Les Marchands de Voluptés/17

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Édition Prima (p. 103-108).

TROISIÈME PARTIE

Lupanar


XVII

Amande se décide


Rentrée chez elle, la jeune femme, qui avait d’ailleurs traité son mari sans colère, se trouva pourtant irritée et dépourvue cette fois de son rire coutumier.

Comment se faisait-il que cet Adalbret, qu’elle avait pris, en se mariant avec lui, pour un homme de délicatesse moyenne, et dépourvu de tous grands vices, pût prendre du plaisir avec cette caricature recrutée dans une rue perdue du quartier de la Goutte d’Or ?

Question insoluble et agaçante, qui, sans être un tourment, faisait à la charmante Amande l’effet d’un soufflet et d’un sinapisme à la fois…

Et elle se demandait si ces vieilles moukères, dans leur disgrâce hideuse, n’ont pas des secrets, des procédés de séduction, des méthodes voluptuaires, enfin, dont les femmes honnêtes ignorent les techniques inavouables, et qui leur permettent de garder un pouvoir sur les hommes, malgré tant de raisons de les éloigner.

Amande réfléchissait :

Que faire désormais ?

Elle ne voulait vraiment plus vivre avec Adalbret.

Mais il ne voulait pas le divorce. Donc, pour le forcer à l’accepter, il faudrait du temps avec un tas de choses complexes qu’un avocat lui avait d’ailleurs indiquées. Autant dire que cela allait devenir une sorte de tourment quotidien pendant des mois et des mois. Alors elle ne savait comment agir. Ainsi que tous les êtres jeunes, elle craignait en effet l’écoulement du temps. Il lui semblait que les problèmes de l’existence, pour être supportables, dussent se résoudre en quelques heures, en quelques jours au plus.

L’idée d’attendre des ans la liberté qu’il lui fallait tout de suite apparaissait à Amande la pire des disgrâces.

Elle sortit pour réfléchir à l’aise en marchant.

Amande vit des femmes passer et repasser, qui vivaient de l’homme. Beaucoup étaient très belles et séduisantes. Elles attiraient aussi les regards par quelque chose de provocant dans le tracé de la croupe, dans l’offrande des seins ou le trait rouge et souple de la bouche.

Amande se disait : « Elles sont bien heureuses. »

Car elle ignorait les terreurs et les soucis quotidiens de ces prêtresses de la Vénus populaire. Elle ne pouvait deviner ni l’homme qui est derrière, et qui les tient pour son propre gagne-pain, ni les dangers judiciaires qui les guettent. Elle ignorait aussi les jours de famine et les labeurs sans gloire de la prostitution. Elle ne voyait que des femmes jolies et parées, qui allaient le torse cambré et l’air heureux parmi les hommes dont elles irritaient ainsi le désir. Elle croyait encore, avec un rien de naïveté, que les femmes doivent, avec l’homme, trouver en même temps que l’argent le plaisir qui lui restait ignoré, malgré son mariage, autant qu’à l’époque elle ne connaissait pas un iota des choses du sexe.

Et elle se sentait propensée vers ce métier des courtisanes et vers les joies qu’il doit apporter. Cela se mêlait en sa pensée à un violent besoin de vengeance. Ah ! comment forcer Adalbret au divorce dont il ne voulait entendre parler ! Voilà pourquoi elle accueillit, avec moins de crainte que jadis, un homme qui marchant depuis un instant à son côté se décida à l’accoster.

C’était évidemment tout le contraire d’un homme du monde. Mais Amande était saturée des gens du monde. Celui-ci restait, avec sa face de bandit cuit sous tous les soleils, correct dans sa tenue et ses paroles. Il lui dit :

— Madame, permettez-moi de marcher un instant avec vous.

Elle répondit :

— Faites donc. Mais c’est bien peu…

Il riposta illico :

— Il vous faudrait un peu plus… déjà ?

Amande le regarda en riant :

— Il ne me faut rien du tout, mais j’aime la sincérité et qu’on dise tout de suite ce que l’on veut.

— Vous êtes hardie.

— Pas plus que cela. Je suis simple et sincère.

— Ah !… Eh bien, si je vous disais que je vous trouve charmante.

— Je le sais de reste, monsieur.

Il fut décontenancé :

— Et si je demandais un rendez-vous plus intime que celui-ci ?

— Faites ! vous verrez bien ce que je répondrai.

Il hésitait, se demandant dans quelle caste et quelle sorte d’âme classer cette femme insolente. Il se dit, soudain illuminé : « Ce doit être une bourgeoise qui veut faire la noce. Si je pouvais… »

Il questionna :

— Vous êtes de Paris, madame ?

— Oui. Mais Paris et moi ne sommes pas mariés ensemble.

— Vous… vous n’avez pas de bijoux… Une si jolie femme devrait en être couverte. Comment se fait-il ?

Elle se lança sur le chemin que l’homme lui ouvrait :

— Monsieur, je suis pauvre.

— Vous pourriez être vite riche, si cela vous plaisait.

Il jeta brutalement :

— L’Amour…

Elle sursauta, puis se reprit :

— Pourquoi non ?

Elle eut de côté, ce disant, un regard incisif en pensant : « Voyons où celui-là va me mener ».

Mais le gaillard hésitait encore un peu. Il continua prudemment :

— Vous n’êtes pas de mon avis ?

— Mon Dieu, je ne demande qu’à l’être.

— Eh bien ! laissez-vous guider par moi ?

— C’est facile à dire. Mais avez-vous des références ?

L’ironie faillit briser tout, à ce moment-là. Le personnage était de ceux qui prennent la vie au sérieux, et n’aiment pas du tout la moquerie qui met en acte des forces spirituelles supérieures à celles dont ils savent disposer.

Il eut ce mot :

— Je ne suis pas un bourgeois.

Amande se mit à rire.

— Alors qu’est-ce que vous êtes ? Un marchand de femmes ?

Elle aimait à prendre ainsi le commandement des conversations, de manière à surprendre autrui et à se débarrasser des vains préjugés de diplomatie qui sont de règle dans tous les milieux, ceux des bandits comme ceux du Faubourg Saint-Germain. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils se ressemblent de si près, comme Balzac l’a fort bien vu.