Les Mariages de province/04

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Les Mariages de province
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 5-38).
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LES
MARIAGES DE PROVINCE

L'ALBUM DU REGIMENT.


I.

Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte et belle encore, arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. Elle allait d’un tel pas que son guide, un garçon de l’hôtel d’Europe, s’essoufflait à la suivre. Le soleil d’août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait pas même à ouvrir son ombrelle, qu’elle brandissait comme un javelot. C’était évidemment une bourgeoise des champs : le visage bronzé, la robe de soie trop forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine bariolé de broderies féeriques, le chapeau très orné, mais en retard d’un an sur la mode, des bijoux étonnés de se voir dehors en plein midi, tout trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont appris le meilleur français sans oublier le patois natal. — Madame ! madame Humblot ! cria le domestique haletant. Une minute, s’il vous plait, vous passez la porte.

Elle se retourna tout d’une pièce, et cette héroïne qui marchait au pas de charge, devint en un moment plus hésitante et plus timide qu’un premier communiant. — Déjà, dit-elle; mais où donc?

— A la guérite, pardi ! Quand vous voyez un voltigeur debout et un sapeur assis devant la même porte, vous n’avez pas besoin de demander s’il y a un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, madame Humblot, c’est l’enseignement de la boutique.

— Ah! vraiment? Je m’en souviendrai. C’est bien simple. Et comment m’avez-vous dit qu’il s’appelle?

— M. Vautrin ; un bel nomme, dans votre genre, madame Humblot, et un brave homme, qui donne un fameux dîner tous les dimanches, et bal jusqu’à six heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et le reste.

— Bien, bien. Et sa femme… car il est marié, n’est-ce pas?

— Formellement, ah mais ! La dame du colonel? Une crème,… qui n’a rien inventé, sauf le respect qu’un chacun lui rend. Tant qu’à leur demoiselle….

— C’est bon. Seulement j’ai grand’peur que Mme Vautrin ne soit sortie.

— Je vais le demander à la bonne d’enfant.

Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, échangea quelques mots avec le sapeur et revint dire à Mme Humblot : — Cette petite friponne m’a juré sur sa barbe que tout le monde était à la maison. Ainsi, quand il vous plaira….

— Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin ? Je les trouverai tous à table.

— Ça non, foi d’homme ! Il est trois quarts pour midi; voilà quarante-cinq minutes que tout le militaire de France et d’Afrique a déjeuné.

— Allons, tant mieux ! soupira Mme Humblot.

Au fond du cœur elle était plus résignée que contente. Il fallait qu’elle parlât à la femme du colonel : pour arriver jusqu’à Mme Vautrin, elle aurait franchi des montagnes, traversé des mers, couru sur des charbons ardens; mais devant cette route unie et cette porte ouverte, son courage tombait à plat. Pour un rien, elle eût tourné casaque et regagné son hôtel. Le cicerone joufflu lui coupa la retraite en disant : — Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! j’ai l’air de vous mener chez le dentiste!

À ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et donna tête baissée sous la porte cochère, entraînant le sapeur dans sa jupe à larges plis.

L’homme à barbe la remit aux mains d’une cuisinière, qui la transmit à la femme de chambre, et en moins de quatre minutes Mme Humblot tombait tout étourdie au milieu d’un salon assez imposant.

A son entrée et à son nom, une grosse dame se leva en poussant un petit cri d’effroi, et une adolescente ébouriffée accourut d’un air martial. Mme Vautrin était prodigieusement timide et sa fille ne l’était pas du tout. Ce fut l’enfant qui rassura les deux matrones, offrit un siége à Mme Humblot, et la pria de développer à loisir les motifs de son aimable visite.

Mme Humblot sentit qu’il n’y avait plus à s’en dédire, et après quelques mots d’excuse elle exposa en bons termes qu’elle était veuve depuis longues années, qu’elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu’elle faisait valoir elle-même un patrimoine considérable à Marans, Charente-Intérieure. Un concours d’événements imprévus, pour ne pas dire singuliers, l’entraînait à marier sa chère Antoinette avec un officier de la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort bien à première vue ; mais on n’était pas suffisamment renseigné sur son caractère, ses habitudes et ses principes, et une mère invoquait l’antique franc-maçonnerie des mères pour obtenir de Mme Vautrin, dans un moment si capital, la vérité décisive.

Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel et parut la mettre à son aise. Mme Vautrin répondit qu’elle était bien sensible à l’honneur qu’on lui faisait, et promit de s’éclairer en conscience. Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs que par l’échange des politesses indispensables ; elle était à peine du monde, l’éducation de son petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes ses journées, elle n’avait aucune liaison particulière avec les autres femmes de la garnison ; mais dès qu’un intérêt si grave entrait en jeu, elle se ferait un devoir de frapper à toutes les portes. D’ailleurs, si le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin connaissait tout son monde à fond, comme César :

« Un coup d’œil d’aigle, madame, et un cœur de père.

— Je ne sais pas, répondit Mme Humblot, si ce monsieur a l’honneur de servir sous les ordres du colonel Vautrin.

— Du moment qu’il est dans l’infanterie !… Il n’y a que notre régiment à. Nancy

— Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l’avons pas vu en uniforme.

— Vous m’étonnez. Son grade ?

— Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le moins. Il ne s’est pas expliqué la-dessus.

— C’est donc un original ? Comment s’appelle-t-il, ma chère madame ?

— Hélas ! je compte sur vous pour nous aider à savoir son nom. »

À ce coup, Mme Vautrin ouvrit des yeux énormes, et la jeune fille pouffa de rire. L’étrangère comprit que son bon sens était mis en doute ; aussi reprit-elle vivement :

« Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous étonne, madame, et vous reconnaîtrez que, s’il y a quelque excentricité dans mon fait, le hasard ou la Providence en est plus responsable que moi ; mais cette charmante enfant est peut-être bien jeune pour subir le récit d’un mariage si… compliqué. »

La rieuse se cabra fièrement et dit :

« J’ai quatorze ans passés, madame, et ma mère m’estime assez pour traiter devant moi les questions les plus graves. Désires-tu que je te laisse, maman ? »

Mme Vautrin, rougit comme ces gros nuages qui s’allument au soleil couchant. Elle balbutia :

« Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t’éloigne pas, mais occupe-toi. Ton piano… là-bas… Sois gentille.

— Je ne le suis donc pas toujours ?

— Oh ! si.

L’enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument un exercice. Elle frappa d’abord avec tant de furie qu’on ne s’entendait plus dans le salon ; mais petit à petit elle se modéra si bien que sa musique ne fut qu’un accompagnement discret de la conversation. Si Mlle Blanche ne suivit pas de bout en bout le récit de Mme Humblot, du moins elle en saisit les points saillants, et elle en profita autant, sinon mieux, que sa bonne femme de mère.

Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains plus de vous scandaliser en avouant que je suis l’esclave d’Antoinette. Les trois quarts et demi des mères sont comme nous par le temps qui court ; personne n’y peut rien, c’est comme qui dirait une épidémie de faiblesse Nous avons été aimées, nous aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le fouet quand je n’étais pas sage, à vous aussi peut-être, et nous mourrons l’une et l’autre sans l’avoir rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus sages que nous. Nos parents nous établissaient à leur convenance et non à notre fantaisie. Quelques-unes pleuraient, les plus fortes criaient au despotisme et parlaient de se jeter dans un couvent ; mais on finissait par céder et l’on ne s’en trouvait pas plus mal : il est de fait que les pères et mères se connaissent mieux en hommes qu’une jeunesse de vingt ans. Moi qui vous parle, j’ai cru mourir de désespoir parce qu’on rue sacrifiait à un demi-paysan, un bonhomme tout rond ; je ne voulais que le maître clerc de l’étude Niquet, sa figure de papier mâché m’avait fanatisée. Bénis soient les braves parents qui m’ont mariée malgré mes larmes, car ce pauvre Humblot m’a rendue parfaitement heureuse, et le joli maître clerc rame à Toulon pour le restant de ses jours. Antoinette est une bonne petite fille, qui m’aime bien et qui pense tout haut avec moi. Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je peux me vanter de l’avoir tout entière ; elle n’a d’idées que les miennes et ne voit que par mes yeux. Si quelque surprise du cœur lui avait fait choisir un mauvais sujet, je n’aurais qu’un mot à lui dire ; mais enfin, supposez que ce jeune officier soit un brave garçon, et il en a tout l’air, de quel droit le refuserais-je à ma fille ? Les partis qu’on noua a proposés à Marans, quoique fort acceptables, n’étaient pas de son goût. Elle les a tous éliminés par des objections sans réplique. Pouvais-je la contraindre et faire violence à ses penchants ? Je me disais toujours : « Elle est jeune, roua avons du temps devant nous. « Le mois dernier, considérant que nous avions passé en revue tous les petits messieurs des environs, je me suis avisée qu’il n’y aurait pas de mal à voyager un peu. Les journaux nous parlaient du Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc., comme d’un rendez-vous européen très-propice à l’assortiment des mariages ; pourquoi pas ? Justement ma pauvre enfant avait besoin de distractions ; depuis le printemps, je la voyais rêveuse. Il faut vous dire que notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone là-bas. Je confie le domaine au régisseur, qui est un brave homme, façonné de ma main, et nous voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris sans débrider, la ville étant vide de monde, pleine de poussière et plus d’à moitié démolie, et nous nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout marcha bien jusqu’à Commercy, mais c’était là probablement que le destin nous couchait en joue. Il ne restait qu’une place dans notre wagon, devant moi ; j’y avais mis nos couvertures et nos châles, et je comptais bien les y laisser jusqu’au bout. Au dernier moment, entre le coup de sonnette et le coup de sifilet, le terre-plein de la gare est envahi par une bande joyeuse : douze ou quinze officiers en uniforme, *tant cavaliers que fantassins, faisaient escorte à un officier en habit bourgeois. Toute cette jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme au sortir de table. La portière de notre voiture s’ouvrit, je vis une embrassade générale et précipitée, j’entendis un chœur d’adieu mon cher, — adieu, mon bon, — adieu, mon vieux, — et un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, beau comme le jour, tomba littéralement du ciel sur mes pauvres couvertures.

Il s’excusa le plus gentiment du monde, et jeta son cigare avec horreur dès qu’il se vit en notre compagnie. C’était bien malgré lui qu’il venait combler l’étouffement d’un wagon où l’on ne respirait déjà pas trop à l’aise ; mais il était forcé de rallier son corps à tout prix, trop heureux si son escapade avait passé inaperçue. Du reste, il nous promit de chercher une autre place à Toul, et au pis aller le terme de son voyage était Nancy. Le pauvre enfant ne descendit pas à Toul, et pour cause : nous étions en conversation réglée, et croyez que personne n’avait pu se défendre contre le charme de son esprit. J’en suis encore à me demander si cette gaieté pétulante était puisée dans l’eau de la Meuse ; cependant il ne dit pas un seul mot où la critique la plus sévère pût trouver prise. Son langage est original et d’une couleur franchement militaire ; mais, s’il avait senti la caserne, il n’eût séduit ni ma fille ni moi. C’est véritablement un jeune homme accompli, beau sans fatuité, brave sans forfanterie, spirituel sans méchanceté, fou sans écart. Vous devez le reconnaître à ce portrait.

— J’en reconnais plus d’un, chère madame ; mais nous trouverons celui qui vous tient au cœur.

— Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le principe, il partageait ses attentions entre toutes ses compagnes de voyage, et nous étions quatre ; mais insensiblement il les concentra sur ma fille et sur moi, et Antoinette parut l’écouter avec une curiosité sympathique. Vous jureriez que le bon Dieu les a créés l’un pour l’autre, et peut-être cette idée leur est-elle venue en même temps qu’à moi. Il est de haute taille, elle est grande ; il est brun, elle est blonde ; ils ont un peu le même genre de beauté. Je me disais, chemin faisant, que, si l’amour tombe quelquefois sur deux cœurs, comme un coup de foudre, il serait bien maladroit de manquer cette occasion-là. Vous devinez que, moi aussi, j’étais ensorcelée, car une mère est toujours avare de son bien, et notre premier mouvement est de traiter en larron l’homme qui plait à nos filles.

Celui-là s’avançait tambour battant dans l’intimité d’Antoinette ; il galopait en pays conquis. Ma fille n’est pas seulement élevée dans les meilleurs principes, elle est timide par sa nature, par son éducation solitaire et par l’embarras de sa taille un peu plus haute que la moyenne. Croiriez-vous qu’elle se mit bientôt à bavarder avec ce jeune homme comme avec un ami de dix ans ? Je ne la reconnaissais plus, et je m’ébaudissais de la voir miraculeusement dégourdie. Ce qu’ils disaient entre eux, les anges auraient pu l’entendre ; mais on sentait courir sous les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites choses qui sont les malices de l’amour naissant. Ils furent bien surpris de se trouver à la gare de Nancy, preuve qu’ils n’avaient pas compté les kilomètres. L’officier prit congé de nous en honnête garçon, par quelques mots où il y avait de tout, du cœur, de la bonhomie, de la discrétion. Je ne me rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que le voyage est un drôle d’élément, où l’on s’accroche par mille atomes comme si l’on ne devait pas se quitter, et à la première station, bonsoir la compagnie Chacun s’en va de son côté avec un petit souvenir en poche, et l’on ne se reverra jamais !

Je fus d’avis qu’il avait bien raison, quand je repensai froidement à l’affaire ; car enfin, lorsqu’on n’a qu’une enfant, on rêve de la marier auprès de soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers m’apparaissait comme le ravisseur d’Antoinette. Tout compte fait, j’aimais autant qu’elle oubliât cette rencontre, et je constatai avec plaisir qu’elle n’en parlait plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec plusieurs familles de notre connaissance : on s’amusa beaucoup et l’on fit de belles parties. Les jeunes gens à la mode ne se faisaient pas prier pour en être : non-seulement ma fille est agréable de sa personne, mais on lui connaît soixante mille francs de rente en bonnes terres, et les écus sont le vrai miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez croire que les épouseurs n’ont pas manqué ; il en restait même pour moi, bonté divine ! Bref, on nous fit toutes les honnêtetés imaginables, mais mademoiselle acceptait cela comme un dû et ne savait gré de rien à personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre ; je lui disais : « Que penses-tu de celui-ci ? Comment trouves-tu celui-là ? » Elle me répondait invariablement : « Ni bien, ni mal. » Pas d’hésitation, jamais la moindre apparence de trouble, une vraie cuirasse d’indifférence. Les choses allaient ainsi depuis un mois, lorsqu’un soir, ayant marché sur une épingle de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à pleurer tant et tant que ses yeux avaient l’air de fondre. Une mère ne se trompe pas sur ces douleurs disproportionnées ; aux grands effets il faut de grandes causes. J’interroge, je prie, je pleure aussi, je fais ce que vous auriez fait à ma place, madame, car tous les cœurs de mères sont coulés dans le même moule, et enfin la pauvre chérie livre son secret. Moi, je n’y pensais plus, à ce jeune homme, et pendant trente jours Antoinette n’avait rêvé qu’à lui. L’amour avait poussé tout doucement, sans bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain admirablement préparé. Ah ! maintenant on n’aura plus besoin de m’expliquer comment un petit grain peut devenir un grand arbre ! L’enfant me déclara qu’elle aimait pour la vie, qu’elle avait rencontré son idéal, qu’elle n’épouserait jamais un autre homme, et que, si j’avais la barbarie de lui refuser son inconnu, je lui porterais le coup de la mort. Hélas ! il n’en fallait pas tant pour me persuader. Ces êtres-là tiennent notre âme au bout d’un fil et la mènent où bon leur semble. J’ai fait toutes mes réflexions, madame, et je commence à croire que ma petite Antoinette a choisi pour le mieux. L’épaulette n’est qu’une passementerie aux yeux des badauds ; pour les parents qui savent raisonner, c’est une garantie. Elle indique un certain degré d’instruction solide, de bonne éducation, de courtoisie, de chevalerie, de courage, de désintéressement, et un absolu de loyauté, car on sait qu’un officier de demi— délicatesse ne serait pas souffert dans l’armée. Le terrible, c’est qu’ils traînent nos filles avec eux, de ville en ville ; mais, en y pensant bien, je me dis qu’ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je reprendrais mes droits toutes les fois qu’il ferait campagne, qu’à tout le moins on me laisserait les enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des colis à promener partout. Qui sait d’ailleurs s’il ne donnera pas sa démission quand il aura de la famille ? À tout événement, ma résolution est arrêtée ; ce jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance la plus modeste et de la dernière pauvreté. Nous sommes riches pour lui et pour nous, et je n’ai jamais souhaité que ma fille devint marquise ; c’est déjà une jolie noblesse que d’être la femme d’un officier. Reste à savoir si ce bel inconnu n’est pas coureur, ou joueur, ou buveur d’absinthe. Si le malheur voulait qu’il eût un seul de ces trois vices !… Non, je m’en tiens aux deux derniers ; c’est à la femme de fixer le cœur de son mari. S’il jouait, dis-je, ou s’il avait la malheureuse habitude de boire, je romprais tout, au risque de désespérer Antoinette : j’aime mieux la tuer d’un coup que de la voir mourir à petit feu.

Sur cette péroraison, qui n’avait pas coulé sans quelques larmes, Mlle Blanche Vautrin plaqua de formidables accords.

La femme du colonel était un esprit paresseux doublé d’un cœur tendre. L’effort qu’elle avait fait pour suivre le récit de Mme Humblot et la sympathie qui s’était éveillée en elle remuaient violemment cette honnête masse de chair et la faisaient suer à grosses gouttes. Elle sel recueillit un moment, épongea son visage et le dos de ses mains, et s’écria :

« S’il était marié ?

— S’il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un proverbe qui dit : « L’impossible arrange tout. »

— Et si c’était un de ces fils de famille qui… que… dont les prétentions sont énormes ? Nous en avons quelques-uns, de ceux-là.

— Comme argent, je ne peux donner que ce que j’ai, c’est certain ; mais trouve-t-on beaucoup de dots comme la nôtre ? Quant au nom, nous portons un nom d’honnêtes gens. Il n’y a jamais eu ni traîtres, ni pillards, ni conspirateurs, ni concussionnaires, ni favorites da la famille Humblot : connaissez-vous dix maisons de première noblesse qui puissent en dire autant ? Et qu’importe le nom de la fille, puisqu’il s’éclipse à tout jamais devant le nom du mari ?

— C’est parfaitement raisonné, madame ; il ne nous reste plus qu’à trouver le jeune homme en question. Puisque vous êtes sûr de le reconnaître au premier coup d’œil…

— Oui ! cent fois oui !

— La recherche ne sera ni longue ni difficile. La garnison de Nancy se compose de notre régiment, de deux escadrons de cavalerie, de quelques officiers de cavalerie et du génie, et du grand quartier général. Comme je vous l’ai dit, je connais peu les officiers de M. Vautrin ; mais ma fille les a tous réunis dans un album de photographie. Nous allons commencer notre enquête par là. Si votre gendre n’est pas chez nous, nous ferons une croix sur le régiment et nous verrons ailleurs. Il est fâcheux que ce monsieur n’ait pas été en permission régulière le jour où vous l’avez rencontré : rien qu’avec la date du voyage, nous mettrions la main sur lui : mais c’est une question de temps.

— Nous avons le moyen d’attendre. Je croyais, et ma fille aussi, que Nancy était une petite ville. Voilà trois jours que nous y sommes ; nous avons parcouru les rues, les promenades, les environs ; nous avons écouté la musique à la Pépinière et dévisagé les jeunes officiers, qui nous le rendaient bien, mais tout cela, chère madame, en pure perte. C’est ce matin qu’une inspiration du ciel m’a poussée vers vous. Merci de votre aimable accueil et de vos bonnes promesses ! Que Dieu rende à votre chère enfant le bonheur que vous allez donner à la mienne !

Les deux bonnes femmes s’embrassèrent en larmoyant, et Mme Vautrin dit à sa fille :

« Blanchette I… mon cher baby… mon amour !… Eh ! Blanchette ! »

Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite Blanche frappait fort. Vous auriez dit que son piano avait commis un crime et qu’elle l’assommait sur place. Lorsqu’elle daigna prêter l’oreille, Mme Vautrin poursuivit :

« Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va nous chercher, s’il te plaît, l’album du régiment.

— Mon album ?

— Oui, ton album du régiment.

— J’y vole. »

Elle sortit en traînant les pieds, s’arrêta devant une glace et se tira la langue à elle-même. Sa chambre était au bout d’une enfilade assez longue ; à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album de chagrin rouge à filets d’ivoire, l’ouvrit par le milieu, et chercha les lieutenants du 2e bataillon. Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous du portrait, on lisait Astier (Paul), en belle écriture de sergent-major. « C’est lui dit-elle en faisant la grimace, cela ne peut être que lui ! », Elle fit glisser la photographie hors de son cadre, la déchira menu et mit les morceaux dans sa poche ; puis elle réfléchit que ce vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha donc le cadre lui-même, qui formait une page montée sur onglet. Lorsqu’elle en eut caché les débris, son petit visage chiffonné s’illumina d’une joie satanique, et elle murmura entre ses dents :

« Maintenant, je me suis vengée d’un insolent : je suis femme ! »

Et elle courut porter l’album aux deux mamans.

Mme Vautrin la baisa au front et lui dit :

« Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous n’avons plus de secrets à conter. »

Si le cœur de Mme. Humblot battait violemment, on l’imagine. Elle ne regarda que par politesse le colonel et les gros bonnets du régiment ; mais lorsque les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit l’œil. Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu’elle trouva ces messieurs moins beaux, moins grands, moins sveltes, moins distingués que son gendre futur. Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis garçons ni de beaux hommes ; mais le précieux inconnu était toujours mieux fait que celui-ci et plus élégant que celui-là.

Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires et disait à la veuve Humblot :

« Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils chercheraient querelle au prince qui les éclipse tous. »

Lorsqu’on fut aux dernières pages de l’album, la gamine devint plus mauvaise et plus harcelante que jamais.

« Nous n’en avons plus que quatre, disait-elle. L’espérance est au fond de la botte. Tout vient à point à qui sait attendre. J’ai dans l’idée que voici le héros du roman !… Quoi ! vous ne voulez pas du lieutenant Bouleau ? C’est pourtant un rude guerrier. Fils de ses œuvres, vingt-sept ans de service, dix-huit campagnes, la médaille militaire et la croix ! Tout le monde n’a pas la croix. Voyez donc la jolie balafre entre les sourcils !

— C’en est fait ! dit Min Humblot. Il n’est pas du régiment, et je suis la plus malheureuse des mères ! » La femme du colonel répondit :

« Pourquoi donc ? S’il n’est pas du régiment, cela prouve qu’il est dans la cavalerie, ou dans l’artillerie, ou dans le génie, ou dans l’état-major du maréchal. Êtes-vous bien pressée d’en avoir le cœur net ?

— Ah ! dame, oui. Pensez donc ! il y a un pauvre ange qui compte les minutes à l’hôtel.

— Eh bien ! je prends mon châle et mon chapeau. Blanchette gardera la maison et elle sera sage. »

Quand les deux mères furent dehors, Mlle Blanche Vautrin croisa ses deux grands bras maigres comme une héroïne de drame, et se promena de long en large dans le salon paternel.

Le théâtre représentait une grande salle meublée vers la fin du dix-huitième siècle et passablement flétrie par les hommes du dix-neuvième. Depuis cinquante ou soixante ans, les colonels de la garnison de Nancy s’étaient transmis de main en main cette tenture de soie à médaillons décolorés et les rideaux assortis. Plusieurs générations de guerriers s’étaient carrées dans les fauteuils ; quelques milliers de verres, vides de punch ou de sirop, avaient dessiné des ronds sur le marbre de la cheminée et sur deux vastes consoles d’un style riche, noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver dans tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. Les quelques meubles qu’il transporte avec lui se noient fatalement dans la banalité du fonds. Mme Vautrin était femme d’intérieur ; comme telle, elle brodait à la tâche des tapisseries dont Pénélope eût été jalouse, mais ses poufs, ses écrans, ses divans, ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus dans le vieux mobilier banal, comme l’opposition pensante dans une majorité sans caractère et sans couleur.

Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, Blanchette, se démenait comme une petite panthère en cage. Elle était laide sans avoir rien de laid : on trouve également des créatures qui semblent belles, quoique leurs traits, pris un à un, soient à peine passables. Cette jeune fille portait à l’exagération, si j’ose le dire, les caractères physiques et moraux de l’âge ingrat. Ses jambes et ses bras étaient modelés dans le même style que les baguettes de tambour ; elle avait de longs pieds, assez bien faits, et des mains interminables ; elle se tenait mal, et son teint rappelait l’Afrique aux Africains du régiment. Le nez, les yeux, le front s’adaptaient à la diable et n’allaient pas ensemble, quoique le nez fût droit, le front bien modelé et les yeux d’une couleur et d’un dessin corrects. Tout cela ne manquait peut-être que d’harmonie, mais l’harmonie est tout dans la femme. Le passant qui la rencontrait à la promenade ne gardait que l’idée d’un livide gamin.

Il n’y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit dit en admirant une belle personne : voilà comme je voudrais être, ou même : voilà comme je serai, quand je serai grande ; mais la nature, cette mère implacable, prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle relève d’un coup de pouce brutal un pauvre petit nez qui comptait être grec ; elle fend jusqu’aux oreilles une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir ; des cheveux de couleur indécise, qui promettaient de tourner au blond doré, noircissent un beau jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut rien contre cela, mais on enrage de bon cœur, et quelquefois on devient méchante. Blanche Vautrin n’avait pas besoin de beauté pour attirer les hommages ou conquérir un mari. La fille d’un colonel ne manque pas de flatteurs, et il y a toujours des maris pour une laide bien dotée ; mais n’importe : elle se dépitait à casser les miroirs ; elle aurait voulu être jolie pour elle-même.

Presque tous les officiers de son père la traitaient en jeune fille et lui rendaient les mêmes hommages que si elle et été Vénus en personne. Elle recevait mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par des boutades ; mais malheur à celui qui ne la prenait pas au sérieux ! Elle n’entendait point qu’on la traitât en fillette ; elle voulait être quelqu’un et faire respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin avait des subtilités despotiques qui semblaient renouvelées de Caligula. Son plaisir favori, dans le salon maternel, était de pêcher les flatteries comme à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à souhait étaient cotés plats courtisans ; ceux qui refusaient le tribut étaient notés comme rebelles.

Le plus exécré des rebelles s’appelait Paul Astier. C’était un beau, brave et honnête garçon qui ne devait rien qu’à lui même. Lorsqu’on est le septième fils d’un garde forestier des Ardennes, vous pensez bien qu’on porte son patrimoine au bout des bras. L’enfant n’était ni sot ni fainéant ; il suivit l’école du village voisin, s’y distingua bientôt et entra comme externe boursier au collège de la ville. Il faisait deux lieues et demie tous les matins et autant tous les soirs, avec ses livres dans une main, ses souliers dans l’autre, et un morceau de pain noir en poche. A dix-huit ans, il s’engagea, partit pour la Crimée et fit toute la campagne sans attraper un rhume de cerveau. Une mine éclata sous lui à l’attaque de Malakoff ; il retomba sur ses pieds en riant comme un fou. Lorsqu’il revint, en 1856, il avait trois citations et l’épaulette. En 1859, au début de la guerre d’Italie, son régiment n’était pas désigné pour faire campagne, mais il obtint de permuter avec un sous— lieutenant maladif, et c’est ainsi qu’il passa sous les ordres du colonel Vautrin. Il retrouva dans la compagnie un camarade de son âge et de son pays qu’il avait connu dès l’enfance et tutoyé de tout temps. Ce soldat, nommé Bodin, s’attacha aussitôt à lui comme ordonnance et le servit avec une véritable amitié : il ne savait ni lire ni écrire, mais il aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait en camarade. La campagne de 1859 fut écourtée, comme chacun sait, toutefois Astier trouva le temps d’y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui avait pris le quart d’un drapeau, rapporta la médaille militaire. La paix signée, le régiment fut dirigé sur Nancy ; c’est là que Paul Astier fit connaissance avec la femme et la fille de son colonel.

D’entrée de jeu, Blanchette lui déplut ; et comme il n’était diplomate ni peu ni prou, il n’eut garde de se mettre en frais de galanterie pour elle. La petite fut d’autant plus choquée de sa froideur qu’elle le trouvait plus agréable à voir que le commun des hommes. Elle fit violence à son attention et l’agaça tant qu’elle put, mais maladroitement : la coquetterie est un art qui ne s’acquiert pas sans étude. Plus elle le piquait, plus il s’accoutumait à la regarder comme un taon, un moustique ou toute autre mouche importune. Le jeune homme avait trop de sang dans les veines pour tenir, une heure durant, les écheveaux d’un petit laideron. Lorsque Blanche l’appelait à haute voix devant cinquante personnes sans avoir rien à lui dire, il ne répondait pas toujours patiemment à ses questions saugrenues. Plus elle se sentait sotte avec lui, plus elle revenait à la charge, comme un joueur qui lutte contre la veine sans se dissimuler qu’il y perdra son dernier sou. L’affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement de mal en pis ; les taquineries s’aggravèrent.

Un jour Blanche avait dit au lieutenant :

« Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que vous dessinez gentiment ; envoyez-moi donc quelques images ! »

Astier s’en fut tout droit chez le papetier à la mode et rapporta plusieurs douzaines de niaiseries enluminées.

« La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle.

— Mademoiselle, j’ai choisi celles qu’on donne dans les couvents aux petites filles bien sages. Si vous ne vous en trouvez pas digne, je pourrai les rendre au marchand. »

Une autre fois elle l’attaqua ainsi devant plus de quinze témoins :

« Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,… car vous avez porté le sac, n’est-il pas vrai ?

— Comment donc ! je l’ai même porté très-loin.

— Eh bien ! quand vous étiez un simple troubadour, couchant à la chambrée et mangeant à la gamelle, dans quel monde alliez-vous, s’il vous plait !

— Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle ; mais vous avez trop d’esprit pour comprendre jamais ça. »

Lorsqu’elle croyait tenir un fait à la charge de son ennemi, elle en faisait l’objet d’une interpellation publique :

« Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents ?

— Grâce à Dieu, oui, mademoiselle.

— Et que fait monsieur votre père ?

— Il garde les fagots du gouvernement.

— Ah ! ah ! Et Mme Astier, votre mère ?

— Elle fait la soupe au père Astier.

— Mais c’est patriarcal ! Dites donc, ces honnêtes forestiers seront joliment fiers de vous quand vous aurez la croix !

— Il n’ont pas attendu si longtemps, mademoiselle. »

Les paroles de ces dialogues sont peu de chose sans la musique. Il aurait fallu voir les adversaires en présence, entendre la voix grêle et traînante de Mlle Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton bref. L’avantage ne restait pas souvent à Blanchette, et, comme il n’y a rien de plus cruel que la faiblesse, elle en vint aux dernières atrocités.

« Monsieur Astier, est ce que vous avez fait des campagnes ?

— Autant qu’il y en a eu de mon temps, mademoiselle.

— Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je vous prie ?

— En Crimée, en Afrique, en Italie

— Mais avez-vous rencontré des ennemis sur votre route ?

— Quelques-uns.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, ces méchants-là ?

— Ils ont fait mon avancement.

— Ils ne vous ont jamais blessé ?

— Ni tué, non. Pardonnez-leur. ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

— Comment s’y prend-on, à la guerre, pour éviter les mauvais coups ?

— C’est bien simple, on est heureux.

— Ou prudent.

— Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car monsieur votre père me l’avait toujours refusé.

— Il me semble qu’on devrait se faire blesser par simple coquetterie. Un officier intact me fait l’effet d’un être inachevé.

— A la première occasion, mademoiselle, je me mettrai en mesure de vous envoyer un de mes bras ou une de mes jambes

— Des jambes et des bras ? que voulez-vous que j’en fasse ? j’en ai.

— Oh ! si peu. »

Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient hors d’elle. Sur ce chapitre et sur celui du teint, elle était d’une susceptibilité farouche. Aussi prit-elle en haine l’ordonnance de Paul Astier, le fidèle Bodin, qui avait mis en circulation un mot populaire.

Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker, qui avait pour ainsi dire allaité Mlle Vautrin :

« Dites donc voir un peu, l’ancien ; quand ils ont baptisé votre petite, ils ne savaient approximativement pas de quelle couleur elle se proposait d’être. Mlle Blanche, elle n’est pas blanche du tout.

— Ça, c’est frai.

— Comment, c’est frais ?

— Non ! Che tis : c’est frai, Planche est prune.

— Planche et prune ! Ah ! joli. C’est toi qui l’as nommée, vieillard à tous crins, et le nom lui restera ! Planche et prune ! Mais que c’est un coup de pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis la guêtre jusqu’au plumet ! Planche et prune ! J’en ferai confidence à tout le régiment ; merci, mon vieux !

II

La haine a des intuitions qui tiennent du miracle. Dès que Mme Humblot s’était mise à raconter son aventure, Blanche Vautrin avait pensé au lieutenant Astier. Elle ne savait pourtant pas qu’il eût fait le mois précédent une fugue de vingt-quatre heures ; elle n’avait jamais entendu dire qu’il fût lié particulièrement avec les officiers de Commercy. Par quelle contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait tout en rose un homme que depuis deux ans elle voyait tout en noir ? L’esprit avait pensé si vite, la m ain avait agi si lestement, que son petit mauvais coup s’était fait pour ainsi dire tout seul, et qu’elle-même en fut surprise.

L’ivresse du premier moment fit place à la réflexion, quand les deux mères furent sorties. Elle se demanda ce qui arriverait si ces dames, en mettant le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec Astier. Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction ; Mme Humblot, évanouie, tombait dans les bras du lieutenant ; on s’expliquait, on s’entendait ; Mlle Antoinette entrait en scène, et bientôt… Blanche ne se sentait aucune sympathie pour cette grande Antoinette.

Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder le dénouement dès que la rencontre aurait lieu. La réputation du lieutenant était bonne, ses chefs le signalaient comme un officier d’avenir. Son origine modeste et sa pauvreté semblaient admises d’avance par les Humblot. Quant à lui, nul doute qu’il n’acceptât l’aubaine avec enthousiasme. Il avait le cœur libre de tout engagement ; on ne lui savait point de parti pria contre le mariage en général, il aimait ses parents, il regrettait de ne pouvoir les aider, c’était un homme de famille. Sa fierté bien connue et son désintéressement avéré l’auraient porté sans doute à refuser une fille riche, si elle était laide, ou compromise, ou de naissance inavouable ; mais ces Humblot, en somme, avaient l’air de braves gens, et la sensible Antoinette ne devait pas être mal, pour peu qu’elle tint de sa mère.

Il l’épouserait donc ; mais après ou même avant /a cérémonie il s’expliquerait avec elle sur toutes les circonstances du roman. Mme Humblot ne manquerait pas de dire qu’eue avait feuilleté l’album sans y trouver son gendre ; on voudrait savoir le pourquoi de ce petit mécompte, et alors que penserait-on ? Que dirait Mme Vautrin ? Blanche tenait infiniment à l’estime de sa mère, qui était une bonne femme sans énergie, mais de sens juste et de cœur droit. Elle avait presque peur de son père ; il n’entendait point raillerie en matière de conscience et d’honneur, et ce qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était le jugement du monde. La suppression de ce portrait ne semblerait pas seulement odieuse ; le petit crime devenait ridicule, puisqu’il n’avait rien empêché. Si la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu’un coup de main maladroit, l’effort d’une haine impuissante, passe encore, ce n’était que demi-mal ; mais si l’on se permettait d’y chercher autre chose, par exemple le contraire de la haine 1 Ah ! plutôt les derniers supplices que la honte d’avoir distingué avant l’âge un homme qui aime ailleurs !

Or, il semblait à peu près impossible de soustraire le lieutenant aux recherches de Mme Humblot. La chère dame avait de bons yeux ; sa fille, à coup sûr, les avait meilleurs encore, et si l’amour est aveugle, comme on dit, c’est lorsqu’il trouve son compte à se tromper lui-même. Nancy est grand, mais un homme ne s’y perd pas dans la foule, comme à Paris ; un officier surtout, et l’uniforme est de rigueur dans les garnisons de province. Les lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades est limité, toutes les personnes d’un certain monde sont sûres de se rencontrer une ou deux fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé par bonheur, mais dans une ville si vivante et si alerte au plaisir on se voit ailleurs qu’au théâtre. Le maréchal recevait quelquefois, le général et le colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient offrir à Mme Humblot la collection complète du corps d’officiers. En ce moment, les deux mères étaient en visite chez les femmes les plus répandues et les plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller leur curiosité, les intéresser toutes au succès de cette chasse à l’homme. Elles raconteraient l’histoire à leurs maris ; les soixante mille francs de rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le tour de la ville en vingt-quatre heures ; il en serait parlé dans toutes les pensions et dans tous les cafés militaires : si Paul Astier n’était pas reconnu par ses camarades, il saurait bel et bien se dénoncer lui-même.

« Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul Astier disparaisse. »

C’était, en petit, le raisonnement des voleurs qui tuent pour plus de sûreté les témoins de leur crime ; mais on n’escamote pas un grand gaillard de lieutenant comme une simple muscade. Blanchette tint conseil avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons insensées avant de s’arrêter à la bonne.

Elle s’était procuré, non sans peine, un dessin du lieutenant. C’était une caricature assez plaisante de M. Moinot, commandant du 2e bataillon. Paul avait dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, vu à quelque distance, représentait admirablement le chef de bataillon et son nez. Ce pauvre commandant, vieil Africain et bon soldat, s’était fait un nez flamboyant par sa faute. À part ce ridicule et ce défaut, il était très-considéré et dans les meilleurs termes avec tout le monde. Il prisait fort Astier, qui le lui rendait bien, et qui pour rien au monde n’eût voulu lui causer de l’ennui ; mais on est jeune, on aime à rire, on se laisse aller aux entraînements de la malice, et, lorsqu’on croit tenir une bonne plaisanterie, on n’a pas la sagesse de la garder pour soi. Ce dessin, rehaussé de quelques touches à l’aquarelle, fut porté à la pension des lieutenants un soir qu’on recevait des officiers de passage. Tout le monde s’en amusa ; quelques jeunes gens en gaieté y mirent un mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on parla d’autre chose, puis on alla au café, et la charge du commandant Moinot, un peu froissée, un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un camarade de Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia la feuille en quatre et la porta, sans penser à mal, à Mlle Vautrin. Huit jours après, la jeune fille dit fièrement à son ennemi : « J’ai un dessin de vous malgré vous ; » mais elle ne dit pas lequel. À ses yeux, le choix du sujet n’avait alors aucune importance.

Aujourd’hui c’est une autre affaire. Elle retourne à sa chambre, ouvre un carton, prend la caricature, la signe du nom de Paul Astier en majuscules, la met sous enveloppe, écrit l’adresse du commandant, toujours en majuscules, et appelle le planton :

« Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter cette lettre à la poste, et ne laisse voir l’adresse à personne. Quant à toi, je sais que tu ne la liras point, ton éducation s’y oppose.

Ce second trait chargea peu sa petite conscience. D’abord elle se croyait excusée par la nécessité, ensuite elle savait qu’une querelle est impossible de lieutenant à chef de bataillon. c Tout compte fait, pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour quelques jours d’arrêts forcés, huit au moins, quinze au plus ; cela n’est pas la mort d’un homme. Dans huit. jours, la veuve Humblot et sa fille seront lasses d’user leurs bottines sur le pavé pointu de Nancy. On leur prouvera qu’elles ont rêvé, et elles retourneront à leurs récoltes. Pourvu qu’elles ne s’avisent pas d’attendre l’inspection générale I non, elles comprendront sous peu que l’insistance serait ridicule, et le général-inspecteur n’arrive que dans trois semaines : tout est sauvé ! »

Elle se remit à son piano et s’étourdit de musique en attendant le retour des deux mères. Mme Vautrin entra seule, fort lasse et visiblement dépitée.

« Eh bien ! maman ?

— J’en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, dévisagé l’artillerie, interrogé le génie et passé en revue le grand quartier général. Toutes ces dames ont été d’une complaisance ! Elles se sont mises à notre disposition ; la maréchale elle-même s’intéresse à cette pauvre Mme Humblot. Et rien ! rien ! rien ! J’en ai le crâne fendu. Tu n’as pas une idée, toi ?

— Si, maman.

— Dis donc vite !

— J’imagine que les deux innocentes se sont laissé duper par un aimable petit plaisant qui n’est pas plus militaire que moi.

— Enfant ! crois-tu possible qu’un homme ose se dire officier sans l’être ?

— Pourquoi pas ? Je lis tous les jours des procès où l’on prend non-seulement le titre d’officier, mais l’uniforme, la croix et les médailles pour escroquer les gens.

— Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais les militaires ! Figure-toi qu’à Commercy…

— Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir déjeuné par hasard avec les officiers de Commercy. C’était un honnête garçon, soit ; mais il avait la tête un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner Mme Humblot.

— À quel propos ?

— Parce qu’il y a des physionomies qui appellent la mystification, comme il y a des arbres qui attirent la foudre. Si tu ne veux absolument pas que ces dames aient été dupes d’un commis voyageur en goguette, j’admets que le garçon soit militaire à la rigueur. C’est peut-être un sous-officier de cavalerie, étonnamment bien né, un vrai fils de famille emprisonné pour dettes dans l’uniforme des guerriers français. Cherchez-le, vous avez le temps ; mais, maman, si tu veux m’en croire, tu n’engageras pas tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies entre les mains d’un monsieur qui s’est surfait lui-même pour commencer.

— Pourtant, s’il était officier, ce jeune homme ?

— Comment veux-tu ? Au fait, c’est peut être un capitaine d’aventure, qui commande incognito une compagnie de routiers sans uniforme. C’est Fra Diavolo, tiens ! Es-tu contente ? La légende le peint sous des traits agréables, et peut-être cette demoiselle de la Charente-Inférieure n’en ferait-elle pas fi.

— Méchante !

— Ange !

— Ces dames viendront ce soir prendre le thé ; ne les décourage pas au moins.

— À Dieu ne plaise ! mais si Mme Humblot a seulement un atome d’esprit, elle a dû, laisser l’espérance à la porte de son auberge. »

À dîner, Mme Vautrin conta le gros de l’affaire à son mari.

« Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce bon numéro ne soit pas échu à un de nos jeunes officiers. Les lieutenants seraient plus à l’aise, s’ils pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux cent soixante-cinq francs qu’ils touchent le premier du mois.

— Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu qu’un officier coure les champs pendant vingt-quatre heures sans que son colonel ait vent de l’escapade ?

— Cela peut arriver dans certaines garnisons par la négligence des chefs de corps. Dans mon régiment, pareille chose ne s’est jamais vue et ne se verra jamais, j’ose le dire.

— Oh ! papa, tu peux être tranquille. Cet officier, s’il existe, n’appartient pas au régiment. »

Mme Humblot et sa fille n’eurent garde de manquer au rendez-vous. Lorsque Blanche Vautrin vit entrer Antoinette, elle reçut comme un coup de poignard dans le cœur. Figurez-vous la rage d’une enfant qui se sait laide, qui a passionnément souhaité d’être belle, qui s’est proposé à elle-même un idéal de noblesse et de beauté. Tout à coup, sans préparation, elle se voit entrer dans un salon, telle qu’elle a toujours rêvé d’être ! Et cette taille majestueuse, cette souplesse de corps, cette plénitude de formes, cette pureté des lignes, cette blancheur de teint, ce rayonnement de santé, cette grâce sereine et douce que la nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir d’une autre ! Il semble qu’on lui ait volé sa personne entière, et qu’on lui ait jeté par miséricorde une guenille de rebut.

La petite avait une certaine force d’âme. Elle sut réprimer son premier mouvement, qui était d’arracher les yeux à Mlle Antoinette. On se serra les mains, on sourit, on échangea sans effort apparent les petites politesses d’usage. Les confidences, dûment provoquées, ne se firent pas attendre. Rien n’égalait la candeur et l’expansion de la victime. Elle ne doutait pas de la sincérité de ce jeune homme, elle ne voulut pas admettre un seul moment qu’il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment était que les deux mères avaient vu les albums trop vite, ou qu’un des portraits n’était qu’à moitié ressemblant : le soleil est un astre capricieux, pourquoi donc serait-il un artiste infaillible ?

Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle entrains la belle étrangère hors du salon, comme pour la mettre à l’abri des curiosités indiscrètes, et dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le régiment entre les mains, sous les yeux, pour l’étudier tout à l’aise. Quand l’examen fut achevé, la perverse embrassa Mlle Humblot et lui dit : Ne vous affectez point, il n’y a pas un officier digne de vous dans le régiment de mon père ; je le savais, nous verrons ailleurs ; on se charge de tout : c’est dans l’état-Major que nous trouverons l’heureux jeune homme. Dès demain je me mets en campagne avec vous. En attendant, retournons là-bas ; maman a fait savoir qu’elle restait chez elle, la réunion sera nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le monde veut vous connaître : qui sait s’il n’est pas là et si vous n’allez pas le rencontrer face à face ? »

Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. Toutes les femmes de la garnison étaient venues pour voir, et la plupart des célibataires pour se montrer. Plus d’un gaillard s’était dit en donnant le fin coup de brosse aux parements de sa tunique. « Si le ciel a permis qu’une brillante héritière jetât son dévolu sur la garnison de Nancy, il poussera peut-être l’originalité jusqu’à me recommander personnellement aux yeux de la belle. » Dans cet espoir, chacun mettait en relief ses petits avantages ; on posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe, pour la tête ; l’un relevait sa moustache, l’autre pirouettait sur les talons pour montrer la rondeur et la finesse de sa taille. Entre tant de jolis garçons, Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis qu’il était mal reçu dans la maison du colonel, il n’y venait que sur invitation directe ou en visite de stricte obligation.

Si Mme Humblot n’aperçut point celui qu’elle cherchait, Blanche eut la satisfaction de voir le commandant Moinot causer en particulier avec M. Vautrin en gesticulant à force. Voici ce qui s’était passé vers la fin de la journée.

Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il fut mandé d’urgence chez son chef de bataillon. Il courut gaiement, dans l’espoir que le papa Moinot avait besoin de quelque service, et charmé de se rendre utile à un bonhomme qu’il aimait.

Dès qu’il fut en présence du vieil officier, il s’aperçut que le baromètre marquait tempête. Au milieu d’un visage singulièrement pile, le nez rouge flamboyait.

« Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi dans le service ?

— Jamais, mon commandant.

— Et hors du service ?

— Pas davantage.

— Est-il à votre connaissance que j’aie cessé de mériter l’estime des hommes et le respect des jeunes gens ?

— Tout le monde vous estime, vous respecte et vous aime, mon commandant.

— Vous n’auriez pas perdu la tête par hasard ?

— Pas que je sache.

— Vous ne vous êtes pas grisé aujourd’hui ?

— Ça, non.

— Alors pourquoi m’insultez-vous, sacrebleu ?

— Moi, commandant I

— Qui donc ? C’est moi peut-être qui me suis adressé cette turpitude à moi-même ? La reconnaissez-vous ?

Paul reconnut son vieux dessin, qu’il croyait anéanti depuis longtemps et qu’il avait oublié.

« Mon commandant, dit-il, en dessinant cette mauvaise charge, l’an dernier, j’ai fait une sottise et une inconvenance ; mais celui qui l’a volée, conservée, signée de mon nom et mise à la poste a fait une infamie. Je vous demande pardon d’une légèreté qui serait vénielle, si vous n’en aviez pas eu connaissance. Quant au drôle qui a pris soin de tourner la plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver et de le punir.

— En attendant, monsieur, comme on n’aurait pas pu m’envoyer cette œuvre d’art, si vous ne l’aviez pas commise, faites-moi le plaisir de rentrer chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu’à nouvel ordre. »

Le lieutenant s’inclina sans répondre et obéit.

Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même y rester seul, fût-ce durant une semaine ou deux, ne serait pas une peine ; pour le jeune officier, c’est un supplice. Le logement garni n’est pas un domicile ; on y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, chez tout le monde, hormis chez soi. Non— seulement le cœur ne s’attache à rien dans ces gîtes, mais l’esprit y est inquiet, voletant, suspendu sans savoir où se peser. De là vient cette impatience des étrangers dans la plus confortable et la plus riche auberge et ce besoin d’en sortir, vraie nostalgie qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l’hôtel Meurice vers les théâtres et les lieux publics. Le malaise est mille fois plus intolérable dans ces appartements meublés sans meubles, dans ces garnis dégarnis que l’officier loue en moyenne vingt francs par mois. Le logeur ne peut pas donner mieux à ce prix-là, et les logés ne sauraient guère y mettre davantage. Paul Astier, comme tous les lieutenants d’infanterie, payait vingt francs de chambre, soixante-cinq francs de pension et quinze d’extra pour les réceptions obligées ; son ordonnance lui coûtait douze francs, plus cinq à l’ordinaire du corps pour dispense de service. Il donnait quinze francs par mois au tailleur, cinq au bottier pour l’entretien et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture de son chien. Le total de ces dépenses, dont une seule, le chien, n’était pas indispensable, s’élevait à cent cinquante-quatre francs par mois. Il restait onze francs pour l’imprévu, le café, les cigares, l’achat et la location des livres, les fournitures de bureau, le permis et les munitions de chasse, les déplacements, les caprices et les munificences. Le café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ trente francs par mois ; mais pourquoi vont-ils au café ? D’abord parce que c’est l’usage, et que dans l’armée plus qu’ailleurs chacun doit vivre comme tout le monde. Ajoutez que l’État n’a jamais voulu leur donner un lieu de réunion où l’on pût s’asseoir et causer sans obligation de boire.

Paul occupait une chambrette des plus modestes dans le vieux quartier de Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. Une couchette de fer, une commode, une table, une malle et trois chaises, voilà l’inventaire au complet. Un fusil Lefaucheux, gagné au tir, et une demi-douzaine de pipes décoraient la paroi principale. Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis deux ans, et il y avait fait les plus beaux rêves du monde. La vie lui souriait, il aimait son métier ; ses chefs, ses camarades, ses soldats l’estimaient à qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se trouvait aussi avancé à vingt-six ans que les élèves de Saint-Cyr. Depuis trois ans, à chaque inspection générale, il était porté pour la croix, on parlait de le présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les affaires marchaient toujours du même train, il était presque sûr d’arriver général avant la retraite. En attendant, il portait légèrement sa pauvreté, qui, pour le fils d’un simple garde, était une opulence relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les beefsteaks ratatinés de la pension très-succulents. Quoiqu’il se refusât toute dépense inutile, on peut dire que jamais il n’avait chômé de plaisir. On le mettait de toutes les parties ; il montait à cheval avec les officiers de dragons ; il chassait en hiver chez les jeunes gens riches, il conduisait le cotillon au bal de la préfecture. Les grisettes le voyaient d’un œil favorable ; bref, en langage militaire, il était des bons, c’est-à-dire des heureux.

Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant Moinot, il lui sembla que son étoile s’était éclipsée tout à coup, et la petite chambre prit un aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner parfaitement froid ; il y toucha du bout des dents et se plongea dans une méditation décourageante. Il était mécontent de lui-même et des autres ; il venait d’offenser sans le vouloir un excellent homme, presque un vieillard ; ce petit événement ne manquerait pas de se résoudre en mauvaises notes ; l’inspection générale approchait ; pour une faute dont en somme il n’était qu’à moitié coupable il risquait de manquer la croix. C’était sa troisième proposition. La première faute, au lendemain de Solferino, avait échoué parce qu’en guerre les blessés passent avant tout. La deuxième datait d’un an ; elle fut biffée par l’inspecteur lui-même, qui ajouta aux notes d’Astier « Trop familier avec les inférieurs ; manque de tenue. » C’était Blanche Vautrin, qui le soir, dans un salon, avait dit au général :

« Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la tournure d’un roi ? Il se fait tutoyer par son ordonnance, sous prétexte qu’ils ont gardé les animaux ensemble dans leur pays. »

Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au bon Astier. Pour cette fois, l’affaire semblait autrement grave, mais Paul était peut-être moins sensible au dépit de perdre son dû qu’à la honte d’accuser un camarade. Il flairait une basse trahison, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’un officier français en fut l’auteur. La première sensation du mal physique fait pousser les hauts cris à l’enfant nouveau-né ; le jeune homme ressent quelque chose de semblable lorsqu’il naît à l’expérience en découvrant que le mal moral existe et que tout le monde n’est pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé sur sa couchette et pleura.


III

Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans une solitude absolue, sans visites, sans nouvelles, sans autre distraction que le spectacle de la rue, le service de Bodin et les romans crasseux d’un mauvais cabinet de lecture. Cinq ou six fois la honte le prit ; il voulut secouer sa torpeur et commencer un livre sur l’avenir de l’art militaire. L’occasion semblait bonne pour mettre au jour les idées neuves qui fermentaient en lui depuis longtemps ; mais il vit avec douleur que son cerveau refusait le service ; la pensée se brisait les ailes contre les murs de cette chambre. Il comprit que la liberté d’aller et de venir est indispensable aux enfantements de l’esprit, et que les jours de captivité, comme les jours de navigation, sont à retrancher de la vie.

Tandis qu’il sommeillait à demi, tristement replié sur lui-même, Mme Humblot et sa fille reprirent le chemin de Marans. La bonne dame était vexée comme un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons et des poules, plutôt que de rapporter son carnier vide au logis. Sur la fin du séjour, elle signalait tantôt un officier, tantôt un autre à sa fille, et elle semblait lui dire : « Puisque le vrai phénix est envolé, accepte celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes. »

Mais Antoinette avait le cœur bien pris. Cette course haletante à travers un monde nouveau pour elle, ces consolations, ces respects, cette curiosité, ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît chez la femme dans les gros moments de la vie, tout contribuait à l’exalter.

« Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me fera retrouver celui qu’il avait jeté sur ma route. S’il me refuse ce bonheur, eh bien ! je comprendrai qu’il préfère m’avoir à lui. »

Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme un vrai petit diable. Elle ne quittait point sa martyre, elle la promenait, elle l’avait parquée comme les fourmis âcres. parquent les pucerons qui sont tout miel. Elle s’abreuvait froidement de larmes innocentes, elle les dégustait goutte à goutte, en gour met féroce ; et tout à coup, sans motif apparent, elle éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette avec rage et la repoussant à tour de bras, puis se jetant à ses pieds pour lui demander grâce. L’autre admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne savait plus comment exprimer sa reconnaissance.

« Que je vous aime et que vous êtes bonne !

— Détestez-moi plutôt, j’ai l’âme noire ! Je suis un monstre dans la nature ! »

Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte pour tout dire et réparer le mal qu’elle avait fait. Quelque chose la retint. Ce n’était ni la jalousie, ni la crainte du blâme, ni le remords d’avoir menti ; mais une sorte de fierté pudique.

« J’avouerais, si j’avais seize ans ; par malheur je n’en ai pas quinze ! Le monde est stupide et méchant. Il confesse par-ci par-là que le cœur n’a pas d’âge, mais ce principe est monopolisé au profit des vieilles folles de quarante ans. »

Le jour où Mme Humblot prit congé d’elle avec mille protestations, elle lui répondit :

« Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à vos prières. La plus malade de nous deux, quoi que vous en pensiez, c’est moi. Ma conscience est comme un champ de bataille couvert de morts et de blessés. J’ai fait pour vous servir tout ce qui était humainement possible ; si vous ne vous en allez pas contente, il y en a d’autres qui sont plus à plaindre que vous. »

Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences. Les propos les plus insensés, les exagérations les plus inexplicables n’étonnent pas dans la bouche d’une fille de quatorze à quinze ans.

Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis quarante-huit heures quand Paul Astier reparut à la pension des lieutenants. Ses camarades lui firent fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L’autorité n’avait pas jugé convenable de publier les motifs de sa punition ; on savait en tout et pour tout qu’il avait manqué grièvement au chef de bataillon. Son nom était rayé de la liste des propositions ; le lieutenant Foucault, de la 3° du 2°, était mis à sa place, et le brave garçon s’en excusait le plus cordialement du monde. Astier reçut très-poliment les condoléances de ses amis, mais sans abandon et sans grâce : son cœur ne s’ouvrait plus qu’à moitié. Lorsqu’au dessert on déboucha le vin de Champagne en son honneur, il prévint le toast en disant :

« Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l’an dernier, autour de cette table, un jour de réception, j’ai fait passer certaine charge du commandant Moinot ? »

Les convives, debout, le verre en main, se regardaient sans comprendre. Il n’attendit pas leur réponse et poursuivit d’un ton bref :

« Le dîner s’acheva si gaiement que je ne songeai pas à reprendre ce chiffon de papier. Quelqu’un de vous l’a-t-il recueilli par hasard ?

— Moi, dit Foucault.

— Ah ! c’est vous ? La coïncidence est fâcheuse.

— Comment ?

— Avez-vous conservé l’objet en questions

— Non ; je n’y attachais pas d’importance, et je l’ai donné à quelqu’un.

— Donné ou envoyé ?

— Donné de la main à la main.

— Foucault, je vous ordonne de me dire sur l’heure à qui vous l’avez donné.

— Astier, je ne reçois d’ordres que de mes chefs…

— Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez toujours bien mon verre au visage !

Le geste suivit la menace ; les camarades s’interposèrent pour empêcher une rixe, et rendez-vous fut pris. Le colonel ne put défendre la rencontre, il y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six heures, on se battit au sabre d’ordonnance, et Paul Astier reçut un coup droit en pleine poitrine. Il fut deux mois à l’hôpital entre la vie et la mort.

Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces maladies qu’on explique par la croissance. Elle eut la fièvre, le délire, des suffocations, des spasmes et quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs fois, elle perdit ses cheveux, fit peau neuve, et guérit enfin ; mais sa convalescence fut celle d’une ombre. Ses meilleures amies, si tant est qu’elle en eut, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin dans cette grande jeune fille transparente et penchée, le front ceint d’un bandeau blanc, comme une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche aux rayons du soleil d’automne, qui est souvent admirable à Nancy. Elle avait de grands yeux noirs qui menaçaient d’envahir toute la figure, un nez droit effilé, de forme antique ; ses lèvres pâles dessinaient un petit arc très-pur et très-correct. L’ensemble de ses traits n’offrait plus rien de heurté ; vous auriez dit que la douleur avait tout remanié, tout pétri à nouveau dans ses mains terribles.

Le fond même semblait amendé ; la voix avait acquis certaines inflexions d’une douceur suave ; l’esprit, moins vif et moins caustique, jugeait plus humainement de toutes choses ; le cœur s’attendrissait pour un rien, prêt à tondre. Elle éprouvait des admirations extatiques et des langueurs pâmées à la vue d’un insecte dans l’herbe, au parfum d’une violette de l’arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents, ils s’imaginent qu’on vient de recommencer à leur profit la nature entière.

Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui revenait pas. Le médecin jugea que l’hiver de Lorraine était trop rude pour elle ; il l’envoya se rétablir à Palerme ; Mme Vautrin l’y conduisit. Le jour de leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent devant la gare un grand officier pale qui marchait lentement, appuyé d’une main sur sa canne et de l’autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua militairement son colonel, qui était aussi dans la voiture, puis il tourna sur ses talons avec une indéfinissable expression de mépris. Blanche comprit sans autre commentaire qu’il s’était expliqué après coup avec M. Foucault, et qu’il connaissait maintenant l’auteur de ses disgrâces.

Mme Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à sa fille :

« Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin de venir en Sicile avec nous.

— Par malheur, répondit le colonel, il n’a que sa solde. »

Blanche ne put se défendre de penser que sans elle le jeune homme serait riche, heureux et bien portant.

Ce remords la suivit jusqu’au pays des oranges. Pour une âme qui n’est pas absolument perdue, c’est un rude fardeau qu’une mauvaise action. Il se passa peu de journées sans que Blanche se souvint de Paul Astier, sans qu’elle se demandât « Où est-il ? que devient-il ? Il doit sentir cruellement le froid, tandis que j’ouvre mon ombrelle au soleil. S’il avait éprouvé une rechute’? s’il mourait ? Je n’en saurais rien, personne n’aurait l’idée de m’en écrire. Et moi, malheureuse, je n’ai pas même le droit de m’en informer !

Elle avait un petit commerce de lettres avec Mlle Humblot, et les nouvelles qui lui arrivaient de Marans n’étaient pas faites pour rassurer sa conscience. Antoinette lui annonça qu’elle allait tâter du couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté. Une espérance absurde, mais obstinée, soutenait la pauvre fille. « Encore un brave cœur qui souffre par moi, disait Blanche, et pour qui ? Quel fruit me revient-il de ses tortures ? Je fais des malheureux, et il n’y a pas sur la terra un être plus misérable que moi. »

Pendant qu’elle passait la vie à s’accuser et se lamenter tour à tour, le climat, le grand air, l’exercice, la jeunesse surtout, poursuivaient leur tâche et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite personne. Sa figure maigrelette se remplit, son corps se développa, sa taille s’arrondit, ses corsages devinrent trop étroits, les os saillants de ses bras disparurent comme les rochers à la marée montante ; quelques fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint avait passé du brun sale au blanc fade de la cire. Il se réchauffa peu à peu et s’arrêta décidément à cette demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface, que l’on admire chez les créoles. Le monde de Palerme et des environs la trouvait belle ; quant à la pauvre Mme Vautrin, elle vivait à genoux, en contemplation devant la merveille. Il est certain que le plomb vil s’était changé en bon argent et que la femme du colonel, après six mois d’absence, ramena en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa beauté n’était pas absolument régulière ; de la laideur effacée il restait je ne sais quoi d’étrange ; mais l’étrange n’est pas à dédaigner, et je sais des femmes superbes qui le payeraient cher, s’il se vendait en boutique.

« Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j’ai une nouvelle à t’a… à vous annoncer. C’est que la demoiselle du colonel a fini son semestre aux pays chauds, et que c’est comme si maman l’avait bourrée de mie de pain et trempée dans du lait. Autrement dit, qu’elle n’est plus ni planche ni prune.

— Tant mieux pour elle ! Quand tu n’auras rien de plus intéressant à me dire, tu n’auras pas besoin de te déranger.

— Suffit. »

Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait repris son service, mais depuis près de deux mois il travaillait chez lui sans relâche. Il n’aurait pas pris une heure de repos par semaine sans l’obligation de paraître aux lundis du général.

Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence de Mlle Vautrin ; il affecta obstinément de ne la point connaître. Belle ou laide, elle n’était ni plus ni moins monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne justice, il s’avoua qu’elle était belle.

Un soir qu’il approchait du buffet, elle le devina, quoiqu’elle eût le dos tourné, et, faisant volte-face, elle lui dit :

« Je suis donc bien changée, monsieur Astier, que vous ne me reconnaissez pas ? »

Il répondit froidement :

« En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et quelque changement que la nature opère en vous, soyez sûre de ma… reconnaissance.

— Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous jamais ?

— Parce que j’ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.

— Je suis une honnête fille, pourtant.

— Je l’espère pour vos parents, mais vous ne serez jamais un honnête homme. »

Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, alluma un cigare et retourna en fredonnant à la petite chambre où son cher travail l’attendait.

Il avait fait un raisonnement qui semble juste à première vue, et qui l’est dans tous les pays moins routiniers que le nôtre. (Si ma bonne conduite, mes campagnes et quelques actions d’éclat n’ont pas suffi à mériter ce scélérat de ruban rouge ; si l’on fait passer sur mon corps toutes les médiocrités de l’armée tantôt par un motif et tantôt par un autre, le seul parti qui me reste à prendre est de frapper un grand coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je ne suis pas un officier à la douzaine, et que je raisonne min affaire un peu mieux que Dupont, Lombard ou Foucault… À ce livre ! et du nerf ! »

En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre organisation militaire commençaient à frapper les meilleurs esprits de l’armée. Il n’y avait pas un régiment qui ne comptât parmi ses jeunes officiers quelque réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces rêveurs sensés et pratiques ne s’étaient pas donné le mot, aucun fil ne les reliait, ils ne conspiraient pas ensemble à la refonte d’une institution vieillie ; ce qu’ils avaient de commun, c’est que la même évidence les avait tous frappés en même temps. Ils condamnaient l’exonération par voie administrative comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs et viveurs ; ils disaient tout haut que la garde, outre qu’elle pèse lourdement sur le budget, blesse le sentiment d’égalité, qui est le fond de l’armée française, en créant une aristocratie de faveur et de hasard. Ils souhaitaient que l’avancement sur l’arme remplaçât partout l’avancement au corps, que l’intrigue des protecteurs, si forte et si funeste sous un gouvernement personnel, fût détrônée par un système d’épreuves orales et écrites constatant les aptitudes et les études de chaque sujet, que l’âge de la retraite fût avancé d’au moins dix ans pour l’officier sans avenir, et qu’on le remplaçât, jeune encore, vers quarante ans, dans les emplois civils. Cette méthode, disaient-ils, aurait le double avantage de prévenir l’envieillissement de l’armée et de chasser des ministères une multitude de jeunes gens qui se vouent dès l’adolescence au désœuvrement des bureaux. Le zèle de nos jeunes censeurs touchait à tout ; il supprimait certains emplois indispensables avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd’hui ; il augmentait la solde de quelques grades, qui est restée au même chiffre depuis la Révolution, quoi que le prix de toutes choses ait doublé ; il renvoyait impitoyablement tout un olympe de généraux inutiles, souvent incapables, toujours routiniers, qui sont plutôt les éteignoirs que les lumières de l’armée. L’armement de notre infanterie était mis au rebut ; on prônait hardiment le fusil à tir rapide et répété, se chargeant par la culasse ; on réfutait les sempiternelles objections de la commission des armes portatives ; on se colletait moralement avec ces estimables sourds qui nous ménageaient le plaisir d’assister en spectateurs désintéressés au drame de Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage un système de transformation très-simple et très-économique inventé par un contrôleur d’armes de l’arsenal de Metz. Il ne proposait pas d’innovations déterminées dans l’uniforme du soldat, mais il le déclarait aussi détestable en campagne qu’agréable à contempler aux revues du Champ-de-Mars.

Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met la construction des opéras au concours, n’en fait pas autant pour l’uniforme des soldats, et il n’avait pas de peine à prouver qu’un prix de cent mille francs donné à l’inventeur d’un uniforme définitif épargnerait plus de cent millions aux contribuables. Il serait long de résumer ici le volume in-octavo qu’il écrivit tout d’une haleine sur ces questions et cent autres, son projet de bataillons à sept compagnies dont une de tirailleurs, la réduction des divers corps de cavalerie en deux spécialités, cavalerie légère et grosse cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons pour charger l’ennemi. L’auteur voyait éclore dans un avenir prochain un art nouveau, la guerre des grandes armées, procédant par masses énormes, évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant droit aux capitales. En conséquence, il conseillait le désarmement de nos forteresses, désormais inutiles et de plus en plus ruineuses ; il reportait toute la défense sur les lignes de fer, désignant vingt-deux points où il jugeait à propos d’établir des camps retranchés.

Ce livre assurément n’était pas un chef-d’œuvre indiscutable, on pouvait le critiquer par-ci, le corriger par-là ; mais c’était l’ouvrage d’un bon citoyen et d’un officier hors ligne. Toute la partie historique témoignait d’une érudition laborieuse et forte, les chapitres utopiques fourmillaient d’idées saines que les faits ont vérifiées depuis, et qui n’ont pas été perdues pour tout le monde ; mais Paul Astier avait raison trop tôt, sa montre avançait de quelques années sur les horloges officielles. Parmi les camarades auxquels il lut son manuscrit par fragments, quelques-uns firent cause commune avec lui et embrassèrent passionnément ses rêveries ; d’autres, moins imprudents, l’avertirent que cette dépense de talent lui serait plus nuisible qu’utile en haut lieu. Malheureusement la fièvre d’invention, ce mal étrange qui s’appelle génie ou folie, suivant le jour et l’heure, lui avait tourné la tête. Il se sentait tellement sûr d’avoir raison qu’il porta son manuscrit à l’imprimerie Vincent, avant de solliciter l’autorisation du ministre. Le livre, tiré à quinze cents exemplaires, avec une carte, trois plans et vingt-deux tableaux d’une mise en pages compliquée, coûta six mille francs, dont il n’avait pas le premier sou. Toutefois il ne doutait pas du succès ; il envoya dix exemplaires aux bureaux de la rue Saint-Dominique, persuadé que non-seulement on permettrait la publication, mais qu’on achèterait la première édition pour la répandre dans toute l’armée.

Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut avant lecture ; le dixième tomba sur un vieil automate de bureau qui l’ouvrit pour tuer le temps, et bondit d’indignation aux premiers mots de la première page. Bouleverser l’ordre établi ! Porter la main sur une institution si belle, si parfaite qu’elle allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, Ie quatrième rang en Europe ! Dans quel cerveau malade une idée si révolutionnaire avait-elle germé ? On aurait pu la pardonner à un général de division ; elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez un simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un rapport sévère du vieux monsieur, le ministre fit écrire à Paul Astier une lettre foudroyante qui l’invitait à effacer dans le plus bref délai les moindres traces de cette incartade, s’il ne voulait pas se heurter jusqu’à la fin de sa carrière à l’épithète de frondeur.

Dans cette étrange nation qui s’appelle l’armée, entendre et obéir ne font qu’un. Nul n’a raison contre ses chefs ; le bon sens et le bon droit sont des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux hommes de ce pays-là ne sont pas du même avis, il serait ridicule de peser leurs arguments respectifs ; il suffit de compter les galons de leur casquette. Le lieutenant fut régulièrement informé qu’il avait tort, et il se le tint pour dit, en homme qui sait la vie. Il distribua son livre à vingt camarades et à trois ou quatre amis ; le grenier de l’imprimerie demeura dépositaire du reste.

Ce n’était que demi-mal, si l’affaire avait pu s’arrêter là ; mais il fallut payer l’impression et le papier de ce livre inutile. L’imprimeur prenait patience, il connaissait Astier, et partant s’intéressait à lui ; mais le marchand de papier logeait à cent cinquante lieues de Nancy, il exigea rigoureusement son dû, et comme le débiteur ne dissimulait point sa misère, cet homme, qui n’était pas riche, fut obligé d’écrire au colonel. Si l’imprimeur l’avait laissé réclamer seul, il aurait vu sa créance primée par une autre ; il se mit donc de la partie, à contre-cœur. Le lieutenant avait d’ailleurs quelques dettes courantes, comme tous les lieutenants sans fortune ; il est entendu que l’officier le plus raisonnable doit recourir au crédit tant qu’il n’est pas au moins capitaine. Toutes ces réclamations, provoquées l’une par l’autre, formèrent un bloc de huit mille francs. A supposer qu’on retint chaque mois un cinquième de la solde pour désintéresser les créanciers, le règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf ans et quelques jours. En pareille occasion, l’autorité militaire prend un biais qu’on ne saurait trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d’emploi, c’est-à-dire qu’elle le réduit à la demi-solde. Paul Astier s’éveilla un beau matin sous le coup d’une quasi-destitution qui lui laissait environ quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à part et lui dit avec toute la courtoisie et toute la bienveillance imaginables :

« Mon pauvre enfant, je n’y peux rien ; nous sommes tous les esclaves de la loi. Le régiment vous regrettera ; vous avez non-seulement des aptitudes remarquables, mais toutes sortes de qualités excellentes. Comptez sur moi pour vous recommander à l’autorité supérieure, et soyez sûr que nous vous replacerons dès que vos dettes seront payées. Choisissez la résidence qu’il vous plaira. »

Paul répondit qu’il resterait à Nancy, mais qu’il n’espérait pas arriver à payer ses dettes.

« Eh ! que diable I pourquoi vous avisez-vous d’écrire et d’imprimer ? Vous aviez si bien commencé, mon pauvre ami 1 Voilà deux ans, oui, ma foi ! que vous avez empaumé la déveine. Cela date de votre affaire avec Moinot. Je ne suis pas superstitieux, Dieu merci, mais je me suis demandé quelquefois si l’on ne vous avait pas jeté un sort.

— Il se pourrait, mon colonel. »

Le lendemain, il quitta son service et se mit à chercher des leçons par la ville. Comme il avait de bons amis et de belles connaissances, les élèves lui vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, et aux autres les mathématiques. On ne le vit plus au café ; il fit des prodiges d’économie, réduisit ses dépenses à cent francs par mois et se mit à payer des à-compte. On vint lui demander un matin s’il pouvait enseigner l’aquarelle à une jeune fille.

« Pourquoi pas ?

— Mais prenez garde de tomber amoureux de votre élève ! c’est Mlle Vautrin.

— Ah !… vous avez raison ; elle est beaucoup trop jolie. Du reste, tout mon temps est pris. »

Blanche était informée de ses moindres actions. Elle faisait causer Schumacker, qui faisait boire Bodin, qui servait son ancien lieutenant gratis. La jeune fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune homme si naturel dans la mauvaise fortune ; elle le voyait lutter contre l’impossible sans la moindre affectation d’héroïsme et pousser son petit rocher de Sisyphe aussi naïvement qu’un terrassier pousse la brouette. Pour la première fois de sa vie, elle eut la conscience de la vraie grandeur, qui ne va point sans la simplicité ; mais à mesure qu’elle rendait justice à l’ennemi, elle se condamnait rigoureusement elle-même. Par une triste journée d’octobre, elle aperçut de sa fenêtre un grand garçon qui courait sous une pluie battante, abritant de son mieux quelques livres et quelques papiers. C’était lui. « Le voilà donc, pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous les officiers du régiment par sa gaieté, son esprit et sa bonne mine ! Et c’est moi seule qui l’ai mis en si piteux état ! »

Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier leva la tête, reconnut la fille de son ancien colonel et se découvrit poliment sans ralentir le pas. Elle se jeta vers lui avec une sorte d’emportement, comme une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où elle en est. Ses deux bras s’étendirent en avant, elle heurta les mains à la fenêtre, recula comme saisie de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle éclata en sanglots.

Le jeune homme, si pressé qu’il fût, saisit quelques détails de cette pantomime et rentra tout songeur dans son taudis.

« J’ai mal vu, pensait-il, ou mal compris ; et quand même elle se repentirait de ses noirceurs, le remords ne serait qu’une contradiction de plus dans cette âme déréglée. »

Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais quelle impression de bien-être. L’homme est éminemment sociable ; l’idée que nous sommes haïs, même à cent lieues de nous, par les personnes les moins dignes de notre amitié, nous attriste. Une injure anonyme empoisonne la journée d’un stoïque. Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et sa chambre moins vide. Sa conscience était comme soulagée d’un fardeau, quoiqu’il ne se fût jamais rien reproché dans cette petite guerre.

Il songea plus souvent et plus volontiers qu’autrefois à l’inexplicable créature qui semblait lui vouloir quelque bien après lui avoir fait tant de mal. Ce revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme un problème à résoudre. Il fut conduit naturellement à passer de temps à autre devant la maison du colonel, qu’il évitait autrefois ; il rencontra de nouveau les yeux de Mlle Vautrin et il put s’assurer qu’elle le regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et très-malheureux malgré tout, et comme il lui devait le plus clair de ses peines, il la donnait encore à tous les diables, mais sans conviction : a C’est un monstre odieux ; qui sait si elle n’a pas un atome de cœur, tout au fond ? En tout cas, c’est un bien joli monstre. »

S’il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche aurait trouvé le courage de marcher droit à lui et de signer la paix entre deux contredanses. Elle se sentait assez forte pour lui confesser tous ses torts et enlever l’absolution de haute lutte. Mais où et comment aborder ce mercenaire qui battait le pavé dès six heures du matin et rentrait dans son trou à huit heures du soir ? En bonne foi, Blanche ne pouvait pas courir après lui dans la rue.

Six longs mois s’écoulèrent, longs pour Astier, qui travaillait dur, plus longs pour elle, qui se consumait dans le vide. Un matin, elle reçut une lettre timbrée de Marans. Elle n’osa pas l’ouvrir et courut chez sa mère en criant : « Lis, j’ai trop peur ! de suis sûre qu’Antoinette Humblot se marie ! »

Son instinct ne l’avait pas trompée. Antoinette lui annonçait tristement son prochain sacrifice. Après avoir essayé deux fois du couvent sans s’y faire, la pauvre fille se dévouait au bonheur de Mme Humblot. Elle épousait un voisin de campagne, veuf, encore assez jeune, et qu’elle estimait sans l’aimer. Les noces se célébraient dans quinze jours, sauf miracle ; on espérait que Mme et Mlle Vautrin ne refuseraient pas de les animer de leur présence, mais on ne promettait pas de leur montrer des visages très-gais. Le post-scriptum était d’une sincérité charmante.« Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond de mon cœur un souvenir qui n’y peut pas rester sans crime. Je l’arrache et je vous l’envoie ; quand vous aurez brûlé ma lettre, il n’en existera plus rien. C’est fait ; pleurez pour moi. »

Blanche fit mieux que pleurer ; elle cria, elle pria, elle demanda pardon à Dieu, à sa mère, à la pauvre Antoinette immolée. « Non ! dit-elle, je ne brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. Bonne, brave, honnête fille, c’est pour lui qu’elle était créée ; ils sont dignes l’un de l’autre. Ah çà ! mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas excepté moi ? Je deviendrai comme eux, coûte que coûte ! Je déferai mon détestable ouvrage, et tout le mal sera réparé. « Sauf miracle, » dis-tu, pauvre ange. Eh bien ! le miracle se fera ; je le veux ! »

Mme Vautrin demeurait stupéfaite devant cette explosion, et sanglotait sans savoir pourquoi. « Mais explique-toi donc, disait-elle ; où as-tu mal ? qu’est-ce qui arrive ? Mon Dieu mon Dieu ! ma fille a-t-elle perdu l’esprit ?

— Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu sauras tout ; mais d’abord fais chercher papa, je veux qu’il y soit. »

Lorsqu’elle fut en présence de ses juges, elle dressa son réquisitoire contre elle-même, et ne se ménagea point. L’histoire de l’album épouvanta Mme Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation chez sa fille ; le colonel n’en fut point particulièrement affecté, peut-être ne comprit-il la chose qu’à demi. Mais lorsqu’il sut que Blanche avait mis la signature d’Astier et l’adresse du commandant sur cette fatale caricature, il pâlit et se dressa en pied, la main levée :

« Malheureuse ! cria-t-il, je t’écraserais là, si tu étais un homme ; mais tu n’es qu’une fille, grâce à Dieu ! tu ne vivras pas sous mon nom… »

Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. Elle marcha sur son père et lui dit :

« Tue-moi, papa ; tu me rendras service, car je suis bien malheureuse, va ! »

Lorsqu’elle eut tout avoué, le colonel lui dit :

« Tu sais ce qui nous reste à faire ? Astier va venir, je lui raconterai devant toi toutes tes infamies, je le remettrai sur la voie de la fortune et du bonheur dont ta scélératesse l’avait écarté, et comme tu n’es qu’un être inférieur, irresponsable, c’est moi qui lui demanderai pardon du mal que tu lui as fait. »

Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au logis. Lorsqu’il se vit en présence des deux femmes, il comprit qu’il ne s’agissait pas du service ; mais c’est tout ce qu’il devina. Mme Vautrin s’essuyait les yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s’il y avait eu un abîme devant elle ; le colonel était rouge, il desserrait son col, tordait sa moustache et lançait un peu partout des regards furieux.

« Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,… bientôt, j’espère. Que le ciel vous préserve de connaître la honte qui m’étrangle dans ce moment-ci ! Vous rappelez-vous qu’il y a six mois je vous ai demandé si l’on ne vous avait pas jeté un sort ? Mon ami, voici la sorcière !

— Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle ; elle n’était qu’une enfant lorsqu’elle a fait les… niches que vous lui reprochez.

— Comment ! vous savez donc….

— L’histoire de M. Moinot ? Depuis longtemps.

— Et vous n’avez rien dit ? et vous vous êtes laissé faire ? et vous avez failli mourir sur le terrain ?… S’il était mort, vois-tu, je t’aurais tuée ! »

Blanche haussa les épaules et son visage sembla dire. :

« Il est convenu que cela m’aurait été bien égal.

— Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi n’avez-vous pas épousé Mlle Humblot ? »

À ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement qu’il ne savait pas tout. Le colonel lui conta l’affaire ab ovo, comme il venait de l’apprendre. Il fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les nombreux mérites d’Antoinette ; mais le lieutenant avait l’air d’un homme moins ébloui qu’intrigué. Il cherchait sur le visage de Blanche un commentaire explicatif du récit paternel. Blanche, se sentant observée, tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et doux. Les yeux cléments de Paul Astier la troublaient plus que les éclats de son père. Jamais le lieutenant n’avait laissé paraître tant de bonté devant elle, et jamais, non jamais, dans cette longue guerre, elle n’avait eu si grand’peur de lui.

Le colonel acheva son discours en disant :

« Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de route pour Marans. Comme il ne convient pas que vous laissiez des dettes à Nancy, j’espère que vous me ferez l’honneur de puiser dans ma bourse. Cette lettre de votre future (prenez, prenez) vous prouve que, sans être attendu ni même espéré, vous serez le bienvenu là-bas. Je m’invite au mariage. D’ici là je me fais fort de vous réconcilier avec le ministère et de vous ménager une rentrée triomphale dans mon régiment. La distinction qui vous était due et que mademoiselle vous a confisquée par un trait diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le jure. Je ne promets pas de vous la porter en présent de noces, mais je dirai à Humblot quel homme vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous ai vu courir au feu, et, ce qui est peut-être plus rare et plus beau, avec quelle grandeur vous avez porté la misère. Je lui dirai que tout père de famille, si haut que la fortune l’ait placé, serait fier de vous nommer son gendre. »

Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un autre homme que Paul. Il en parut à peine effleuré et laissa tomber négligemment la précieuse lettre. Son attention se partageait entre les trois visages de la famille Vautrin ; il avait l’air de chercher un sens caché sous les paroles du colonel ; il interrogeait d’un œil pensif et inquiet la physionomie des deux femmes.

Il se résolut à la fin et dit :

« Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant avec moi ? j’aurais encore trois mots à vous confier. »

Lorsqu’ils furent dans le salon d’attente, il poursuivit :

« Mon colonel, il n’y pas au monde un meilleur homme que vous ; vous n’avez fait de mal qu’aux ennemis de la France ; encore est-il certain que vous auriez ménagé leur peau, si l’affaire avait pu s’arranger autrement. Mme Vautrin est votre digne femme ; la doublure vaut l’étoffe en qualité. A mon sens, il est moralement impossible que l’association de deux biens produise un mal ; je nie donc en principe que Mlle Vautrin m’ait fait du tort pour le plaisir de nuire.

— Par quel motif alors ?

— Dame ! je ne prévoyais pas en commençant que parler fût si difficile. Il faut pourtant que tout s’explique. Vous avez eu le temps de m’étudier ; vous savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de dots ; vous comprendrez aussi que je ne suis pas homme à chagriner les gens que je connais pour me jeter à la tête des inconnus. Ce qui me reste à dire a l’air d’être d’un fou ; vous penserez ce qu’il vous plaira, mais tant pis ! Mon colonel, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille, et je me sauve pour que vous ne me chassiez pas de la maison comme autrefois du régiment ! »

Cela dit, il entrouvrit la porte de l’antichambre, se glissa dehors comme une anguille et laissa le colonel abasourdi.

« Blanche ! Augustine ! ma fille ! ma femme ! nous avons fait un malheur, mes chers enfants ! Ce pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu’en réponse à tout ce que j’ai dit, il me demande la main de Blanchette ?

La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri, mais de joie :

« Moi qui ai tant mérité d’être punie Ah ! maman, le bon Dieu est cent fois meilleur qu’on ne le dit ! »


EDMOND ABOUT.