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Les Marchands de Voluptés/15

La bibliothèque libre.
Édition Prima (p. 91-96).

XV

La surprise


Or, c’était un mardi de printemps. Il faisait un joli temps clair, et le ciel, tout couvert de petits nuages gris sur un fond pervenche, semblait un cheval pie, un cheval, bien entendu, cosmique, et à la mesure de Dieu seul.

Amande se mit à sa fenêtre en riant. Elle était toute pleine de joie, ce matin-là. Après avoir étudié le comportement de son Adalbret d’époux, elle pensait avoir assez compris ses actes pour deviner qu’il irait ce jour-là voir une des filles, de classe pauvre et de laideur copieuse, qui formaient pour lui une sorte de réceptacle inépuisable à délices. Sans avoir recours à une police privée et par simple amusement en effet, Amande s’était avisée de noter chaque matin les façons de son mari. Et elle en savait assez désormais pour inférer à coup sûr ce qu’il accomplirait dans l’après-midi.

C’est ainsi que le méticuleux Adalbret s’était oint ce jour-là d’un parfum, bon marché et sentant le rance, qui était, selon son odorat, le comble de la suavité.

De plus, il avait pris la précaution de quitter la chevalière armoriée qu’il portait normalement. Il désirait sans nul doute éviter de solliciter involontairement les cupidités d’une amante prise dans la pègre.

Donc, cet homme allait se mettre en chasse de quelque gueuse pour lui offrir des transports qu’il ne savait point donner ni prendre à son foyer.

Eh bien ! on verrait comment cela aurait fin…

Amande regardait le vent déchirer les ouates blanches qui couraient au ciel. Vêtue d’un kimono court qui lui dénudait les jambes, elle se voulait une Diane modernissime et s’en amusait.

Elle avait même reçu ainsi, peu auparavant, un visiteur qui, n’y tenant plus devant ce qu’il voyait de si prometteur s’était aussitôt jeté sur elle, d’ailleurs en vain.

Amande, par chance, avait fait vœu de ne point encorner son mari avant d’avoir constaté de visu qu’il était le premier à agir mal. Cela ne lui venait aucunement de scrupules moraux, mais d’une façon de goût intime pour la logique. Donnant, donnant. Que celui qui trompe le premier soit châtié.

Ayant lu beaucoup de moralistes, Amande, qui restait jeune d’âme, se figurait avec un rien de naïveté que le remords peut des fois troubler les douceurs de l’existence. Mais on l’ignore en évitant de le provoquer.

Et la meilleure façon, c’est de n’agir qu’en suivant les règles de la morale même, qui recommandent la justice, c’est-à-dire la punition du pécheur.

Ainsi, une fois Adalbret surpris en conversation criminelle avec une guenon de son genre spirituel, et de sa conception esthétique, Amande, en le cocufiant à corps perdu, ne ferait plus que suivre les us de l’équité et le remords serait à jamais éloigné de son esprit.

Oh ! c’était une petite calculatrice que cette jeune femme. Au demeurant, évitons de lui prêter des soucis moraux au delà de la vraisemblance. Si elle avait malgré tout trouvé auparavant une âme masculine représentant à peu près son idéal, elle n’aurait aucunement balancé, oubliant l’éthique, à faire, avec son porteur, des fantaisies galantes reprochables.

Seulement cela ne s’était pas trouvé. Amande voulait un homme qui fût beau, mais non point de cette beauté méprisablement plastique qu’aiment les femmes en général. Il lui fallait une beauté lasse et un peu usée, une de ces beautés qui ressemblent à la rose d’automne dont parle d’Aubigné. Il fallait que l’homme restât pourtant robuste et assoupli aux sports, mais d’intelligence raffinée et même excessive en sus…

Et ce n’était pas encore tout.

Un tel amant aurait paru encore insuffisant à Amande, s’il ne s’était attesté expérimenté en femmes et expert à créer des pâmoisons. Amande eût même voulu qu’il fût un peu épuisé pour ne point tomber, comme cette chiffe d’Adalbret, en état de satiété tout de suite. Vicieux, cela va sans dire, et plus porté, ce qui est important, à jouir du plaisir donné que de celui éprouvé. Oh ! c’était un amoureux difficile à rencontrer ou du moins à reconnaître…

Ne l’ayant point trouvé, elle en choisirait sans doute un moins doué et moins entendu lorsqu’elle pourrait tenir son acte pour une juste vengeance, mais il fallait cette justification d’abord. Voilà pourquoi, ce mardi-là, elle fut joyeuse comme un pinson, dès le début du jour, et déjeuna avec une allégresse qui fit le plus fâcheux effet à son mari.

Car cet homme détestait tout ce qui témoigne chez autrui d’une quelconque forme de félicité. Il aimait à voir des faces malheureuses autour de lui.

Le repas pris, Adalbret certifia qu’il se rendait au Conseil d’Administration de l’Éclaireur Sterling, le fameux journal de finance supérieure où il était entré depuis peu. C’est là, en discutant des plus graves problèmes de la monnaie, qu’il prenait idée définitive de son intelligence et de son rôle dans la société. C’était aussi son excuse spontanée, lorsqu’il se rendait dans les quartiers de la périphérie, en quête de quelque idole de sa façon…

Et Adalbret sortit, tout fier du parfum infâme qu’il répandait. Il était assuré de séduire sans défaillance les plus ordurières beautés des coins excentriques de Paris. Mais derrière ses pas, sans qu’il s’en doutât, Amande se précipita et se mit à rire dans sa voiture, tandis que le taxi de son mari filait par-devant. Adalbret prit, ce jour-là, la précaution d’entrer d’abord dans quatre ou cinq bistros pour y boire un peu de tord-boyau. Cela lui permettrait peut-être d’acquérir les qualités qui lui faisaient défaut.

Bientôt il commença de voir trouble. Sa séduction croissait…

Et il s’achemina vers le quartier de la Goutte d’Or. Amande le suivait toujours, vêtue avec simplicité, et sans trop de bijoux, car elle prévoyait qu’il faudrait sans doute pénétrer dans des lieux privés de toute dignité. Les choses se passèrent d’ailleurs comme dit : Adalbret commença d’errer à travers les rues en cherchant une femme conforme à son désir.

Il présenta une bientôt. Elle semblait une otarie qui se serait fait couper les moustaches. Mais sans doute avait-elle ce jour-là droit au repos, car elle refusa de se commettre. Une autre, pareille à un énorme fromage de tête de cochon, ne fut pas plus exorable, mais la troisième était bonne. Celle-là avait, en vérité, l’aspect d’une ruine babylonienne et elle sourit de ses dernières dents.