Les Martyrs/Livre deuxième

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Garnier frères (4p. 29-42).

Livre Deuxième.

Arrivée de Démodocus et de Cymodocée en Arcadie. Rencontre d’un vieillard au tombeau d’Aglaüs de Psophis ; ce vieillard conduit Démodocus au champ où la famille de Lasthénès fait la moisson. Cymodocée reconnoit Eudore. Démodocus découvre que la famille de Lasthénès est chrétienne. On retourne chez Lasthénès. Mœurs chrétiennes. Prière du soir. Arrivée de Cyrille, confesseur et martyr, évèque de Lacédémone. Il vient prier Eudore de lui raconter ses aventures. Repas du soir. La famille et les étrangers vont, après le repas, s’asseoir dans le verger au bord de l’Alphée. Démodocus invite Cymodocée à chanter sur la lyre. Chant de Cymodocée. Eudore chante à son tour. Les deux familles vont goûter le repos. Songe de Cyrille. Prière du saint évêque.

Tant que le soleil monta dans les cieux, les mules emportèrent le char d’une course ardente. À l’heure où le magistrat fatigué quitte avec joie son tribunal pour aller prendre son repas, le prêtre d’Homère arriva sur les confins de l’Arcadie, et vint se reposer à Phigalée, célèbre par le dévouement des Oresthasiens. Ce noble Ancée, descendant d’Agapénor, qui commandoit les Arcadiens au siège de Troie, donna l’hospitalité à Démodocus. Les fils d’Ancée détachent du joug les mules fumantes, lavent leurs flancs poudreux dans une eau pure, et mettent devant elles une herbe tendre coupée sur le bord de la Néda. Cymodocée est conduite au bain par de jeunes Phrygiennes qui ont perdu leur douce liberté ; l’hôte de Démodocus le revêt d’une fine tunique et d’un manteau précieux ; le prince de la jeunesse, l’aîné des fils d’Ancée, couronné d’une branche de peuplier blanc, immole à Hercule un sanglier nourri dans les bois d’Érymanthe ; les parties de la victime destinées à l’offrande sont recouvertes de graisse et consumées avec des libations sur des charbons embrasés. Un long fer à cinq rangs présente à la flamme bruyante le reste des viandes sacrées ; le dos succulent de la victime et les morceaux les plus délicats sont servis aux voyageurs ; Démodocus reçoit une part trois fois plus grande que celle des autres convives. Un vin odorant gardé pendant dix années coule en flots de pourpre dans une coupe d’or, et les dons de Cérès, que Triptolème fit connoître aux pieux Arcas, remplacent le gland dont se nourrissoient jadis les Pélasges, premiers habitants de l’Arcadie.

Cependant Démodocus ne peut goûter avec joie les honneurs de l’hospitaliié ; il brûle d’arriver chez Lasthénès. Déjà la nuit couvroit les chemins de son ombre : on sépare la langue de la victime, on fait les dernières libations à la mère des songes, ensuite on conduit le prêtre d’Homère et la prêtresse des Muses sous un portique sonore, où des esclaves avoient préparé de molles toisons.

Démodocus attend avec impatience le retour de la lumière.

« Ma fille, disoit-il à Cymodocée, qu’une puissance inconnue privoit aussi du sommeil, malheur à ceux que la pitié ou une vive reconnoissance n’arracha jamais au pouvoir de Morphée. Il n’est pas permis d’entrer dans les temples des dieux avec du fer ; on n’entrera point dans l’Élysée avec un cœur d’airain. »

Aussitôt que l’aurore eut éclairé de ses premiers rayons l’autel de Jupiter qui couronne le mont Lycée, Démodocus fit attacher les mules à son char. En vain le généreux Ancée veut retenir son hôte ; le prêtre d’Homère part avec sa fille. Le char roule à grand bruit hors des portiques ; il prend sa course vers le temple d’Eurynome, caché dans un bois de cyprès ; il franchit le mont Élaïus ; il dépasse la grotte où Pan retrouva Cérès, qui refusoit ses bienfaits aux laboureurs, et qui pourtant se laissa fléchir par les Parques, une seule fois favorables aux mortels.

Les voyageurs traversent l’Alphée au-dessous du confluent du Gorthynius, et descendent jusqu’aux eaux limpides du Ladon. Là se présente une tombe antique, que les nymphes des montagnes avoient environnée d’ormeaux : c’étoit celle de cet Arcadien pauvre et vertueux, d’Aglaüs de Psophis, que l’oracle de Delphes déclara plus heureux que le roi de Lydie. Deux chemins partoient de cette tombe : l’un serpentoit le long de l’Alphée, l’autre s’élevoit dans la montagne.

Tandis qu’Évémon délibéroit en lui-même s’il suivroit l’une ou l’autre route, il aperçut un homme déjà sur l’âge, assis auprès du tombeau d’Aglaüs. La robe dont cet homme étoit vêtu ne différoit de celle des philosophes grecs que parce qu’elle étoit d’une étoffe blanche commune : il avoit l’air d’attendre les voyageurs dans ce lieu, mais il ne paraissoit ni curieux ni empressé.

Lorsqu’il vit le char s’arrêter, il se leva, et s’adressant à Démodocus :

« Voyageur, dit-il, demandez-vous votre chemin, ou venez-vous visiter Lasthénès ? Si vous voulez vous reposer chez lui, il en éprouvera beaucoup de joie. »

« Étranger, répondit Démodocus, Mercure ne vint pas plus heureusement à la rencontre de Priam, lorsque le père d’Hector se rendoit au camp des Grecs. Ta robe annonce un sage, et tes propos sont courts, mais pleins de sens. Je te dirai la vérité : nous cherchons le riche Lasthénès, que ses grands biens font passer pour un homme très-heureux. Il habite sans doute ce palais que j’aperçois au bord du Ladon, et qu’on prendroit pour le temple du dieu de Cyllène ?

« Ce palais, répondit l’inconnu, appartient à Hiéroclès, proconsul d’Achaïe. Vous êtes arrivés à l’enclos de l’hôte que vous cherchez, et le toit de chaume que vous entrevoyez sur la croupe de la montagne est la demeure de Lasthénès. »

En achevant ces mots, l’étranger ouvrit une barrière, prit les mules par le frein, et fit entrer le char dans l’enclos.

« Seigneur, dit-il alors à Démodocus, on fait aujourd’hui la moisson : si votre serviteur veut conduire vos mules à l’habitation prochaine, je vous montrerai le champ où vous trouverez la famille de Lasthénès. »

Démodocus et Cymodocée descendirent du char, et marchèrent avec l’étranger. Ils suivirent quelque temps un sentier tracé au milieu des vignes, sur un terrain penchant où croissoient çà et là quelques hêtres d’une grosseur démesurée. Ils aperçurent bientôt un champ hérissé de faisceaux de gerbes, et couvert d’hommes et de femmes qui s’empressoient, les uns à charger des chariots, les autres à couper et à lier des épis. En arrivant au milieu des moissonneurs, l’inconnu s’écria :

« Le Seigneur soit avec vous ! »

Et les moissonneurs répondirent :

« Dieu vous donne sa bénédiction ! »

Et ils chantoient, en travaillant, un cantique sur un air grave. Des glaneuses les suivoient en cueillant les nombreux épis qu’ils laissoient ; exprès derrière eux : leur maître l’avoit ordonné ainsi, afin que ces pauvres femmes pussent ramasser un peu de blé sans honte. Cymodocée reconnut de loin le jeune homme de la forêt ; il étoit assis avec sa mère et ses sœurs, sur des gerbes, à l’ombre d’un andrachné. La famille se leva, et s’avança vers les étrangers.

« Séphora, dit le guide de Démodocus, ma chère épouse, remercions la Providence qui nous envoie des voyageurs. »

« Comment ! s’écria le père de Cymodocée, c’étoit là le riche Lasthénès, et je ne l’ai pas reconnu ! Ah ! combien les dieux se jouent du discernement des hommes ! Je t’ai pris pour l’esclave chargé par son maître d’exercer les devoirs de l’hospitalité. »

Lasthénès s’inclina.

Eudore, les yeux baissés, et donnant sa main à la plus jeune de ses sœurs, se tenoit respectueusement derrière sa mère.

« Mon hôte, dit Démodocus, et vous, sage épouse de Lasthénès, semblable à la mère de Télémaque, votre fils vous a sans doute appris ce qu’il a fait pour ma fille, que les faunes avoient égarée dans les bois. Montrez-moi le noble Eudore, que je l’embrasse comme mon fils ! »

« Voilà Eudore, derrière sa mère, répondit Lasthénès. J’ignore ce qu’il a fait pour vous : il ne nous en a pas parlé. »

Démodocus resta confondu.

« Quoi ! pensoit-il en lui-même, ce simple pasteur est le guerrier qui triompha de Carrausius, le tribun de la légion britannique, l’ami du prince Constantin ! »

Revenu enfin de son premier étonnement, le prêtre d’Homère s’écria :

« J’aurois dû reconnoître Eudore à sa taille de héros, moins haute cependant que celle de Lasthénès, car les enfants n’ont plus la force de leurs pères. Ô toi qui pourrois être le plus jeune de mes fils, que les dieux t’accordent ce que tu désires ! Je t’apporte une coupe d’un prix inestimable : mon esclave l’ôtera de mon char, et tu la recevras de mes mains. Jeune et vaillant guerrier, Méléagre étoit moins beau que toi lorsqu’il charma les yeux d’Atalante ! Heureux ton père, heureuse ta mère, mais plus heureuse encore celle qui doit partager ta couche ! Si la vierge qu’on a retrouvée n’étoit pas consacrée aux chastes Muses… »

Les deux jeunes gens se sentirent troublés par les paroles de Démodocus. Eudore se hâta de répondre :

« J’accepterai le présent que vous m’offrez s’il n’a pas servi à vos sacrifices. »

Le jour n’étant pas encore à sa fin, la famille invita les deux étrangers à se reposer avec elle au bord d’une source. Les sœurs d’Eudore, assises aux pieds de leurs parents, tressoient des couronnes de fleurs rouges et bleues pour une fête prochaine. On voyoit un peu plus loin les urnes et les coupes des moissonneurs, et, à l’ombre de quelques gerbes plantées debout, un enfant étoit endormi dans un berceau.

« Mon hôte, dit Démodocus à Lasthénès, tu me sembles mener ici la vie du divin Nestor. Je ne me souviens pas d’avoir vu la peinture d’une scène pareille, si ce n’est sur le bouclier d’Achille. Vulcain y avoit gravé un roi au milieu des moissonneurs ; ce pasteur des peuples, plein de joie, tenoit en silence son sceptre levé au milieu des sillons. Il ne manque ici que le sacrifice du taureau sous le chêne de Jupiter. Quelle abondante moisson ! Que d’esclaves laborieux et fidèles ! »

« Ces moissonneurs ne sont plus mes esclaves, répliqua Lasthénès, ma religion me défend d’en avoir ; je leur ai donné la liberté. »

« Lasthénès, dit alors Démodocus, je commence à comprendre que la renommée, cette voix de Jupiter, m’avoit appris la vérité : tu auras sans doute embrassé cette secte nouvelle qui adore un Dieu inconnu à nos ancêtres. »

Lasthénès répondit :

« Je suis chrétien. »

Le descendant d’Homère demeura quelque temps interdit : puis, reprenant la parole :

« Mon hôte, dit-il, pardonne à ma franchise : j’ai toujours obéi à la vérité, fille de Saturne et mère de la vertu. Les dieux sont justes : comment pourrois-je concilier la prospérité qui t’environne et les impiétés dont on accuse les chrétiens ? »

Lasthénès répondit :

« Voyageur, les chrétiens ne sont point des impies, et vos dieux ne sont ni justes ni injustes : ils ne sont rien. Si mes champs et mes troupeaux prospèrent entre les mains de ma famille, c’est qu’elle est simple de cœur et soumise à la volonté de celui qui est le seul et véritable Dieu. Le ciel m’a donné la chaste épouse que vous me voyez ; je ne lui ai demandé qu’une constante amitié, l’humilité et la chasteté d’une femme. Dieu a béni mes intentions ; il m’a donné des enfants soumis, qui sont la couronne des vieillards. Ils aiment leurs parents, et ils sont heureux parce qu’ils sont attachés au toit de leur père. Mon épouse et moi nous avons vieilli ensemble, et, quoique mes jours n’aient pas toujours été bons, elle a dormi trente ans à mes côtés sans révéler les soucis de ma couche et les tribulations cachées de mon coeur. Que Dieu lui rende sept fois la paix qu’elle m’a donnée ! Elle ne sera jamais aussi heureuse que je le désire ! »

Ainsi le cœur de ce chrétien des anciens jours s’épanouissoit en parlant de son épouse. Cymodocée l’écoutoit avec amour : la beauté de ces mœurs pénétroit l’âme de cette jeune infidèle, et Démodocus lui-même avoit besoin de se rappeler Homère et tous ses dieux pour n’être pas entraîné par la force de la vérité. Après quelques moments, le père de Cymodocée dit à Lasthénès : « Tu me sembles tout à fait des temps antiques, et cependant je n’ai point vu tes paroles dans Homère ! Ton silence a la dignité du silence des sages. Tu t’élèves à des sentiments pleins de majesté, non sur les ailes d’or d’Euripide, mais sur les ailes célestes de Platon. Au milieu d’une douce abondance, tu jouis des grâces de l’amitié ; rien n’est forcé autour de toi : tout est contentement, persuasion, amour. Puisses-tu conserver longtemps ton bonheur et tes richesses ! »

« Je n’ai jamais cru, répondit Lasthénès, que ces richesses fussent à moi : je les recueille pour mes frères les chrétiens, pour les gentils, pour les voyageurs, pour tous les infortunés. Dieu m’en a donné la direction ; Dieu me l’ôtera peut-être : que son saint nom soit béni ! »

Comme Lasthénès achevoit de prononcer ces paroles, le soleil descendit sur les sommets du Pholoé, vers l’horizon éclatant d’Olympie ; l’astre agrandi parut un moment immobile, suspendu au-dessus de la montagne, comme un large bouclier d’or. Les bois de l’Alphée et du Ladon, les neiges lointaines du Telphusse et du Lycée, se couvrirent de roses ; les vents tombèrent , et les vallées de l’Arcadie demeurèrent dans un repos universel. Les moissonneurs quittèrent alors leur ouvrage : la famille, accompagnée des étrangers, reprit le chemin de la maison. Les maîtres et les serviteurs marchoient pêle-mêle, portant les divers instruments du labourage ; ils étoient suivis de mulets au pied sûr, chargés de bois coupé sur les hauteurs, et de bœufs traînant lentement les équipages champêtres renversés, ou les chariots Tremblant sous le poids des gerbes.

En arrivant à la maison, on entendit le son d’une cloche.

« Nous allons faire la prière du soir, dit Lasthénès à Démodocus : nous permettrez-vous de vous quitter un moment, ou préférez-vous nous suivre ? »

« Me préservent les dieux de mépriser les prières, s’écria Démodocus, ces filles boiteuses de Jupiter, qui peuvent seules apaiser la colère d’Até ! »

On s’assemble aussitôt dans une cour entourée de granges et des étables des troupeaux. Quelques ruches d’abeilles y répandoient une agréable odeur mêlée au parfum du lait des génisses qui revenoient des pâturages. Au milieu de cette cour on voyoit un puits dont les deux poteaux, couverts de lierre, étoient surmontés de deux aloès qui croissoient dans des corbeilles. Un noyer, planté par l’aïeule de Lasthénès, couvroit le puits de son ombre. Lasthénès, la tête nue et le visage tourné vers l’orient, se plaça debout sous l’arbre domestique. Les bergers et les moissonneurs se mirent à genoux sur du chaume nouveau, autour de leur maître. Le père de famille prononça à haute voix cette prière, qui fut répétée par ses enfants et par ses serviteurs :

« Seigneur, daignez visiter cette demeure pendant la nuit et en écarter les vains songes. Nous allons quitter les vêtements du jour : couvrez-nous de la robe d’innocence et d’immortalité que nous avons perdue par la désobéissance de nos premiers pères. Lorsque nous serons endormis dans le sépulcre, ô Seigneur, faites que nos âmes reposent avec vous dans le ciel ! »

Quand cela fut fait, on entra dans la maison où se préparoit le repas de l’hospitalité. Un homme et une femme parurent, portant deux grands vases d’airain pleins d’une eau échauffée par la flamme. Le serviteur lava les pieds de Démodocus ; la servante, ceux de la fille de Démodocus ; et après les avoir oints d’une huile de parfums d’un grand prix, elle les essuya avec un lin blanc. La fille aînée de Lasthénès, du même âge que Cymodocée, descendit dans un souterrain frais et voûté. On conservoit dans ce lieu toutes sortes de choses pour la vie de l’homme. Sur des planches de chêne attachées aux parois du mur, on voyoit des outres remplies d’une huile aussi douce que celle de l’Attique ; des mesures de pierre en forme d’autel, ornées de têtes de lion, et qui contenoient la fine fleur du froment ; des vases de miel de Crète, moins blanc, mais plus parfumé que celui d’Hybla, et des amphores pleines d’un vin de Chio devenu comme un baume par le long travail des ans. La fille de Lasthénès remplit une urne de cette liqueur bienfaisante propre à réjouir le cœur de l’homme dans l’aimable familiarité d’un repas.

Cependant les serviteurs ne savoient s’ils dévoient apprêter le festin sous la vigne ou sous le figuier comme dans un jour de réjouissance. Ils vont consulter leur maître. Lasthénès leur ordonne de dresser dans la salle des Agapes une table d’un buis éclatant. Ils la lavent avec une éponge et la couvrent de corbeilles d’osier, pleines d’un pain sans levain, cuit sous la cendre. Ils apportent ensuite, dans des plats d’une simple argile, des racines, quelques volatiles et des poissons du lac Stymphale, nourriture destinée à la famille ; mais on servit pour les étrangers un chevreau qui avoit à peine goûté l’arbousier du mont Aliphère et le cytise du vallon de Ménélée.

Au moment où les convives alloient s’approcher de la mense hospitalière, une servante vint dire à Lasthénès qu’un vieillard, monté sur un âne, et tout semblable à l’époux de Marie, s’avançoit par l’avenue des cèdres. On vit bientôt entrer un homme d’un visage vénérable, portant sous un manteau blanc un habit de pasteur. Il n’étoit pas naturellement chauve, mais sa tête avoit été jadis dépouillée par la flamme, et son front montroit encore les cicatrices du martyre qu’il avoit éprouvé sous Valérien. Une barbe blanche lui descendoit jusqu’à la ceinture. Il s’appuyoit sur un bâton en forme de houlette, que lui avoir envoyé l’évoque de Jérusalem : simple présent que se faisoient les premiers Pères de l’Église, comme l’emblème de leur fonction pastorale et du pèlerinage de l’homme ici-bas.

C’étoit Cyrille, évêque de Lacédémone : laissé pour mort par les bourreaux dans une persécution contre les chrétiens, il avoit été élevé malgré lui au sacerdoce. Il se cacha longtemps pour se dérober à la dignité épiscopale, mais son humilité lui fut inutile : Dieu révéla aux fidèles la retraite de son serviteur. Lasthénès et sa famille le reçurent avec les marques du plus profond respect. Ils se prosternèrent devant lui, baisèrent ses pieds sacrés, chantèrent Hosanna, et le saluèrent du nom de très-saint, de très-cher à Dieu.

« Par Apollon, s’écria Démodocus agitant sa branche de laurier entourée de bandelettes, voilà le plus auguste vieillard qui se soit jamais offert à mes yeux ! Ô toi qui es chargé de jours ! quel est ce sceptre que tu portes ? Es-tu un roi ou un prêtre consacré aux autels des dieux ? Apprends-moi le nom de la divinité que tu sers, afin que je lui immole des victimes. »

Cyrille regarda quelque temps avec surprise Démodocus ; puis, laissant échapper un aimable sourire :

« Seigneur, répondit-il, ce sceptre est la houlette qui me sert à conduire mon troupeau : car je ne suis point un roi, mais un pasteur. Le Dieu qui reçoit mon sacrifice est né parmi les bergers, dans une crèche. Si vous voulez, je vous apprendrai à le connoître : pour toute victime, il ne vous demandera que l’offrande de votre cœur. »

Cyrille, se tournant alors vers Lasthénès :

« Vous savez le sujet qui m’amène. La pénitence publique de notre Eudore remplit nos frères d’admiration ; chacun en veut pénétrer la cause. Il m’a promis de me raconter son histoire ; et dans les deux journées que je viens passer avec vous j’espère qu’il voudra me satisfaire. »

Les serviteurs approchèrent alors les siéges de la table. Le prêtre d’Homère prit sa place à côté du prêtre du Dieu de Jacob. La famille se rangea autour du festin. Démodocus, saisissant une coupe, alloit faire une libation aux pénates de Lasthénès ; l’évêque de Lacédémone, l’arrêtant avec bénignité :

« Notre religion nous défend ces signes d’idolâtrie : vous ne voudriez pas nous affliger. »

La conversation fut tranquille et pleine de cordialité. Eudore lut pendant une partie du repas quelques instructions tirées de l’Évangile et des Épîtres des Apôtres ; Cyrille commenta de la manière la plus affectueuse ce que dit saint Paul sur les devoirs des époux. Cymodocée trembloit ; des larmes rouloient, comme des perles, le long de ses joues virginales ; Eudore éprouvoit le même charme ; les maîtres et les serviteurs étoient attendris. Ceci, avec l’action de grâces fut le repas du soir chez les chrétiens.

Le repas fini, on alla s’asseoir à la porte du verger, sur un banc de pierre qui servoit de tribunal à Lasthénès lorsqu’il rendoit la justice à ses serviteurs.

Ainsi qu’un simple pasteur que le sort destine à la gloire, l’Alphée rouloit au bas de ce verger, sous une ombre champêtre, des flots que les palmes de Pise alloient bientôt couronner. Descendu du bois de Vénus et du tombeau de la nourrice d’Esculape, le Ladon serpentoit dans les riantes prairies, et venoit mêler son cristal pur au cours de l’Alphée. Les profondes vallées, arrosées par les deux fleuves, étoient plantées de myrtes, d’aunes et de sycomores. Un amphithéâtre de montagnes terminoit le cercle entier de l’horizon. La cime de ces montagnes étoit couverte d’épaisses forêts peuplées d’ours, de cerfs, d’ânes sauvages et de monstrueuses tortues, dont l’écaille servoit à faire des lyres. Vêtus d’une peau de sanglier, des pasteurs conduisoient parmi les roches et les pins de grands troupeaux de chèvres. Ces légers animaux étoient consacrés au dieu d’Épidaure, parce que leur toison étoit chargée de gomme qui s’attachoit à leur barbe et à leur soie lorsqu’ils broutoient le ciste sur des hauteurs inaccessibles.

Tout étoit grave et riant, simple et sublime dans ce tableau. La lune décroissante paroissoit au milieu du ciel, comme les lampes demi-circulaires que les premiers fidèles allumoient aux tombeaux des martyrs. La famille de Lasthénès, qui contemploit cette scène solitaire, n’étoit point alors occupée des vaines curiosités de la Grèce. Cyrille s’humilioit devant la puissance qui cache des sources dans le sein des rochers et dont les pas font tressaillir les montagnes comme l’agneau timide ou le bélier bondissant. Il admiroit cette sagesse qui s’élève comme un cèdre sur le Liban, comme un plane aux bords des eaux. Mais Démodocus, qui désiroit faire éclater les talents de sa fille, interrompit ces méditations :

« Jeune élève des Muses, dit-il à Cymodocée, charme tes vénérables hôtes. Une douce complaisance fait toute la grâce de la vie, et Apollon retire ses dons aux esprits orgueilleux. Montre-nous que tu descends d’Homère. Les poëtes sont les législateurs des hommes et les précepteurs de la sagesse. Lorsque Agamemnon partit pour les rivages de

Troie, il laissa un chantre divin auprès de Clytemnestre, afin de lui

rappeler la vertu. Cette reine perdit l’idée de ses devoirs ; mais ce fut après qu’Égisthe eut transporté le nourrisson des Muses dans une île déserte. »

Ainsi parla Démodocus. Eudore va chercher une lyre, et la présente à la jeune Grecque, qui prononça quelques mots confus, mais d’une merveilleuse douceur. Elle se leva ensuite, et après avoir préludé sur des tons divers, elle fit entendre sa voix mélodieuse.

Elle commença par l’éloge des Muses.

« C’est vous, dit-elle, qui avez tout enseigné aux hommes, vous êtes l’unique consolation de la vie ; vous prêtez des soupirs à nos douleurs et des harmonies à nos joies. L’homme n’a reçu du ciel qu’un talent, la divine poésie, et c’est vous qui lui avez fait ce présent inestimable. Ô filles de Mnémosyne ! qui chérissez les bois de l’Olympe, les vallons de Tempé et les eaux de Castalie, soutenez la voix d’une vierge consacrée à vos autels ! »

Après cette invocation, Cymodocée chanta la naissance des dieux : Jupiter sauvé de la fureur de son père, Minerve sortie du cerveau de Jupiter, Hébé fille de Junon, Vénus née de l’écume des flots, et les Grâces, dont elle fut la mère. Elle dit aussi la naissance de l’homme animé par le feu de Prométhée, Pandore et sa boîte fatale, le genre humain reproduit par Deucalion et Pyrrha. Elle raconta les métamorphoses des dieux et des hommes, les Héliades changées en peupliers, et l’ambre de leurs pleurs roulé par les flots de l’Éridan. Elle dit Daphné, Baucis, Clytie, Philomèle, Atalante, les larmes de l’Aurore devenues la rosée, la couronne d’Ariadne attachée au firmament. Elle ne vous oublia point, fontaines, et vous, fleuves nourriciers des beaux ombrages. Elle nomma avec honneur le vieux Pénée, l’ismène et l’Érymanthe, le Méandre qui fait tant de détours, le Scamandre si fameux, le Sperchius aimé des poëtes, l’Eurotas chéri de l’épouse de Tyndare, et le fleuve que les cygnes de Méonie ont tant de fois charmé par la douceur de leurs chants.

Mais comment auroit-elle passé sous silence les héros célébrés par Homère ! S’animant d’un feu nouveau, elle chanta la colère d’Achille, qui fut si pernicieuse aux Grecs, Ulysse, Ajax et Phœnix dans la tente de l’ami de Patrocle, Andromaque aux portes Scées, Priam aux genoux du meurtrier d’Hector. Elle dit les chagrins de Pénélope, la reconnoissance de Télémaque et d’Ulysse chez Eumée, la mort du chien fidèle, le vieux Laerte sarclant son jardin des champs et pleurant à l’aspect des treize poiriers qu’il avoit donnés à son fils.

Cymodocée ne put chanter les vers de son immortel aïeul sans consacrer quelques accents à sa mémoire. Elle représenta la pauvre et vertueuse mère de Mélésigène rallumant sa lampe et prenant ses fuseaux au milieu de la nuit, afin d’acheter du prix de ses laines un peu de blé pour nourrir son fils. Elle dit comment Mélésigène devint aveugle et reçut le nom d’Homère, comment il alloit de ville en ville demandant l’hospitalité, comment il chantoit ses vers sous le peuplier d’Hylé. Elle raconta ses longs voyages, sa nuit passée sur le rivage de l’île de Chio, son aventure avec les chiens de Glaucus. Enfin, elle parla des jeux funèbres du roi d’Eubée, où Hésiode osa disputer à Homère le prix de la poésie ; mais elle supprima le jugement des vieillards, qui couronnèrent le chantre des Travaux et des Jours parce que ses leçons étoient plus utiles aux hommes.

Cymodocée se tut : sa lyre, appuyée sur son sein, demeura muette entre ses beaux bras. La prêtresse des Muses étoit debout ; ses pieds nus fouloient le gazon, et les zéphyrs du Ladon et de l’Alphée faisoient voltiger ses cheveux noirs autour des cordes de sa lyre. Enveloppée dans ses voiles blancs, éclairée par les rayons de la lune, cette jeune fille sembloit une apparition céleste. Démodocus, ravi, demandoit en vain une coupe pour faire une libation au dieu des vers. Voyant que les chrétiens gardoient le silence et ne donnoient pas à sa Cymodocée les éloges qu’elle sembloit mériter :

« Mes hôtes, s’écria-t-il, ces chants vous seroient-ils désagréables ? Les mortels et les dieux se laissent pourtant toucher à l’harmonie. Orphée charma l’inexorable Pluton ; les Parques mêmes, vêtues de blanc et assises sur l’essieu d’or du monde, écoutent la mélodie des sphères : ainsi le raconte Pythagore, qui commerçoit avec l’Olympe. Les hommes des anciens temps, renommés par leur sagesse, trouvoient la musique si belle qu’ils lui donnèrent le nom de Loi. Pour moi, une divinité me contraint de l’avouer, si cette prêtresse des Muses n’étoit pas ma fille, j’aurois pris sa voix pour celle de la colombe qui portoit, dans les forêts de la Grète, l’ambroisie à Jupiter. »

« Ce ne sont pas les chants mêmes, mais le sujet des chants de cette jeune femme qui cause notre silence, répondit Cyrille. Un jour viendra peut-être que les mensonges de la naïve antiquité ne seront plus que des fables ingénieuses, objets des chansons du poëte. Mais aujourd’hui ils offusquent votre esprit, ils vous tiennent pendant la vie sous un joug indigne de la raison de l’homme, et perdent votre âme après la mort. Ne croyez pas toutefois que nous soyons insensibles au charme d’une douce musique : notre religion n’est-elle pas harmonie et amour ? Combien votre aimable fille, que vous comparez si justement à une colombe, trouveroit des soupirs plus touchants encore si la pudeur du sujet répondoit à l’innocence de la voix !

Pauvre tourterelle délaissée, allez sur la montagne où l’épouse attendoit l’époux ; envolez-vous vers ces bois mystiques où les filles de Jérusalem prêteront l’oreille à vos plaintes. »

Cyrille, s’adressant alors au fils de Lasthénès :

« Mon fils, montrez à Démodocus que nous ne méritons pas le reproche qu’il nous fait. Chantez-nous ces fragments des livres saints que nos frères les Apollinaires ont arrangés pour la lyre, afin de prouver que nous ne sommes point ennemis de la belle poésie et d’une joie innocente. Dieu s’est souvent servi de nos cantiques pour toucher les cœurs infidèles. »

Aux branches d’un saule voisin étoit suspendue une lyre plus forte et plus grande que la lyre de Cymodocée : c’étoit un cinnor hébreu. Les cordes en étoient détendues par la rosée de la nuit. Eudore détacha l’instrument, et, après l’avoir accordé, il parut au milieu de l’assemblée, comme le jeune David, prêt à chasser par les sons de sa harpe l’esprit qui s’étoit emparé du roi Saül. Cymodocée alla s’asseoir auprès de Démodocus. Alors Eudore, levant les yeux vers le firmament chargé d’étoiles, entonna son noble cantique.

Il chanta la naissance du chaos, la lumière qu’une parole a faite, la terre produisant les arbres et les animaux, l’homme créé à l’image de Dieu et animé d’un souffle de vie, Ève tirée du côté d’Adam, la joie et la douleur de la femme à son premier enfantement, les holocaustes de Caïn et d’Abel, le meurtre d’un frère et le sang de l’homme criant pour la première fois vers le ciel.

Passant aux jours d’Abraham, et adoucissant les sons de sa lyre, il dit le palmier, le puits, le chameau, l’onagre du désort, le patriarche voyageur assis devant sa tente, les troupeaux de Galaad, les vallées du Liban, les sommets d’Hermon, d’Oreb et de Sinaï, les rosiers de Jéricho, les cyprès de Cadès, les palmes de l’Idumée, Éphraïm et Sichem, Sion et Solyme, le torrent des Cèdres et les eaux sacrées du Jourdain. Il dit les juges assemblés aux portes de la ville, Booz au milieu des moissonneurs, Gédéon battant son blé et recevant la visite d’un ange, le vieux Tobie allant au-devant de son fils annoncé par le chien fidèle, Agar détournant la tête pour ne pas voir mourir Ismael. Mais avant de chanter Moïse chez les pasteurs de Madian, il raconta l’aventure de Joseph reconnu par ses frères, ses larmes, celles de Benjamin, Jacob présenté à Pharaon, et le patriarche porté après sa mort à la cave de Membré pour y dormir avec ses pères.

Changeant encore le mode de sa lyre, Eudore répéta le cantique du saint roi Ézéchias et celui des Israélites exilés au bord des fleuves de Babylone, il fit gémir la voix de Rama et soupirer le fils d’Amos :

« Pleurez, portes de Jérusalem ! Ô Sion ! les prêtres et tes enfants sont emmenés en esclavage ! »

Il chanta les nombreuses vanités de l’homme : vanité des richesses, vanité de la science, vanité de la gloire, vanité de l’amitié, vanité de la vie, vanité de la postérité ! Il signala la fausse prospérité de l’impie, et préféra le juste mort au méchant qui lui survit. Il fit l’éloge du pauvre vertueux et de la femme forte.

« Elle a cherché la laine et le lin, elle a travaillé avec des mains sages et ingénieuses ; elle se lève pendant la nuit pour distribuer l’ouvrage à ses domestiques, et le pain à ses servantes ; elle est revêtue de beauté. Ses fils se sont levés, et ont publié qu’elle étoit heureuse ; son mari s’est levé, et l’a louée. »

« Ô Seigneur ! s’écria le jeune chrétien enflammé par ces images, c’est vous qui êtes le véritable souverain du ciel ; vous avez marqué son lieu à l’aurore. À votre voix le soleil s’est levé dans l’orient ; il s’est avancé comme un géant superbe ou comme l’époux radieux qui sort de la couche nuptiale. Vous appelez le tonnerre, et le tonnerre, tremblant, vous répond : « Me voici. » Vous abaissez la hauteur des cieux ; votre esprit vole dans les tourbillons ; la terre tremble au souffle de votre colère ; les morts, épouvantés, fuient de leurs tombeaux ! Dieu, que vous êtes grand dans vos œuvres ! et qu’est-ce que l’homme, pour que vous y attachiez votre cœur ? Et pourtant il est l’objet éternel de votre complaisance inépuisable ! Dieu fort. Dieu clément, Essence incréée, Ancien des jours, gloire à votre puissance, amour à votre miséricorde ! »

Ainsi chante le fils de Lasthénès. Cet hymne de Sion retentit au loin dans les antres de l’Arcadie, surpris de répéter, au lieu des sons efféminés de la flûte de Pan, les mâles accords de la harpe de David. Démodocus et sa fille étoient trop étonnés pour donner des marques de leur émotion. Les vives clartés de l’Écriture avoient comme ébloui leurs cœurs, accoutumés à ne recevoir qu’une lumière mêlée d’ombres ; ils ne savoient quelles divinités Eudore avoit célébrées, mais ils le prirent lui-même pour Apollon, et ils lui vouloient consacrer un trépied d’or que la flamme n’avoit point touché. Cymodocée se souvenoit surtout de l’éloge de la femme forte, et elle se promettoit d’essayer ce chant sur la lyre. D’une autre part, la famille chrétienne étoit plongée dans les pensées les plus sérieuses ; ce qui n’étoit pour les étrangers qu’une poésie sublime étoit pour elle de profonds mystères et d’éternelles vérités. Le silence de l’assemblée auroit duré longtemps s’il n’avoit été interrompu tout à coup par les applaudissements des bergers. Le vent avoit porté à ces pasteurs la voix de Cymodocée et d’Eudore : ils étoient descendus en foule de leurs montagnes pour écouter ces concerts ; ils crurent que les Muses et les Sirènes avoient renouvelé au bord de l’Alphée le combat qu’elles s’étoient livré jadis quand les filles de l’Achéloüs, vaincues par les doctes sœurs, furent contraintes de se dépouiller de leurs ailes.

La nuit avoit passé le milieu de son cours. L’évêque de Lacédémone invite ses hôtes à la retraite. Comme le vigneron fatigué au bout de sa journée, il appelle trois fois le Seigneur, et adore. Alors les chrétiens, après s’être donné le baiser de paix, rentrent sous leur toit chastement recueillis.

Démodocus fut conduit par un serviteur au lieu qu’on avoit préparé pour lui, non loin de l’appartement de Cymodocée. Cyrille, après avoir médité la parole de vie, se jeta sur une couche de roseaux. Mais à peine avoit-il fermé les yeux qu’il eut un songe : il lui sembla que les blessures de son ancien martyre se rouvroient, et qu’avec un plaisir ineffable il sentoit de nouveau son sang couler pour Jésus-Christ. En même temps il vit une jeune femme et un jeune homme resplendissants de lumière monter de la terre aux cieux : avec la palme qu’ils tenoient à la main ils lui faisoient signe de les suivre ; mais il ne put distinguer leur visage, parce que leur tête étoit voilée. Il se réveilla plein d’une sainte agitation ; il crut reconnoître dans ce songe quelque avertissement pour les chrétiens. Il se mit à prier avec abondance de larmes, et on l’entendit plusieurs fois s’écrier dans le silence de la nuit :

« Ô mon Dieu ! s’il faut encore des victimes, prenez-moi pour le salut de votre peuple ! »


fin du livre deuxième.