Les Marchands de Voluptés/08

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Édition Prima (p. 49-54).

DEUXIÈME PARTIE

Un beau mariage


VIII

Le scandale


L’esclandre apparut patent et terrible, lorsque furent réunis, durant une matinée fâcheuse pour Amande, et l’arrivée hâtive de son père à la Conciergerie où elle était venue échouer, et l’annonce publique que la jeune fille se trouvait en prison… Ce fut au vrai un scandale parisien, risible et excessif, mais qui courut le risque de faire perdre une partie de ses relations à cet homme devenu furieux et sans pitié.

Il ne voulut donc écouter aucune des explications de sa fille lorsqu’elle lui fut rendue, sans nulle excuse d’ailleurs. Personne au surplus ne croit à ces rencontres bizarres de faits, qui bouleversent parfois certaines existences. Cela semble vraiment par trop romanesque. C’est en effet un sentiment très affermi dans l’âme des citoyens que celui de la norme universelle. Bien entendu rien n’est si absurde et si stupide, mais les sociétés durent par cette continuité dans la certitude que l’honnête homme et le voleur ne se ressemblent point, ni leurs existences… C’est encore la raison pour laquelle les juges ne croient jamais à l’innocence de personne, et guillotineraient volontiers, si on ne les retenait pas, tous accusés coupables et innocents, pour tous délits, vrais ou imaginaires. En effet, à leurs yeux il n’y a que deux sortes d’événements : ceux qui arrivent, lesquels ont comme gabarit la logique, la raison et l’évidence, et ceux qui n’arrivent pas. Ces derniers se reconnaissent à leur étrangeté, à leur complication, et à leur apparence paradoxale. Ce sont eux qu’invoquent toujours les prétendus innocents. Par exemple, il n’arrive jamais ou il ne doit pas arriver qu’un homme riche soit coupable d’aucun délit. De même en cas de délit sexuel à deux, c’est la femme qui est obligatoirement le coupable. Enfin, quand un crime s’est effectué, être soupçonnable, c’est être coupable. Car, il serait attentatoire aux déférences dues à l’intelligence des élites sociales, représentées par la magistrature, qu’un personnage accusé fût innocent…

Bref, tout ce que put dire Amande pour expliquer comment elle se trouvait au Bois de Boulogne à trois heures du matin, était vain, un peu ridicule et incapable de convaincre personne.

Elle dut renoncer à se prétendre une victime de la perversité mâle.

Et son père en acquit une fureur durable, qui semblait pourtant mal harmonisée avec cet esprit sceptique et dépourvu de préjugés.

Hélas ! l’idée que l’histoire d’Amande pouvait lui nuire emplissait cette pensée naïve de rage égoïste. Comme beaucoup d’autres, il n’était accommodant qu’avec les événements qui ne le concernaient pas…

Bien entendu, les journaux s’étaient malicieusement emparés de la bizarre aventure d’Amande. Ils avaient brodé et rebrodé sur elle. Les rédacteurs ne doutaient point, eux, que les dires de la jeune fille fussent véridiques. Ils en avaient bien vu d’autres… Toutefois ils les exposaient avec ironie, parce que le ton plaît au lecteur, et qu’en somme cette petite mijaurée inconnue n’avait qu’à ne pas se laisser prendre par la police…

Alors le père d’Amande pensa que le plus simple et le plus expédient fût de se débarrasser de sa progéniture en la mariant au plus tôt. Comme cela, si elle faisait des frasques, ce serait au mari d’en porter les responsabilités.

Mais comment marier cette adolescente, juste au moment où il lui advenait une histoire aussi scandaleuse ?

La difficulté du problème excita cet homme au lieu de le décourager. Il se mit en quête du prétendu.

Au vrai, quoique sans pitié et incapable de croire une vérité qui le gênait, il aimait sa fille, ce personnage. Il avait tout au moins pour elle une affection cordiale et malgré tout ne l’aurait pas abandonnée à n’importe qui.

Il lui fallait un homme riche, un peu ingénu, — en proportion même du dessalement d’Amande, — crédule aussi et fidèle…

Il avait la conviction que si son mari la trompait, Amande ferait de sales bêtises. L’époux devrait donc être choisi avec soin. Un psychologue comme cet écrivain ne craignait point d’affronter les problèmes les plus ingrats du comportement humain. Le plus curieux est qu’il découvrit l’oiseau rare.

Cela se passa dans « le Monde ». Il y fréquentait avec assiduité, par goût et par besoin de se bien confirmer dans la certitude d’être un gaillard de l’élite.

C’est même parce qu’il avait failli se voir fermer un salon prude et moral qu’il en voulait tant à Amande.

Or, chez une femme de ministre, il fut présenté certain jour à un homme jeune, l’air effacé et effaré, visiblement un peu niais, et probablement porté vers le mariage par son incapacité à séduire, car il était timide.

Voilà, se dit l’astucieux chef de famille, ce qu’il faut à ma fille. Il s’entoura de renseignements et sut bientôt que c’était en tout le parti rêvé.

Il restait à mettre l’oiseau en face d’une adolescente que ses mésaventures rendaient assez acariâtre, et c’était là une opération délicate.

Elle n’en fut pas moins menée à bonne fin.

Le monsieur se nommait Adalbret de Baverne d’Arnet. Il portait d’ailleurs sans trop d’orgueil ce nom romantique et féodal.

Il vit Amande et la trouva exquise. Elle le jugea un peu navet, mais supportable.

Et, un beau jour, l’adolescente se vit exposer l’affaire :

— Veux-tu épouser Adalbret ?

— Mais, papa…

— Dis oui ou non ! Si tu veux, je vais tâcher de l’y amener.

— Eh bien soit !

— Tu sais que le mariage est autre chose que la vie de caprices et de libertinage que tu as menée ?

— Papa, tu exagères. Parce que je suis sortie une soirée, et qu’il me vint mille ennuis de cette inoffensive histoire, il ne faut pas sembler tout de même croire que j’aie passé mon temps dans la débauche.

— Peu importe, un mari calmera, je pense, ton besoin d’aventures.

— C’est entendu ! Je consens à épouser Adalbret.

Le père poussa un soupir heureux. Il aimait sa fille, mais il avait sur les femmes des idées arrêtées et arriérées. La première c’était qu’il est impossible avec elles de savoir la vérité. La seconde c’est qu’elles sont insatiables en tous leurs désirs. La troisième, c’est qu’il faut, pour avoir la paix, éviter d’être responsable d’aucune.

En mariant Amande, il pensait donc faire la félicité de sa fille, la sienne propre et peut-être, par-dessus le marché, celle d’Adalbret de Baverne d’Arnet. C’était donc de la haute philanthropie qu’une telle opération…

Que le mari fût un jour cocu, l’événement resterait de petite importance. Un mari qui se fait berner par sa femme n’excite que la joie publique, tandis qu’un père ridiculisé par sa fille appelle l’indignation.

Et tout fut dit…