Aller au contenu

Les Marchands de Voluptés/14

La bibliothèque libre.
Édition Prima (p. 85-90).

XIV

Amande est trompée


Amande, furieuse, reprit encore, avant que son mari ne sortît :

— Prenez garde, mon cher ! Je me conduis à votre égard avec une correction que vous me ferez regretter.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que j’exprime. Je n’ai pas l’habitude de commenter mes propres paroles. Elle se suffisent…

Et toujours nue, fort belle, le visage rigide comme celui d’une déesse de la colère, Amande laissa tomber enfin :

— Voulez-vous divorcer ? Je suis à vos ordres.

— Non, grogna Adalbret, les convictions religieuses de ma famille s’y opposent absolument.

— Alors vous avez l’intention de m’atteler indéfiniment à votre charrette de maraîcher…

— Je ne divorcerai jamais, fit l’époux revenu à une dignité parfaite.

— Ah ! ah ! sourit Amande, eh bien ! tâchez, en ce cas, de vous conduire avec quelque dignité, et sans me chatouiller les oreilles.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis. Tâchez, je vous le répète, de ne pas me mettre en rage contre vous. Je veux bien vous supporter, malgré ce qui s’accuse par trop visiblement de vos tares de caractère et de votre insuffisance d’époux… Mais…

Adalbret, figé devant ces insolences, ne réagit plus. Amande continua.

— Vous me comprenez, j’espère ? Vous êtes de mille coudées inférieur à ce qu’une femme de tempérament modeste peut espérer. Je vous le pardonnerais certes, mais ne poussez pas la bêtise jusqu’à me soupçonner et vous permettre des réflexions de mauvais goût, car je vous en châtierais lourdement…

— Que feriez-vous ?

— Ce sera dit en temps et lieu. Ah ! vous ne voudriez pas divorcer… Ah ! vous prétendriez me donner des conseils, et même des ordres quant à ma vie… Cela peut vous mener loin…

Le mari regardait toujours ce long corps de chair blanche et rose, imperceptiblement relevé ça et là de touches de couleurs fines. Il ne se sentait pas à l’aise. Pourtant il tenait à ses idées et ne divorcerait jamais. Quoi ! il saurait bien mater une femme comme Amande, tout de même…

Tous deux se regardèrent en silence un instant. La coléreuse avait élevé le ton, et une légère teinte pourpre marquait ses pommettes. Elle sentait que sa nudité froissait Adalbret qui lui avait tant de fois prouvé sa pruderie et sa peur des choses secrètes de l’amour. Aussi s’étalait-elle avec une insolence voulue.

Adalbret pensait de son côté qu’il s’était montré bien stupide en prenant femme dans le monde des adolescentes éduquées. Que n’avait-il cherché une petite sotte, un rien vicieuse, mais froide, comme il en est tant. Il aurait à cette heure la paix.

Celle-ci, malheureusement, sentait son tempérament manifester désormais des exigences. Et le comble c’est qu’Adalbret ne se connaissait aucune inspiration avec Amande… Il était intimidé, et un amour puéril, autant que sentimental, l’inhibait. Par-dessus tout, il ne voulait l’avouer… Oui ! que voulez-vous, c’était ainsi. Cet homme ne pouvait s’émouvoir qu’avec des prostituées de la plus basse catégorie. Les rôdeuses des boulevards extérieurs seules lui procuraient quelque joie. Il fallait qu’elles fussent stupides, mal embouchées et sans goût pour leur métier. À ce prix Adalbret y trouvait un charme infini et des satisfactions merveilleuses, surtout parce qu’elles le dispensaient de toute volonté, de tout acte et de toute responsabilité. Quelle erreur il commit donc le jour ou il lia sa vie avec cette Amande qui avait de l’esprit, était jolie et le transportait si bien qu’il en restait pantois ! Le malheur, c’était qu’Amande fût incapable de se contenter des imaginations qui longtemps satisfirent nos grand’mères… Ah ! la vie devenait pénible pour le mari d’Amande…

Tout à fait furieux, il prit le parti de sortir, et, comme la scène, quoi qu’il en eût, lui avait donné des idées sans chasteté, il courut prendre un taxi qui le descendit au coin des Extérieurs et de Barbès. Il s’en alla ensuite sous les arches du métro, dans la direction de Belleville. Il espérait bien découvrir une fille assez vulgaire et fanée pour le séduire sans polluer le souvenir d’Amande. Et il se sentait de force à lui dévouer une sorte de fleuve d’amour.

Il ne tarda pas à mettre la main sur la dulcinée désirée. C’était une ancienne dompteuse de foire, sans doute, car elle portait encore un dolman à brandebourgs et des bottes montantes. Il ne lui manquait qu’une cravache et une descente de lit en peau de tigre pour fasciner les collégiens et faire battre le cœur des petits bourgeois.

Adalbret avait l’âme d’un collégien de province. Ses sens, violemment irrités par la malpropreté, la laideur et l’ivrognerie manifeste de la belle qui lui faisait un œil quasi policier, étaient au plus haut période de tension. Il lui fit signe et la suivit alors vers un hôtel borgne du boulevard de la Villette. Elle avait les talons de ses bottes si parfaitement usés que cela lui donnait une curieuse démarche claudicante.

Adalbret, devant tant de grâces, ne se sentit plus de joie. Voilà une volupté qui ne bafouerait pas l’image d’Amande, qu’il pouvait continuer d’admirer comme une icone.

Pendant ce temps, sa femme, furieuse, battait du pied dans le salon où elle avait repris sa robe de chambre rose, noire et or. Elle se disait mille injures. Quelle sottise, en effet, d’avoir épousé cet imbécile. Il devait n’avoir de goût que pour les maritornes…

Ah ! elle tromperait bien Adalbret. C’était la chose la plus facile du monde, et il n’y fallait aucun génie. Mais elle voulait au moins y trouver du plaisir, car si c’était une corvée comme le devoir conjugal, aussi bien laisser cela en place.

Pourtant il lui fallait, en tout état de cause, tirer vengeance de la conduite d’un tel mufle et de ses façons.

Amande y pensa longtemps, assise dans une causeuse et riant parfois des projets saugrenus qui lui passaient par la tête. Enfin elle se décida, avec cette logique parfaite qu’elle tenait de son éducation et d’un besoin, en quelque sorte organique, de se sentir raisonnable.

« Je vais le surveiller et tâcher de savoir s’il va avec d’autres femmes.

« C’est cela.

« S’il me trompe je n’en serai point vexée, mais peut-être cela me permettra-t-il de divorcer malgré tout, et, en tout cas, je posséderai barre sur lui. »

Alors, elle éclata de rire en se passant la paume sur les hanches.