Les Marins du XVIe siècle/02

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Les Marins du XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 77-105).
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LES
MARINS DU XVIe SIECLE

II.
CHANCELOR.[1]


I

Ni Sébastien Cabot ni le conseil privé d’Edouard VI ne paraissent avoir soupçonné l’immense extension qu’avait prise en 1553 la principauté de Moscou. L’ombre, du grand-khan s’interposait encore, plus d’un siècle après que le grand-khan lui-même avait disparu, entre la Russie d’Ivan IV et le regard troublé du pilote-major de Séville. Comme un continent longtemps submergé, la terre des Varègues et des Slaves renaissait lentement à la lumière du jour. Pendant près de deux cents ans, le flot de l’invasion n’avait cessé d’en bouleverser le sol, la couvrant, la quittant, la reprenant tour à tour. Quelle inondation se montra jamais plus tenace et marqua par de plus terribles vestiges chacun de ses assauts ? Dans les premières années du XIIIe siècle, nous apprennent les chroniques épouvantées du temps, « une immense nation, sortie des déserts qui s’étendent au-delà des limites extrêmes de la Chaldée, » apparut tout à coup sur les bords du Volga[2] : 60,000 éclaireurs la précédaient, souillant et dévastant tout sur leur passage, « horde de démons, dont les vautours, suivant l’énergique expression d’un contemporain, dédaignaient les restes. » La bande maudite arrivait soudainement et disparaissait de même. La moindre apparence de résistance suffisait souvent à déterminer sa retraite. C’est ainsi qu’on la vit s’évanouir des champs de Neustadt[3] le jour où ses vedettes, du haut de la montagne sur laquelle on les avait postées, découvrirent au loin dans la plaine le duc d’Autriche, le roi de Bohême, le patriarche d’Aquilée, le duc de Carinthie et le comte de Bade, avec leur vaillante armée rangée en bataille. Sous Bâti[4] comme sous Djinghis-khan, les Mongols tentèrent moins des conquêtes que des irruptions, mais ces invasions rapides suffisaient à noyer des contrées entières dans le sang et à effacer à jamais la splendeur des cités détruites. La nation moscovite se trouvait, par un voisinage funeste, de toutes les nations de l’Europe la plus exposée à ces désastreuses visites. Elle ne put reprendre le cours interrompu de ses destinées, que lorsque la nation mongole se fut dissoute. Le khan de Samarkande, le terrible Tamerlan, faillit même encore en ce moment l’envelopper dans l’inimitié dont il poursuivait le chef de la grande horde, réfugié à Kief. Après un instant d’hésitation, l’armée tartare se détourna vers le sud. De 1397 à 1404, Tamerlan laboura en tous sens l’Orient ; il n’approcha plus de la Russie.

Délivrée des Mongols, la principauté de Moscou ne pouvait cependant se dire complètement affranchie de la crainte d’un joug étranger. Il lui restait à défendre son indépendance contre les Lithuaniens. Longtemps idolâtre, quand tout autour d’elle subissait la loi de l’Évangile, la Lithuanie avait fini par devenir à son tour chrétienne. Unissant son sort à celui de la monarchie polonaise, elle éteignit en 1382 le feu sacré entretenu jusqu’alors avec soin dans ses temples, donna un époux à la fille de Louis de Hongrie, et reçut en échange, des mains de la princesse Hedvige, la blanche robe du baptême. Par la conversion des Jagellons, le rite latin s’étendit jusqu’à Kief et aux pays situés sur le Dnieper. Cette nouvelle conquête de la papauté opposait une barrière infranchissable au schisme de Photius ; le peuple russe n’en fut que plus porté à repousser des pratiques religieuses derrière lesquelles un ennemi politique semblait abriter ses prétentions. Le duché de Moscou était devenu le centre de l’église orthodoxe ; son prince avait désormais le métropolitain pour complice : au tronc mutilé se rattachèrent peu à peu les membres dispersés de l’empire des Varègues.

Il est difficile d’arrêter les nations sur la pente de la décadence ; tout conspire alors à leur nuire. Les peuples au contraire pour qui est enfin venue l’heure du plein développement, auquel toute race sur ce globe aspire, ont à peine besoin qu’un effort humain les seconde. Les erreurs populaires et les fautes des princes tournent à leur profit ; les colères, du ciel les atteignent, sans paraître retarder d’un instant leur croissance. Ils grandissent, comme le flot coule, comme le blé mûrit, par un phénomène naturel. Dans cette loi fatale, le philosophe est libre de ne voir que l’inanité de nos grands projets et le peu que nous sommes ; l’homme d’état se doit d’en observer avec attention les effets et d’y accommoder autant qu’il le peut sa politique. La puissance militaire de la Russie date du règne d’Ivan III, qui monta sur le trône en 1462. Cette puissance fut fondée le jour où le fils de Vasili l’aveugle mit sa personne sous la garde des strelitz, comme Orkhan avait mis la sienne sous la protection des janissaires. Les peuplades remuantes qui s’attardaient sur le sol évacué par les petits-fils de Djinghis-khan, éprouvèrent, les premières, le poids du nouveau glaive. Ivan III les refoule étonnées dans Kazarc, puis s’en va vers le nord soumettre Novgorod, conquérir Vologda, reculer jusqu’aux monts Ourals la domination moscovite. Maître de Pskof[5], rentré en possession de Smolensk, qui depuis cent-dix ans subissait l’occupation étrangère, Vasili IV, le successeur d’Ivan, a cessé d’être aux yeux de l’Allemagne le chef d’un peuple à demi sauvage. Le titre oriental dont les princes de Moscou se sont revêtus suffit pour abuser l’envoyé de Maximilien. Il y a de nouveau deux césars et deux empereurs dans le monde.

En vain Vasili IV a-t-il payé la conquête de Smolensk par la plus sanglante des défaites, en vain a-t-il consenti à rendre un humiliant hommage au khan de Crimée ; le baron Herberstein n’en décerne pas moins au tsar moscovite le nom auguste devant lequel les fronts de tous les rois s’inclinent. Dans les actes acceptés par la chancellerie germanique, Vasili IV marchera de pair avec Charles-Quint. Pour qu’une pareille illusion fût possible, il n’avait pas seulement fallu la dispersion de la nation mongole ; il n’était pas moins nécessaire que la chute de Constantinople précédât le règne d’Ivan III. Etourdi de ce coup funeste, le vieil Orient cherchait partout un refuge. Il crut l’avoir trouvé dans la seule cour que Rome n’était pas encore parvenue à séduire. En moins d’un demi-siècle, Moscou, la ville de bois, se transforme. Elle aura désormais ses forteresses de briques et ses basiliques de pierre. D’illustres bannis lui ont apporté les arts, le luxe, la civilisation de Byzance. L’Allemagne, le Danemark, la Turquie, ont fait partir pour la capitale du grand-duché leurs ambassadeurs ; la Bohême y expédiera bientôt ses ingénieurs militaires ; l’Italie n’a pas attendu ce moment pour y envoyer ses architectes. Le nouvel empire n’en reste pas moins ignoré de la majeure partie de l’Europe. Il grandit à l’écart, pendant que Luther prêche devant l’électeur de Saxe « contre les vices des hommes qui font le commerce des indulgences, » pendant que Gustave Vasa, devenu roi de Suède, introduit la réforme dans ses états, pendant que le grand-maître de l’ordre Teutonique, Albert de Brandebourg, renonce aux statuts de son ordre. L’archevêque de Riga et ses suffragans n’arrêteront pas, malgré tous leurs efforts, le progrès des nouvelles doctrines. De la Prusse ducale, la contagion a gagné Dantzig et Kœnigsberg ; elle s’empare maintenant des domaines du roi de Danemark. Le rite latin demeure, dans le nord, sans appui. Le successeur de Vasili IV s’en trouvera plus à l’aise pour lutter contre la Pologne.

Ce successeur est un enfant de trois ans appelé au trône par la mort subite de son père, mais l’enfant doit mériter un jour et garder à jamais dans l’histoire le surnom d’Ivan le Terrible. Ou terrible, ou cruel, peu importe ; c’est un fondateur. Toutes les forces de l’esprit national se sont tournées vers lui ; il emploiera ce dévoûment aveugle à la façon de Louis XI et de Henri VIII. La Russie moderne n’est pas le seul état qui ait dû sa grandeur à la sauvage rudesse ou à la politique peu scrupuleuse de ses princes ; combien de royaumes au contraire ont péri par les vertus aimables d’un Louis XVI ou par les qualités chevaleresques d’un François Ier ! Ivan IV n’avait pas atteint sa treizième année qu’il éprouvait le besoin de se débarrasser d’une tutelle importune et se jetait brusquement sur les rênes que les boïars s’efforçaient en vain de lui dérober. Cette précoce tentative, laissait derrière elle une sanglante empreinte : les griffes poussent de bonne heure aux lionceaux. En 1552, Ivan Vasilévitch avait vingt-deux ans ; un sacre solennel venait d’affermir sur son jeune front la couronne ; le roi de Pologne, Sigismond Ier, s’acheminait, fatigué, vers la tombe ; le moment était favorable pour porter le dernier coup à la nation mongole. L’armée moscovite alla camper sous les murs de Kazan. Le 2 octobre, on eût vainement cherché des Tartares indépendans en Russie. La Horde-d’Or avait subi le joug des anciens vassaux de la Grande-Horde. Le prince de Kazan n’était plus qu’un des voïvodes d’Ivan IV. Quelques mois plus tard la prise d’Astrakan étendait la puissance des Slaves jusqu’aux bords de la mer Caspienne. C’est à l’époque même où ce nouveau succès devait porter au comble l’orgueil du jeune tsar qu’un messager parti de Colmogro[6] vint annoncer au prince, récemment rentré à Moscou, l’apparition d’un navire anglais sur les côtes septentrionales du gouvernement de Vologda. Jamais, on va le voir, nouvelle inattendue ne fut plus opportune ; jamais courrier n’eut lieu de se promettre accueil plus favorable à la cour d’Ivan IV.

Les villes anséatiques ne s’étaient nullement préoccupées des convulsions intérieures qui fondaient, aux dépens des anciens apanages, l’unité politique de l’état moscovite. Que Novgorod fût fief ou province, c’était toujours avec Novgorod que Lubeck et Hambourg entretenaient leurs habituelles relations de commerce. Par cette voie arrivaient sans cesse les armes à feu et les autres engins de guerre que les arsenaux de Moscou ne savaient pas encore fabriquer. Tant que le grand-duché ne fut pour l’Europe qu’un boulevard contre le retour des Mongols, qu’un frein nécessaire aux ardeurs belliqueuses de la Lithuanie, les Anséates crurent pouvoir sans danger le favoriser dans son développement ; mais lorsqu’ils s’aperçurent que le colosse, ayant déjà un pied sur la Caspienne, prétendait poser l’autre sur les bords de la Baltique, ils songèrent à restreindre les importations où s’alimentait l’inquiétante vigueur de ce corps gigantesque. Le commerce des armes ne se fit plus avec la Russie que par contrebande. Impatient de trouver dans l’industrie nationale les ressources que lui refusait la navigation étrangère, Ivan Vasilévitch résolut alors de faire venir d’Allemagne une centaine d’ouvriers dont la main exercée saurait donner le branle à ses manufactures.

Un Saxon nommé Schlit s’occupait activement de recruter cet utile renfort. Instruit de son projet, l’empereur Charles-Quint n’y faisait nul obstacle. Tout marchait donc à souhait quand une rumeur étrange se répand à Moscou. Schlit vient d’être arrêté, par ordre de la ligue anséatique, à Lubeck. On devinera sans peine l’indignation d’Ivan IV. La Hanse se proposait deux choses bien difficilement compatibles : elle eût voulu maintenir la Russie dans un état de sujétion commerciale, d’incapacité militaire, et garder néanmoins les bonnes grâces du tsar. Le marché de Novgorod lui semblait à bon droit un des débouchés les plus importans que la navigation de Lubeck, de Hambourg et de Brème pût offrir aux draps de l’Angleterre, des Flandres et de la Hollande. C’était également de ce marché qu’arrivaient dans les ports de Narva, de Riga, de Dorpat, de Revel, la plupart des objets que les fabriques de l’Occident mettaient journellement en œuvre : le lin, le chanvre, les cuirs, sans compter la cire et le miel. Comment les mauvais procédés des Anséates n’avaient-ils donc pas fini par amener la suppression de ce vieux privilège, dont les profits auraient dû faire au moins accepter les charges ? Le tsar souffrait tout des villes anséatiques, parce qu’il lui eût été plus pernicieux encore de vouloir se passer de leur égoïste et exigeant concours. La Prusse, la Pologne, la Suède, l’ordre reconstitué des chevaliers Porte-glaives, que l’ordre Teutonique avait, en se dissolvant, laissés comme une épave sur les plages de la Livonie, l’entouraient de toutes parts d’un blocus hermétique. Rompre avec les navigateurs et les négocians de Lubeck, c’eût été se laisser rejeter brusquement vers l’Asie. Or l’ambition avouée de la nation russe était déjà de redevenir ce qu’elle avait été à deux reprises différentes, sous les Goths et sous les Varègues, au IVe et au IXe siècle, une puissance européenne. Ivan ne pouvait donc que ronger son frein en silence, et la ligue, resserrant peu à peu les liens qui l’assujettissaient, s’applaudissait tout bas des heureux effets de sa politique prévoyante ; mais les plus sages calculs sont souvent déjoués par un incident futile. La ligue avait compté sans l’Edouard-Bonaventure.


II

Lorsque, dans la nuit du 3 au 4 août 1553, Chancelor eut été séparé de ses compagnons, ce fut, nous l’avons dit, vers le point qui venait de lui être assigné pour lieu de rendez-vous qu’il prit le parti de se diriger. Il s’était cramponné, dès le début de la tempête, à la côte ; il n’eut qu’à la suivre de près pour atteindre le mouillage ; que Willoughby, revenant du large, s’évertuait vainement à chercher. Durant sept jours entiers ; l’Édouard-Bonaventure attendit au port de Varduus la Speranza et la Confidentia. Willoughby et Durforth étaient, à cette heure, plus près de l’embouchure de la Petchora que du fiord où Chancelor avait espéré les rejoindre. Le temps était précieux ; Chancelor ne voulut pas s’attarder davantage. Le sort le laissait seul ; il poursuivrait seul le voyage. Les barques écossaises visitaient quelquefois les côtes du Finmark. Elles ne se hasardaient jamais au-delà de Varduus. C’était à ce port que finissait pour les marins les plus aventureux le monde connu, l’océan navigable. Il fallait s’être nourri comme Sébastien Cabot de la lecture de Strabon, de Pline, du poète Denys, de Solin, de Cornélius Nepos, de Pomponius Mela pour entretenir une autre opinion. Par un heureux hasard, des Écossais se trouvaient encore à Varduus quand Chancelor vint y jeter l’ancre. Le capitaine du Bonaventure n’eut pas besoin de s’ouvrir à eux de son grand projet d’aller au Cathay pour provoquer de leur part les plus énergiques objections ; il lui suffit de laisser percer l’intention de dépasser la forteresse danoise. L’effrayant tableau des périls de tout genre qu’il allait courir n’eut pas heureusement le pouvoir d’ébranler son âme. Avait-il donc, lui, le pilote-major choisi par la compagnie, le droit de s’affranchir d’instructions délibérées en conseil ? Oserait-il bien faillir à l’héroïque dessein qui avait amené l’Édouard-Bonaventure jusque dans ces parages ? Peut-être en ce moment tout l’espoir de l’expédition restait confié à sa persévérance. Qu’étaient devenus Willoughby, Gefferson et Durforth ? « Que le naufrage les eût engloutis ou qu’ils fussent destinés à traîner une vie misérable au milieu de peuples étrangers, » le devoir de celui qui leur survivait n’en était pas moins tracé. « Les intéressés » ne pouvaient avoir fait en vain les frais d’un pareil armement. Chancelor partit donc. « Il alla si loin qu’il arriva enfin à un point où il n’y avait plus de nuit du tout[7]. » Pressé de rentrer dans le sillon tracé par Cabot, le prudent pilote se hâta de redescendre au sud et il réussit ainsi à gagner l’entrée d’une grande baie dont il ne devait découvrir que beaucoup plus tard l’autre rive.

Cette vaste ouverture, Willoughby l’avait aussi traversée, mais il l’avait traversée à son insu. Un sort plus favorable guida le vaisseau de Chancelor. L’Edouard-Bonaventure avait dépassé la baie de Kola, le havre de Jarishna, les coupures successives que présente la côte de Laponie. Il ne dépassa pas la Mer-Blanche. Mouillés sur la côte occidentale de cet immense bassin, les Anglais jetaient de tous côtés leurs yeux irrésolus. Un bateau pêcheur apparaît. Un bateau ! quelle aubaine pour des voyageurs qui ne savent pas même si la terre où ils ont abordé nourrit des êtres humains ou des monstres. Chancelor s’était jeté de sa personne dans la chaloupe du Bonaventure ; soudainement alarmé, le bateau avait déjà pris chasse, et la lourde chaloupe ne réussit pas sans peine à l’atteindre. La capture en elle-même n’eût certes pas valu ce vigoureux effort. Construite pour la pêche, la barque dont les Anglais venaient de s’emparer n’était qu’un pauvre bateau à fond plat ; au lieu de les clouer, on s’était contenté d’en unir les bordages par une grossière couture. Les hommes qui montaient ce primitif produit d’un art à demi sauvage, avec leurs yeux bridés, leurs pommettes saillantes, leur aspect trapu et leur face aplatie, pouvaient être aussi bien des Hindous que des Scythes. Chancelor tenta sans succès de résoudre les doutes qui sur ce point assiégeaient son esprit. Les malheureux pêcheurs, à demi morts d’effroi, fixant sur l’être étrange au pouvoir duquel ils étaient tombés des yeux où se peignait non moins d’étonnement que de crainte, demeuraient sans répondre, prosternés à ses pieds. Chancelor ne s’obstina pas à prolonger un interrogatoire inutile, il se souvint à temps des sages et prudentes instructions de Cabot. Au lieu de chercher à frapper de terreur les premiers naturels que le ciel plaçait sous ses pas, il trouva préférable de les séduire par sa mansuétude. D’un geste plein de clémence, comme un roi qui refuse les hommages dus aux dieux, il les releva de leur humble posture et leur fit comprendre par ses signes qu’ils étaient libres de regagner la côte. Sortis sains et saufs d’une si chaude aventure, les pêcheurs en allèrent sans retard conter tous les détails à leurs compagnons : « Des hommes au teint coloré, à la haute stature, venaient, sur un immense vaisseau, de jeter l’ancre à l’entrée de la baie. La douceur de ces étrangers semblait égaler leur force et leur puissance. Tout dénotait en eux des êtres bienfaisans, et leurs procédés différaient trop de ceux dont ont coutume d’user les malins esprits ou les pirates pour qu’on pût avoir à redouter de leur part la moindre violence. » Répété bientôt de proche en proche, ce récit ne manqua pas d’enhardir d’autres barques. On les vit peu à peu sortir et s’éloigner tout doucement du port. Le Bonaventure ne fit aucun mouvement. Les barques se rapprochèrent insensiblement du vaisseau. Il en fut qui poussèrent la confiance jusqu’à l’accoster. Elles ne retournèrent à terre que pour en rapporter des vivres. La glace était rompue et l’effroi dissipé. A force de patience, on s’expliqua enfin. Le pays dont les marins du Bonaventure voyaient se perdre au loin, dans la direction du sud-ouest et du sud, les dunes sablonneuses s’appelait la Russie ou la Moscovie. Ivan Vasilévitch le gouvernait. Le nom de ce monarque ne pouvait être complètement inconnu du pilote, qui avait vécu dans la familiarité d’un des seigneurs les plus éclairés de la cour d’Edouard VI, mais Chancelor ne se fût jamais attendu à retrouver la domination moscovite à une telle distance de Moscou. Sébastien Cabot ne l’avait préparé à rien de pareil. Qu’importait, après tout ? Quel que fût le maître légitime de ces lieux, on ne lui apportait que la branche d’olivier ; on ne lui demandait que la faculté de commercer librement et en paix. Honnête et modeste requête, à coup sûr, venant d’un vaisseau aussi bien pourvu de mousquets, de piques et de canons que l’était le vaisseau de Richard Chancelor. « Les barbares promirent de transmettre cette requête à leur roi. » Bien des jours cependant se passèrent ; la réponse du roi ne cessait pas de se faire attendre. Chancelor, irrité, menaçait de poursuivre sa route quand on vint lui offrir, à sa grande surprise, de le conduire en personne à Moscou. Le pilote-major de la Compagnie des lieux inconnus eût pu suspecter sous cette proposition subite quelque embûche. Il n’en voulut voir que le côté avantageux et en dédaigna les périls. La saison était trop avancée pour lui laisser l’espoir d’arriver, avant le retour d’un nouveau printemps, à la cour de l’empereur du Cathay. Pouvait-il mieux utiliser l’hiver qu’en allant rendre visite à l’empereur de toutes les Russies ?

Tel était en effet un des titres, le titre suprême, de ce souverain dont les états s’étendaient déjà du 46e au 69e degré de latitude nord. Les pauvres riverains des bouches de la Dwina ne le désignaient jamais que sous le nom imposant de tsar[8]. Ivan IV était un tsar en effet, le seul tsar que reconnût désormais le majestueux ensemble des territoires compris entre la Caspienne et l’Océan-Glacial. Le grand-khan avait disparu. Il ne restait plus en face de l’Allemagne, de la Lithuanie, de la Suède, que le seigneur de Vladimir, de Moscou et de Novgorod, roi de Kazan et d’Astrakan, maître de Pleskof, grand-duc de Smolensk, de Tver, de l’Ingrie, de la Permie et de la Livonie, commandeur de la Sibérie et des parties septentrionales du globe.

Chancelor commença par conduire son vaisseau au fond de l’immense golfe que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Mer-Blanche, golfe qui à cette époque recevait son nom d’un monastère placé sous l’invocation de saint Nicolas. Ce monastère occupait le point où la branche occidentale de la Dwina, traînant après elle de vastes alluvions, vient se décharger dans la baie qu’elle obstrue chaque jour de nouveaux bancs de sable. Des bouches de la Dwina aux deux caps, séparés par un intervalle de 100 milles environ, qui marquent, l’un à l’ouest, l’autre à l’est, l’entrée et les limites de cette mer intérieure, on ne compte pas moins de 80 lieues. L’espace fut rapidement franchi par le Bonaventure, et Chancelor, après avoir pris les dispositions nécessaires pour mettre autant que possible à l’abri des tempêtes, des courans et des glaces le navire qu’il allait laisser pendant plusieurs mois sur la foi de ses ancres, après en avoir recommandé l’équipage aux soins fraternels des bons habitans du village de Nenoksa[9], désigna pour raccompagner cinq ou six hommes choisis, et s’abandonna entièrement à la conduite de ses guides. Du monastère de Saint-Nicolas, situé en face de Rose-Island (l’île Jagry), au monastère de Saint-Michel, près duquel devait bientôt s’élever Arkhangel, on compte 20 milles marins environ. Il y en a près de 30 entre le couvent de Saint-Michel et Colmogro. Une barque de 20 tonneaux, que dirigeaient cinq ou six mariniers, franchit ces 50 milles en moins de trois jours. Colmogro n’était pas, comme Nenoksa, un village, près duquel on eût pu passer sans se douter que des hommes respiraient au fond de ses taupinières. Colmogro était une ville, s’il est permis de se figurer quelque chose qui mérite ce nom dans la rude contrée affectée par Sébastien Cabot à la résidence des « Scricfini. » Tous les ans, le jour de la Saint-Nicolas, on y tenait un marché célèbre où ne manquaient jamais d’accourir les sauvages chasseurs de morses que les cosmographes de l’époque nous représentent « vivant de poisson cru sur les bords du Lacus Albus. » De Colmogro partaient, dès les premiers jours de l’hiver, le sel et le poisson salé destinés à l’approvisionnement de Novgorod, de Vologda, de Moscou. Le parcours total, suivant la déclaration des guides, ne pouvait être estimé à moins de 1,500 verstes[10], — 860 milles marins environ. — Les Anglais n’avaient pas accompli le quart de ce trajet qu’ils rencontrèrent le messager dont ils avaient, pendant plus d’un mois, attendu le retour. Ce messager s’était tout simplement égaré en revenant de Moscou à travers les boues de l’automne. Il avait par bonheur soigneusement préservé, au milieu de toutes ses vicissitudes, les lettres que lui avait confiées le tsar. Ivan IV invitait les honnêtes étrangers, dont il venait d’apprendre l’apparition soudaine et les procédés pacifiques, à se rendre sans perdre de temps à sa cour ! Des chevaux de poste leur seraient gratuitement fournis. Si les Anglais reculaient devant les fatigues d’un pareil voyage, l’empereur autorisait dès ce jour ses sujets à commercer avec eux. A l’effet que produisit sur les Russes la seule exhibition du sceau impérial, Chancelor put juger du pouvoir absolu d’Ivan Vasilévitch et apprécier l’incroyable ascendant que son nom redouté exerçait jusque dans les parties les plus reculées de l’empire. A chaque relais, si l’on n’y eût mis bon ordre, il y aurait eu non-seulement querelle, mais bataille, tant les Russes montraient d’empressement à seconder les désirs du tsar et à servir les hôtes qu’il daignait appeler à comparaître en sa souveraine présence. C’était à qui s’emparerait des traîneaux pour y attacher le premier ses chevaux ; celui dont l’attelage était refusé ou arrivait trop tard semblait en éprouver une mortification profonde.

Chancelor avait, sans s’arrêter, traversé Vologda, dépassé Jaroslaf et Rostof[11] ; il ne lui restait plus qu’une centaine de milles à parcourir pour atteindre Moscou. L’aspect du pays changeait à vue d’œil ; tout indiquait déjà les approches d’une grande capitale. La terre gardait encore les traces d’une soigneuse culture et avait dû porter d’abondantes moissons. Presqu’à chaque pas s’offraient de petits villages semés dans la plaine, ou rangés, à la suite l’un de l’autre, sur la route. Autour de ces ruches, toutes gonflées de la population la plus dense qu’on puisse imaginer, bourdonnaient sans cesse sept ou huit cents traîneaux, apportant du nord leurs chargemens de poisson salé ou charriant vers les provinces lointaines le blé qui leur avait été livré en échange. Moscou apparut enfin, mais sous quel aspect ! Chancelor eut peine à retenir une exclamation dédaigneuse. La capitale d’Ivan IV n’était pas, en effet, au temps où la visitèrent les marins du Bonaventure, cette ville à demi-orientale, à demi-européenne qui dressait en 1812, devant les soldats de la grande armée, « les flèches et les coupoles dorées de ses temples. » Prise en masse, la cité fondée en 1147 par George Dolgorouki n’était encore en 1553 qu’un immense assemblage de cabanes disséminées sans ordre. Des troncs de sapins grossièrement équarris, des toits chargés, en guise de chaume, d’un épais lit d’écorce, protègent mieux contre le vent et la pluie que la tente de feutre du Tartare. Pour des yeux habitués au spectacle des nobles constructions dont l’architecture normande décora, du XIe au XIIIe siècle, les bords de la Tamise, ce vaste bûcher qui semblait appeler la torche et provoquer à plaisir l’incendie, n’en devait pas moins garder l’apparence d’un campement plutôt que celle d’une ville. Les rues de Londres étaient, dès cette époque, pavées ; les rues de Moscou n’offraient, suivant la saison, qu’un océan de boue, un miroir de glace ou des flots mouvans de poussière. Deux civilisations distinctes se disputaient encore la Russie. La Zemlianoï-Gorod, — ainsi se nommait l’agglomération confuse que traversait en ce moment Chancelor, — était une ville mongole. Un long rem part de terre l’enveloppait sur un périmètre de 17 milles marins environ d’étendue. On y entrait par trente-quatre portes de bois. Une autre cité, le Kremlin, cité non plus mongole, mais byzantine, occupait sur une éminence le centre de cette première enceinte. On l’avait entourée d’un rempart de briques qui n’avait pas moins de 18 pieds d’épaisseur, 16 portes, et 2,000 pas de circuit. Cette vaste citadelle renfermait le palais du tsar, 9 églises de pierre et de nombreux couvens. La plupart des villes du Céleste-Empire, Canton entre autres, offrent au voyageur une disposition analogue. La cité de guerre y est inscrite dans la cité marchande, la ville tartare dans la ville chinoise.

Le prince Dolgorouki avait bien choisi, en 1147, le site où devait s’élever, deux siècles plus tard, la rivale de Novgorod, de Kief, de Tver et de Vladimir. Trois rivières, la Neglina, la Jaouza et la Moscova arrosent le territoire qu’une impénétrable forêt couvrait encore au début du XIIe siècle. Ces rivières portèrent à la capitale nouvelle un large tribut d’eaux courantes. La Neglina traversait Moscou du nord au sud, la Jaouza y avait accès du côté de l’est, la Moscova embrassait d’un double repli deux quartiers et un populeux faubourg. En 1308, Daniel Alexandrovitch adossait à la rive gauche de la Moscova la face méridionale de la forteresse qu’il bâtissait en bois et que, vers 1370, Dmitri Donski, le vaillant précurseur d’Ivan III, fit reconstruire en pierre. Sur ses trois autres faces, le Kremlin était défendu par un fossé profond ou par le cours de la Neglina : sacres, demi-sacres, fauconneaux, coulevrines, garnissaient d’ailleurs à l’envi les créneaux et les embrasures ouvertes sur la plaine. Le Kremlin, si l’on considère les moyens d’attaque dont on disposait alors, passait à bon droit pour inexpugnable. Le flot de l’invasion, les bouillonnemens séditieux de la populace, les flammes où tant de fois on vit la Zemlianoï-Gorod se tordre et se débattre dans sa chemise de terre, tous ces fléaux dont les princes de Moscou n’avaient pu réussir encore à prévenir le retour périodique, expiraient impuissans au pied des boulevards du haut desquels la droite du grand-duc et la crosse bénie du métropolitain semblaient les conjurer.

Chancelor dut se résigner à contempler de loin cet inviolable asile et à en mesurer des yeux les remparts. Jamais en effet étranger n’a franchi, sans l’autorisation expresse de l’empereur, les portes où, nuit et jour, veillent les strelitz. Avertis par leurs guides qu’ils devaient attendre patiemment « le plaisir du duc, » les Anglais trouvèrent doux, après plus de deux mois de bivouac, de reposer enfin sous un bon toit de planches. L’hospitalité moscovite ne leur réservait pas cependant les lambris dorés d’un palais ; mais une chaumière, quand un vaste poêle y fait circuler partout une égale chaleur, peut avoir son prix, surtout en hiver et sous le 56e degré de latitude. Pour être formées d’énormes madriers serrés l’un contre l’autre, au lieu de présenter un épais massif de briques ou de pierres, les maisons de Moscou n’en restaient pas moins inaccessibles à la température extérieure. Il n’était pas en effet un interstice de ces gros madriers, « aussi hauts que des mâts, » qu’on n’eût bourré de mousse, comme le fer du calfat remplit chez nous d’étoupe les coutures d’un navire. Dans ce bloc de bois, carrément assis sur sa base, d’étroites ouvertures mettaient, pendant l’été, l’intérieur de l’habitation en communication avec l’atmosphère du dehors. En toute autre saison, on tenait les fenêtres hermétiquement fermées par des feuilles de talc ou par des peaux devenues à peu près transparentes, tant on les avait amincies. Le plus grossier cristal eût mieux valu sans doute ; ce luxe, familier à la ville de Londres, était ignoré à Moscou. On s’y contentait des lames de la roche désignée aux Anglais sous le nom de sluda, et connue aujourd’hui sous le nom de « verre fossile. » L’ameublement de la maison russe ne démentait pas d’ailleurs la rustique simplicité des parois et de la couverture. Pour couche, on y trouvait des bancs, pour matelas des peaux d’ours, pour oreiller une selle. « D’où vient donc, se disaient entre eux les marins du Bonaventure, que les Moscovites se résignent à de pareils lits ? Le duvet et les plumes pourtant ne leur manquent pas. Ils craindraient sans doute, s’ils cessaient de coucher ainsi sur la dure, de s’amollir le corps et de se rendre impropres à supporter les rigueurs de leur affreux climat. »

Grâce aux interprètes que renfermait la cour d’Ivan IV, les Anglais voyaient, d’heure en heure, des notions plus exactes succéder à la connaissance confuse que la mappemonde de Sébastien Cabot leur avait donnée du lointain et mystérieux duché de Moscovie. Aucun de ces truchemens n’aurait pu sans doute s’exprimer en anglais, l’allemand était un pont tout trouvé pour passer d’une langue à l’autre. Chancelor était depuis une douzaine de jours à Moscou, quand « le secrétaire des étrangers » le fit appeler pour lui signifier les ordres du tsar. Le capitaine du Bonaventure allait être admis à porter sa requête, avec ses hommages, au pied même du trône. Il verrait de ses propres yeux le plus puissant monarque, le plus grand souverain qui eût jamais, suivant les expressions de la lettre d’Edouard VI, « gouverné les parties nord-est du globe terrestre dans le voisinage de l’empire du Cathay. » Le parchemin royal, par une chance heureuse, avait pu arriver tout droit à son adresse. Le moment était donc venu pour les hôtes d’Ivan IV de produire ce document précieux, gage indispensable de leur sincérité, titre unique de l’importante mission dont ils se disaient investis. Chancelor serait reçu, — ainsi l’avait ordonné l’empereur, — en audience solennelle, pour y présenter, devant les boïars réunis, « les lettres du roi son maître. » Si, par une précaution dont il faut faire honneur à la vieille expérience de Sébastien Cabot, Chanceler n’eût pas été muni au départ d’un double des instructions et des lettres royales confiées à sir Hugh Willoughby, la situation des Anglais n’eût pas laissé d’être assez délicate, car les marchands allemands de Novgorod, menacés, ainsi que nous l’avons dit, de perdre leur privilège, venaient précisément d’envoyer de leur côté une ambassade à Moscou. Cette ambassade, on le comprendra de reste, n’était pas d’humeur à favoriser, dans sa concurrence, la navigation étrangère. Des Anglais en Russie ! Ils n’y pouvaient être venus de l’aveu de leur prince. Les traités conclus sous plus d’un règne entre la ligue allemande et les souverains de la Grande-Bretagne ne réservaient-ils pas par une clause formelle le commerce de la Baltique aux anséates ? Les marins du Bonaventure ne devaient donc pas être accueillis à Moscou sans contrôle. Pirates, il fallait les pendre ; aventuriers sans mandat, les chasser. Nul pacte, il est vrai, ne fermait aux navires d’Edouard VI ces domaines redoutés de l’éternelle nuit sur les bords desquels Chancelor, au dire de ses introducteurs, était descendu. Ce point admis, s’ensuivait-il qu’on eût réellement affaire à des gens respectables, accrédités par le fils d’Henri VIII ? Est-ce par une telle route qu’un souverain sensé eût acheminé vers Moscou ses ambassadeurs ? Le seing même et le sceau d’Edouard VI ne seraient pas de trop pour dissiper les légitimes soupçons que tant de considérations faisaient naître.

Des marchands et des officiers-mariniers composaient toute la suite du pilote-major. Ils lui firent de leur mieux cortège quand le secrétaire des étrangers l’introduisit dans l’impériale demeure. Les regards de Chancelor avaient plus d’une fois contemplé à la dérobée la. splendeur de la cour britannique. Ils ne furent pas éblouis par la pompe du Kremlin. L’ancien familier d’Henry Sidney, le neveu de Christophe Frothingham, semble avoir gardé une impression juste de tous les objets qui s’offrirent alors à sa vue. « Nous avons mieux chez nous, » murmurait-il sans cesse aux oreilles de ses compagnons. Le palais de l’empereur ou du duc, si l’on veut employer le titre sous lequel les Anglais s’obstinaient à désigner le tsar, parut à Chancelor « une immense et lourde bâtisse, ramassée sur elle-même, assez semblable aux vieilles constructions, glaises avec leurs petites fenêtres. » Chancelor ne fut pas immédiatement conduit, comme il s’y attendait, en présence d’Ivan IV. On le laissa quelque temps dans une longue galerie on se trouvaient rassemblés plus de cent gentilshommes, tous couverts de draps d’or. L’attente d’ailleurs fut courte. Chancelor et ses compagnons reçurent l’ordre d’avancer : l’empire russe, dans sa majesté, posait devant eux. Tout autour de la nouvelle salle se tenaient rangés les principaux seigneurs et les grands officiers du palais. Au fond avait pris place le vainqueur de Kazan, implacable et fastueuse idole, que des millions d’hommes, sans l’avoir jamais entrevue, se faisaient un devoir d’adorer comme un Dieu, d’aimer et de vénérer comme un père. Ivan Vasilévitch portait ce jour-là une longue robe brochée et lamée d’or. Il en possédait de plus riches toutes garnies de perles, brodées de saphirs et d’autres, pierres précieuses. ; mais ces vêtemens étaient d’un tel poids que le tsar les tirait rarement du trésor qui gardait ses principaux joyaux. La couronne sur la tête, un sceptre de cristal et d’or dans la main droite, l’autre main appuyée sur le bras d’un vaste fauteuil également chargé de dorures, le jeune fils de Basile, du haut de ce siège, beaucoup plus élevé que les sièges des boïars, dominait immobile l’imposante et grave assemblée. C’est ainsi que la mappemonde de Sébastien Cabot avait représenté le grand-khan, « empereur des Tartares, roi des rois, seigneur des seigneurs. » C’est ainsi que, mieux informée, elle eût dû, en 1553, nous montrer le grand-duc de Moscovie, pendant deux siècles, tributaire des Mongols, à cette heure héritier de la puissance sous laquelle jusqu’en 1390 ses ancêtres étaient restés asservis.

Quand Chancelor eut fait son salut et remis au chancelier la lettre d’Edouard VI, le chancelier, tête nue, la présenta au tsar. Ivan IV prit la lettre, souhaita au capitaine du Bonaventure la bienvenue et lui demanda des nouvelles de son maître., « Le roi, répondet Chancelor, sans se laisser troubler par la nouveauté des fonctions qu’il se trouvait appelé à remplir, se portait bien au moment de mon départ, et j’espère qu’il en est toujours de même. » La cérémonie était close ; le pilote-major n’avait plus qu’à se retirer, car il lui avait été strictement recommandé par ses introducteurs « de ne pas parler au duc, tant que le duc ne lui parlerait pas. » Le soir même, les Anglais, — honneur rare et insigne, — dîneraient « avec sa grâce. » Le temps leur eût manqué pour retourner chez eux, et ce fut dans la chambre du secrétaire qu’ils allèrent, attendre l’heure du repas. Le moment venu, on les conduisit dans un autre palais. Les Russes appelaient ce palais « le palais doré. » A quel titre ? Chancelor n’avait-il pas vu sur les bords de la Tamise, maint palais « infiniment plus beau sous tous les rapports. » Bien décidé à ne rien admirer qui ne fût de tous points réellement admirable, ce voyageur difficile à séduire ne laissa pas d’éprouver un certain étonnement quand il pénétra dans la pièce qui donnait de plain-pied accès à la salle du festin.

Là demeurait assis, devant le plus merveilleux assemblage de vaisselle d’or massif qu’ait jamais étalé la pompe orientale, le grand-maréchal du palais, sa petite baguette blanche à la main. Les Anglais saluèrent et passèrent dans l’appartement voisin. Le duc était à table. Ivan Vasilévitch avait dépouillé son riche costume du matin. Il ne portait plus qu’une simple robe d’argent, mais il gardait encore la couronne impériale sur la tête. Deux cents convives environ, tous habillés de blanc, occupaient de longues tables dressées sur les estrades qui garnissaient le pourtour de la salle. Le duc dînait seul. Deux gentilshommes, la serviette sur l’épaule, le bonnet sur le chef, tenant à la main une coupe d’or enrichie de perles et de pierreries, n’attendaient qu’un regard pour lui présenter l’hydromel. Ces coupes ne servaient qu’au duc. « Quand il était bien disposé, il les vidait d’un trait. » Quatre brocs d’or et d’argent, du plus riche travail, gigantesques chefs-d’œuvre de ciselure, qui ne mesuraient pas moins de quatre ou cinq pieds de haut, contenaient la boisson destinée au tsar comme aux autres convives. Dans ses moindres détails, le service révélait une opulence inouïe. Les plats étaient d’argent, les coupes d’or massif : seulement coupes et plats demeuraient encore vides. L’empereur seul pouvait rompre le charme qui retenait les valets inactifs, les boïars silencieusement affamés sur leurs sièges. Ce charme, Ivan IV le rompit enfin. A chacun de ses deux cents convives il envoya successivement un grand morceau de pain. Le porteur appelait par son nom celui à qui le morceau était destiné, et lui disait : « Ivan Vasilévitch, empereur de Russie et grand-duc de Moscovie, t’envoie ce morceau de pain. » Tous les assistans alors se levaient et, chaque fois que ces paroles étaient prononcées, ils se levaient encore. Le dernier morceau fut donné par l’empereur lui-même au grand-maréchal. Le grand-maréchal le porta vivement à ses lèvres, en mangea une bouchée, fit sa révérence et se retira.

Cette première distribution fut suivie « du service des cygnes. » Chaque cygne était dressé sur un plat séparé. Le duc distribua les cygnes comme il avait distribué le pain. Les autres plats arrivèrent à leur tour, toujours présentés à l’empereur, toujours répartis avec un cérémonial identique. Les coupes mêmes ne furent, dans le cours du repas, remplies et offertes que sur l’ordre de l’empereur. Pour terminer, Ivan, de ses propres mains, donna aux officiers qui l’avaient servi un plat d’abord, une coupe pleine ensuite. « C’est ainsi, dit-on à Chancelor, que le prince fait connaître à tous quels sont ses serviteurs. Malheur à qui oserait, après ce témoignage, s’attaquer à eux et tenter de leur nuire ! » Les convives, nous l’avons dit, étaient à peu près au nombre de deux cents. Ivan les appela tous devant lui par leurs noms, sans oublier un seul de ses invités. Ils s’approchèrent, firent un humble salut et sortirent de la salle. Chancelor fut ensuite reconduit en grande pompe jusqu’à sa résidence par les serviteurs du palais, portant les mets nombreux que le tsar envoyait encore à ses hôtes. Il était une heure de la nuit.

Toutes les manœuvres hostiles, toutes les insinuations malveillantes des envoyés de Novgorod devaient échouer contre l’impression favorable que, dès cette première entrevue, produisit la contenance ouverte de Chancelor. Les anséates conservèrent leur antique privilège, mais ils en payèrent la confirmation par une contribution de 30,000 roubles. Quant à Chancelor, le 2 février 1554, — (vieux style), an 7060 de la création, au compte de la chancellerie russe, — on lui remettait une lettre écrite en moscovite « avec des caractères ressemblant beaucoup aux lettres grecques. » Un large sceau pendait de ce pli impérial, et sur la cire se dessinait l’image d’un guerrier à cheval, armé de pied en cap, combattant un dragon.

Au texte moscovite, les conseillers d’Ivan avaient pris soin de joindre une traduction allemande. Voici la réponse que le grand-duc envoyait au roi d’Angleterre : « Au milieu de la vingtième année de notre règne, lui disait-il, est arrivé sur nos côtes un navire monté par un certain Richard Chancelor. Ce Richard nous a déclaré qu’il désirait pénétrer dans notre empire. A sa requête, il a vu notre majesté et nos yeux. Il nous a fait connaître alors le désir de votre majesté. Vous demandez que vos sujets puissent aller et venir dans nos domaines, fréquenter nos marchés, y porter leurs marchandises, y prendre les nôtres. Richard nous a remis les lettres qui contenaient ces demandes. Nous avons donné l’ordre que partout où votre fidèle serviteur, Hugh Willoughby, débarquerait sur nos terres, on lui fit bon accueil ; Willoughby n’est pas encore arrivé, comme Chancelor pourra vous l’apprendre. Nous ne laisserons pas néanmoins tomber cette affaire. Nous désirons que vous nous envoyiez vos navires aussi souvent qu’ils pourront traverser la mer, et, le plus tôt possible, un de vos conseillers pour arrêter les conditions auxquelles les marchands de votre pays seront admis à commercer dans le nôtre. »

Le Bonaventure avait passé l’hiver en sûreté, au milieu des glaces de la Dwina, grâce à l’assistance et aux excellens conseils des habitans du village de Nenoksa. Quelques matelots restèrent seuls à bord, le plus grand nombre put s’installer à terre. Ceux qui eurent la pénible charge de garder le vaisseau souffrirent affreusement de la dureté du climat ; leur unique ressource était de se calfeutrer durant des jours entiers dans les cabines. S’aventuraient-ils à paraître sur le pont, ils ne couraient pas seulement le risque d’avoir les membres gelés, il pouvait leur arriver de tomber immédiatement suffoqués par le froid. Et cependant d’autres régions connaissent les rigueurs de climats infiniment plus âpres. Willoughby et ses compagnons avaient peut-être été entraînés jusque sous ces latitudes « où l’eau ne s’échappe du bois humide placé sur le foyer que pour se congeler à l’instant, où l’on peut voir sur le même tison, — phénomène incroyable, — la braise et la glace vivre de compagnie, le froid et le chaud s’accommoder ensemble. » Soumis à de telles épreuves, comment les équipages de la Speranza et de la Confidentia n’y auraient-ils pas succombé ? Ils n’avaient pas appris à se creuser ces demeures souterraines où vont s’enfouir, pendant les longs hivers, les habitans des rivages arctiques ; ils ignoraient l’art plus difficile et plus compliqué encore de construire des poêles, de ménager, vers le sommet du toit, une issue à la fumée, de boucher soigneusement au contraire toute autre ouverture. Sans ces précautions cependant, résultat d’une longue et pénible expérience, combien de marins du Bonaventure survivraient pour attendre aux bords de la Dwina le retour de leur capitaine ? Tous ces marins allaient, il est vrai, sortir de leurs huttes sains et saufs ; mais les moyens mêmes auxquels ils devaient leur salut n’étaient-ils pas l’indice du sort des malheureux auxquels de semblables instrumens de préservation avaient probablement fait défaut ? On se fût en vain efforcé d’écarter le funèbre présage ; il eût fallu, après les souffrances subies, après les récits alarmans des Russes, vouloir fermer obstinément les yeux à la lumière. La chose était à peu près certaine : si l’océan n’avait pas englouti dans ses profondeurs la Speranza et la Confidentia, on parviendrait peut-être à les retrouver un jour ; on pourrait rendre à la compagnie un bon ship et un yacht, aux veuves et aux mères, on ne rapporterait jamais que soixante-dix cadavres.

Chancelor avait hâte de regagner l’Angleterre ; il tenait à y porter le plus tôt possible « aux intéressés » la nouvelle importante de sa grande découverte, au roi Edouard VI la lettre d’Ivan IV. Un nouveau printemps venait de succéder à l’hiver ; Chancelor refit en traîneau, par Peroslav, Rostov et Jaroslav, le tiers environ de la route qui l’avait conduit des bords de la Mer-Blanche à Moscou. Arrivé à Vologda, il s’abandonna au fil de la Dwina et de ses affluens, et bien qu’il dût changer plusieurs fois de barque, — à Totma d’abord, puis à Veliko Ousting et à Colmogro, — il n’en franchit pas moins assez rapidement les 1,100 verstes qui le séparaient encore du mouillage de Rose-Island. Là, il trouva le Bonaventure et ne s’occupa plus que de préparer son vaisseau à subir les épreuves de la grande traversée de la Mer du Nord. Quant à Willoughby et à ses compagnons, il laissa aux Russes le soin d’en rechercher les traces.

Dès les premiers jours de l’été, l’Edouard-Bonaventure reprenait la mer. S’aidant habilement des courans de marée, jetant l’ancre souvent, mais ne négligeant jamais un souffle favorable, Chancelor franchit sans encombre les 80 lieues qui séparent le fond de la baie de la péninsule de Kola. La traversée dès lors s’annonçait facile. Des corsaires flamands arrêtèrent cependant sur la route Chanceler et se permirent de mettre son navire au pillage. De pareils épisodes devaient toujours entrer, à cette époque, dans les prévisions du navigateur. Il n’y avait qu’un capitaine novice qui eût pu s’en montrer surpris ou s’en émouvoir. La fâcheuse rencontre n’a pas trouvé place dans le récit de Clément Adams ; les annales de la compagnie seules en font mention. Détail de peu de valeur, en effet, car l’été de 1554 ne se passa pas sans que Chancelor eût réussi à ramener sous les quais de Ratcliffe le vaisseau qui le premier dépassa le port de Varduus et fixa le contour des parties septentrionales du globe terrestre.


III

Quel est le marin qui, au moment où il perdait de vue les côtes de la patrie, ne s’est pas demandé, avec un certain serrement de cœur, ce que le retour lui réservait ? Quel est celui qui, déjà vieilli dans la carrière, le front penché sur de douloureux souvenirs, s’éloigne avec la pleine confiance de retrouver, quand il pourra de nouveau fouler le sol natal, « les hommes et les choses à leur place ? » Chancelor n’avait pas cette heureuse fortune. Non-seulement ce n’était plus le même souverain qui occupait le trône, mais il était à craindre qu’un esprit différent dominât à la cour. Consumé par une lente affection de poitrine, Edouard VI était mort au mois de juillet 1553 ; Jeanne Grey avait régné quelques jours à peine. Chère au protestantisme, sa jeune tête ensanglantait, le 12 février 1554, le fatal billot. Le catholicisme triomphait, et c’était la fille de Catherine d’Aragon, la reine Marie Tudor, qui allait recevoir des mains du capitaine du Bonaventure la lettre adressée par Ivan Vasilévitch au fils de Jeanne Seymour.

En 1552, le parlement avait paru comprendre la nécessité de soustraire l’industrie et le commerce de la Grande-Bretagne à une tutelle dont les exigences croissaient de jour en jour. Il supprima le privilège de la compagnie teutonique. Ce privilège, qu’on eût pu croire dès lors aboli à jamais, Edouard VI en accorda aux instances des villes de Hambourg, de Lunebourg, de Wismar, le rétablissement. La concession cependant ne fut pas gratuite. Un droit considérable frappa les marchandises que la compagnie pouvait continuer d’exporter. La reine Marie maintint d’abord la clause par laquelle Edouard VI avait tenté de couvrir sa faiblesse. Au mois d’août 1554, quand elle fut devenue l’épouse de Philippe II, les villes anséatiques la trouvèrent moins sourde à leurs obsessions. La reine les affranchit pour trois ans de la taxe imposée en 1552. N’était-il pas à craindre que la marine allemande ne recouvrât ainsi, de délai en délai, par un accord tacite, son ancien monopole et n’étouffât la navigation britannique, au moment même où cette navigation, par un heureux hasard, voyait s’ouvrir devant elle un champ inexploré ? Sébastien Cabot cependant ne se découragea pas. Les curieux récits de Chancelor eussent peut-être été superflus pour entretenir son ardeur, ils ne l’étaient pas pour réchauffer le zèle un peu attiédi de la Compagnie des lieux inconnus.

« J’ai eu l’heureuse fortune, racontait le pilote-major de l’expédition destinée au Cathay, de rencontrer sur ma route les parties septentrionales de la Russie et de pouvoir me rendre des bords de l’Océan-Glacial à Moscou. La Russie est un pays très riche et très peuplé. Les Russes sont de grands pêcheurs de saumons et de petites morues. Ils récoltent également beaucoup d’huile de baleine. C’est principalement sur les bords de la Dwina qu’ils la fabriquent. Ils en font aussi ailleurs, mais en moindre abondance. La production du sel donne lieu à un commerce fort actif. Au nord de ce pays s’étend la contrée d’où viennent les fourrures : zibelines, martres, castors, renards blancs, noirs et rouges, menus-vairs, hermines, petit-gris. C’est de cette région encore que l’on tire les dents d’un poisson appelé morse. Les pêcheurs de morses habitent pour la plupart les rives de la Petchora. Ils apportent leur pêche sur des cerfs d’abord à Lampas, puis de Lampas la voiturent à Colmogro. A l’ouest de Colmogro se trouve Gratanove, — dans notre langue Novogorod. — Là pousse beaucoup de lin et de chanvre. On y recueille en même temps de la cire et du miel. Les marchands allemands ont un comptoir à Novogorod. Un troisième marché, celui de Vologda, fournit du suif, de la cire et du lin. La contrée où notre vaisseau a pu aborder est un pays généralement plat, à peine semé, de distance en distance, de quelques collines. Vers le nord, on rencontre de grands bois de sapins. Ces bois sont remplis de buffles, d’ours et de loups noirs. Les Russes chassent les buffles à cheval, les ours à pied avec des épieux. Le duc de Moscovie est maître et empereur de cette province lointaine. Le pouvoir de ce monarque est d’ailleurs prodigieusement étendu : il peut mettre en campagne 300,000 ou Û00,000 hommes. Il ne va jamais à la guerre de sa personne avec moins de 200,000 soldats. Sur les frontières de la Livonie, il laisse 40,000 hommes, 60,000 font face à la Lithuanie, 40,000 autres tiennent en respect les Tatars Nogaïs. Et cependant jamais on ne voit en campagne ni chef de famille ni marchand. L’armée se compose presque tout entière de cavalerie. Si le grand-duc admet dans ses rangs quelques hommes de pied, ce n’est que pour le service de l’artillerie et le service des routes. Ces fantassins sont au nombre de 30,000. Les cavaliers sont munis d’arcs à la façon des Turcs et, comme les Turcs, portent les étriers courts. Pour seule armure, ils ont une cotte de mailles avec un morion sur la tête. Quelques-uns dissimulent en outre leur cotte de mailles sous une robe de velours ou sous un somptueux vêtement de drap d’or. Le duc surtout déploie, quand il part pour la guerre, une splendeur incroyable. Sa tente est recouverte de drap d’or et d’argent, et ce drap est encore enrichi de maintes pierres précieuses. J’ai vu les tentes du roi d’Angleterre et celles du roi de France ; elles sont belles sans doute, mais non pas comparables à la tente du duc. Quand les nobles de ce pays vont visiter les pays étrangers ou reçoivent en Russie des visites étrangères, ils tiennent à se montrer avec le plus grand éclat. En toute autre occasion, le duc lui-même affecte une grande simplicité. Pendant que j’étais à Moscou, il envoya deux ambassadeurs au roi de Pologne. Ces ambassadeurs étaient accompagnés d’au moins 500 cavaliers. Leur magnificence dépassait toute imagination ; hommes et chevaux ne semblaient former qu’une masse de drap d’or et d’argent ; habits et harnachemens ruisselaient de perles.

« Sur le champ de bataille, — la chose est certaine, — les Russes ne savent garder aucun ordre. Ils chargent en troupes, mais en réalité livrent rarement bataille ; généralement ils se contentent de harceler l’ennemi. Je ne crois pas qu’il existe sous le soleil d’hommes plus durs aux intempéries. Aucun froid ne semble avoir le pouvoir de les incommoder. Ils passent deux mois en campagne, dans une saison où la glace a un mètre d’épaisseur, et le soldat, sans tente, dort à la belle étoile. Le seul abri dont le soldat russe fasse quelquefois usage consiste dans une feuille de feutre. On dresse ce feutre du côté du vent. Quand la neige tombe, on l’abat, puis on allume du feu et chacun se réchauffe de son mieux à la braise. Chaque homme doit porter un mois de provisions pour sa personne et pour son cheval. Le soldat se nourrit de farine d’avoine délayée dans de l’eau ; le cheval, quand on n’a plus rien autre à lui offrir, mange du bois vert. y a-t-il parmi nos fameux guerriers beaucoup d’hommes qui seraient capables de tenir ainsi la campagne pendant un mois ? Que ne pourrait-on faire avec de pareils soldats, s’ils étaient disciplinés, rompus aux manœuvres, habitués à combattre en ordre, comme le font les nations civilisées ! Supposez que le duc eût dans ses états des hommes capables d’instruire à cet égard ses sujets, croyez-vous que deux des plus puissans princes de la chrétienté, unissant leurs forces, fussent de taille à se mesurer avec lui ? Le duc possède non-seulement le peuple et les chevaux les plus aguerris, mais l’entretien de ses armées lui coûte peu. Il ne paie personne, si ce n’est les étrangers ; ses sujets font la guerre à leurs dépens. Les arquebusiers seuls reçoivent une petite solde pour s’approvisionner de poudre et de balles. Quand le prince veut récompenser ses soldats des services qu’ils lui ont rendus, il leur donne une pièce de terre. En échange, le propriétaire doit être prêt à le rejoindre au premier appel, avec autant d’hommes que le duc l’exige. Le duc estime ce que la terre concédée peut fournir.

Si quelque gentilhomme vient à mourir sans descendance mâle, le duc saisit sa terre. Le plus souvent il la donne à un autre gentilhomme, se contentant de laisser aux filles une petite portion pour les marier. Qu’un homme riche, un fermier, se trouve accablé par l’âge ou mis dans l’impossibilité de servir par suite d’accident, un autre gentilhomme plus valide vient trouver le duc, et lui dit : « Votre grâce a tel tenancier incapable de servir ; nous le voyons cependant vivre dans l’opulence pendant que d’autres gentilshommes qui peuvent encore aller à la guerre sont pauvres et manquent de tout. Votre grâce devrait aviser et engager ce riche invalide à venir en aide à ceux qui n’ont rien. » Immédiatement le duc fait venir le gentilhomme qui lui a été ainsi désigné. Il s’informe de sa fortune, et lui dit : « Mon ami, vous avez beaucoup de superflu, et cependant vous êtes inutile à votre prince. Moins vous suffira, et le reste sera distribué à d’autres qui se trouvent plus aptes à servir. » Ceci dit, on met sous le séquestre les biens du gentilhomme, sauf une petite quantité qu’on lui laisse pour assurer sa subsistance et celle de sa femme. Et il ne faut pas qu’il murmure ! il doit au contraire répondre : « Je n’ai rien à moi ; tout appartient à Dieu et au duc. » Personne en ce pays ne peut dire, comme nous en Angleterre, quand nous possédons quelque chose : « Voilà notre bien ; il est à Dieu et à nous. »

On dira que ces hommes doivent vivre dans des appréhensions perpétuelles, que leur servitude est grande, exposés qu’ils sont à perdre en un jour ce qu’ils ont laborieusement amassé pendant toute leur vie, parce que tel est le bon plaisir du prince ; Que nos opiniâtres rebelles ne sont-ils un instant soumis à semblable régime ! Cela leur apprendrait leur devoir envers leurs souverains. Ce n’est pas en Russie qu’on pourrait tenir le langage que nous rencontrons si souvent dans la bouche de nos fainéans : « Je voudrais bien trouver un homme qui pût servir la reine à ma place. » Non ! non ! dans ce pays si différent du nôtre, chacun sollicite humblement la faveur de servir le duc en personne. Celui qu’il choisit pour l’envoyer à la guerre se considère comme le plus favorisé. Et pourtant, je l’ai déjà dit, il n’est pas question ici de solde. Si ces gens-là connaissaient leur force, aucun peuple ne pourrait aller de pair avec eux, et leurs voisins n’auraient pas un instant de repos. Telle n’a pas été heureusement la volonté du ciel. Je ne puis comparer les Russes qu’à un jeune cheval. Ce cheval, un enfant le conduit avec un fil de soie. Qui viendrait à bout de le maîtriser, s’il avait le moins du monde conscience de sa vigueur ? »

Tel était le tableau qu’avec une naïveté qui nous paraît avoir encore son charme, Chancelor, il y a aujourd’hui trois cent vingt-deux ans, déroulait sous les yeux de ses compatriotes. Le maire Guiton ou Abraham Duquesne n’auraient pas autrement parlé de l’empire russe, de son souverain et de ses boïars. Des observateurs de cet ordre vous jugent un état comme ils apprécieraient un navire. Ce qu’il leur faut avant tout, c’est que le vaisseau soit bien tenu, le service ponctuel et la route correcte. Leur philosophie politique ne va pas au-delà. Bonne et prompte justice, voilà ce qu’ils admirent, et l’on ne s’aperçoit que trop, en plus d’un passage, qu’ils ont appris la justice dans le code de Wisby ou dans les rôles d’Oléron. Et cependant ce sont des partisans des nouvelles doctrines ; ils ont répudié le joug de Rome, mais non pas la liane et le chat aux neuf queues. « Chaque gentilhomme en Russie, nous apprend Chancelor, a le droit de justice sur ses fermiers. Si les serviteurs de deux gentilshommes sont en désaccord, les deux gentilshommes examinent l’affaire, appellent les parties devant eux et prononcent la sentence. Arrive-t-il qu’ils ne puissent résoudre entre eux le débat, chacun des gentilshommes conduit son serviteur devant le grand-juge du pays. On les présente et on expose l’affaire. Le plaignant dit : « Je réclame la loi. » On la lui accorde. Survient alors un officier de justice qui arrête l’autre partie et la traite contrairement aux lois de l’Angleterre, car il fait attacher l’homme et ordonne qu’il soit fustigé jusqu’à ce qu’il ait trouvé caution. S’il ne peut la fournir, on lui lie les bras autour du cou et on le promène dans la ville, en continuant de le battre et de le soumettre à d’autres châtimens excessifs. Le juge lui demande enfin, — en supposant qu’il s’agisse d’une dette, — « Devez-vous telle somme au plaignant ? » Répond-il : non ! le juge ajoute alors : « Etes-vous capable de le prouver ? De quelle façon ? — Par serment, » répond le défendant. Le juge commande de cesser de le battre jusqu’à nouvelle épreuve. Sous certains rapports, ce système présente des avantages. Il n’y a pas d’hommes de loi, dans ce pays, pour plaider devant la cour. Chacun plaide sa propre cause. Les plaintes ont la forme de suppliques et sont adressées au duc. On les lui remet en main propre, et le duc rend lui-même les arrêts, conformément à la loi. Pratique admirable, qui oblige le prince à prendre la peine de veiller en personne à l’administration de la justice. Il n’y en a pas moins de grands abus, car le duc est constamment trompé. Cependant, si les officiers sont convaincus d’avoir déguisé la vérité, leur châtiment est exemplaire.

La loi contre les félons et les voleurs diffère aussi de la loi anglaise. On ne peut pendre ici un homme pour sa première offense. On le retient longtemps en prison, quelquefois on le fouette, et il reste en prison jusqu’au jour où ses amis peuvent venir à son aide. Si c’est un voleur ou un félon, — et il y en a beaucoup en ce pays, — la seconde fois qu’il est pris, on lui coupe un morceau du nez et on lui brûle le front ; la troisième fois il est pendu. De cette façon, la paix règne dans le pays. Les Russes, par nature, sont portés à la fraude ; il n’y a que le fouet qui les puisse tenir en bride. Les pauvres sont innombrables. J’en ai vu se nourrir de la saumure des harengs. Il n’est poisson si pourri qu’ils ne mangent. Dans mon opinion, il n’existe pas sous le soleil un peuple aussi dur. »

Un peuple dur, un souverain rigide, voilà ce que Chancelor semble avoir vu avec moins de pitié ou d’indignation que d’envie. Dans Ivan le Terrible, il a pressenti la grandeur des Romanof. La simplicité de cœur s’allie plus qu’on ne pense à la lucidité et à la droiture du jugement. Placez en face d’Ivan Vasilévitch ou Grotius ou Érasme ; vous serez peut-être moins bien renseigné que vous venez de l’être par le brave et honnête pilote de la Compagnie des lieux inconnus. L’empire russe en 1553 n’avait pas encore dévié de sa route. Sa civilisation lui appartenait tout entière ; à la tradition slave il avait tout au plus mêlé quelque emprunt byzantin. Ce ne fut pas Ivan le Terrible qui se chargea de le germaniser. Ivan le Terrible eut pour premier souci, au contraire, de se débarrasser de la tutelle allemande. Les Anglais l’y aidèrent pendant près de trente ans, et jamais politique ne fut mieux inspirée, plus conforme à l’intérêt commun des deux peuples. L’année 1554 se passa toutefois sans que la compagnie pût s’occuper d’une nouvelle expédition en Russie. Le mariage de la reine avec un prince dont on redoutait à la fois les projets ambitieux et l’intolérance religieuse n’était pas un de ces événemens qui fussent de nature à imprimer un plus vif élan aux entreprises lointaines. La guerre existait alors entre l’Espagne et la France. L’Angleterre craignait, non sans raison, d’y être malgré elle engagée, ou d’avoir tout au moins à prêter à l’Espagne l’appui de ses finances. Quand on vit au contraire le parlement refuser à Philippe le droit de porter la couronne, lui dénier obstinément le titre d’héritier présomptif, rejeter en outre toutes les demandes de subsides que lui soumit la reine, l’opinion publique reprit insensiblement confiance, et la Compagnie des lieux inconnus trouva plus de facilités à faire un second appel de fonds.

Au mois d’avril 1555, une charte royale constitua définitivement l’association. Les intéressés devaient élire vingt-huit conseillers qui choisiraient eux-mêmes quatre consuls. Quant à Sébastien Cabot, il avait été le premier instigateur du voyage ; le roi Philippe et la reine Marie voulurent qu’il fût aussi le premier gouverneur de la compagnie. La jouissance de cet office lui fut assurée, sa vie durant, « sans qu’on pût, sous aucun prétexte, l’en priver. » L’Edouard-Bonaventure ne fut pas seulement mis en état de reprendre la mer, on lui adjoignit un autre navire, le Philippe-et-Marie. Deux agens, Richard Gray et George Killingworth, s’embarquèrent avec Richard Chancelor, grand-pilote de la flotte, sur le premier de ces bâtimens. L’Édouard-Bonaventure devait seul pénétrer au fond de la Mer-Blanche ; le Philippe-et-Marie n’irait pas plus loin que Varduus. On espérait pouvoir lui procurer dans ce port même, entrepôt de la Laponie danoise, un complet chargement. La compagnie d’ailleurs ne se résignait pas à considérer dès ce jour la Speranza et la Confidentia comme irrévocablement perdus. Elle prescrivait à ses agens de ne rien négliger pour en retrouver les traces. Si l’on apprenait qu’un de ces bâtimens fût parvenu à gagner un mouillage qui se pût atteindre soit par terre, soit par mer, il faudrait sur le champ diriger de ce côté des secours. Sir Hugh Willoughby et ses compagnons n’avaient-ils pas le droit, quel qu’eût été leur sort, de compter sur la sollicitude de la compagnie ? Un des marchands, John Brooke, fixerait sa résidence à Varduus ; John Buckland, le maître de l’Edouard-Bonaventure, John Howlet et John Robins, le maître et le pilote du Philippe-et-Marie, aviseraient aux moyens de venir en aide à la Speranza et à la Confidentia ; Richard Gray et George Killingworth se rendraient, sous la conduite de Richard Chancelor, à la cour du tsar pour lui présenter la réponse que leurs majestés le roi et la reine d’Angleterre, à défaut d’Édouard VI, faisaient aux ouvertures apportées de Moscou. Datée du palais de Westminster, cette réponse fut écrite en grec, en polonais et en italien. Philippe et Marie, par la grâce de Dieu, roi et reine d’Angleterre, de France, de Naples, de Jérusalem et d’Irlande, défenseurs de la foi, princes d’Espagne et de Sicile, archiducs d’Autriche, ducs de Bourgogne, de Milan et de Brabant, comtes de Hapsbourg, de Flandre et de Tyrol, annonçaient à Ivan Vasilévitch le retour de l’Édouard-Bonaventure dans la Tamise. « Nous sommes informés, écrivaient au tsar les souverains anglais, par le rapport de notre digne et bien-aimé sujet Richard Chancelor, que votre majesté a daigné l’appeler en son impériale présence ; qu’elle l’a traité et festoyé avec une incroyable courtoisie. Nous avons en même temps reçu les lettres expédiées de votre palais de Moscou au mois de février 7063. Nous venons maintenant vous prier de nommer des commissaires qui puissent s’aboucher avec Richard Chancelor, George Killingworth et Richard Gray, porteurs de notre réponse. »

L’Édouard-Bonaventure, le Philippe-et-Marie firent voiles pour la côte du Finmark dans les premiers jours du mois de mai. Vers la fin de l’année 1555, on les vit tous les deux rentrer en Angleterre, non plus sous la conduite de Richard Chancelor, mais sous le commandement de l’ancien maître du Bonaventure, Stephen Burrough. Richard Chancelor, George Killingworth, Richard Gray, Henry Lane et Arthur Edwards avaient remonté la Dwina et ses tributaires jusqu’au 59e degré environ de latitude. Le 11 septembre 1555, la troupe anglaise débarquait dans la ville de Vologda, ayant fait près de 1,100 verstes sans sortir de sa barque, « tous en bonne santé, grâce a Dieu, à l’exception de William, le coq, qui, en partant de Colmogro, tomba du bateau dans le fleuve et ne reparut pas. » Le 28 septembre, les voyageurs se remettaient en route pour Moscou. La boue, cette boue tenace où les voitures entrent jusqu’au moyeu, les contraignit bientôt à revenir sur leurs pas. Il fallut décharger « le sucre de l’empereur. » Au temps de la gelée, le transport de ce don royal offert au tsar par la compagnie ne serait plus qu’un jeu pour les traîneaux. En automne, il était impossible de se frayer un chemin dans la fange avec un tel bagage. Le convoi allégé laissait fort à faire encore aux pauvres chevaux de poste ; mais rien n’est impossible en Russie quand le tsar commande. Les Anglais étaient annoncés, attendus à Moscou. ils y firent leur entrée le 4 octobre 1555. Le 10, on les introduisait dans le château Il rempli d’arquebusiers, » puis du château dans le palais ducal. Killingworth nous a laissé le récit de cette seconde entrevue ; sa déposition confirme de tout point celle de Chancelor. Ainsi que dans l’audience de 1553, les envoyés de la compagnie eurent à traverser plusieurs salles où se tenaient rangés de graves personnages aux longues robes tissues d’or. Sous ces somptueux vêtemens, ces bonnets de fourrures, ces joyaux et ces chaînes, Chancelor avait cru reconnaître le personnel habituel de la cour. Killingworth fut plus perspicace. De questions en questions, il finit par apprendre qu’il avait sous les yeux non pas des courtisans, mais de vieux bourgeois de Moscou, des marchands en crédit que la garde-robe impériale s’était fait un devoir d’ajuster de son mieux pour cette cérémonie. Dans la salle même où trônait l’empereur, l’assistance était autre. Là figuraient vraiment, sans avoir eu besoin de demander au trésor du tsar un éclat emprunté, les premiers dignitaires de l’empire. Tous se levèrent quand le secrétaire des étrangers fît entrer les Anglais. Le prince seul continua de rester assis. Ivan ne se soulevait lentement de son siège que quand le nom du roi ou de la reine étaient prononcés. Les interprètes traduisirent le discours que lui adressèrent en anglais les envoyés de la compagnie, et le tsar, avant de congédier les sujets de Philippe et de la reine Marie, daigna leur témoigner le plaisir qu’il éprouvait à les voir à sa cour en leur donnant sa main à baiser. Cette fois encore l’audience fut suivie d’un dîner que présida Ivan Vasilévitch.

Nous connaissons déjà par la relation de Chancelor la cérémonie toute patriarcale de ces banquets. Désignés par les Russes sous le nom de ghosti carabelski, c’est-à-dire « étrangers des vaisseaux, » les Anglais furent placés à une table dressée au milieu de la chambre. Ils faisaient ainsi face au prince. A chaque instant, Ivan leur envoyait de grands plats d’or massif, désignant celui à qui le plat était destiné par son nom de baptême : Richard, George, Henry, Arthur. Le dîner terminé, l’empereur fit approcher ses hôtes et, de sa propre main, offrit à chacun d’eux une coupe qu’il avait fait remplir d’hydromel jusqu’au bord. La barbe de Killingworth, barbe épaisse, large et rousse, dont la longueur atteignait 5 pieds 2 pouces anglais, pendait en ce moment au-dessus de la table. L’empereur la prit dans sa main, la souleva comme pour la peser, puis la passa en riant au métropolitain. L’évêque, lui, ne rit pas ; il bénit gravement la barbe de Killingworth, et se contenta d’ajouter ces simples mots en russe : « Ceci est un don de Dieu. » Les Anglais furent ensuite reconduits à leur logis, ainsi que l’avait été deux années auparavant Chancelor. Un nombreux et brillant cortège les accompagnait, pendant que toute une armée de valets portait devant eux les pots de boisson et les plats de viande destinés à leur usage.

Dès le lendemain de cette entrevue, Richard Gray et George Killingworth dressèrent par écrit la demande de leur privilège. Les lettres patentes du tsar ne leur furent pas délivrées avant la fin du mois de novembre ; mais, pour s’être fait attendre, la réponse n’en était pas moins de nature à satisfaire pleinement la compagnie. Rien dans l’acte auquel le tsar venait d’apposer sa signature n’avait été omis de ce qui pouvait garantir la sécurité ou les intérêts des sujets de la reine. A dater de ce jour, les Anglais pouvaient hardiment débarquer sur les côtes de l’empire russe, s’établir où il leur conviendrait, à Vologda ou à Colmogro, aller même plus avant, circuler à leur gré, soit à l’est, soit à l’ouest, trafiquer partout, en un mot, sans droits et sans entraves, — pourvu que ce fût au nom de Sébastien Cabot, de sir George Barnes et des autres consuls de la Compagnie Moscovite, — car tel était le nom que porterait désormais la Compagnie des lieux inconnus.

Charte plus libérale, concession plus complète, ne furent pas souvent obtenues par une société de commerce. A Moscou comme à Londres, il avait fallu peu de temps pour comprendre l’intérêt capital des deux peuples et des deux couronnes à seconder par une mutuelle bonne foi le développement des relations nouvelles. Les attaques des pirates, les accidens de mer, les naufrages, si ces événemens avaient lieu sur les côtes relevant de l’autorité du tsar, étaient autant de risques que les lettres patentes s’efforçaient d, atténuer. Le tsar restituerait ce que la mer n’aurait pas englouti ; il ferait réparation des dommages causés par ses sujets. Cet engagement était à peine signé qu’Ivan IV trouvait l’occasion de montrer la fidélité qu’il entendait mettre à le remplir. Les pêcheurs russes venaient en effet de découvrir dans la Varsina les deux navires qui s’y étaient réfugiés au mois de septembre 1553.

L’hiver polaire avait fait son œuvre. Ni sur la Speranza, ni sur la Confidentia, il ne restait un seul être vivant. Le journal de sir Hugh s’arrêtait aux premiers jours d’octobre. Le vaillant homme de guerre eût-il eu le courage de décrire heure par heure la lente agonie de son équipage ? Probablement il n’en eut pas la force. La lutte pourtant fut longue. Au mois de janvier 1554, le neveu de sir Hugh, Gabriel Willoughby, signait encore d’une main défaillante un testament qui fut retrouvé avec son cadavre sur la Speranza. Les Anglais, quelques Anglais du moins, avaient donc résisté, pendant plus de trois mois, à une température qui faisait reculer les Lapons eux-mêmes jusqu’aux lacs où ils vont, dès la fin de l’automne, se blottir et se cacher sous terre. Fut-ce la faim ou le froid qui acheva les malheureux marins ? Les annales de la compagnie sont muettes à cet égard. Willoughby et ses compagnons souffrirent sans témoins, moururent sans laisser à leurs compatriotes la suprême et amère douceur de savoir au moins comment ils étaient morts. Où reposent leurs dépouilles ? Ce n’est probablement pas sur une terre anglaise. Le gouvernement russe cependant avait tenu parole. A peine avisé de la désastreuse découverte, il s’était empressé d’en faire part à George Killingworth, et George de son côté en avait transmis de Moscou la nouvelle à Londres. « La compagnie pouvait envoyer prendre dans le havre de la Varsina, à quelques lieues à l’orient de Kégor[12], les deux navires anglais, les cadavres de ceux qui les avaient montés et la majeure partie des marchandises fort heureusement échappées au pillage. » Au moment où cette lettre parvenait à sa destination, l’Edouard-Bonaventure, le Philippe-et-Marie, rentrés dans la Tamise, se préparaient déjà pour une troisième campagne. Sur les informations données par Killingworth, on mit en supplément à bord de ces navires des maîtres et des matelots destinés à ramener en Angleterre les deux vaisseaux restitués à la compagnie. Les tristes prévisions de sir Henry Sidney s’étaient réalisées : dans l’entreprise si longtemps méditée par Sébastien Cabot, les intéressés avaient mis quelque argent, les marins avaient joué leur vie ; près des deux tiers l’avaient perdue. Que de deuils dans ces quelques mots ! En pareille occurrence, les chefs seuls ont la chance de revivre tôt ou tard pour la postérité. Les autres meurent sans nom ; mais on s’abuserait étrangement si l’on croyait que leur mort n’a pas fait aussi couler quelques larmes. A tout ce qui tombe répond sur cette terre un gémissement. Nothing dies but something mourns. Nous l’oublions trop quand nous racontons des batailles, des naufrages ou des catastrophes comme celle qui atteignit en 1554 les deux vaisseaux de Willoughby.

Sébastien Cabot ne voyait que le succès déjà obtenu ; il ne voulait pas songer au prix dont il avait fallu le payer. Loin de renoncer à son premier projet, il s’y opiniâtrait, le reprenait au point où l’avait conduit l’Edouard-Bonaventure et recommandait encore à Killingworth, le marchand drapier de Londres, « de s’enquérir de la façon dont on pouvait passer de Russie par terre ou par mer au Cathay. » Il faisait plus, il confiait à Stephen Burrough le soin de reconnaître les ports de la côte de Norvège, la baie Saint-Nicolas, le pays des Lapons et celui que les Samoïèdes habitaient, disait-on, sur les bords de l’Oby.


E. JURIEN DE LÀ GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Chronique de Mathieu Paris.
  3. La ville de Neustadt, dont il est ici question, paraît être Wienerisch-Neustadt, place forte des états autrichiens, située par 47° 49’ de latitude nord, et 13° 55’ de longitude est.
  4. Djinghis-khan était mort en 1227, laissant pour héritier Oktaï, son fils aîné. Oktaï, aptes avoir conquis les provinces septentrionales de la Chine, envoya son neveu Bâti soumettre les provinces au nord de la mer Caspienne.
  5. Pskof ou Pleskof, à 270 kilomètres sud-sud-ouest de Saint-Pétersbourg, par 59° 49’ de latitude nord et 20° de longitude est.
  6. Kholmogori dans le gouvernement d’Arkhangel, bâtie à 100 verstes de la mer, sur une île de la Dwina. Cette ville compte aujourd’hui 500 habitans. Nous lui conserverons le nom de Colmogro, sous lequel nous l’ont fait connaître les Anglais, qui la plaçaient alors par 64° 25’ de latitude nord, d’après les observations de Stephen Burrough.
  7. Sous le parallèle de 70 degrés, le soleil reste sur l’horizon sans se coucher, du 16 mai au 26 juillet. Le 26 juillet, il se couche un instant et reparaît aussitôt. Du 26 juillet au 18 septembre, le soleil se couche de plus en plus tôt et se lève de plus en plus tard ; mais la nuit réelle n’est jamais complète. Quand l’astre disparaît, il laisse derrière lui une lueur crépusculaire dont la teinte va s’assombrissant jusqu’à minuit, et s’éclaircit de nouveau graduellement depuis minuit jusqu’au lever du soleil. L’obscurité à l’heure de minuit gagne, de jour en jour, en intensité, sans jamais devenir totale. Le 18 septembre, à minuit, on peut observer un instant de nuit réelle.
  8. Otesara ; suivant les Anglais, un roi qui ne paie de tribut à personne.
  9. Leo village et le port de Nenoksa se trouvent à 20 milles dans l’ouest du monastère de Saint-Nicolas. Plus habiles encore que nous ne le sommes nous-mêmes à défigurer les noms étrangers, les Anglais ont appelé ce village russe le village de Newnox.
  10. La verste russe est de 1,067 mètres. Le mille marin de 1,852.
  11. Rostof, ville du gouvernement de Jaroslaf sur la rive nord-ouest du lac Néro, ancienne capitale du pays des Tchouds.
  12. Kegor, — aujourd’hui Baie de Vaid, — près de la pointe Kekowski et du cap Nametzki, est une petite baie d’un mille environ de profondeur, jadis très fréquentée par les pêcheurs de la côte de Laponie. Stephen Burrough y mouilla le 30 juin 1557. La latitude du, cap Nametzki est de 69° 58’, la longitude 29° 34’ est.