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Les Marchands de Voluptés/01

La bibliothèque libre.
Édition Prima (p. 7-12).

PREMIÈRE PARTIE

Où mène le flirt


I

Amande


Amande est fort belle, elle est moderne et aime à flirter. Comme vous le voyez, elle a toutes les vertus. De ces vertus qui sont plaisantes au cœur et agréables à l’intelligence. Amande est blonde et ses cheveux jettent autour d’eux des reflets légèrement pourprés. Quelles délices ! Ils sont d’ailleurs courts, ces cheveux, comme ceux d’un jeune garçon sportif et l’idée ne viendra certes à personne de faire mieux que les admirer… Combien cela seul place Amande loin de jadis… Alors la chevelure était comparable à tout au monde, pourvu que ce fut vaste et poétique : la mer, les nuages, un glacier ou une forêt vierge. Les cheveux d’Amande ne sont plus maintenant qu’une touche de couleur fauve sur un joli visage. Ah ! on ne saurait nier combien notre temps a amélioré la grâce et ses désirs… Amande se pare d’un visage de jeune dieu syrien : nez étroit, pincé et un peu courbe, bouche en saillie où la lèvre inférieure méprise lorsque l’autre complimente, son menton porte une fossette et ses joues sont légèrement fardées… Elle expose d’ailleurs cette précieuse effigie avec une hauteur délicate et attrayante, avec un air perpétuel de se promettre, et de dire : « Admirez-moi ! mais vous ne voyez que la préface… »

Enfin, elle a un corps, un corps dont elle tire orgueil. Il est droit et net, pareil à une épure, à la fois, et à certaines toiles de la Renaissance, où se tiennent des éphèbes ambigus, mais admirables. On ne sait pourquoi elle ferait bien dans un tableau du Sodoma…

Ce qu’on devine sous les vêtures du corps de la douce Amande est, en effet, troublant. Deux jambes qui paraissent toujours occupées à tourner, dans un luxurieux chaudron de sorcières, quelque breuvage aphrodisiaque, des bras aux courbes si parfaites qu’on se voudrait sentir étreindre par eux. On dirait de ces courbes mathématiques qui intègrent abstraitement tous les absolus, donc tous les paradis… Et entre bras et jambes c’est un bloc harmonieux de lignes enchevêtrées, avec des renflements pareils à des coussins, des creux, des monts et des vallées, toute une géographie plastique qui résume en vérité la terre et les planètes, y compris je ne sais quel volcan…

Ah ! que ma chère Amande est donc exquise à voir, à décrire et même à toucher… Car on peut la toucher. Oh ! pas trop loin ! J’ai dit qu’elle était flirteuse et moderne. Une fille de notre époque ne peut pas se tenir, comme une icone, au fond d’une niche, pour sourire à ses admirateurs. Amande sourit, certes, mais de près. Elle professe d’ailleurs que l’amour est un exercice sportif et qui réclame de l’entraînement avant la grande épreuve du stade. Aussi elle descend parmi les humains… Elle flirte. Mais sans se brûler les doigts… Le flirt est, au surplus, une chose difficile à délimiter. En France il se tient dans des limites modestes parce que nous sommes un peuple ami du dévergondage, c’est-à-dire que nous allons tout de suite droit au fait. Chez les peuples vicieux, c’est-à-dire où la pruderie est forte et impérative, le flirt est alors beaucoup plus hardi. Il comporte des jeux de mains qui ne sont pas exclusivement manuels, des contacts profonds d’intention électromagnétique, et même des amusements dont le moins que nous dirons, c’est qu’ils ne leur manque rien pour être l’amour lui-même, rien, sinon un peu moins d’acrobatie, ou alors d’égoïsme partagé…

Mais Amande ne flirte pas à la façon des belles filles de l’Utah où le Mormonisme fait régner la vertu et la polygamie ensemble. Elle n’use point de cette prestesse chaste et raffinée qui est, quant au baiser, une sorte de miracle britannique. Elle est de Paris et son flirt décent ne va pas plus loin que la paume et que le genou.

Voilà pourquoi Amande aime ce jeu, qui l’amuse sans créer en elle aucun trouble. Elle ignore le plaisir, et sait seulement qu’il existe en tant que délire spécifique. C’est peu ! Elle connaît donc les délices des contacts légers et caressants, qui font lever la peau et dresser les seins, mais au fond restent de simples chatouilles. Et Amande sait se défendre lorsqu’un amateur veut aller plus loin que l’aisselle, en dansant, ou voir quand elle croise les jambes, plus haut que le sommet.

Je vous l’ai dit, elle est flirteuse, mais pleine de vertu.

Amande est une petite bourgeoise de Paris. Son père donne dans la politique, la finance et la littérature internationale. C’est un brave homme qui sait tous les lieux où l’on touche de l’or sans mal. Il connaît les banques, les légations et les ministères aux caisses exorables. Il court tout le long des jours avec une sorte d’allégresse divertie, parce qu’il aime à se croire un de ces gaillards importants et redoutés, à qui, comme aux dieux, on fait partout des sacrifices pour se les rendre favorables. Il est d’ailleurs inoffensif et seulement un rien suiveur de petites filles, vraies ou fausses. Il goûte les jupes que le vent, le hasard, ou une habile méthode de marche fait lever sur des jambes bien faites et découvertes un peu plus haut que ça… Il admire les danses nègres, qui font si joliment tournebouler les croupes. Enfin, l’été, il se hâte de venir vivre sur les plages où la nudité est bien assise. Parfois même, il s’amourache de quelque adolescente et s’empresse de se ruiner pour elle. Il lui donne aussi bien du plaisir que des bijoux, mais il se lasse vite.

Il est d’ailleurs toujours affamé d’argent. C’est pourquoi Amande est abandonnée à sa propre inspiration dans tous les actes de sa vie. Elle a dix-neuf ans, elle est de bonne éducation, instruite et belle. Si avec ça elle est incapable d’organiser seule sa vie, son père la reniera… Amande voudrait à cette heure accrocher à des réalités solides une formule de bonheur. Dans ce but, ce qui lui plaît le mieux, c’est encore de fréquenter les dancings. Ah ! qu’il est vraiment savoureux de se sentir étreindre durant le tango, de mêler ses jambes à celles d’un inconnu, avec toutefois une sorte d’intimité prudente… et même de percevoir, durant le lent déroulement d’un pas exotique, tandis que le jazz tonne, pleure et cascade, l’homme lui-même céler, avec une obligatoire discrétion, ce qui s’émeut chez lui !

C’est comme si on caressait à travers une grille un fauve très dangereux…

Et Amande adore ça.

Au demeurant, c’est une jeune fille correcte dans ses discours et ses façons. Elle ne parle pas souvent argot, et encore choisit-elle ses mots…

Elle dit « tapette », mais ne se permettrait jamais de prononcer le mot « péter ».

C’est une demoiselle du monde. Si elle se laisse caresser les seins ou les hanches, c’est en public. Elles détesterait cela autrement.

Chère Amande !