Les Martyrs/Livre premier

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Garnier frères (4p. 15-28).


LES MARTYRS
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Livre Premier.

Invocation. Exposition. Dioclétien tient les rênes de l’empire romain. Sous le gouvernement de ce prince, les temples du vrai Dieu commencent à disputer l’encens aux temples des idoles. L’enfer se prépare à livrer un dernier combat pour renverser les autels du Fils de l’Homme. L’Éternel permet aux démons de persécuter l’Église, afin d’éprouver les fidèles ; mais les fidèles sortiront triomphants de cette épreuve ; l’étendard du salut sera placé sur le trône de l’univers ; le monde devra cette victoire à deux victimes que Dieu a choisies. Quelles sont ces victimes ? Apostrophe à la Muse qui les va faire connoître. Famille d’Homère. Démodocus, dernier descendant des Homérides, prêtre d’Homère au temple de ce poëte, sur le mont Ithome, en Messénie. Description de la Messénie. Démodocus consacre au culte des Muses sa fille unique Cymodocée, afin de la dérober aux poursuites d’Hiéroclès, proconsul d’Achaïe, et favori de Galérius. Cymodocée va seule avec sa nourrice à la fête de Diane-Limmatide : elle s’égare ; elle rencontre un jeune homme endormi au bord d’une fontaine. Eudore reconduit Cymodocée chez Démodocus. Démodocus part avec sa fille pour aller offrir des présents à Eudore et remercier la famille Lasthénès.

Je veux raconter les combats des chrétiens et la victoire que les fidèles remportèrent sur les esprits de l’abîme par les efforts glorieux de deux époux martyrs.

Muse céleste[1], vous qui inspirâtes le poëte de Sorrente et l’aveugle d’Albion, vous qui placez votre trône solitaire sur le Thabor, vous qui vous plaisez aux pensées sévères, aux méditations graves et sublimes, j’implore à présent votre secours. Enseignez-moi sur la harpe de David les chants que je dois faire entendre ; donnez surtout à mes yeux quelques-unes de ces larmes que Jérémie versoit sur les malheurs de Sion : je vais dire les douleurs de l’Église persécutée !

Et toi, vierge du Pinde, fille ingénieuse de la Grèce, descends à ton tour du sommet de l’Hélicon : je ne rejetterai point les guirlandes de fleurs dont tu couvres les tombeaux, ô riante divinité de la Fable, toi qui n’as pu faire de la mort et du malheur même une chose sérieuse ! Viens, Muse des mensonges, viens lutter avec la Muse des vérités. Jadis on lui fit souffrir en ton nom des maux cruels ; orne aujourd’hui son triomphe par ta défaite, et confesse qu’elle étoit plus digne que toi de régner sur la lyre.

Neuf fois l’Église de Jésus-Christ avoit vu les esprits de l’abîme conjurés contre elle ; neuf fois ce vaisseau, qui ne doit point périr, étoit échappé au naufrage. La terre reposoit en paix. Dioclétien tenoit dans ses mains habiles le sceptre du monde. Sous la protection de ce grand prince, les chrétiens jouissoient d’une tranquillité qu’ils n’avoient point connue jusque alors. Les autels du vrai Dieu commençoient à disputer l’encens aux autels des idoles ; le troupeau des fidèles augmentoit chaque jour ; les honneurs, les richesses et la gloire n’étoient plus le seul partage des adorateurs de Jupiter : l’enfer, menacé de perdre son empire, voulut interrompre le cours des victoires célestes. L’Éternel, qui voyoit les vertus des chrétiens s’affoiblir dans la prospérité, permit aux démons de susciter une persécution nouvelle ; mais par cette dernière et terrible épreuve la croix devoit être enfin placée sur le trône de l’univers, et les temples des faux dieux dévoient rentrer dans la poudre.

Comment l’antique ennemi du genre humain fit-il servir à ses projets les passions des hommes et surtout l’ambition et l’amour ? Muse, daignez m’en instruire. Mais auparavant faites-moi connoître la vierge innocente et le pénitent illustre qui brillèrent dans ce jour de triomphe et de deuil : l’une fut choisie du ciel chez les idolâtres, l’autre parmi le peuple fidèle, pour être les victimes expiatoires des chrétiens et des gentils.

Démodocus étoit le dernier descendant d’une de ces familles Homérides qui habitoient autrefois l’île de Chio, et qui prétendoient tirer leur origine d’Homère. Ses parents l’avoient uni dans sa jeunesse à la fille de Cléobule de Crète, Épicharis, la plus belle des vierges qui dansoient sur les gazons fleuris, au pied du mont Talée, chéri de Mercure. Il avoit suivi son épouse à Gortynes, ville bâtie par le fils de Rhadamante, au bord du Léthé, non loin du platane qui couvrit les amours d’Europe et de Jupiter. Après que la lune eut éclairé neuf fois les antres des Dactyles, Épicharis alla visiter ses troupeaux sur le mont Ida. Saisie tout à coup des douleurs maternelles, elle mit au jour Cymodocée, dans le bois sacré où les trois vieillards de Platon s'étoient assis pour discourir sur les lois : les augures déclarèrent que la fille de Démodocus deviendroit célèbre par sa sagesse.

Bientôt après, Épicharis perdit la douce lumière des cieux. Alors Démodocus ne vit plus les eaux du Léthé qu'avec douleur ; toute sa consolation étoit de prendre sur ses genoux le fruit unique de son hymen, et de regarder, avec un sourire mêlé de larmes, cet astre charmant qui lui rappeloit la beauté d'Épicharis.

Or, dans ce temps-là les habitants de la Messénie faisoient élever un temple à Homère ; ils proposèrent à Démodocus d'en être le grand-prêtre. Démodocus accepta leur offre avec joie, content d'abandonner un séjour que la colère céleste lui avoit rendu insupportable. Il fit un sacrifice aux mânes de son épouse, aux fleuves nés de Jupiter, aux nymphes hospitalières de l'Ida, aux divinités protectrices de Gortynes, et il partit avec sa fille, emportant ses pénates et une petite statue d'Homère.

Poussé par un vent favorable, son vaisseau découvre bientôt le promontoire du Ténare, et suivant les côtes d'Œtylos, de Thalames et de Leuctres, il vient jeter l'ancre à l'ombre du bois de Chœrius. Les Messéniens, peuple instruit par le malheur, reçurent Démodocus comme le descendant d'un dieu. Ils le conduisirent en triomphe au sanctuaire consacré à son divin aïeul.

On y voyoit le poëte représenté sous la figure d'un grand fleuve, où d'autres fleuves venoient remplir leurs urnes. Le temple dominoit la ville d'Épaminondas ; il étoit bâti dans un vieux bois d'oliviers, sur le mont Ithome, qui s'élève isolé, comme un vase d'azur, au milieu des champs de la Messénie. L'oracle avoit ordonné de creuser les fondements de l'édifice au même lieu qu'Aristomène avoit choisi pour enterrer l'urne d'airain à laquelle le sort de sa patrie étoit attaché. La vue s'étendoit au loin sur des campagnes plantées de hauts cyprès, entrecoupées de collines et arrosées par les flots de l'Amphise, du Pamysus et du Balyra, où l'aveugle Tamyris laissa tomber sa lyre. Le laurier-rose et l'arbuste aimé de Junon bordoient de toutes parts le lit des torrents et le cours des sources et des fontaines : souvent, au défaut de l'onde épuisée, ces buissons parfumés dessinoient dans les vallons comme des ruisseaux de fleurs, et remplaçoient la fraîcheur des eaux par celle de l'ombre. Des cités, des monuments des arts, des ruines, se montroient dispersés çà et là sur le tableau champêtre : Andanies témoin des pleurs de Mérope, Tricca qui vit naître Esculape, Gérénie qui conserve le tombeau de Machaon, Phères où le prudent Ulysse reçut d'Iphitus l'arc fatal aux amants de Pénélope, et Stényclare retentissant des chants de Tyrtée. Ce beau pays, jadis soumis au sceptre de l’antique Nélée, présentoit ainsi, du haut de l’Ithome et du péristyle du temple d’Homère, une corbeille de verdure de plus de huit cents stades de tour. Entre le couchant et le midi, la mer de Messénie formoit une brillante barrière ; à l’orient et au septentrion, la chaîne du Taygète, les sommets du Lycée et les montagnes de l’Élide arrêtoient les regards. Cet horizon, unique sur la terre, rappeloit le triple souvenir de la vie guerrière, des mœurs pastorales et des fêtes d’un peuple qui comptoit les malheurs de son histoire par les époques de ses plaisirs.

Quinze ans s’étoient écoulés depuis la dédicace du temple. Démodocus vivoit paisiblement retiré à l’autel d’Homère. Sa fille Cymodocée croissoit sous ses yeux, comme un jeune olivier qu’un jardinier élève avec soin au bord d’une fontaine, et qui est l’amour de la terre et du ciel. Rien n’auroit troublé la joie de Démodocus s’il avoit pu trouver pour sa fille un époux qui l’eût traitée avec toutes sortes d’égards, après l’avoir emmenée dans une maison pleine de richesses ; mais aucun gendre n’osoit se présenter, parce que Cymodocée avoit eu le malheur d’inspirer de l’amour à Hiéroclès, proconsul d’Achaïe et favori de Galérius ; Hiéroclès avoit demandé Cymodocée pour épouse ; la jeune Mcssénienne avoit supplié son père de ne point la livrer à ce Romain impie, dont le seul regard la faisoit frémir. Démodocus avoit aisément cédé aux prières de sa fille : il ne pouvoit confier le sort de Cymodocée à un barbare soupçonné de plusieurs crimes, et qui par des traitements inhumains avoit précipité une première épouse au tombeau.

Ce refus, en blessant l’orgueil du proconsul, n’avoit fait qu’irriter sa passion : il avoit résolu d’employer pour saisir sa proie tous les moyens que donne la puissance unie à la perversité. Démodocus, afin de dérober sa fille à l’amour d’Hiéroclès, l’avoit consacrée aux Muses. Il l’instruisoit de tous les usages des sacrifices : il lui montroit à choisir la génisse sans tache, à couper le poil sur le front des taureaux, à le jeter dans le feu, à répandre l’orge sacrée ; il lui apprenoit surtout à toucher la lyre, charme des infortunés mortels. Souvent assis avec cette fille chérie sur un rocher élevé, au bord de la mer, ils chantoient quelques morceaux choisis de l’Illiade et de l’Odyssée : la tendresse d’Andromaque, la sagesse de Pénélope, la modestie de Nausicaa ; ils disoient les maux qui sont le partage des enfants de la terre : Agamemnon sacrifié par son épouse ; Ulysse demandant l’aumône à la porte de son palais ; ils s’attendrissoient sur le sort de celui qui meurt loin de sa patrie, sans avoir revu la fumée de ses foyers paternels ; et vous aussi, jeunes hommes, ils vous plaignoient, vous qui gardiez les troupeaux des rois vos pères, et qu’une occupation si innocente ne put sauver des terribles mains d’Achille !

Nourrie des plus beaux souvenirs de l’antiquité dans la docte familiarité des Muses, Cymodocée développoit chaque jour de nouveaux charmes. Démodocus, consommé dans la sagesse, cherchoit à tempérer cette éducation toute divine en inspirant à sa fille le goût d’une aimable simplicité. Il aimoit à la voir quitter son luth pour aller remplir une urne à la fontaine, ou laver les voiles du temple au courant d’un fleuve. Pendant les jours de l’hiver, lorsque, adossée contre une colonne, elle tournoit ses fuseaux à la lueur d’une flamme éclatante, il lui disoit :

« Cymodocée, j’ai cherché dès ton enfance à t’enrichir de vertus et de tous les dons des Muses, car il faut traiter notre âme, à son arrivée dans notre corps, comme un céleste étranger que l’on reçoit avec des parfums et des couronnes. Mais, ô fille d’Épicharis, craignons l’exagération, qui détruit le bon sens ; prions Minerve de nous accorder la raison, qui produira dans notre naturel cette modération, sœur de la vérité, sans laquelle tout est mensonge. »

Ainsi de belles images et de sages propos charmoient et instruisoient Cymodocée. Quelque chose des Muses auxquelles elle étoit consacrée avoit passé sur son visage, dans sa voix et dans son cœur. Quand elle baissoit ses longues paupières, dont l’ombre se dessinoit sur la blancheur de ses joues, on eût cru voir la sérieuse Melpomène ; mais quand elle levoit les yeux, vous l’eussiez prise pour la riante Thalie. Ses cheveux noirs ressembloient à la fleur d’hyacinthe, et sa taille au palmier de Délos. Un jour elle étoit allée au loin cueillir le dictame avec son père. Pour découvrir cette plante précieuse, ils avoient suivi une biche blessée par un archer d’Œchalie ; on les aperçut sur le sommet des montagnes : le bruit se répandit aussitôt que Nestor et la plus jeune de ses filles, la belle Polycaste, étoient apparus à des chasseurs dans les bois d’Ira.

La fête de Diane Limnatide approchoit, et l’on se préparoit à conduire la pompe accoutumée sur les confins de la Messénie et de la Laconie. Cette pompe, cause funeste des guerres antiques de Lacédémone et de Messène, n’attiroit plus que de paisibles spectateurs. Cymodocée fut choisie des vieillards pour conduire le chœur des jeunes filles qui dévoient présenter les offrandes à la chaste sœur d’Apollon. Dans la naïveté de sa joie, elle s’applaudissoit de ces honneurs, parce qu’ils rejaillissoient sur son père : pourvu qu’il entendît les louanges qu’on donnoit à sa fille, qu’il touchât les couronnes qu’elle avoit gagnées, il ne demandoit pas d’autre gloire ni d’autre bonheur.

Démodocus, retenu par un sacrifice qu’un étranger étoit venu offrir à Homère, ne put accompagner sa fille à Limné. Elle se rendit seule à la fête avec sa nourrice Euryméduse, fille d’Alcimédon de Naxos. Le vieillard étoit sans inquiétude, parce que le proconsul d’Achaïe se trouvoit alors à Rome auprès de César Galérius. Le temple de Diane s’élevoit à la vue du golfe de Messénie, sur une croupe du Taygète, au milieu d’un bois de pins, aux branches desquels les chasseurs avoient suspendu la dépouille des bêtes sauvages. Les murs de l’édifice avoient reçu du temps cette couleur de feuilles séchées que le voyageur observe encore aujourd’hui dans les ruines de Rome et d’Athènes. La statue de Diane, placée sur un autel au milieu du temple, étoit le chef-d’œuvre d’un sculpteur célèbre. Il avoit représenté la fille de Latone debout, un pied en avant, saisissant de la main droite une flèche dans son carquois suspendu à ses épaules, tandis que la biche Cérynide, aux cornes d’or et aux pieds d’airain, se réfugioit sous l’arc que la déesse tenoit dans sa main gauche abaissée.

Au moment où la lune, au milieu de sa course, laissa tomber ses rayons sur le temple, Cymodocée, à la tête de ses compagnes, égales en nombre aux nymphes Océanies, entonna l’hymne à la Vierge Blanche. Une troupe de chasseurs répondoit à la voix des jeunes filles :

« Formez, formez la danse légère ! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré !

« Diane, souveraine des forêts, recevez les vœux que vous offrent des vierges choisies, des enfants chastes, instruits par les vers de la Sibylle. Vous naquîtes sous un palmier, dans la flottante Délos. Pour charmer les douleurs de Latone, des cygnes firent sept fois en chantant le tour de l’île harmonieuse. Ce fut en mémoire de leurs chants que votre divin frère inventa les sept cordes de la lyre.

« Formez, formez la danse légère ! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré.

« Vous aimez les rives des fleuves, l’ombrage des bois, les forets du Cragus verdoyant, du frais Algide et du sombre Érymanthe. Diane, qui portez l’arc redoutable ; Lune, dont la tête est ornée du croissant ; Hécate, armée du serpent et du glaive, faites que la jeunesse ait des mœurs pures, la vieillesse, du repos, et la race de Nestor, des fils, des richesses et de la gloire !

« Formez, formez la danse légère ! Doublez, ramenez le chœur, le chœur sacré ! »

En achevant cet hymne, les jeunes filles ôtèrent leurs couronnes de laurier, et les suspendirent à l’autel de Diane, avec les arcs des chasseurs.

Un cerf blanc fut immolé à la reine du silence. La foule se sépara, et Cymodocée, suivie de sa nourrice, prit un sentier qui la devoit conduire chez son père.

C’étoit une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce : ce n’étoient point des ténèbres, c’étoit seulement l’absence du jour. L’air étoit doux comme le lait et le miel, et l’on sentoit à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonides et d’Acritas, la mer de Messénie, brilloient de la plus tendre lumière ; une flotte ionienne baissoit ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier ; Alcyon gémissoit doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportoit à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune ; assis dans la vallée, le berger contemploit la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissoit dans son cœur.

La jeune prêtresse des Muses marchoit en silence le long des montagnes. Ses yeux erroient avec ravissement sur ces retraites enchantées, où les anciens avoient placé le berceau de Lycurgue et celui de Jupiter pour enseigner que la religion et les lois doivent marcher ensemble et n’ont qu’une même origine. Remplie d’une frayeur religieuse, chaque mouvement, chaque bruit devenoit pour elle un prodige ; le vague murmure des mers étoit le sourd rugissement des lions de Cybèle descendue dans le bois d’Œchalie, et les rares gémissements du ramier étoient les sons du cor de Diane chassant sur les hauteurs de Thuria.

Elle avance, et d’aimables souvenirs, en remplaçant ses craintes, viennent occuper sa mémoire : elle se rappelle les antiques traditions de l’île fameuse où elle reçut la lumière, le Labyrinthe, dont la danse des jeunes Cretoises imitoit encore les détours, l’ingénieux Dédale, l’imprudent Icare, Idoménée et son fils, et surtout les deux sœurs infortunées, Phèdre et Ariadne. Tout à coup elle s’aperçoit qu’elle a perdu le sentier de la montagne et qu’elle n’est plus suivie de sa nourrice : elle pousse un cri qui se perd dans les airs ; elle implore les dieux des forêts, les napées, les dryades : ils ne répondent point à sa voix, et elle croit que ces divinités absentes sont rassemblées dans les vallons du Ménale, où les Arcadiens leur offrent des sacrifices solennels. Cymodocée entendit de loin le bruit des eaux : aussitôt elle court se mettre sous la protection de la naïade jusqu’au retour de l’aurore.

Une source d’eau vive, environnée de hauts peupliers, tomboit à grands flots d’une roche élevée ; au-dessus de cette roche on voyoit un autel dédié aux nymphes, où les voyageurs offroient des vœux et des sacrifices. Cymodocée alloit embrasser l’autel et supplier la divinité de ce lieu de calmer les inquiétudes de son père, lorsqu’elle aperçut un jeune homme qui dormoit appuyé contre un rocher. Sa tête inclinée sur sa poitrine et penchée sur son épaule gauche étoit un peu soutenue par le bois d’une lance ; sa main, jetée négligemment sur cette lance, tenoit à peine la laisse d’un chien qui sembloit prêter l’oreille à quelque bruit ; la lumière de l’astre de la nuit, passant entre les branches de deux cyprès, éclairoit le visage du chasseur : tel un successeur d’Apelles a représenté le sommeil d’Endymion. La fille de Démodocus crut en effet que ce jeune homme étoit l’amant de la reine des forêts : une plainte du zéphyr lui parut être un soupir de la déesse, et elle prit un rayon fugitif de la lune dans le bocage pour le bord de la tunique blanche de Diane qui se retiroit. Épouvantée, craignant d’avoir troublé les mystères, Cymodocée tombe à genoux, et s’écrie :

« Redoutable sœur d’Apollon, épargnez une vierge imprudente ; ne la percez pas de vos flèches ! Mon père n’a qu’une fille, et jamais ma mère, déjà tombée sous vos coups, ne fut orgueilleuse de ma naissance ! »

À ces cris le chien aboie, le chasseur se réveille. Surpris de voir cette jeune fille à genoux, il se lève précipitamment :

« Comment ! dit Cymodocée confuse et toujours à genoux, est-ce que tu n’es pas le chasseur Endymion ? »

« Et vous, dit le jeune homme non moins interdit, est-ce que vous n’êtes pas un ange ? »

« Un ange ! » reprit la fille de Démodocus.

Alors l’étranger, plein de trouble :

« Femme, levez -vous : on ne doit se prosterner que devant Dieu. »

Après un moment de silence, la prêtresse des Muses dit au chasseur :

« Si tu n’es pas un dieu caché sous la forme d’un mortel, tu es sans doute un étranger que les satyres ont égaré comme moi dans les bois. Dans quel port est entré ton vaisseau ? Viens-tu de Tyr, si célèbre par la richesse de ses marchands ? Viens-tu de la charmante Corinthe, où tes hôtes t’auront fait de riches présents ? Es-tu de ceux qui trafiquent sur les mers jusqu’aux colonnes d’Hercule ? Suis-tu le cruel Mars dans les combats, ou plutôt n’es-tu pas le fils d’un de ces mortels, jadis décorés du sceptre, qui régnoient sur un pays fertile en troupeaux et chéri des dieux ? »

L’étranger répondit :

« Il n’y a qu’un Dieu, maître de l’univers, et je ne suis qu’un homme


Entrevue d’Eudore et de Cymodocée



plein de trouble et de foiblesse. Je m’appelle Eudore : je suis fils de Lasthénès. Je revenois de Thalames, je retournois chez mon père ; la nuit m’a surpris : je me suis endormi au bord de cette fontaine. Mais vous, comment êtes-vous seule ici ? Que le ciel vous conserve la pudeur, la plus belle des craintes après celle de Dieu ! »

Le langage de cet homme confondoit Cymodocée. Elle sentoit devant lui un mélange d’amour et de respect, de confiance et de frayeur. La gravité de sa parole et la grâce de sa personne formoient à ses veux un contraste extraordinaire. Elle entrevoyoit comme une nouvelle espèce d’hommes plus noble et plus sérieuse que celle qu’elle avoit connue jusque alors. Croyant augmenter l’intérêt qu’Eudore paroissoit prendre à son malheur, elle lui dit :

« Je suis fille d’Homère, aux chants immortels. »

L’étranger se contenta de répliquer :

« Je connois un plus beau livre que le sien. »

Déconcertée par la brièveté de cette réponse, Cymodocée dit en elle-même :

« Ce jeune homme est de Sparte. »

Puis il raconta son histoire. Le fils de Lasthénès dit :

« Je vais vous reconduire chez votre père. »

Et il se mit à marcher devant elle.

La fille de Démodocus le suivoit : on entendoit le frémissement de son haleine, car elle trembloit. Pour se rassurer un peu, elle essaya de parler : elle hasarda quelques mots sur les charmes de la Nuit sacrée, épouse de l’Érèbe et mère des Hespérides et de l’Amour. Mais son guide l’interrompant :

« Je ne vois que des astres, qui racontent la gloire du Très-Haut. »

Ces paroles jetèrent de nouveau la confusion dans le cœur de la prêtresse des Muses. Elle ne savoit plus que penser de cet Inconnu qu’elle avoit pris d’abord pour un immortel. Étoit-ce un impie qui erroit la nuit sur la terre, haï des hommes et poursuivi par les dieux ? Étoit-ce un pirate descendu de quelque vaisseau pour ravir les enfants à leurs pères ? Cymodocée commençoit à sentir une vive frayeur qu’elle n’osoit toutefois laisser paroître. Son étonnement n’eut plus de bornes lorsqu’elle vit son guide s’incliner devant un esclave délaissé qu’ils trouvèrent au bord d’un chemin, l’appeler son frère et lui donner son manteau pour couvrir sa nudité.

« Étranger, dit la fille de Démodocus, tu as cru sans doute que cet esclave étoit quelque dieu caché sous la figure d’un mendiant pour éprouver le cœur des mortels ? »

« Non, répondit Eudore, j’ai cru que c’étoit un homme. »

Cependant un vent frais se leva du côté de l’orient. L’aurore ne tarda pas à paroître. Bientôt sortant des montagnes de la Laconie, sans nuage et dans une simplicité magnifique, le soleil, agile et rayonnant, monta dans les cieux. À l’instant même, s’élançant d’un bois voisin, Euryméduse, les bras ouverts, se précipite vers Cymodocée.

« Ô ma fille ! s’écrie-t-elle, quelle douleur tu m’as causée ! J’ai rempli l’air de mes sanglots. J’ai cru que Pan t’avoit enlevée. Ce dieu dangereux est toujours errant dans les forêts ; et quand il a dansé avec le vieux Silène, rien ne peut égaler son audace. Comment aurois-je pu reparoître sans toi devant mon cher maître ? Hélas ! j’étois encore dans ma première jeunesse lorsque, me jouant sur le rivage de Naxos, ma patrie, je fus tout à coup enlevée par une troupe de ces hommes qui parcourent l’empire de Thétis à main armée et qui font un riche butin ! Ils me vendirent à un port de Crète, éloigné de Cortynes de tout l’espace qu’un homme en marchant avec vitesse peut parcourir entre la troisième veille et le milieu du jour. Ton père étoit venu à Lébène pour échanger des blés de Théodosie contre les tapis de Milet. Il m’acheta des mains des pirates : le prix fut deux taureaux qui n’avoient pas encore tracé les sillons de Cérès. Dans la nuit, ayant reconnu ma fidélité, il me plaça aux portes de sa chambre nuptiale. Lorsque les cruelles Ilithyes eurent fermé les yeux d’Épicharis, Démodocus te remit entre mes bras afin que je te servisse de mère. Que de peines ne m’as-tu point causées dans ton enfance ! Je passois les nuits auprès de ton berceau, je te balançois sur mes genoux ; tu ne voulois prendre de nourriture que de ma main, et quand je te quittois un instant, tu poussois des cris. »

En prononçant ces mots, Euryméduse serroit Cymodocée dans ses bras, et ses larmes mouilloient la terre. Cymodocée, attendrie par les caresses de sa nourrice, l’embrassoit aussi en pleurant ; et elle disoit :

« Ma mère, c’est Eudore, le fils de Lasthénès. »

Le jeune homme, appuyé sur sa lance, regardoit cette scène avec un sourire ; le sérieux naturel de son visage avoit fait place à un doux attendrissement. Mais tout à coup, rappelant sa gravité :

« Fille de Démodocus, dit-il, voilà votre nourrice ; l’habitation de votre père n’est pas éloignée. Que Dieu ait pitié de votre âme ! »

Sans attendre la réponse de Cymodocée, il part comme un aigle. La prêtresse des Muses, instruite dans l’art des augures, ne douta plus que le chasseur ne fût un des immortels : elle détourna la tête, dans la crainte de voir le dieu et de mourir. Ensuite elle se hâta de gravir le mont Ithome, et passant les fontaines d’Arsinoé et de Clepsydra, elle frappe au temple d’Homère. Le vieux pontife avoit erré toute la nuit dans les bois ; il avoît envoyé des esclaves à Leuctres, à Phères, à Limné. L’absence du proconsul d’Achaïe ne suffisoit plus pour rassurer la tendresse paternelle : Démodocus craignoit à présent les violences d’Hiéroclès, bien que cet impie fût à Rome, et il n’entrevoyoit que des maux pour sa chère Cymodocée. Lorsqu’elle arriva avec sa nourrice, ce père malheureux étoit assis à terre près du foyer ; la tête couverte d’un pan de sa robe, il arrosoit les cendres de ses pleurs. À l’apparition subite de sa fille, il est prêt de mourir de joie. Cymodocée se jette dans ses bras ; et pendant quelques moments on n’entendit que des sanglots entrecoupés : tels sont les cris dont retentit le nid des oiseaux lorsque la mère apporte la nourriture à ses petits. Enfin, suspendant ses larmes :

« Ô mon enfant ! dit Démodocus, quel dieu t’a rendue à ton père ? Comment t’avois-je laissée aller seule au temple ? J’ai craint nos ennemis ; j’ai craint les satellites d’Hiéroclès, qui méprise les dieux et se rit des larmes des pères. Mais j’aurois traversé la mer ; je serois allé me jeter aux pieds de César ; je lui aurois dit : « Rends-moi ma Cymodocée ou ôte-moi la vie. » On auroit vu ton père racontant sa douleur au soleil, et te cherchant par toute la terre, comme Cérès lorsqu’elle redemandoit sa fille, que Pluton lui avoit ravie. La destinée d’un vieillard qui meurt sans enfants est digne de pitié. On s’éloigne de son corps, objet de la dérision de la jeunesse : « Ce vieillard, dit-on, étoit un impie, les dieux ont retranché sa race ; il n’a pas laissé de fils pour l’ensevelir. »

Alors Cymodocée, flattant son vieux père de ses belles mains et caressant sa barbe argentée :

« Mon père, chantre divin des immortels, nous nous sommes égarées dans les bois ; un jeune homme, ou plutôt un dieu, nous a ramenées ici. »

À ces mots, Démodocus se levant, et écartant sa fille de son sein :

« Quoi ! s’écria-t-il, un étranger t’a rendue à ton père, et tu ne l’as pas présenté à nos foyers, toi, prêtresse des Muses et fille d’Homère ! Que fût devenu ton divin aïeul si l’on n’eût pas mieux exercé envers lui les devoirs de l’hospitalité ? Que dira-t-on dans toute la Grèce ? Démodocus l’Homéride a fermé sa porte à un suppliant ! Ah ! je ne sentirois pas un chagrin plus mortel quand on cesseroit de m’appeler le père de Cymodocée ! »

Euryméduse voyant le courroux de Démodocus, et voulant excuser Cymodocée :

« Démodocus, dit-elle, mon cher maître, garde-toi de condamner ta fille. Je te parlerai dans toute la sincérité de mon cœur. Si nous n’avons pas invité l’étranger à suivre nos pas, c’est qu’il étoit jeune et beau comme un immortel, et nous avons craint les soupçons qui s’élèvent trop souvent dans le cœur des enfants de la terre. »

« Euryméduse, repartit Démodocus, quelles paroles sont échappées à tes lèvres ! Jusqu’à présent tu n’avois pas paru manquer de sagesse, mais je vois qu’un dieu a troublé ta raison. Sache que je n’ouvre point mon cœur aux défiances injustes, et je ne hais rien tant que l’homme qui soupçonne toujours le cœur de l’homme. »

Cymodocée conçut alors le dessein d’apaiser Démodocus.

« Pontife sacré, lui dit-elle, calme, je t’en supplie, les transports de ta colère : la colère, comme la faim, est mère des mauvais conseils. Nous pouvons encore réparer ma faute. Le jeune homme m’a dit son nom. Tu connoîtras peut-être son antique race : il se nomme Eudore, il est fils de Lasthénès. »

La douce persuasion porta ces paroles adroites au fond du cœur de Démodocus : il embrassa tendrement Cymodocée.

« Ma fille, lui dit-il, ce n’est pas en vain que j’ai pris soin d’instruire ta jeunesse : il n’y a point de vierge de ton âge que tu ne surpasses par la solidité de ton esprit, et les Grâces seules sont plus habiles que toi à broder des voiles. Mais qui pourroit égaler les Grâces, surtout la plus jeune, la divine Pasithée ? Il est vrai, ma fille, je connois la race antique d’Eudore, fils de Lasthénès. Je ne le cède à personne dans la science de la généalogie des dieux et des hommes ; jadis même je n’aurois été vaincu que par Orphée, Linus, Homère, ou le vieillard d’Ascrée, car les hommes d’autrefois étoient très-supérieurs à ceux d’aujourd’hui. Lasthénès est un des principaux habitants de l’Arcadie. Il est issu du sang des dieux et des héros, puisqu’il descend du fleuve Alphée, et qu’il compte parmi ses aïeux le grand Philopœmen et Polybe aimé de Calliope, fille de Saturne et d’Astrée. Il a lui-même triomphé dans les jeux sanglants du dieu de la guerre ; il est chéri de nos princes ; on l’a vu revêtu des plus grandes charges de l’État et de l’armée. Demain, aussitôt que Dicé, Irène et Eunomie, aimables Heures, auront ouvert les portes du jour, nous monterons sur un char, et nous irons offrir des présents à Eudore, dont la renommée publie la sagesse et la valeur. »

En achevant ces mots, Démodocus, suivi de sa fille et d’Euryméduse, entra dans les bâtiments du temple, où brilloient l’ambre, l’airain et l’écaille de tortue. Un esclave, tenant une aiguière d’or et un bassin d’argent, verse une eau pure sur les mains du prêtre d’Homère. Démodocus prend une coupe, la purifie par la flamme, y mêle l’eau et le vin, et répand à terre la libation sacrée, afin d’apaiser les dieux lares. Cymodocée se retire dans son appartement, et après avoir joui des délices du bain, elle se couche sur des tapis de Lydie, recouverts du fin lin de l’Égypte ; mais elle ne put goûter les dons du sommeil, et ce fut en vain qu’elle pria la Nuit de lui verser la douceur de ses ombres.

L’aube avoit à peine blanchi l’orient, qu’on entendit retentir la voix de Démodocus : il appeloit ses intelligents esclaves. Aussitôt Évemon, fils de Boétoüs, ouvre le lieu qui renfermoit l’appareil des chars. Il emboîte l’essieu dans des roues bruyantes à huit rayons fortifiés par des bandes d’airain ; il suspend un char orné d’ivoire sur des courroies flexibles ; il joint le timon au char, et attache à son extrémité le joug éclatant. Hestionée d’Épire, habile à élever les coursiers, amène deux fortes mules d’une blancheur éblouissante ; il les conduit bondissantes sous le joug, et achève de les couvrir de leurs harnois étincelants d’or. Euryméduse, pleine de jours et d’expérience, apporte le pain et le vin, la force de l’homme ; elle place aussi sur le char le présent destiné au fils de Lasthénès : c’étoit une coupe de bronze à double fond, merveilleux ouvrage où Vulcain avoit gravé le nom d’Hercule délivrant Alceste pour prix de l’hospitalité qu’il avoit reçue de son époux. Ajax avoit donné cette coupe à Tychius d’Hylé, armurier célèbre, en échange du bouclier recouvert de sept peaux de taureaux que le fils de Télamon porioit au siège de Troie. Un descendant de Tychius recueillit chez lui le chantre d’Ilion, et lui fit présent de la superbe coupe. Homère, étant allé dans l’île de Samos, fut admis aux foyers de Créophyle, et il lui laissa en mourant sa coupe et ses poëmes. Dans la suite, le roi Lycurgue de Sparte, cherchant partout la sagesse, visita les fils de Créophyle : ceux-ci lui offrirent, avec la coupe d’Homère, les vers qu’Apollon avoit dictés à ce poëte immortel. À la mort de Lycurgue, le monde hérita des chants d’Homère, mais la coupe fut rendue aux Homérides : elle parvint ainsi à Démodocus, dernier descendant de cette race sacrée, qui la destine aujourd’hui au fils de Lasthénès.

Cependant Cymodocée, dans un chaste asile, laisse couler à ses pieds son vêtement de nuit, mystérieux ouvrage de la pudeur. Elle revêt une robe semblable à la fleur du lis, que les Grâces décentes attachent elles-mêmes autour de son sein. Elle croise sur ses pieds nus des bandelettes légères, et rassemble sur sa tête, avec une aiguille d’or, les tresses parfumées de ses cheveux. Sa nourrice lui apporte le voile blanc des Muses, qui brilloit comme le soleil, et qui étoit placé sous tous les autres dans une cassette odorante. Cymodocée couvre sa tête de ce tissu virginal, et sort pour aller trouver son père. Dans ce moment même le vieillard s’avançoit, vêtu d’une longue robe que rattachoit une ceinture ornée de franges de pourpre, de la valeur d’une hécatombe. Il portoit sur sa tête une couronne de papyrus, et tenoit à la main le rameau sacré d’Apollon. Il monte sur le char, et Cymodocée s’assied à ses côtés. Évemon saisit les rênes, et presse du fouet retentissant le flanc des mules sans tache. Les mules s’élancent, et les roues rapides marquent à peine sur la poussière la trace qu’un léger vaisseau laisse en fuyant sur les mers.

« Ô ma fille ! dit le pieux Démodocus, tandis que le char vole, nous préserve le ciel de manquer de reconnoissance ! Les portes des enfers sont moins odieuses à Jupiter que les ingrats : ils vivent peu, et sont toujours livrés à une furie ; mais une divinité favorable se tient toujours auprès de ceux qui ne perdent point la mémoire des bienfaits : les dieux voulurent naître parmi les Égyptiens, parce qu’ils sont les plus reconnoissants des hommes. »


fin du livre premier.

  1. Voir les Remarques à la fin du volume.