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Les Marchands de Voluptés/09

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Édition Prima (p. 55-60).

IX

Épousailles


Le mariage d’Amande fut célébré avec la pompe discrète qui convenait, mais avec une élégance qui en faisait un événement très parisien.

Quelques jours auparavant, stylés par une main sûre et informée, les journaux, qui avaient oublié l’histoire du bois, de la partouze et de la jeune Amande, découverte par la police dans des conditions qui semblaient l’accuser de mille et trois dévergondages, les journaux donc firent assaut de courtoisie pour annoncer les épousailles de leur précédente victime.

On parla du fiancé avec componction et en insistant un rien sur l’excellence de sa famille et sur ces aïeux qu’il avait eus à la bataille de Saint-Jean-d’Acre, où saint Louis fit de belles prouesses contre la peste, les infidèles et les moukères du pays.

On fit même allusion à ce Sidonien de Baverne d’Arnet, qui paria élégamment en 1794 de se faire guillotiner, et perdit son pari… Ce furent autant de souvenirs attendrissants. Puis on insista avec grâce sur celles — les grâces — de la toute charmante Amande. On se garda de rappeler la mésaventure du Bois de Boulogne qui n’était plus de mise, pour évoquer le temps où la gente enfant avait le premier prix de thème grec au lycée Scarron. On la montra, dans sa jupe courte, courant sur un terrain de tennis, raquette en main et proférant, d’une voix de cristal vénitien, des mots anglais, dépourvus de tout sens, mais qui aident les balles à aller droit… On l’évoqua encore dans ces bals mondains dont elle faisait l’ornement, et où elle disputait la palme du tango à la plus savoureuse disciple de Terspichore de notre époque, la toute belle Sylvie Plattsbits, née de Bourbonnelle. C’est une Anglaise, métissée de Marseillaise et de Niçoise, née en Australie, élevée à Constantinople, éduquée à Paris et qui danse comme si la danse était sa personnelle propriété.

Ainsi la presse donnait un lustre discret au mariage de la douce Amande avec monsieur Adalbret de Baverne d’Arnet. D’ailleurs cela réjouissait prodigieusement la famille du fiancé, qui adorait la publicité. Quant à elle-même, disons-le sincèrement, elle s’en f…ait, Amande aurait rêvé d’un mariage où elle seule et son mari eussent été en présence. Elle regrettait donc que ce fût le fruit de diverses interventions, peu désintéressées, et craignait que cela pût lui porter malheur. Mais elle acceptait tout.

D’ailleurs, son affection envers le cher fiancé était de petit modèle. Il n’apparaissait pas du tout l’homme de ses rêves secrets…

Elle aurait voulu épouser un amoureux un peu mûr et resté beau, un homme d’expérience, qui aurait su la gâter comme sa fille et l’aimer avec toutes les patientes délicatesses qui sont le fait de l’entraînement.

Elle le voyait alors exquis, discret, souriant, aimant à pardonner et sachant les plus délicates recettes de la joie, moins égoïste aussi que les jeunes gens, plus tendre et plus généreux. Il la prendrait un peu pour une poupée délicate, qu’il faut ménager, mais encore pour un cerveau bien organisé, avec lequel on peut s’entendre et c’eût été exquis.

Hélas ! il fallait déchanter. On allait lui faire épouser un jeune homme qui n’aurait quelques-unes des qualités voulues que par hasard, et peut-être par timidité, ou pas du tout…

En sus, Amande détestait les timides. Elle prévoyait surtout que cet Adalbret dût manquer de la science galante qui joue un si grand rôle dans les affaires de cœur.

Car elle voulait connaître ce domaine ignoré. Oh ! sans fièvre et sans cette rage de jouissance qui tient les petites filles trop ardentes et poussées vers le vice.

Amande n’était pas vicieuse pour un sou d’or. Tout de même elle n’était pas si ignorante que de ne point connaître le mystère du désir mâle et que celui de la femme peut en espérer beaucoup.

Et elle savait encore qu’il y a là un domaine de sensations fort agréable à cultiver. Si agréable, même, que beaucoup d’épouses vont le chercher ailleurs que chez elles. Cela à tous risques, et il y en a…

Ayant beaucoup ouï parler de ce monde secret de la volupté, elle s’en faisait une image spéciale qui ne s’accordait évidemment pas du tout avec la silhouette de ce bon Adalbret. Pour mettre en mouvement la machinerie subtile des passions et enclencher leurs suites de plaisir, il doit falloir un homme patient et moins occupé de lui-même que de sa partenaire… Il faut en lui du savoir et une accoutumance, de l’invention et même de l’art. Ce sont autant de vertus rares et qu’Amande ne prévoyait point chez un jeune homme d’air béat, qui paraissait en somme n’avoir jamais pensé plus loin que son nœud de cravate.

Toutefois, elle a beau heurter en soi mille attentes et mille légitimes espoirs, il faut se résigner à prendre l’existence comme elle vient. Amande était d’ailleurs trop intelligente pour ne pas comprendre que l’aventure du Bois avait creusé un fossé entre elle et son père. Désormais il lui faudrait vivre, si elle ne se mariait pas sur-le-champ, une existence fâcheuse et recluse, ou bien très surveillée. La chose d’avance l’excédait.

Autant valait-il se marier vite et épouser cet Adalbret, qui, ayant un peu l’air d’une andouille, ferait à tout le moins le mari dont on ne doit attendre aucun grave ennui…

Et ce fut après avoir tourné et retourné cent fois ces idées que la méditative Amande se décida à accepter un mariage qui était en l’espèce le moindre mal.

Les choses, au demeurant, se firent sans trop de malencontres, et on vint au jour faste fort doucement.

La veille avait eu lieu le contrat, succédant au concert de presse qui avait donné à la famille d’Adalbret une haute idée de sa fiancée. Car cette famille voulait avant tout attester son modernisme. D’où la joie qu’elle ressentait à voir la fille d’un considérable journaliste, et d’un initié à tous les dessous de la société moderne, entrer chez elle.

Adalbret était cossu, et le contrat fut conçu, par un notaire subtil, de façon à ménager soigneusement les richesses du jeune époux. Amande apportait peu. Son père gagnait pourtant énormément d’argent, mais il le dépensait avec promptitude et il aimait trop les belles filles de haut prix !

Tout le monde parut enfin heureux. Le mariage magnifique unissait en effet la fille d’un représentant de l’intelligence au descendant d’un certain nombre de héros périmés, dont le moins douteux fut ce Baverne d’Arnet qui fut pirate sous le Grand Roi et pendu sur le quai des exécutions, à la Vera-Cruz…