcer devant Gustave. Enfin il s’éveilla ; mais l’excès de sa faiblesse ne lui permettait pas de rassembler ses idées, et il ne me parla pas même de sa mère, seulement il m’appela pour me dire :

— Quelque chose me blesse, tiens, là, tout proche de ma plaie.

Présumant que c’était une des épingles qui retenaient l’appareil, je détachai la première bande, et je sentis une bague glisser dans ma main.

— Voilà ce qui vous blessait, dis-je à Gustave en lui montrant la bague, et cette petite fleur en turquoises devait vous faire un mal affreux si près de votre blessure.

— Ciel ! s’écria Gustave, je la reconnais : c’est la bague que j’ai donnée à Lydie le jour où… Mais je me trompe peut-être, regarde… Son chiffre et le mien doivent être gravés sous la fleur.

Les chiffres s’y trouvaient, et ce talisman ne me laissa plus aucun doute sur le nom du fantôme. Je devinai sans peine que sa jolie main, maigrie par la souffrance, avait laissé échapper cet anneau au moment où Gustave la pressait tendrement sur son sein.

Avec le souvenir de son premier bonheur, Gustave semblait avoir retrouvé la vie et l’espérance. Il me demandait comment cet anneau lui avait été rendu, se rappelait confusément d’avoir cru voir sa mère, de lui avoir parlé, et je n’osais répondre à aucune de ses questions, tant j’avais peur de détruire une illusion nécessaire à son repos ; mais il était impossible de le tromper long temps sur l’état de madame de Révanne, une maladie grave pouvait seule la retenir loin de son fils quand il était blessé, et son imagination allant jusqu’à la supposer morte, nous fûmes contraints de lui avouer la vérité pour l’empêcher de se livrer à tout l’excès du désespoir. Malgré sa faiblesse et la défense du chirurgien, il voulait qu’on le portât dans la chambre de sa mère. Nous ne savions comment modérer son inquiétude. Cependant madame de Révanne, se trouvait mieux, et je pensai à chercher quelque moyen d’en convaincre son fils ; le hasard m’en fournit un excellent Gustave m’envoyait à chaque instant chez elle pour lui en rapporter des nouvelles. Mais quelle que fût ma réponse, il la recevait d’un air fort incrédule ; j’avais beau lui répéter que de son rétablissement dépendait celui de sa mère, qu’elle lui ordonnait de se calmer, d’attendre plus patiemment le jour où il pourrait la voir ; il ne m’écoutait point. Offensé de son peu de confiance en mes paroles, je priai Louise de me faire entrer dans la chambre de sa maîtresse pour lui peindre l’inquiétude continuelle de Gustave, et la supplier de trouver un moyen de la calmer.

Vous serez bien reçu, me dit Louise d’un air riant que je ne lui avais pas vu depuis plusieurs jours : madame a reposé deux heures, sa fièvre est moins ardente ; elle nous a tous reconnus ce matin, et à l’instant même elle témoignait l’envie de vous parler.

En finissant ces mots, Louise ouvrit la porte, et un enfant courut à moi pour me dire en levant sa petite main :

— Chut, maman dort !

— Non, elle ne dort pas, reprit Louise, mais c’est qu’Alfred est bien aise de vous répéter ce qu’on lui dit à chaque minute.

Et je regardai attentivement cet Alfred, qui me parut d’une beauté angélique. Madame de Révanne, qui me voyait l’admirer, me dit d’une voix que j’entendais à peine :

— N’est-ce pas qu’il est charmant ?

Ensuite elle me questionna sur son fils ; et comme je lui répondis qu’il ne guérirait pas tant qu’il n’aurait pas la preuve positive qu’elle-même était moins souffrante :

— Attendez, me dit-elle, je vais vous la donner.

Alors elle fit signe à Louise de mettre Alfred sur son lit, et lui dit en me montrant :

— Tu vois bien cet homme-là, c’est un ami qui va te mener chez quelqu’un qui te caressera, te donnera des bonbons, et que tu embrasseras bien fort pour moi.

— Oui, répondit Alfred, avec la joie qu’éprouve un enfant quand on lui promet un plaisir.

Et, se tournant vers moi, madame de Révanne ajouta :

— Dites à Gustave d’en croire ce petit messager, et de permettre qu’il me remplace en ce moment près de lui pour lui tenir compagnie, et lui ordonner d’être sage.

Avec quel ravissement je m’emparai de ce petit ange ! que j’étais fier de le porter à mon maître ! Louise nous suivit dans la crainte qu’il ne s’apprivoisât pas tout de suite avec nos visages inconnus, et puis elle avait bien un peu envie de voir comment il serait accueilli de Gustave. Je consentis à lui laisser ce plaisir ; mais ce fut à condition qu’elle resterait à la porte, et que j’entrerais seul avec mon précieux fardeau ; car j’étais jaloux du bonheur que j’allais causer.

Germain était resté auprès de mon maître ; je l’appelai, je lui donnai une commission, et puis allant tout droit au lit de Gustave :

— Puisque vous doutez toujours de mes nouvelles, lui dis-je, voilà un témoin que vous en croirez peut-être ?

— Ah ! Victor, s’écria mon maître en serrant l’enfant dans ses bras, sans penser qu’il allait déchirer sa blessure, chère Lydie !

Je le vis aussitôt pâlir, sa tête retomba sur l’oreiller, et je me repentis de n’avoir pas prévu qu’une si vive émotion pouvait lui être funeste ; mais le premier moment de surprise passé, on renaît vite quand, de douces impressions vous rappellent à la vie, et Gustave fut bientôt en état d’écouter le petit ambassadeur de madame de Révanne. Deux mots de cet enfant suffirent pour lui prouver qu’elle était moins souffrante, qu’elle pensait tendrement à lui ; enfin, tout ce que je lui répétais vainement depuis deux jours. Combien j’étais attendri en voyant briller la joie sur ce visage décoloré, dans ces regards languissants, dans ce sourire où se montrait l’oubli de tous les maux.

— Ne me quitte pas encore, lui disait Gustave d’un ton suppliant ; Victor va te chercher des joujoux.

Et, en attendant, je couvrais le lit d’estampes, de morceaux de sucre, d’oranges, et de tout ce que j’imaginais pouvoir retenir Alfred.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Gustave.

— Alfred de Révanne, rue du Mont-Blanc, n° 15, lui répondit-il dans son petit langage, et comme s’il répétait sa leçon ; car cette longue phrase était la seule qu’il pût dire si couramment.

On reconnaissait dans le soin de joindre son adresse à son nom la sollicitude commune à toutes les mères qui supposent que leurs enfants peuvent se perdre, et qu’il faut avant tout, qu’ils apprennent à dire où ils demeurent.

— Ah ! tu t’appelles Alfred de Révanne ? répéta Gustave en souriant, et moi aussi je me nomme Révanne ; et, si notre maman le permet, tu viendras jouer avec moi tous les jours.

En disant cela, Gustave passait sa main dans les blonds cheveux d’Alfred. Tout à coup l’enfant s’écrie :

— La voilà, la voilà, ma bonne, la voilà.

Louise accourt, et Alfred lui montre la bogue bleue qui est au doigt de Gustave :

— Que veut-il dire ? demande mon maître.

— C’est qu’il croit reconnaître une bague que madame de Civray a perdue ces jours-ci, répond Louise. Comme nous l’avons tous inutilement cherchée, et qu’Alfred a été grondé pour lui faire dire où il l’avait cachée ; il s’en ressouvient.

— Elle était semblable à celle-ci, croyez-vous ?

— Absolument de même : et madame de Civray pleure tant de l’avoir égarée, que, si je l’osais, je prierais monsieur de confier la sienne à madame de Révanne, pour en commander une pareille.

— C’est inutile ; dites à madame de Civray que sa bague a été trouvée par Victor, qu’il me l’a remise, et que j’espère la rendre bientôt moi-même à ma cousine.

Alors Alfred sauta du lit pour aller vite apprendre à toute la maison qu’il avait retrouvé la petite bague bleue ; mais, avant de le laisser partir, Gustave lui fit promettre de revenir le soir ; et deux heures après cette visite, le canapé de mon maître était si bien rempli de polichinelles, de charrettes, de ménages ; enfin, de joujoux de toute espèce, que son chirurgien même n’y trouva plus une place pour s’asseoir.