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Les Marchands de Voluptés/02

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Édition Prima (p. 13-18).

II

La défenestration d’Amande


Or, ce soir-là, Amande était triste. Son père allait partir pour quelque lac suisse, aux bords duquel des affaires de haute politique devaient se résoudre. Bien entendu, il emmènerait là-bas sa dernière petite amie, une demoiselle Zoé, vicomtesse, ayant, avec deux ou trois particules authentiques, un exquis profil sémitique et des ardeurs difficiles à contenir. C’est elle qui, dix mois plus tôt, s’exerçant au tir avec un browning dans sa chambre à coucher, avait mis en mauvais point son amant, un danseur argentin de la rue des Envierges. La Cour d’Assises avait tenu compte, et des quartiers de noblesse de l’accusée, et de ce fait que rien n’interdit le tir au pistolet en appartement. Un acquittement unanimement approuvé vint donc rendre à la jeune Zoé une pureté, sinon physique, du moins morale. Elle sortit en triomphe d’un Prétoire que rien n’étonne plus. Le père d’Amande était à l’occasion journaliste judiciaire. Ayant assisté à l’opération du jugement, il trouva qu’il fallut vite ajouter son satisfecit à celui des jurés, et courut aux jupes de l’acquittée, qui, justement, se sentait désir de quelques bonnes paroles.

Et voilà comme était née cette union, certes provisoire, mais étroite aussi.

Amande, en toute sincérité, aimait assez le profil de Zoé, maîtresse de son père. Elle lui soupçonnait aussi des vertus savantes. Pour elle, présentement amie des seuls jeux superficiels, un doute rongeant entourait d’ailleurs le problème de la passion. Elle pensait bourgeoisement que le rêve parfait fut sans doute de voir l’amour se perpétuer dans une fidélité réciproque et obstinément ardente. Mais elle était instruite, et philosophe aussi… Son expérience lui montrait en sus que cette fidélité, quoique sans doute possible, ne se réalisait jamais. De là à croire qu’il existât un secret, un mode amoureux de s’aimer, une sorte d’organisation profonde, mais mystérieuse et définitive des rites de l’amour, il n’y avait qu’un pas, et elle le franchissait. Rien n’est si reposant pour l’esprit que de s’imaginer voir clair dans les choses qui vous entourent. On peut, bien entendu, se tromper, mais c’est toujours moins agaçant que d’ignorer… En tout cas, Amande pensait quelque jour découvrir cette pierre philosophale.

En attendant, ses idées étaient peut-être fausses, mais fort claires. Il devait pour elle exister dans la vie deux sortes de gens. Ceux qui savent comme s’y prendre pour que l’amour dure et que la satiété ne vienne pas trop vite, puis ceux qui ignorent ce mystère. Les derniers font les mauvais époux et les amants irrités.

Ah ! quand on s’aime, comment faut-il agir, pour que la lassitude ne naisse pas tout de suite, et pour découvrir toujours du plaisir dans la vie commune, que tout porte à l’insipidité ? Voilà ce que notre amie Amande ne savait pas. Elle espérait l’apprendre toutefois avant d’aimer ou d’épouser qui que ce fût. Elle avait d’abord conçu de demander cette clef à Zoé, quelque jour proche. Car cette personne, outre qu’elle inspirait le respect pour sa façon allègre et infaillible de manier le pistolet automatique, savait aussi se faire aimer longtemps. Elle avait eu quelques amants connus et classés. Des amants figurant sur le Bottin mondain, et qu’on photogragraphie dans les journaux illustrés, pour faire de la réclame à Cannes, La Baule ou Deauville. Or, ils lui étaient restés fidèles tant qu’elle avait voulu. Mieux, ces hommes, qui pratiquaient généralement le désintérêt envers les femmes, avaient, chose assez curieuse et digne de méditation, gardé, même délaissés, une flamme intime à l’égard de Zoé.

D’où, évidemment, il résultait qu’elle avait le tour de main pour séduire et garder les hommes.

Et il faudrait apprendre d’elle la solution du problème : qu’est-ce qu’il faut donc faire ou dire aux amants et maris, si on veut qu’ils vous aiment à perpétuité ?

 

Ce soir-là, ressassant ses idées favorites, Amande eut une idée, ce qui peut se nommer une bonne idée :

En effet, elle se trouvait seule dans sa chambre. Il était neuf heures passées. Elle s’ennuyait, ayant commencé de lire le livre d’André Gide sur Dostoïewski. Certes, l’auteur d’Amyntas et de Corydon avait fait tout son possible pour pervertir le romancier russe. Il lui attribuait tellement de satanisme qu’on finirait peut-être, en l’écoutant, par tenir les Frères Karamazof pour un livre obscène. Mais voilà, Amande était une âme saine et sans goût pour les duplications du cube en amour. Le Dostoïewski de Gide lui paraissait donc presque aussi rasant que du Marcel Proust. Il faut avouer ici que cette Amande n’avait aucun des respects qui s’imposent aux âmes d’aujourd’hui…

Elle ferma donc le bouquin où le Satan de Gide faisait des grâces de vieille coquette à la recherche d’un gigolo poitrinaire et se leva :

— Zut, fit-elle, ce qu’on s’embête.

Fut-ce donc le diable qui lui répondit en lançant en son esprit la fusée d’un air de jazz ?

Elle esquissa un pas de danse :

— Oh ! la la, quelle barbe !

À ce moment exact, comme une inspiration du Malin, une autre idée lui vint :

— Tiens, c’est vrai, Neige vient, m’a dit mon père, tous les jeudis à la Sangsue.

Elle s’arrêta.

— Cette Neige, tout de même, elle doit aussi savoir s’y prendre ?

Une méditation la tint cinq minutes debout, près de la fenêtre, et elle regardait dans la rue.

— Si j’allais à la Sangsue, moi aussi ?…

« Je lui parlerais : « Madame, je suis… »

« Elle m’enverra dinguer…

« Bah, elle ne me mangera pas.

Elle se mit à rire.

— Mais comment sortir ? Mon père fera un boucan infernal, s’il l’apprend. Il me laisse libre, mais il serait fichu de me mettre sous clef.

Amande ouvrit la fenêtre.

— On pourrait descendre ici, en somme ! Je suis au premier et ce n’est pas haut. Quant à remonter…

— Bah ! finit-elle en chantonnant. Je m’arrangerai bien.

Le désir d’aller à la Sangsue devenait irrésistible en cette âme juvénile.

— Allez-y !

Elle enjamba l’appui, se laissa suspendre.

Par malheur, sa jupe s’accrocha et elle se sentit dévêtue par en bas.

— S’il passe quelque voyeur, il aura un spectacle de bon goût et à bas prix, murmura-t-elle en pouffant.

Et elle sauta.

— Attention à ne rien se casser…