Les Mauvais Bergers/Acte 1

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Flammarion (Théâtre IIp. 97-141).
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ACTE PREMIER


Un intérieur d’ouvrier dans une cité ouvrière. Porte au fond, entre deux larges fenêtres, par où l’on aperçoit vaguement l’usine, ses cheminées, ses lourds bâtiments, toute une ville noire, violente et sinistre… À droite, contre la cloison, deux lits d’enfant, et par terre un matelas. À gauche, porte donnant sur une autre chambre. Sur le milieu de la scène, près d’un petit fourneau, dont le tuyau coudé se perd dans le mur, une table chargée de linges à coudre… Çà et là, buffet, chaises dépaillées, mobilier pauvre.



Scène première

MADELEINE, LES ENFANTS, couchés.

Au lever du rideau, Madeleine a fini de coucher les enfants. En chantonnant tout bas, elle les embrasse dans leurs berceaux.


Madeleine

C’est ça… soyez gentils, mes mignons… dormez… (Elle reste un instant penchée au-dessus des lits… Une bouillotte chauffe sur le fourneau… La porte du fond est ouverte sur la cité… On voit l’usine, au loin, qui, sous un ciel lourd de fumées, s’allume peu à peu, dans le jour qui tombe… Des ouvriers passent dans la ruelle, pesants, courbés… Un des enfants se met à crier…) Paul, mon chéri, tais-toi… dors…


L’enfant se tait… Alors Madeleine va s’asseoir auprès du fourneau, devant la table, allume la lampe et se met à coudre… Un ouvrier passe en chantant… Le chant décroît et se perd tout à fait… Profond silence… Entre la mère Cathiard, vieille, décharnée, un pot à la main.



Scène II

MADELEINE, LA MÈRE CATHIARD
La Mère Cathiard

Vous n’auriez pas un peu de bouillon à me prêter, Madeleine ?

Madeleine

Si, mère Cathiard… On nous en a envoyé, ce matin, du château.

La Mère Cathiard

C’est pour mon garçon… Il est rentré, tout à l’heure, avec une fièvre… une fièvre !… Pourvu qu’il ne tombe pas malade, lui aussi, mon Dieu !…

Madeleine

Mais non, mère Cathiard… Vous savez bien qu’on a toujours la fièvre ici… et qu’on ne peut pas manger… (Elle se lève, prend le pot qu’elle remplit à demi.) Voilà tout ce que je puis vous donner…

La Mère Cathiard

Merci, Madeleine… (Désignant la porte à gauche.) Et votre maman ?…

Madeleine

Elle est plus mal… Oh ! bien plus mal !…

La Mère Cathiard

Ainsi !… Voyez-vous ça ?… Une femme si forte !… Je lui disais bien, moi, qu’elle se tuait à force de passer toutes ses nuits à coudre…

Madeleine

Sans doute… Mais qu’est-ce que vous voulez… il le fallait bien…

La Mère Cathiard

Et vous aussi, Madeleine… faites attention… Vous êtes toute pâlotte, depuis quelque temps… vous avez une toute petite figure de rien du tout… Ça n’est pas bon, à votre âge… ça n’est pas bon…

Madeleine

Il faut bien que l’ouvrage se fasse, mère Cathiard… il faut bien qu’on gagne sa vie… Je suis plus forte qu’on le croit…

La Mère Cathiard, s’asseyant près de Madeleine, son pot de bouillon entre ses jupes.

On dit ça… Eh bien (Un temps), vous savez la nouvelle ? Renaud, Thorel et Lourdier ont été renvoyés ce matin… Encore un coup de cette canaille de Maigret, bien sûr…

Madeleine

C’étaient pourtant de bons ouvriers…

La Mère Cathiard

Oui, mais… (Regardant autour d’elle avec méfiance, et d’une voix plus basse.) paraît aussi que dimanche, ils s’étaient vantés d’avoir voté contre le patron… Ils avaient un petit verre de trop, comprenez ?… Ici… on devrait toujours garder sa langue dans sa poche… On raconte quelque chose… comme ça… sans méchanceté… et puis, une heure après… c’est rapporté à Maigret… et le compte est bon… Et la Renaud qu’est encore enceinte… Son septième, ma petite… Faut-il aussi qu’elle soit enragée !… Moi, je ne crois pas que le patron sache tout ce qui se passe ici… C’est un homme dur, M. Hargand… mais c’est un homme juste… Et Maigret ne le fait pas aimer…

Madeleine

Non… non… Bien sûr.

La Mère Cathiard

Depuis la mort de la patronne, tout va de mal en pis… pour tout le monde, ici… Ah ! nous avons perdu gros… Ça !… Et c’est pas cette petite pimbêche de Geneviève qui la remplacera jamais…

Madeleine

C’est vrai… Mme Hargand était bonne…

La Mère Cathiard

Une sainte, quoi !… (Un temps.)… Dites donc, Madeleine… je suis allée au château, ce midi…

Madeleine

Ah !…

La Mère Cathiard

Oui… Ça ne vous fait pas de peine au moins ?…

Madeleine

Pourquoi voulez-vous que cela me fasse de la peine ?

La Mère Cathiard

Parce que si cela vous faisait de la peine ?…

Madeleine

Mais non…

La Mère Cathiard

Parce que c’est moi, maintenant, qui pose pour Mlle Geneviève… comme votre maman. Elle me met sur la tête quelque chose de rouge… et puis un tablier avec des rayures bleues sur les genoux… et puis un fichu jaune autour du cou… et puis un panier plein d’oranges à mes pieds… En v’là des inventions !… Et si vous voyiez ce grand atelier ?… Ah bien, il y en a des affaires, là-dedans… et des glaces, et des buffets… et des tapis et de tout… Et ce qu’elle m’a dit ?… Elle m’a dit que j’étais plus belle que votre maman… que j’avais — comment est-ce qu’elle m’a arrangé ça ? — que j’avais une figure en ivoire ancien… Ainsi… vous croyez ?… Elle m’a donné deux francs… C’est-y ce qu’elle donnait à votre maman ?…

Madeleine

Oui, mère Cathiard.

La Mère Cathiard

Ça n’est pas mauvais, ça n’est pas mauvais. Ça aide un peu, quoi ! (Elle se lève.) Ah ! vous savez… M. Robert est arrivé de Paris, ce matin… Faut croire qu’il est remis avec son père. Il y avait longtemps qu’il était venu ici…

Madeleine

Pas depuis quatre ans… je crois.

La Mère Cathiard

Pas depuis la mort de Mme Hargand… Un beau gars, ma petite… et doux, gentil, aimable… le portrait de sa mère… On dit qu’il est pour les anarchistes maintenant, et que s’il avait l’usine… eh bien, il la donnerait aux ouvriers… C’est-y vrai, ça ?

Madeleine

On dit bien des choses.

La Mère Cathiard

Pour sûr… N’empêche que M. Robert est un homme juste… qu’il ne fait pas des embarras… et qu’il aime l’ouvrier… Allons… faut que je m’en aille… (Montrant le pot de bouillon.) Je vous le rendrai demain… Bonsoir, Madeleine, et meilleure santé chez vous…

Madeleine

Merci, mère Cathiard…

La Mère Cathiard

Et si vous avez besoin de moi, cette nuit… vous savez… ne vous gênez pas…

Madeleine

Oui… oui… Bonsoir !…

La Mère Cathiard

Bonsoir !…


Sort la mère Cathiard… Le jour, au dehors, baisse de plus en plus… Des ouvriers, silhouettes rapides, se hâtent dans la ruelle… L’usine flambe dans le ciel plus noir… On entend son halètement… Madeleine est penchée sur son ouvrage… Entre Jean Roule.



Scène III

JEAN ROULE, MADELEINE
Jean

Bonsoir, les petits.

Madeleine

Bonsoir, monsieur Jean.

Jean

Le père est parti déjà pour l’usine ?

Madeleine

Oh non, monsieur Jean, le père n’ira pas, ce soir, à l’usine… (Elle montre la porte de gauche.) Il est avec maman…

Jean

Eh bien ?…

Madeleine

Il n’y a plus d’espoir…

Jean

Le médecin est venu ?…

Madeleine

Il est venu tout à l’heure… (Un silence.) Et il ne reviendra plus… ((Un silence.) Est-ce qu’on n’a pas appelé ?

Jean

Non… (Avec un geste vers le dehors.) Quelqu’un qui chante là-bas… ou qui pleure…

Madeleine

C’est vrai… Ce n’est pas ici… (Elle se lève néanmoins, va vers la porte de la chambre, l’ouvre doucement et regarde. Revenant vers la table.) La mère semble reposer… le père s’est endormi… (Se rasseyant et reprenant son ouvrage.) Il est si fatigué !… Voilà deux nuits qu’il passe auprès d’elle… Et ce n’est que d’aujourd’hui qu’il ne travaille plus à l’usine…

Jean

Vous aussi, Madeleine, vous êtes bien fatiguée… Vous devriez vous coucher un peu… du moins, vous étendre quelques heures, sur ce matelas…

Madeleine

Il y a trop d’ouvrage en retard… et puis, il faut que j’aille et que je vienne… Quand maman a besoin de quelque chose, le père est comme un enfant, il ne sait rien trouver… Pauvre père !

Jean, marchant dans la pièce.

Pauvre Clémence !… (Un silence.) Tant qu’elle a pu se tenir debout, elle allait… elle allait… Et le jour qu’elle s’est arrêtée, c’est qu’elle était déjà morte… (Il s’assied dans un coin.) Quel âge a-t-elle ?

Madeleine

Quarante-quatre ans…

Jean, avec un geste de découragement.

Quarante-quatre ans ! (Un silence.) Avec sa pauvre vieille face toute ridée et toute grise, elle en paraissait soixante-dix… Quarante-quatre ans !… (Un silence.) Ici, il y en a beaucoup qui n’arrivent même pas jusqu’à cet âge… On ne respire ici que de la mort… (On entend les sifflets et les bruits sourds de l’usine.) C’était pourtant une femme robuste et vaillante… Elle avait bien de la vie…

Madeleine

Elle avait bien du mal…

Jean

C’est la même chose…

Madeleine

Elle en a tant vu de toutes les manières… Pierre tué par les machines, un enfant si fort, si courageux… Joseph mort de la poitrine à dix-neuf ans… Ça avait été le dernier coup, pour elle…

Jean

Oui !… oui !…

Madeleine

Quel malheur que vous ne les ayez pas connus, monsieur Jean !

Jean

Oui, oui !… (Un silence.) Elle avait été jolie, autrefois, votre mère ?

Madeleine

Je ne sais pas… Je l’ai toujours connue comme elle est aujourd’hui… comme elle était, il y a un an, quand vous l’avez vue pour la première fois… car c’est à peine si l’âge et la maladie l’ont changée…

Jean

Elle ne m’aimait pas ?…

Madeleine

Elle vous trouvait l’air trop sombre… elle avait un peu peur de vous…

Jean

Et vous, Madeleine ?

Madeleine

Oh ! moi, je n’ai pas peur de vous, monsieur Jean…

Jean

Ne m’appelez pas « Monsieur Jean »… Pourquoi m’appelez-vous « Monsieur Jean ? »

Madeleine

Je ne sais pas… c’est plus fort que moi… parce que vous n’êtes pas comme les autres… parce que vous êtes plus que les autres… Je ne vous comprends pas bien toujours… et vos paroles m’échappent quelquefois… mais je sens qu’elles sont belles… qu’elles sont justes… Maman était trop vieille… maman était trop lasse… pour sentir cela… comme moi…

Jean

Je ne suis rien de plus que les autres, Madeleine… je suis comme les autres… un pauvre diable comme les autres… Et j’ai bien de la tristesse… parce que j’ai vu trop de pays, trop de misères… Et je n’ai pas toujours la force et le courage que je voudrais avoir… Pourtant j’ai bien de la haine… là…

Madeleine

Je ne sais pas si vous avez de la haine… Vous êtes si bon pour mon père… si doux pour les petits et pour moi…

Jean

C’est vrai… Je vous aime bien… tous… Et je voudrais que vous fussiez heureux !…

Madeleine

Personne n’est heureux ici, mons… (Se reprenant sur un signe de Jean.) Jean…

Jean

Personne n’est heureux nulle part… (Il se lève et marche dans la pièce comme pour échapper à l’émotion qui le gagne.) Alors, c’est vous qui allez devenir, maintenant, la maman de ce petit monde-là ?… (Il montre les enfants endormis.) Vous êtes bien jeune pour un si lourd devoir… et le père commence à être bien vieux… C’est effrayant, ce qu’il a vieilli, depuis quelques mois… (Madeleine ne répond pas et se met à pleurer.) Pourquoi pleurez-vous ?…

Madeleine

C’est la fatigue, peut-être… c’est maman… c’est vous aussi, Jean… Depuis que vous êtes entré, j’ai envie de pleurer… (Éclatant tout d’un coup.) Et puis, je ne peux pas… je ne pourrai jamais… je n’ai pas la force… Jean… Jean… jamais je ne pourrai souffrir ce qu’a souffert maman… Et je ne veux pas… J’aimerais mieux mourir…

Jean, il lui prend les mains, les caresse.

Ma pauvre Madeleine !… (Madeleine se calme un peu.) Pleurez… vos nerfs ont besoin de ces larmes…

Madeleine

Excusez-moi… pardonnez-moi… C’est fini…


Elle se lève, ranime le feu du fourneau où chauffe la bouillotte, essuie ses yeux, et se remet à coudre. Jean va vers la porte ouverte. La nuit est venue tout à fait. L’usine crache des flammes. On entend les coups des marteaux-pilons. Dans la ruelle, des ouvriers passent, s’arrêtent, colloquent à voix basse et s’en vont. Le père, Louis Thieux, sort de la chambre de la malade.



Scène IV

LES MÊMES, LOUIS THIEUX
Louis Thieux

Madeleine… la mère a besoin de toi… (Apercevant Jean.) Ah ! c’est toi ?

Jean

Eh bien ?…

Louis Thieux, secouant la tête.

Le malheur ne peut pas sortir d’ici… (Madeleine se dirige vers la chambre.) Ça n’est pas juste…

Madeleine

J’ai couché les petits… Ils tombaient de sommeil.

Louis Thieux

Tu as bien fait… La mère ne les appellera pas… Elle n’a plus la tête à ça… elle n’a plus la tête à rien… (À Jean.) Elle me reconnaît bien encore… mais je n’entends plus ce qu’elle dit…

Madeleine sort.



Scène V

LES MÊMES, moins MADELEINE
Louis Thieux

Elle ne passera pas la nuit… Et je m’étais endormi là, 110 LES MAUVAIS BERGERS.

comme une bête... Je ne pouvais pas me figurer que cela arriverait... Qu'est-ce que je vais devenir mainte- nant, sans elle 7... (Jean marche dans la pièce, grave et son- geur. Il referme la porte ct vient s'asseoir près du fourneau, Louis Thieux regarde les enfants.) Et qu'est-ce que tout ça va deve- nir, mon Dicu ?

JEAN

Ça va devenir de la misère et de la douleur, un peu plus.

LOUIS THIEUX

Ça n'est pas juste.

JEAN

Et ça s'en ira comme s'en sont allés tes deux. ainés.…

LOUIS TIIEUX Ça n'est pas juste... ça n'est pas Juste. JEAN Qu'est-ce qui n'est pas juste ? LOUIS TIHEUX

Je n'ai jamais fait de tort à personne. j'ai toujours été un bon ouvrier.

JEAN Eh bien ?

LOUIS THIEUX

Eh bion, je disque ça n'est pas juste.

Jean

Mais si, c’est juste… Puisque tu le veux… puisque tu t’obstines à le vouloir…

Louis Thieux

Non… non… tais-toi… ne parle pas de ça, en ce moment… Je suis trop malheureux…

Jean

Alors… j’attendrai… J’attendrai que tu sois heureux… j’attendrai que tu sois mort… que Madeleine soit morte… que tous ici soient morts… Ça ne sera pas long… (Un silence.) Mais, tu ne vois donc rien autour de toi ?… Tu n’as donc jamais regardé le teint flétri de ta fille, et sa démarche de vieille femme fatiguée, à dix-huit ans ?… et les joues creuses… et les bouches pâles… et les pauvres petites mains maigres de ceux-là ?…

Louis Thieux

Ne parle pas de ça… (Il tire du buffet un morceau de pain qu’il essaie de manger.) Je n’ai pas faim… je n’ai pourtant rien mangé depuis hier… je n’ai pas eu le temps… Et ce soir, ça ne passe pas… ça reste là… (Il remet le pain dans le buffet, avale une gorgée d’eau et s’assied aussi, dans un coin… Long silence.) Et toi, tu ne vas pas à l’usine, ce soir ?

Jean

Ma foi non… Ah ! ma foi non… (Il vient près de Louis Thieux et lui frappe sur l’épaule.) Tu vas avoir un surcroît de dépenses… et il ne doit plus te rester d’argent ?… Prends ceci…

Il lui remet quelques pièces d’argent.
Louis Thieux

Je t’en dois tant déjà…

Jean

C’est de l’argent gagné ensemble… il t’appartient… (Louis remercie silencieusement, et reprend son attitude abattue… Jean va et vient dans la pièce… On frappe à la porte)… On a frappé à la porte… Tu n’entends pas ?…

On frappe de nouveau.
Louis Thieux

Entrez !…

Entrent Robert et Geneviève… Geneviève porte un panier… Toilette simple.



Scène VI

GENEVIÈVE, ROBERT, JEAN, LOUIS THIEUX
Louis Thieux

Ah ! mademoiselle Geneviève… Monsieur Robert !… Vous êtes donc ici, monsieur Robert ?… Comme il y a longtemps…

Robert

Je suis arrivé tantôt… Geneviève m’a dit que votre femme était très malade… Mon pauvre Thieux !…

Il lui serre la main.
Louis Thieux

Oui, oui… Un grand malheur, monsieur Robert…

Geneviève, déposant le panier sur la table.

Eh bien ?… Voyons ?… comment va-t-elle, ce soir ?…

Louis Thieux

Ah ! mademoiselle… très mal… Très mal…

Geneviève

Mais enfin, qu’a-t-elle ?

Louis Thieux

Elle a, mademoiselle Geneviève… qu’elle est usée… qu’elle n’a plus de forces… plus de vie… Elle s’en va de trop de fatigues et de trop de peines…

Geneviève

Vous vous alarmez sans raison, je suis sûre… Du repos, des fortifiants… Justement, je lui apportais du vieux vin, un tas de bonnes choses qui la remettront…

Louis Thieux

Oh ! mademoiselle… Vous êtes bien trop bonne… Elle ne peut plus rien prendre… Elle est perdue.

Geneviève

Vraiment ?… Vous n’imaginez pas comme cela me fait du chagrin… C’est que vous êtes de vieux fidèles d’ici, vous… de braves gens qu’on aimait bien… Est-ce que je pourrais la voir…

Louis Thieux

Certainement, mademoiselle…

Geneviève, avec un léger mouvement de recul.

Elle n’est pas trop changée, au moins ? pas trop effrayante ?…

Louis Thieux

Oh ! elle est calme… elle a presque l’air de dormir… Elle sera heureuse de vous voir une dernière fois…

Geneviève

Comment, une dernière fois ?… mais je reviendrai… Je reviendrai tous les jours… Vous verrez que nous la guérirons… (Apercevant les enfants.) Et ces amours de bébés qui dorment… sont-ils gentils ?… Et Madeleine !…

Louis Thieux

Elle est auprès de sa mère…

Geneviève

Quelle brave fille !… Pourquoi ne vient-elle jamais me voir !… Vous lui direz qu’elle vienne souvent…

Louis Thieux

Elle est un peu sauvage.

Geneviève

Je l’apprivoiserais… Je l’aime beaucoup… Dites-lui que je l’aime beaucoup… Ah ! cette pauvre Clémence… (Elle examine distraitement, sur la table, les travaux de couture, laissés par Madeleine.) Vous vous souvenez, quand elle venait poser… Elle avait une tête si belle, si triste !… Comme c’est émouvant, tout cela, aujourd’hui… (Allant vers Thieux.) Je vous ferai un dessin, un grand dessin de Clémence.

Robert manifeste, par quelques gestes d’impatience, la gêne où le mettent les paroles de Geneviève.

Louis Thieux

Oh ! Mademoiselle…

Geneviève

Si… si… un grand dessin… Menez-moi près d’elle… Je veux la voir… Quel malheur !… De si braves gens, et depuis si longtemps ici !…

Louis Thieux

Depuis vingt-sept ans, mademoiselle.

Geneviève

Vingt-sept ans !… Pensez donc !… Est-ce admirable !… (Montrant le panier.) Il y a aussi des bonbons pour les mioches et un corsage pour Madeleine… (Allant vers la porte, accompagnée de Louis Thieux.) Quelle peine cela va me faire !…


Geneviève et Louis Thieux entrent dans la chambre.
Pendant toute cette scène, Jean est resté assis, regardant Geneviève avec haine, quelquefois, et Robert avec une curiosité persistante… Une fois seul avec lui, il se lève, remet sa casquette et se dirige lentement vers la porte, affectant de ne pas regarder Robert. La porte ouverte, on aperçoit toujours les usines enveloppées de flammes, de fumées et de bruits.



Scène VII

JEAN, ROBERT
Robert

Pardon… Vous partez ?

Jean

Oui…

Robert

C’est moi qui vous fais fuir ?

Jean

Peut-être… Non…

Robert

Vous êtes de l’usine ?

Jean

Que vous importe !… Moi ou un autre…

Il veut s’en aller.
Robert

Restez, je vous en prie !… Et dites-moi votre nom.

Jean

Je n’ai pas de nom.

Robert

Ah !… (Un court silence.) Pourquoi me parlez-vous ainsi ?… Vous ne me connaissez pas…

Jean

Pourquoi m’interrogez-vous ainsi ?… Je n’ai rien à vous dire…

Robert

Je suis votre ami…

Jean, le regardant des pieds à la tête, avec hauteur.

Oui… oui… je sais… Parbleu !… Le fils du patron, révolutionnaire et socialiste… anarchiste aussi, sans doute !… C’est très à la mode, cette année, chez les bourgeois… Ah ! cela fait bien… cela a de la tournure… et c’est facile avec les millions que nous vous gagnons… (Violent.) Laissez-moi…

Robert

Je vous défends de douter de ma sincérité.

Jean

Et moi, je vous défends de croire à ma bêtise…

Robert

J’ai déjà donné des gages… j’en donnerai d’autres…

Jean

Vos prêches… vos articles… vos livres ?… Je les connais… je les ai lus… Si je les ai lus ?… (Avec une ironie amère.) Mais, c’est attendrissant, en effet… Réconciliation… bonheur universel… fraternité… Et quoi encore ?… Tenez, j’aime mieux votre père… Il est dur, implacable… il nous assomme par le travail et par la faim, en attendant, sans doute, les coups de fusil… Au moins, avec lui, il n’y a pas d’erreur…

Robert

Il ne s’agit pas de mon père… il s’agit de moi…

Jean

Vous ? (Il hausse les épaules.) Allez donc débiter vos patenôtres aux camarades… Ce sont de pauvres diables, de douloureuses brutes, qui ne savent pas ce qu’ils veulent et qui ne croient qu’à la blague des mots… Moi, je ne crois qu’à la puissance des actes… et je sais ce que je veux.

Robert, avec tristesse.

Le savez-vous vraiment ?…

Jean, avec violence.

Oui… Au lieu de rester la bête de somme que l’on fouaille, et la machine inconsciente que l’on fait tourner, pour les autres… je veux être un homme, enfin… un homme… pour moi-même… Je ne sais pas, d’ailleurs, pourquoi je vous dis cela… C’est mon affaire… et non la vôtre… Adieu !

Il veut s’éloigner.
Robert, le retenant.

Et si je vous apporte le moyen d’être cet homme-là… et de vivre ?

Jean

Allons donc !… L’aumône… le panier de votre sœur… la desserte de votre table… la divine charité d’une pièce de cent sous, n’est-ce pas ?… Et l’insulte de votre pitié ?…

Robert

Non… ni aumône, ni pitié… La foi en vous-même…

Jean, menaçant.

Je l’ai…

Robert

Et en moi…

Jean, ironique.

Grand merci du cadeau… je sais ce qu’il coûte… Ah ! vous êtes populaire, ici !… Dans les flammes, dans les fumées, brûlés, dévorés, convulsés, des milliers d’êtres humains, des milliers de fantômes humains travaillent ici… espérant de vous, ils ne savent quoi… Aujourd’hui, vous êtes le rêve lointain de leur affranchissement… votre nom berce leurs chimères, et endort leurs révoltes… Et demain, vous serez… allons, avouez-le… député ?…

Robert

Ne raillez pas… Cela n’est digne ni de vous… ni de moi…

Jean, très grave.

Je raille ?… Est-ce que vraiment, je raille… (Montrant la chambre de la mourante et parlant d’une voix plus sourdement étouffée.) Ici… dans cette maison, au seuil de cette porte, derrière laquelle une pauvre femme meurt de vous, comme sont morts de vous ses deux fils, des hommes de vingt ans… comme ceux-là… (Montrant les enfants endormis.) mourront de vous, demain ?… Ah ! vous m’apportez la vie ?… vous m’offrez le bonheur ?… Allez donc au cimetière, là-bas… au petit cimetière qui souffle sur nous, le soir, une odeur aussi empestée que celle de vos usines… allez et remuez-en la terre… et faites le compte de tous ceux-là qui sont morts pour vous… oui, pour vous… et pour que vous puissiez vous payer le luxe, aujourd’hui, d’être l’ami de ma souffrance et de ma misère… Mon ami ?… Mais comment donc ?… Non, vous savez… c’est trop cher.

Robert, découragé.

Pourquoi m’insultez-vous ?…

Jean

Parbleu !… c’est assez clair… Il y a du mécontentement parmi nous ; malgré notre résignation, notre lassitude, notre abrutissement, demain, peut-être… c’est la grève… Oh ! votre père est assez riche pour tenir le coup… et la grève n’est dangereuse, le plus souvent, que pour nous autres, qui finissons par en payer les frais… avec plus de servitude et de misère, toujours, et quelquefois avec notre sang… c’est entendu… Oui, mais enfin, c’est aussi l’inconnu… On tremble tout de même, pour ses usines, pour sa fortune, ou simplement pour ses bénéfices… Alors, on a compté sur votre popularité… on a calculé que votre présence remettrait les choses dans l’ordre… Et vous êtes accouru !… Jolie besogne…

Robert

Pourquoi m’insultez-vous ? Je viens à vous la main tendue, et le cœur fraternel… Ah ! je vous le jure… Et vous m’insultez !… Vous vous croyez un homme libre, et vous ne savez pas, et vous ne voulez pas vous élever au-dessus des préjugés de l’ignorant, et des basses rancunes du sectaire.

Jean, un peu calmé.

Soit !… Je me suis trompé… Et vous êtes, peut-être, un brave garçon… Je ne vous connais pas… je ne sais pas… je ne sais rien…

Robert

Alors ?…

Jean

Mais pourquoi êtes-vous venu à moi ?… Est-ce que je vous appelais ?… Vous allez par un chemin…, moi par un autre… Nous ne pouvons pas nous rencontrer…

Robert

Qu’en savez-vous… puisque vous savez si mal ce que je suis ?…

Jean

Je sais qu’entre vous et moi, il y a des choses trop lointaines… et qui ne doivent pas et qui ne peuvent pas se rejoindre…

Un silence.
Robert

Mon Dieu !… je comprends vos méfiances, puisque je devine en vous une pauvre âme violente, tourmentée et déçue… Mais, je vous en conjure… écoutez-moi un instant… écoutez-moi… comme si j’étais le passant de votre chemin, le voyageur anonyme qui va vers le même espoir que vous… Je ne suis pas celui que vous croyez… je me suis fait une existence libre des préjugés de ma caste… Tous les avantages, tous les privilèges que la fortune offrait à ma jeunesse, je n’en ai pas voulu… Je suis un travailleur comme vous… je n’attends rien que de moi-même… et je vis de ce que je gagne…

Jean, avec une tristesse infinie.

Et moi, j’en meurs !… (Tout à coup, il empoigne la main de Robert qu’il entraîne vers la porte, et, d’un grand geste, il lui montre l’usine qui flambe dans la nuit… À mesure qu’il parle, sa voix se fait de plus en plus forte et retentissante…) Eh bien ! ces flammes… ces fumées… ces tortures… ces machines maudites qui, chaque jour, à toute heure, broient et dévorent mon cerveau, mon cœur, mon droit au bonheur et à la vie… pour en faire la richesse et la puissance sociale d’un seul homme… Eh bien… éteignez ça… détruisez ça… faites sauter tout ça… (Il lâche rudement la main de Robert.) Après, nous pourrons causer…

Robert

Prenez garde, malheureux !… Il y a ici une femme qui meurt… et de pauvres petits qui dorment !… (Robert referme la porte. Jean remonte par le haut de la scène où il s’affale sur une chaise, la tête dans ses mains.) Vous êtes un enfant… (Silence, Robert marche vers lui et lui frappe sur l’épaule.) Êtes-vous plus calme maintenant ?… (Jean lève les yeux, sans parler, vers Robert, et le regarde avidement.) Donnez-moi votre main…

Jean tend la main.

Jean

J’ai eu tort… j’ai…

Robert, l’interrompant doucement.

Ne dites plus rien… Ah, votre souffrance, je la connais… c’est la mienne !…


Silence. Rentrent Geneviève, Madeleine. Louis Thieux apparaît dans la porte, et, après de silencieux adieux, rentre dans la chambre.



Scène VIII

GENEVIÈVE, MADELEINE, ROBERT, JEAN
Geneviève, à Madeleine.

Du courage, Madeleine… C’est un bien pénible moment… J’ai passé par là… Je vous plains de tout mon cœur…

Madeleine

Merci, mademoiselle…

Geneviève

Et n’oubliez pas surtout que je suis votre amie…

Madeleine

Oui, mademoiselle…

Geneviève

Allons… au revoir !… J’enverrai prendre des nouvelles, demain matin… Du courage !… du courage !… (Elle embrasse Madeleine, Robert lui serre la main.) À demain…

Ils sortent tous les deux.



Scène IX

JEAN, MADELEINE
Madeleine

Allons !

Elle aperçoit le panier et se tourne vers Jean, toujours assis sur sa chaise.

Jean

Oui, c’est elle qui l’a apporté… (Un peu amer.) Il y a un corsage pour vous… des bonbons pour eux… et du vin pour la mère… C’est une bien charitable personne !

Madeleine

Elle fait ce qu’elle peut…

Silence, Madeleine se rassied devant la table et reprend son travail.

Jean, il va vers Madeleine et appuie son bras au dossier de la chaise où elle est assise.

Madeleine !

Madeleine

Jean !…

Jean

La nuit sera longue pour vous… et il me semble que je ne pourrais pas rentrer chez moi… Voulez-vous que je reste un peu, ici… avec vous ?

Madeleine

Oui, Jean… je veux bien… Vous êtes bon de ne pas me quitter… de ne pas quitter le père… Si le malheur vient cette nuit… vous le consolerez…

Jean

Et je voudrais vous dire des choses que je ne vous ai pas dites encore…

Madeleine

Parlez, Jean… Quand vous parlez, je suis moins malheureuse.

Jean

Vrai ?…

Madeleine

Oh oui !… Depuis que vous êtes notre ami… et que vous venez ici, presque tous les jours… c’est vrai… je crois que je suis moins malheureuse…

Jean

Chère Madeleine !

Madeleine

Du moins, on se l’imagine… On oublie son malheur pendant quelques minutes… et durant ces minutes-là… c’est comme s’il n’était plus… Jusqu’aux petits !… Quand vous êtes là, ils ne pleurent jamais… Vous savez si bien parler aux enfants… les faire sauter sur vos genoux… leur dire de beaux contes…

Jean, ému.

Ce que j’ai à vous dire, Madeleine, ce ne sont pas des contes joyeux… ce sont des paroles graves, puisque c’est de l’amour… (Mouvement de Madeleine.) Et le moment de vous les dire ces paroles… est grave aussi… (Il montre la porte de la chambre.) puisque c’est de la mort… (Madeleine frissonne.) Madeleine, je vous donne ma vie… voulez-vous me donner la vôtre ?… (Madeleine s’interrompt de travailler, et regarde Jean avec des yeux d’adoration et de tristesse.) Madeleine, répondez-moi…

Madeleine

Je ne puis quitter le père… je ne puis quitter les enfants qui n’ont plus que moi, maintenant…

Jean

Je ne vous demande pas de déserter votre devoir… je vous demande de vous aider à l’accomplir, autant qu’il me sera possible… Nous ne serons pas trop de deux pour cela…

Madeleine

Mon père vous aime, Jean… mais il a peur de ce que vous êtes… vous êtes un mystère pour lui… Et lui, c’est un homme si timide !… Il sait bien que vous êtes ici, en passant… que vous partirez d’ici, bientôt… Hier, il disait encore : « Oh ! Jean a dans la tête des choses qui ne sont pas bonnes… il lui arrivera malheur ». Mon père ne voudra pas que je sois à vous…

Jean

Vous vous appartenez, toute… vous n’êtes à personne d’autre qu’à vous-même… Nul n’a le droit de décider de votre destin…

Madeleine

Mon destin ?… Il est dans cette maison… avec ceux qui restent et qui ont besoin de moi…

Jean

M’aimez-vous ?

Madeleine

Depuis le jour où vous êtes entré ici, pour la première fois.

Jean

Eh bien ?

Madeleine

Eh bien, il ne faut pas penser à ce que vous dites… parce que si vous partiez… je ne pourrais pas… je ne devrais pas vous suivre…

Jean

Je ne puis pas vous promettre, en effet, de ne point partir d’ici… Il peut arriver des événements… que je ne suis pas le maître de diriger… (Énergique.) Il peut arriver aussi que tout le monde soit obligé de partir d’ici… (Court silence.) Mais, tant que je le pourrai, je resterai…

Madeleine

Il ne faudrait pas rester pour moi, Jean… Je ne suis rien en face des choses que vous avez décidé d’accomplir…

Jean

Que voulez-vous dire ?

Madeleine

Je ne sais rien… puisque vous ne m’avez rien confié… mais, depuis longtemps, j’ai vu dans vos yeux ce qu’il y a dans votre âme… Et puis, vous avez dit, tout à l’heure : « Il peut arriver aussi que tout le monde soit obligé de partir d’ici… »

Un silence.
Jean, rêveur.

Je n’ai rien décidé, Madeleine… J’ai rêvé… oui, j’ai rêvé… à des choses, peut-être… à de grandes choses, peut-être… Mais si la fièvre de l’action, le désir de la lutte me reprennent… c’est pour vous… par vous… avec vous…

Madeleine

Pour moi ?… avec moi ?… Je ne suis qu’une pauvre fille, triste et malade… je ne suis pas belle…

Jean

Pas belle !… Oh ! Madeleine… vous n’avez pas la beauté insolente des riches, faite de nos dépouilles et de notre faim… vous avez la beauté que j’aime… la beauté saine de la souffrance… et je m’agenouille devant vous… (Il s’agenouille devant Madeleine et lui prend les mains.) Votre pauvre visage déjà flétri… vos épaules déjà courbées… vos mains, vos petites mains pâles… dont les doigts sont usés de travail… et vos yeux… Ah ! vos yeux… déjà rougis à tant de tristesses et à tant de larmes… vous ne savez pas de quel amour puissant et sacré ils m’ont gonflé le cœur… Et comme ils ont aussi ranimé ma haine… Pas belle !… Parce que vous n’avez pas eu de jeunesse encore… parce que vous avez eu trop de misères toujours !… Vous êtes comme une pauvre petite plante qui n’aurait jamais vu la lumière. Mais la lumière, si je vous l’apporte ?… mais la jeunesse si je vous la redonne ?… mais la misère, si je l’efface, avec toute ma tendresse, de votre visage et de votre cœur ?…

Madeleine

Ne me dites pas cela… ne me dites pas cela… Vous me faites pleurer…

Jean

Et votre âme ?… Vous croyez que je ne l’ai pas devinée, entre toutes les autres, votre âme de pureté, de sacrifice, d’héroïsme tranquille et doux !… (Il se relève.) Eh bien oui, j’ai une œuvre de vengeance et de justice à accomplir… mais pour cela, il me faut une compagne comme vous… une femme à l’âme vaillante comme la vôtre…

Madeleine

Jean… ne me dites pas cela… je vous en prie !… Je n’ai pas de vaillance… Vous voyez bien… je ne fais que pleurer…

Jean

Parce que vous êtes seule… toute seule… en face de choses terribles… À deux, unis dans l’amour, on ne craint rien… pas même de mourir.

Madeleine

Je ne crains pas de mourir… je ne crains pas de mourir… je crains seulement de n’avoir pas la force de faire… ce que j’ai à faire maintenant…

Jean

Vous avez à être heureuse… Et c’est à moi à vous l’assurer, ce bonheur, à vous le conquérir… Je m’en sens la force, aujourd’hui… (Il vient s’asseoir près de Madeleine.) Ah ! il faut que je vous ouvre toute mon âme… Écoutez-moi !… Quand je suis venu ici, il y a un an… j’étais las, je vous jure… découragé de la lutte… sans foi, désormais, dans les hommes et dans moi-même… Ma vie, je l’avais donnée aux autres… je l’avais usée pour les autres… Et ils ne m’avaient pas compris… ils ne m’ont compris nulle part… (Un temps.) Et pourtant, ma pauvre enfant, j’ai roulé, roulé, Dieu sait où !… Au Brésil, à New-York, en Espagne, en Belgique, du nord au sud de la France, partout j’ai traversé les enfers du travail… les bagnes de l’exploitation humaine… Quelle pitié ?… Et, partout, je me suis heurté à de l’ignorance sauvage, à de la méchanceté bête, à ce mur infranchissable qu’est le cerveau du prolétaire… Chaque fois que j’ai tenté de réveiller la conscience au cœur des individus… chaque fois que j’ai parlé aux foules de justice et de révolte… de solidarité et de beauté… Ah ! bien oui… les uns m’ont ri au nez… les autres m’ont dénoncé… Et ils ont dit que j’étais de la police !… Des esclaves et des brutes…

Madeleine

Des malheureux, Jean… et d’autant plus à plaindre qu’ils ne peuvent pas comprendre… Ça n’est pas de leur faute…

Jean, rêveur.

C’est vrai !… S’ils comprenaient…

Il fait un grand geste. Un silence pendant lequel Jean reste perdu comme dans un rêve.

Madeleine

Vous ne dites plus rien ?…

Jean, reprenant son récit.

C’était, chaque fois, une chute plus profonde du haut de mon rêve… Et c’était aussi, chaque fois, plus de misères, de douleurs pour moi. Je fus expulsé de Rio-Janeiro, à la suite d’une grève… Réfugié en Espagne, j’y fus tout de suite dénoncé… Englobé dans une conspiration anarchiste, arrêté sans raison, condamné sans preuves… durant deux longues années je pourris dans les cachots de Barcelone… et je n’en sortis que pour voir garrotter, au milieu d’une foule ivre de sang, mon ami Bernal Diaz… cet enfant à cœur de héros, dont je vous ai parlé quelquefois !…

Madeleine

Oui… ah ! oui !… Ce fut horrible…

Jean

J’avais juré de le venger… mais on est lâche quelquefois… Quand on n’a rien dans le ventre, voyez-vous… on n’a rien non plus dans le cœur !…

Un silence.
Madeleine

Et puis ?

Jean

Et puis… traqué par la police, sans travail, sans gîte, errant de ville en ville, crevant de faim, un jour à Bordeaux, on me jeta en prison parce que j’avais volé un pain…

Madeleine

Comme vous avez souffert !…

Jean

J’ai souffert, oui… mais plus que des jours de famine, plus que des nuits sans couvert, j’ai souffert de l’indifférence des hommes, et de l’inutilité de mes efforts à leur enseigner le bonheur… J’ai souffert de moi-même, surtout… de ma faiblesse intellectuelle, de mon ignorance… de tout ce vague… de tout ce bouillonnement confus où se perdaient mes élans… Ah ! je m’en rends compte… Et, souvent, je me suis demandé si j’avais bien le droit d’arracher les misérables à leurs ténèbres, pour les replonger, plus profond, peut-être, dans ma nuit à moi… Robert Hargand avait raison, tout à l’heure… Oh ! ne rien savoir… être arrêté à chaque minute, dans un enthousiasme, par sa propre impuissance… Et cette affreuse pensée qu’il n’existe, peut-être, nulle part, une justice ?…

Madeleine

Vous, Jean ?… Vous ?… Ce n’est pas possible…

Jean

Mais c’est fini… D’être venu ici, après tant de fatigues, de déceptions, de routes si longues… d’avoir aimé cette pauvre maison où c’était comme une famille pour moi qui n’ai pas eu de famille… de vous avoir chérie, Madeleine, plus qu’une femme, comme une croyance retrouvée… toutes mes détresses morales, tous mes doutes se sont dissipés… Je ne m’en souviens plus… Avec des forces neuves, avec une foi plus violente dans l’avenir, j’ai reconquis tout l’orgueil… Et c’est à toi que je dois d’être redevenu cet homme nouveau… car ce n’est pas toi seulement que j’ai aimée, entends-tu bien ?… c’est toute l’humanité, et c’est tout l’avenir et c’est tout mon rêve que j’ai aimés en toi !…

Il la prend dans ses bras.
Madeleine

Taisez-vous… Oh ! taisez-vous… vous ne pouvez pas me dire de telles paroles… C’est trop beau… Je n’aurais pas le droit d’être si heureuse…

Jean

On peut tout nous prendre, Madeleine… on ne peut pas nous prendre ce bonheur-là, que nous avons créé de nous-mêmes… Tous les deux, désormais, nous serons forts contre la vie….

Madeleine

Ce n’est pas possible… ce n’est pas possible…

Jean

Et quand, dans notre maison, je rentrerai du travail ou de la lutte, fatigué, peut-être, écœuré aussi, peut-être, pense à cette joie, à cette lumière… tes yeux, Madeleine, ta voix, Madeleine, ton cœur, Madeleine… ton grand courage, Madeleine, Madeleine, Madeleine !…

Madeleine

Oh ! Jean ! Jean ! Des pauvres, comme nous, il ne faut pas défier le bonheur… Il ne faut pas, surtout, me croire plus que je ne suis…

Jean

Tu es celle par qui je crois encore à ce qui doit arriver…

Madeleine

C’est trop !… c’est trop !… Et si cela n’était pas possible ?… Rien que d’avoir entrevu ce bonheur… ah ! j’en suis sûre, je mourrais… (Jean l’étreint chastement. Madeleine s’abandonne tout à fait.) D’où donc es-tu venu, mon Jean, pour un tel miracle ?… Je suis forte et légère dans tes bras… je ne sens plus le poids de mon corps… ni le poids de mon cœur… je suis heureuse… heureuse… heureuse !… (Elle pleure.) Ah ! ton cœur à toi, qui bat comme une forge !…

Jean

Ne dis plus rien !…

Madeleine

Oui !… oui !

Jean

Reste contre moi…

Madeleine

Oui… oui !… (Silence. D’une voix faible.) Et le père ?… Et les petits ?…

Jean, la berçant.

Nous les garderons… Nous les protégerons…

Silence.
Madeleine

Mon Dieu ! mon Dieu !… Est-ce que c’est possible ?… (Tout à coup, elle s’arrache à l’étreinte, se lève, regarde vers la chambre. D’une voix haletante.) Et maman ?… et maman ?… Là !…

Jean, il s’est levé aussi et regarde vers la chambre.

Madeleine !

Madeleine

Il a poussé un cri… Il m’appelle !… (On entend comme un bruit étouffé : Madeleine !… Madeleine !…) Ah !

Jean

Le malheur est venu.


La porte s’ouvre. Louis Thieux apparaît hagard, très pâle, trébuchant.



Scène X

LES MÊMES, LOUIS THIEUX
Madeleine

Maman est morte !… maman est morte !… (Elle se précipite dans la chambre. De la chambre, on entend sa voix, ses sanglots, ses appels.) Maman !… maman !… Maman est morte !


Louis Thieux marche en trébuchant. Jean le soutient, le fait asseoir sur une chaise où il tombe d’un bloc, la tête dans ses mains. L’usine au loin fait rage.



Scène XI

JEAN, LOUIS THIEUX, LA MÈRE CATHIARD, UN GROUPE DE VIEILLES FEMMES
La mère Cathiard et quelques voisines apparaissent dans l’encadrement de la porte. Au bruit, Jean s’est retourné. Il fait signe aux femmes que le malheur est consommé. Gestes plaintifs des femmes, qui se retirent silencieusement, après avoir refermé, la porte.



Scène XII

LOUIS THIEUX, JEAN
Jean, après un silence, debout, près de Louis Thieux.

C’est donc fini ? (De la chambre, on entend la voix sanglotante de Madeleine. Jean va refermer la porte et revient près de Louis Thieux.) Mon pauvre Thieux !…

Louis Thieux

Une femme comme ça !… une femme comme ça !… J’étouffe… j’ai trop chaud… De l’air !… Ouvre la porte… (Jean va ouvrir la porte. L’usine semble alors un incendie. Pendant toute la scène, on l’aperçoit, qui, furieuse, crache des flammes rouges, vertes et fait un bruit infernal. Jean revient près de Louis Thieux.) Une femme comme ça !… une femme comme ça !…

Jean laisse quelques minutes Louis Thieux à sa douleur, puis, doucement, il lui pose la main sur l’épaule.

Jean

Sois un homme, mon vieux camarade… Tu n’es pas seul à souffrir ici… Pense à Madeleine… pense à ceux-là… C’est le moment de montrer du courage et de la résolution… Il faut essayer de dominer la mort…

Louis Thieux, secouant la tête.

C’est fini… c’est fini…

Jean

C’est fini pour toi… soit… Mais pour eux, ça commence… Allons… redresse-toi… et regarde ta misère, en face… car l’heure est venue…

Louis Thieux, avec un peu d’irritation.

Et que veux-tu que je fasse ?

Jean

Ton devoir…

Louis Thieux, avec une sorte d’effroi.

Pas aujourd’hui… ne parle pas de ça… Non… non… pas aujourd’hui…

Jean, lui montrant la chambre.

À quel autre moment de ta douleur puis-je t’en mieux parler qu’aujourd’hui ?…

Louis Thieux

Laisse-moi, oh ! laisse-moi… Je ne peux pas… je ne peux pas…

Jean

Tu te crois lié par la reconnaissance envers le patron, envers sa fille, que j’avais envie d’étrangler tout à l’heure… Leurs bienfaits t’enchaînent ?… Eh bien, parlons-en… Voilà vingt-sept ans que tu en jouis… Qu’y as-tu gagné ?… Des privations… des dettes… et de la mort, toujours…

Louis Thieux, il se bouche les oreilles.

Laisse-moi… je t’en prie !… je t’en prie !

Jean

Mais regarde en toi-même… regarde autour de toi ?… Te voici au bord de la vieillesse, épuisé par les labeurs écrasants, à demi tué par l’air empoisonné que l’on respire ici… Tu n’es plus qu’une scorie humaine… Tes deux grands qui, maintenant, seraient pour toi un soutien… sont morts de ça… (Il montre l’usine.) Ta femme est morte de ça… Madeleine et les petits à qui il faudrait de l’air, de la bonne nourriture, un peu de joie, de soleil au cœur, de la confiance… meurent de ça, lentement, tous les jours… Et c’est pour de tels bienfaits, qui sont des meurtres, que tu aliènes aux mains de tes assassins… des assassins de ta famille… ta liberté et la part de vie des tiens… C’est pour des mensonges, de honteuses aumônes, pour des chiffons inutiles… pour la desserte des cuisines que leur charité jette à ta faim, comme on jette un os à un chien… c’est pour ça… pour ça… que tu t’obstines à ne pas te plaindre, à ne pas prendre ce qui est à toi… et à rester la brute servile soumise au bât et au joug, au lieu de t’élever jusqu’à l’effort d’être un homme ?

Louis Thieux

Non… non… pas aujourd’hui…

Jean

Pas aujourd’hui !… Mais quand ?… Quelles autres morts attends-tu donc ?… Dans ce milieu maudit… sur ce sol de supplice et de terreur, où le vrai crime fut que, depuis cent ans, aucun, sous l’épuisement de la fatigue, la défaite quotidienne de la faim, n’osa élever la voix… si j’ai fait ce que j’ai fait… si j’ai pu faire entendre la nécessité d’un changement, le besoin de la grève, à des êtres qui n’avaient jamais compris que l’acceptation de leur martyre… si je suis arrivé à remuer ces lourdes âmes inertes et sans courage… c’est un peu pour toi, mon pauvre vieux Thieux, pour les tiens, à qui j’ai voué tout mon amour et toute ma pitié… Ah ! comment n’as-tu pas senti cela ?… Et comment, à force de souffrir toi-même, ne t’es-tu pas dit, spontanément, qu’il y a des heures héroïques et douloureuses où il faut savoir tout tenter… où il faut savoir mourir… pour les autres ?

Louis Thieux, obstiné, avec une voix d’enfant.

Je comprends… je comprends, mais pas aujourd’hui… Laisse-moi pleurer… ne me parle plus aujourd’hui…

Jean

Allons… soit !… Quand, demain, tu sentiras la maison un peu plus vide de ce que tu as aimé… quand tu verras que, si la pauvre morte est partie, la mort, elle, est restée ici… et qu’elle rôde toujours, et qu’elle se penche sur ceux-là qui demeurent encore près de toi… pour combien de temps ?… tu viendras, de toi-même, me crier ta vengeance… Tu as raison… je ne te dirai plus rien ce soir… Repose-toi, va !… Étends-toi sur ce matelas…

Il le fait lever, le soutient.
Louis Thieux, en passant devant les petits lits, avec des balbutiements.

Ces pauvres petits… cette pauvre Madeleine… C’est vrai… ça n’est pas juste…

Jean, il le fait étendre sur le matelas.

Tâche de dormir un peu… Je voudrais te bercer comme on berce les petits enfants… Endors-toi…

Louis Thieux, indiquant la chambre.

Je voudrais l’embrasser… je ne l’ai pas embrassée…

Jean

Tu l’embrasseras tout à l’heure… Je te mènerai près de son lit… Endors-toi…

Louis Thieux

Mon Dieu !… mon Dieu !… Ça n’est pas juste… Ça n’est pas juste !…


À ce moment, la mère Cathiard entre dans le fond, une branche de lilas à la main.



Scène XIII

LA MÈRE CATHIARD, DEUX VIEILLES FEMMES, LOUIS THIEUX, JEAN
Jean lui montre la chambre. La mère Cathiard va déposer la branche, revient, traverse la scène et sort. Une autre vieille apparaît, une branche d’églantine à la main. Jean lui montre la chambre. L’autre vieille va déposer l’églantine, revient, traverse la scène, et sort. Une autre voisine apparaît ne portant rien. Elle s’agenouille sur le seuil, fait le signe de la croix, marmotte des prières, se relève et s’en va.



Scène XIV

LOUIS THIEUX, JEAN
Louis Thieux, se soulevant un peu sur le matelas.

Ferme la porte… Je ne peux plus voir l’usine… je ne veux plus entendre l’usine…


Jean va fermer la porte. Pendant ce temps, le rideau tombe.