Les Mauvais Bergers/Acte 2

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Flammarion (Théâtre IIp. 142-176).
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ACTE DEUXIÈME


Un atelier luxueux. Grande porte au fond, ouverte à deux battants sur un riche vestibule, éclairé par une large baie qui s’inscrit en perspective dans le rectangle de la porte. On aperçoit, dans le vestibule, la rampe d’un escalier monumental, toute dorée, des statues, aux murs des tapisseries anciennes et des tableaux que coupent les lignes carrées de la porte. Dans l’atelier, une grande baie, à droite. Porte à gauche, dissimulée par une portière de soie brodée. Chevalets supportant des toiles. Selles drapées avec des statuettes. Sur les murs blancs, des tapisseries, des étoffes précieuses, des études.



Scène première

LA MÈRE CATHIARD, UNE FEMME DE CHAMBRE
La mère Cathiard est dans l’atelier, attendant Geneviève. Elle regarde tout, meubles, tapis, bibelots, avec des yeux où se mêlent des sentiments d’admiration et de haine. Une femme de chambre visiblement la surveille, tout en rangeant quelque bibelots, en assujettissant quelques fleurs dans des vases. Elles ne se disent rien… Quand la femme de chambre regarde la mère Cathiard, elle a des moues insolentes, des dédains qu’elle ne prend pas la peine de dissimuler. Jeu de scène.


La Femme de chambre, entendant des pas dans l’escalier.

Voici mademoiselle…

Entre Geneviève. La femme de chambre sort.



Scène II

GENEVIÈVE, LA MÈRE CATHIARD
Geneviève

Je suis en retard… (La mère Cathiard s’incline respectueusement. Regardant la pendule.) Deux heures !… C’est affreux !… (À la mère Cathiard.) Mais nous allons rattraper le temps perdu, n’est-ce pas ?…

Elle dispose la toile et prépare sa palette.
La Mère Cathiard, elle a repris un air obséquieux où pourtant un peu de haine est resté.

Bien sûr que nous allons le rattraper, mademoiselle…

Geneviève

Arrangez-vous comme hier… Vite… vite… Les affaires sont là…

Elle indique un paquet sur un divan.
La Mère Cathiard

Oui, mademoiselle…

Un domestique entre, portant un plateau chargé de verres et de boissons, qu’il dépose sur une petite table et s’en va.

Geneviève, pendant que la mère Cathiard défait le paquet et s’arrange.

Eh bien ?… C’est donc la grève, cette fois ?… Ah ! c’est du propre…

La Mère Cathiard, avec des regards en dessous.

Je ne sais pas moi, mademoiselle.

Geneviève

Comment, vous ne savez pas ?…

La Mère Cathiard

Oh ! moi, d’abord… je ne m’occupe point de ces affaires-là… Oh ! mais non !

Geneviève

Vous ne pouvez pas ignorer, pourtant, qu’il y a une réunion des ouvriers, en ce moment même, au bal Fagnier… et que, dans une heure, peut-être… ils auront voté la grève ?

La Mère Cathiard

Ça se peut bien… ça se peut bien… Mais je ne sais rien, moi… Et comment voulez-vous ?

Geneviève

Voyons ?… Vous avez bien entendu parler les uns et les autres… Ils ont fait assez de bruit, hier soir… Et les affiches rouges… et les proclamations… toutes ces horreurs !…

La Mère Cathiard

Ben oui !… J’ai entendu par-ci, par-là… Mais vous savez, ma bonne demoiselle, à mon âge… tout ça m’entre par une oreille et me sort par l’autre…

Geneviève

Enfin, vous ne voulez rien dire ?

La Mère Cathiard

Bonté du ciel !… Si vous croyez qu’ils viennent me conter leurs affaires… Ah ! bien oui !… Tenez, je vais vous dire ce que je crois… Je crois que c’est des machines comme ça… pour rire… et qu’il n’y aura pas plus de grève que dans le creux de ma main… Après la réponse de votre père aux délégués… ils vont réfléchir… pensez bien…

Geneviève

Ils auront raison… Mon père est à bout de patience… Il a fait tout ce qu’il a pu… il a fait plus qu’il ne pouvait même… S’ils s’entêtent, il les brisera…

La Mère Cathiard

Ben oui… ben oui…

Geneviève

Et votre fils ?

La Mère Cathiard

Mon fils ?…

Geneviève

Eh oui, votre fils… Vous n’allez pas me raconter que vous ne savez rien de votre fils ?…

La Mère Cathiard, un peu gênée.

C’est jeune… c’est faible… ça n’a pas de tête… ça se laisse entraîner par les uns, par les autres… Mais, dans le fond, c’est solide, allez… C’est bon… Oh ! pour ça !…

Geneviève

Il paraît, au contraire, qu’il est parmi les plus enragés…

La Mère Cathiard

Lui ?… Seigneur Jésus !… Ceux qui vous ont rapporté ça, mademoiselle, ce sont de fameux menteurs, sauf votre respect… et qui veulent me nuire… Faudrait que vous l’entendiez quand il parle de vous, de votre père… Ah ! il vous est bien attaché, allez… bien attaché…

Geneviève

Tant mieux pour vous… Vous devez comprendre que je ne pourrais plus continuer avec vous si votre fils était notre ennemi… Moi qui suis si bonne pour tout le monde…

La Mère Cathiard

Ça ! c’est vrai… En voilà-t-il des histoires !… en voilà-t-il des histoires !…

Geneviève

Et Madeleine ?… Et Thieux ?… N’est-ce pas une honte ?

La Mère Cathiard, d’une voix sans expression.

Oh ! pour ça !…

Geneviève

Des gens que nous avons comblés de toutes les manières !… Vous le savez, vous ?…

La Mère Cathiard, même jeu.

Ha !… ha !…

Geneviève

C’est une infamie… Ils me doivent tout… Eh bien, ils iront maintenant, elle et son père, demander des secours à leur Jean Roule…

La Mère Cathiard, même jeu.

Oui !… oui !…

Geneviève

Et qu’est-ce que c’est que ce Jean Roule, qui mène tout ce mouvement ?

La Mère Cathiard

Je ne sais pas… Et, comment voulez-vous ?

Geneviève

Un méchant homme… un bandit… un assassin… Je l’ai vu chez Thieux, le soir de la mort de Clémence… Ah ! comme il m’a regardée !… Avec quels yeux !…

La Mère Cathiard

Ainsi !… Voyez-vous ça !… (La mère Cathiard a fini de s’habiller.) Mademoiselle Geneviève… me voilà prête…

Geneviève

C’est cela… travaillons… Cela vaudra mieux que de dire des paroles inutiles… Enfin, qu’est-ce qu’ils veulent ?… Je voudrais savoir ce qu’ils veulent.

La Mère Cathiard, elle hausse les épaules.

C’est ça… Qu’est-ce qu’ils veulent ?…

En ce moment, entre Robert.



Scène III

ROBERT, GENEVIÈVE, LA MÈRE CATHIARD
Geneviève, ennuyée.

Ah ! c’est toi ?

Robert, à la mère Cathiard qui s’incline.

Bonjour, mère Cathiard… (À Geneviève.) Je te dérange ?…

Geneviève

Non… Mais pourquoi n’es-tu pas resté avec nos amis ?

Robert

Je ne pouvais plus…

Geneviève

Tu vas me parler et cela me gêne quand je travaille… (Robert s’approche de la toile… Geneviève la retourne contre le chevalet.) Ah !… tu vois ?… Non… non… je ne veux pas… Tu te moquerais de moi, encore… (À la mère Cathiard.) Eh bien ?… Et le panier d’oranges ?…

La mère Cathiard fait un geste qui signifie qu’elle a oublié et va chercher le panier d’oranges dans un cabinet, au fond de la pièce.

Robert

Ma chère Geneviève… tes amis m’irritent… Ils me font du mal… J’ai cru que je ne pourrais pas attendre la fin du déjeuner… Et si, tout à l’heure, je ne m’étais sauvé du billard où ils boivent le café, en parlant des femmes, de l’immortalité de l’âme, du socialisme du pape, de chasse et de chevaux… je crois que j’aurais éclaté ?… Il se passe ici des choses terribles… et voilà de quoi ils se préoccupent !… Comment mon père peut-il vivre avec d’aussi sinistres imbéciles ?…

Geneviève

Toi, d’abord, tu trouves tout le monde bête… Mais, tu sais qu’avant de s’en aller, ils reviendront ici ?…

Robert

Ah ! ici, ils vont parler d’art… car ils ont également des idées sur l’art !… Ils ne seront plus odieux, ils ne seront que comiques… Et leur comique me réconforte… il me donne un peu plus de fierté de moi-même.

La mère Cathiard revient avec le panier d’oranges.

Geneviève

Eh bien… prends un livre… lis… et tais-toi… (À la mère Cathiard.) À nous deux maintenant !… (Robert s’assied sur un divan… Geneviève s’assied en face du chevalet qu’elle met au point… À Robert.) Eh bien, lis-tu ?

Robert, moitié sérieux, moitié railleur.

C’est dans ton âme que je lis…

Geneviève

Que tu es énervant !… (Silence… La mère Cathiard a pris la pose. Geneviève compare le modèle et la toile, avec de petits hochements de tête.) Ça n’est pas tout à fait cela… La tête un peu plus à gauche, un peu plus penchée… encore… Ah ! bien… très bien… Ne bougez pas… (Elle se lève, arrange quelques plis de la robe, et regarde l’effet… Avec des gestes de peintre.) Est-elle belle !… quel accent… quel dessin !… quel… (Elle achève la phrase dans un geste. Puis elle se met à peindre… Silence.) Oh ! ces tons de vieil ivoire… ce visage creusé… ce décharnement… c’est exaltant… (Silence, au bout de quelques secondes, Geneviève fronce le sourcil, pose la palette sur ses genoux, devient plus attentive et grave.) Mais non, ce n’est pas cela du tout… Je ne sais pas ce qu’il y a aujourd’hui… je ne retrouve plus l’expression… Mère Cathiard, vous n’avez plus l’expression… Votre figure est dure et méchante, aujourd’hui… (Jeux de physionomie de la mère Cathiard.) Mais non… mais non… ce n’est pas cela… Vous n’êtes plus du tout dans le sentiment… Prenez une physionomie triste… très triste… Vous n’êtes pas méchante… vous êtes très triste… Rappelez-vous ce que je vous ai dit… Faites comme si vous aviez beaucoup de misère… beaucoup de chagrin… faites comme si vous pleuriez… (La physionomie de la mère Cathiard prend une expression sinistre. Elle dirige sur Geneviève comme des regards de louve. Robert, qui a suivi toute cette scène, se lève du divan.) Voyons… vous ne me comprenez pas ?… (Avec un peu d’impatience.) Comme si vous pleuriez… Ça n’est pourtant pas difficile… (L’intensité du regard de la vieille et sa fixité deviennent tellement gênantes que Geneviève tout à coup frissonne, se lève aussi et recule.) Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… Vous ne m’avez jamais regardée ainsi… Est-ce que vous êtes malade ?…

Robert, intervenant, sévère.

Geneviève !…

Geneviève, agacée.

Que veux-tu, toi ?…

Robert

Tu es trop nerveuse… tu n’es pas en train de travailler… Et vous, mère Cathiard, rentrez chez vous… (La mère Cathiard regarde Geneviève et Robert d’un air hébété, maintenant.) Cela vaut mieux… croyez-moi !…

La mère Cathiard se lève, se défait.
Geneviève

Pourquoi dis-tu cela ?… Pourquoi fais-tu cela ?…

Robert, impérieux.

Je t’en prie… Ne m’oblige pas à faire plus.

Geneviève, déposant palette et pinceaux, et payant la mère Cathiard.

Vous reviendrez demain, alors ?

Robert, vivement.

Elle ne reviendra plus…

Geneviève, impatiente et gênée.

Mais… pourquoi ?…

Robert, lui coupant la parole.

Chut !…

Geneviève

Es-tu fou ?… Qu’est-ce qu’il te prend ?… Robert… ah ! Robert… toi aussi, tu as des yeux méchants…

La Mère Cathiard, elle a fini de se déshabiller et elle est prête à partir.

Mademoiselle… monsieur Robert… faites excuse…

Robert

Allez, maintenant, mère Cathiard… (L’accompagnant, très bas, de façon à n’être pas entendu de Geneviève.) Et n’emportez pas de cette maison trop de haine !…


La mère Cathiard sort lentement, pesamment, avec des airs de ne pas comprendre. Geneviève a sonné. La femme de chambre se présente et reconduit la mère Cathiard qui, avant de disparaître, montre son profil dur, sur le fond lumineux de la baie du vestibule.



Scène IV

ROBERT, GENEVIÈVE
Geneviève, fâchée, avec de petites larmes qu’elle essuie.

M’humilier ainsi… devant cette vieille mendiante !… Ah !…

Robert

Geneviève ?

Geneviève

Va-t’en… ne me parle pas… Je te déteste…

Robert

Geneviève ?

Geneviève

Jamais, je n’aurais cru cela de toi… (Elle sanglote.) Tu es donc devenu tout à fait fou ? C’est odieux… odieux !… Qu’est-ce qu’elle va penser de moi ? Qu’est-ce qu’elle va dire de moi ?…

Robert

Ne pleure point… Il ne faut point, quand ils vont venir ici, qu’ils voient que tu as pleuré… Écoute-moi… Si tu étais une grande artiste, que tu fusses capable de donner à l’humanité un chef-d’œuvre… de souffrance et de pitié… ce serait bien… Mais, pour mettre un instant, dans ta vie oisive, une distraction ou une vanité… jouer ainsi avec la douleur et la misère des pauvres gens… je dis que c’est mal… que c’est indigne d’une âme haute…

Geneviève, piquée.

Je n’ai pas la prétention d’être une grande artiste… pourtant, ma médaille… au Salon… l’année dernière… cela veut bien dire quelque chose, il me semble…

Robert

Ma pauvre petite !…

Geneviève

Tu m’énerves… tu m’énerves… D’abord, je ne t’avais pas prié de venir ici… Je suis chez moi, ici… Pourquoi es-tu venu ?

Robert, très doux.

Je voudrais te faire comprendre… Geneviève, rappelle-toi notre admirable mère, dont les vertus préservèrent, si longtemps, cette maison des catastrophes qui la menacent aujourd’hui…

Geneviève

Eh bien !…

Robert

Eh bien, elle t’avait légué un grand devoir, et la plus belle, et la plus douce mission qu’il soit donné à une femme d’accomplir… l’apaisement des ivresses de la Force, l’intercession en faveur des faibles… l’éducation des ignorances et des brutalités… Ce devoir, dont je ne te demande pas de le porter — comme notre mère qui fut une sainte — jusqu’au plus complet oubli de soi… comment l’as-tu rempli ?…

Geneviève

Et toi, qui as déserté la maison… toi, dont la vie renégate est le grand chagrin de notre père ?… Il te sied, vraiment, de parler de devoir !

Robert, ferme.

Je tâche de l’accomplir, selon mes forces, ailleurs qu’ici, où je ne puis rien… Mais toi, c’est ici que tu devais l’accomplir…

Geneviève

Je fais ce que je peux… je suis bonne pour tout le monde… je donne à tout le monde… Et tout le monde me déteste…

Robert

Ce n’est pas seulement de l’argent qu’il faut savoir donner, ma pauvre Geneviève… C’est de la conscience… c’est de l’espérance… c’est de l’amour…

Geneviève

Dis tout de suite que je suis une méchante fille…

Robert

Non, tu n’es pas méchante… mais tu ne sais pas avoir de l’amour…

Geneviève, après un temps.

Je m’ennuie ici… et tous ces gens me font peur… Ils sont méchants…

Robert

C’est que tu es trop loin d’eux… Il n’y a pas de cœurs méchants… il n’y a que des cœurs trop loin l’un de l’autre… voilà le grand malheur !… (Voix dans l’escalier.) Tes amis !… Essuie tes yeux, souris… (Il l’embrasse.) ne sois plus triste…

Geneviève

Comment veux-tu que je ne sois pas triste quand tu me parles ?… Tu me dis toujours des choses que je ne comprends pas.

Entrent Capron, Duhormel, de la Troude.



Scène V

Les Mêmes, CAPRON, DUHORMEL, DE LA TROUDE


Duhormel

Et nous qui pensions vous surprendre, en plein travail, mademoiselle ?

Capron

En pleine inspiration…

Geneviève

Je n’étais pas en train… j’ai renvoyé le modèle.

Robert est allé près de la grande baie où il affecte de regarder le paysage.

De la Troude, il examine les études, aux murs.

Toujours révolutionnaire, ma chère Geneviève… impressionniste même, si j’ose dire… Du blanc… du rose… du bleu… Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Il désigne une toile.) Un moulin ?…

Geneviève

Oh ! monsieur de la Troude… Vous voyez bien que c’est une vieille femme qui ramasse du bois…

De la Troude

Ça ?… Ah ! par exemple !… (Il a mis son lorgnon et regarde plus attentivement.) C’est vrai !… Eh bien, au premier abord, cette vieille femme, je l’avais prise pour un moulin… Du reste, avec la nouvelle école, je m’y trompe toujours… La mer, les vieilles femmes qui ramassent du bois, les moulins, les jardins, les troupeaux de moutons, les ciels d’orage… c’est exactement la même chose… Excusez ma franchise, ma chère enfant… mais, vous le savez, en peinture, comme en politique, comme en tout… je suis une vieille ganache, moi… Charmant d’ailleurs… plein de lumière… de talent… (Il examine d’autres études.) Très curieux…

Capron

Ne l’écoutez pas… D’abord, il aime à vous taquiner… Et puis, notre ami la Troude est ce que les peintres appellent un philistin…

De la Troude

Et je m’en vante !…

Capron

Et il s’en vante !…

Geneviève, à Duhormel.

Un peu de bière, monsieur Duhormel ?…

Duhormel

Volontiers, mademoiselle… (Geneviève verse de la bière.) Merci.

Geneviève

Pourquoi mon père n’est-il pas venu avec vous ?

Duhormel

Hargand est en conférence avec Maigret… Il sera ici dans quelques minutes, je pense…

Geneviève

A-t-on des nouvelles de la réunion ?

Duhormel

Sans doute que Maigret en apportait… Nous le saurons tout à l’heure…

Geneviève

Je suis impatiente… j’ai peur…

Duhormel

Cela tombe mal, en effet… Je crains bien d’être obligé de remettre la grande chasse que je voulais vous offrir.

Geneviève

Vous redoutez beaucoup, n’est-ce pas ?

Duhormel

Beaucoup, non… Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter outre mesure… Mais il est certain que la région va être bouleversée durant quelques jours…

Geneviève

Mon père voit très en noir, lui…

Duhormel

Hargand est pessimiste… Il s’imagine souvent des choses qui ne sont point… Le mouvement est beaucoup plus à la surface qu’en profondeur…

Capron, il a quitté de la Troude.

Pourquoi y aurait-il une grève ici, où il n’y en a jamais eu ?… Voilà ce qu’il faut se dire…

Duhormel

Évidemment…

De la Troude, il vient se rasseoir, près de Geneviève.

Évidemment…

Capron

Et puis, admettons… Une grève, qu’est-ce que c’est que ça… surtout, si dès le début on montre de l’énergie contre elle, et qu’on ne lui cède rien… rien ?… Que peuvent ces malheureux contre l’énorme puissance industrielle et financière qu’est Hargand ?… Mais aura-t-il l’énergie nécessaire ?…

Geneviève, vivement.

Vous en doutez ?

Capron

Non, mademoiselle… et je me suis mal exprimé… Je ne doute pas de l’énergie de votre père… c’est, au contraire, un homme très résolu, très brave… Il nous a donné, vingt fois, les preuves d’une résistance admirable… (Un temps.) Oui… mais il y a un peu de sa faute, dans ce qui arrive aujourd’hui.

Geneviève

Comment cela ?

Capron

C’est un rêveur, quelquefois… Il croit à l’amélioration des classes inférieures… (Il lève les bras au ciel.) à la moralisation de l’ouvrier… Quelle erreur !…

Geneviève

Généreuse, en tout cas…

Capron

Non, mademoiselle, il n’y a pas d’erreurs généreuses… Il y a des erreurs, tout court… Voyez-vous, il a laissé trop de choses envahir ses usines… des syndicats, des associations de toute sorte, qui sont la mort du travail, l’affaiblissement de l’autorité patronale… le germe de la révolution… Quand on donne pour vingt sous de bien-être et de liberté à un ouvrier… il en prend tout de suite pour vingt francs… C’est réglé…

Duhormel

Pour vingt francs… pour cent francs.

Capron

Lâchez-lui la bride sur le cou… et il s’emporte… Et il rue… et il ne sait plus où il va… et il casse tout… Il y a longtemps que je l’ai observé. (Affirmatif et doctoral.)… Le prolétaire est un animal inéducable… inorganisable… imperfectible… On ne le maintient qu’à la condition de lui faire sentir, durement, le mors à la bouche, et le fouet aux reins… J’ai dit tout cela à Hargand, autrefois… car avec ses manies d’émancipation, ses boulangeries et ses boucheries coopératives… ses écoles professionnelles, ses caisses de secours, de retraites… ses sociétés de prévoyance… toute cette blague socialiste — oui, socialiste — par quoi, loin de fortifier son pouvoir, on ne risque que de le diminuer et de le perdre… il rendait difficile dangereuse, notre situation à nous autres qui sommes bien un peu obligés de nous modeler sur lui… Il doit s’apercevoir aujourd’hui que j’avais raison… (Sur un mouvement de Geneviève.) Notez, mademoiselle, que je ne crois pas, cette fois-ci, à la grève… Comme Duhormel, je suis convaincu que c’est un mouvement factice…

Duhormel

Parbleu !…

Capron

Qu’il ne repose sur rien de sérieux… par conséquent, qu’il sera facile de l’arrêter… Mais je voudrais que ce fût, pour notre ami, un avertissement, une leçon… et qu’il comprît, enfin, qu’il n’y a pas d’autres moyens de mener ces brutes que ceux qui consistent à les brider de court… à leur serrer la vis, comme ils disent. (Il fait le geste de serrer une vis.) Mais là, sérieusement… fortement… impitoyablement…

De la Troude

En principe, et d’une manière générale, vous êtes dans le vrai, mon cher Capron… quoique, peut-être, il y eût beaucoup à dire… pour un libéral, tel que je suis… Mais ici, la situation est particulière… Dieu merci ! les idées modernes n’ont pas trop pénétré dans le pays. Les meneurs n’ont pas de prise… pas beaucoup, du moins, sur l’esprit de nos braves travailleurs…

Capron

Nos braves travailleurs !… heu !… heu !… Croyez-vous ?…

De la Troude

Parfaitement…

Capron

Et ce Jean Roule qui, en quelques jours, a su déchaîner cinq mille ouvriers… cinq mille ouvriers qui, jusqu’ici, avaient résisté à toutes les excitations, à tous les appels de révolte ?

De la Troude

Un songe-creux… un phraseur qui ne sait ce qu’il dit… Vous refusez vous-même de croire à ce mouvement.

Capron

Sans doute… sans doute… Cependant Hargand avoue l’influence de cet homme… Il prétend qu’il a de l’éloquence… de l’entraînement… un esprit de propagande et de sacrifice… un grand courage…

De la Troude

Fuu… utt !…

Capron

C’est plus qu’il n’en faut, soyez-en sûr, mon cher la Troude, pour empoisonner, en peu de temps, tout un pays…

De la Troude

Allons donc !… ces qualités-là sont des qualités exclusivement aristocratiques et bourgeoises. Elles ne sauraient animer l’âme d’un simple ouvrier.

Geneviève

Je ne suis pas aussi rassurée que vous… Je connais ce Jean Roule… Il est effrayant !…

De la Troude

Vous avez tort de vous effrayer… Au fond, les hommes ne sont rien, parce qu’on peut toujours les mater. Les idées seules sont terribles… Eh bien, au point de vue idées, la situation ici, je le répète, est admirable… Voyons ?… de quoi se plaindraient les ouvriers ?… Ils sont très heureux…

Capron

Trop heureux !… C’est bien ce que je leur reproche…

De la Troude

Ils ont tout… de bons salaires… de bons logements… de bonnes assurances… et des syndicats… ce que, pour ma part, et d’accord avec vous, mon cher Capron, je trouve excessif…

Capron

Dites… scandaleux… monstrueux… (Il s’anime.) Comment ?… Des ouvriers… de simples ouvriers… des gens sans instruction… sans moralité… sans responsabilité dans la vie… et qui n’ont pas le sou… et qui mangent, ou plutôt, qui boivent tout ce qu’ils gagnent… au fur et à mesure qu’ils le gagnent, auraient le droit de se réunir en syndicat, comme nous, les patrons… de se défendre, comme nous, les patrons, et contre nous ?… Mais, plutôt que d’admettre un droit aussi exorbitant, aussi antisocial… j’aimerais mieux brûler mes usines… oui, les brûler de ces mains que voilà !… (Sur un mouvement de Robert.) Ah ! j’entends bien, vous prétendez…

Robert, très froid.

Moi, monsieur ?… Je ne prétends rien… je vous écoute…

Capron

Ta, ta, ta… vous prétendez que les idées changent, qu’elles ont changé… qu’elles changeront, un jour ?… Est-ce cela ?…

Robert, très vague.

Si vous voulez !…

Capron

Eh bien, cela m’est indifférent… Ce que je veux constater, c’est que les intérêts sont immuables… immuables, comprenez-vous ?… Or, l’intérêt exige que je m’enrichisse de toutes les manières, et le plus qu’il m’est possible… Je n’ai pas à savoir ceci et cela… je m’enrichis, voilà le fait… Quant aux ouvriers… ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?… Qu’ils nous laissent tranquilles… Ah ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste et un producteur tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que Jean-Baptiste Say et Leroy-Beaulieu ?…

Robert, ironique.

Lesquels, d’ailleurs, ignorent aussi totalement ce qu’est l’ouvrier…

Capron

L’ouvrier ?… Heu !… L’ouvrier, mon jeune ami, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu’au tuf… (S’animant.) pour y semer la graine des richesses que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres. Quant à l’affranchissement social… à l’égalité… à — comment dites-vous cela ? — la solidarité ?… Mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent, dans l’autre monde… Mais dans ce monde-ci… halte-là !… Des gendarmes… encore des gendarmes… et toujours des gendarmes… Voilà comment je la résous, moi, la question sociale…

Duhormel

Vous allez un peu loin, Capron… et je ne suis pas aussi exclusif que vous… étant plus libéral que vous… Pourtant, je ne puis nier qu’il y ait beaucoup de vérité dans ce que vous avancez…

Capron

Parbleu !… ce ne sont pas des paroles en l’air. Je ne suis ni un poète ni un rêveur, moi… je suis un économiste… un penseur… et, ne l’oubliez pas, un républicain… un véritable républicain… Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres !…

Duhormel

Il est certain qu’on ne peut rien changer à ce qui est… Dans une société démocratique bien construite, il faut des riches…

Capron

Et des pauvres…

Duhormel

C’est évident…

Capron

Qu’est-ce que deviendraient les riches, s’il n’y avait pas de pauvres ?

Duhormel

Et les pauvres, qu’est-ce qu’ils feraient, s’il n’y avait pas de riches ?

Capron

Cela saute aux yeux… Il faut des pauvres pour faire davantage sentir aux riches le prix de leurs richesses…

Duhormel

Et des riches pour donner aux pauvres l’exemple de toutes les vertus sociales…

De la Troude

Voilà une phrase qui devrait servir d’épigraphe à toutes nos constitutions.

Duhormel

Et c’est tellement juste, que je veux vous faire un aveu… (Mouvement d’attention.) Voici… vous savez que je suis chasseur ?… Or, quand j’étais pauvre (À Geneviève.), car j’ai été pauvre, Mademoiselle…

Capron

Vous voyez qu’on n’en meurt pas…

De la Troude

Au contraire.

Duhormel, reprenant.

Quand j’étais pauvre, je ne pouvais admettre qu’il y eût des chasses privilégiées… et, sincèrement je m’indignais que l’on n’accordât pas à tout le monde le droit de chasser, au moins, sur les domaines de l’État… Quand je suis devenu riche, j’ai changé d’avis, tout d’un coup…

Capron

Parbleu… Vous avez ouvert les yeux… vous avez vu clair…

Duhormel

Immédiatement, j’ai compris l’utilité économique des grandes chasses, où l’on voit des gens dévoués dépenser trois cent mille francs, par an, à nourrir des faisans.

Capron

« L’utilité économique des grandes chasses », voilà le mot…

Duhormel

Car enfin… la main sur la conscience… est-ce qu’un pauvre — un braconnier par exemple — pourrait dépenser trois cent mille francs, à nourrir, dans une chasse, des faisans ?…

Capron, à Robert.

Parez ce coup-là, jeune homme…

Duhormel

Et ces trois cent mille francs… où vont-ils ? Ils vont à tout le monde… à la masse…

Capron

Admirez combien la Société est maternelle… au braconnier lui-même.

Duhormel

Bien entendu… chacun en profite…

Capron

Irréfutable ?… Économiquement, scientifiquement, mathématiquement irréfutable… Toute la question est là…

Duhormel

Et elle est encore en ceci que mon exemple prouve qu’il est très facile à tout le monde de devenir riche… avec de l’ordre, de l’économie… et le respect des lois…

Capron

Eh bien ! allez leur prêcher ces saines doctrines !… Ils vous traiteront d’exploiteur, et ils vous hurleront la Carmagnole au visage !… (Il fait quelques pas, furieux, piétinant, les mains croisées derrière le dos. Puis, tout à coup, faisant le geste de serrer une vis.) Leur serrer la vis… Il n’y a que ça… (À Robert, qui s’est rapproché du groupe.) Oui… Oui… riez, haussez les épaules… Vous êtes jeune… vous croyez à toutes ces balivernes… mais vous en reviendrez…

Duhormel

Nous avons tous été comme ça… nous avons tous été comme vous, Robert… C’est la vie… mais c’est l’expérience de la vie qui se charge de rectifier nos idées et de nous guérir de nos emballements… Ah ! la vie !… Elle n’est pas toujours drôle… pour nous surtout…

De la Troude

Nous avons des tourments, des déceptions, des souffrances, des affaires, de lourdes obligations que les pauvres ne connaissent point… Ils sont libres, les pauvres… Ils font ce qu’ils veulent… Ils n’ont à penser qu’à soi… Tandis que nous… (Il soupire.) Mais ce qu’il y a d’affreux dans notre situation, c’est que nous ne pouvons même pas devenir pauvres, quand nous le voulons… Ainsi, tenez, ma chère Geneviève… j’ai toujours rêvé ce joli rêve… Je voudrais avoir un petit champ, avec une toute petite maison… et une toute petite vache… et un tout petit cheval… et deux mille francs… pas un sou de plus… deux mille francs… que je gagnerais en cultivant ce petit champ… Être pauvre… quelle joie !… comme ce serait charmant !… quelle idylle exquise et virgilienne. Ne plus avoir de responsabilités sociales… plus de dilatation d’estomac… plus de neurasthénie… plus de goutte !… car les pauvres ignorent la goutte, les veinards… Eh bien, je ne puis pas, même par le rêve, être ce pauvre heureux, candide et bien portant…

Geneviève

Qui vous en empêche ?

De la Troude

Mais, ma chère enfant, j’ai trop d’hôtels, de châteaux, de forêts, de chasses, d’amis, de domesticité… Je suis rivé à ce boulet : la richesse !… (Soupirant.) Il faut bien que je le tire !…

Capron et Duhormel approuvent, en soupirant, eux aussi, et levant les bras au ciel.

Geneviève, se levant et allant vers la porte.

Et mon père qui ne vient pas ?… Je suis vraiment inquiète…

De la Troude, à Duhormel et à Capron.

Vous le voyez… elle est inquiète… Est-ce que les pauvres sont jamais inquiets, eux ?… (Il se lève). Et ils nous envient !… (En se retournant, il voit Robert qui est revenu s’appuyer à la grande baie de l’atelier.) Pourquoi restez-vous dans votre coin ?… Pourquoi ne dites-vous rien ?…

Robert, pendant toute cette scène, a donné des signes d’énervement.

Et que pourrais-je vous dire ?… Vous êtes les sourds éternels… Vous n’entendez pas plus ce qui vous implore que ce qui vous menace !… Avec moins de pitié encore, avec un orgueil plus féroce et plus âpre, vous êtes pareils à ceux d’il y a cent ans… Quand la Révolution était déjà sur eux… qu’elle leur enfonçait dans la peau ses griffes, et qu’elle leur soufflait au visage son haleine de sang… ils disaient, comme vous : « Mais non, ça n’est rien ! ç’a toujours été comme ça !… L’heure du pauvre ne viendra jamais !… » Elle est venue, pourtant… avec le couperet !…

Capron

Qu’est-ce que vous nous chantez-là ?… La Révolution !… c’est nous qui l’avons faite !

Robert

Vous l’avez faite !… mais elle vous emporte aujourd’hui !… (On entend un bruit confus, des clameurs encore lointaines, des chants. Robert ouvre la fenêtre et la main dans la direction du bruit.) Entendez-vous, seulement ?…

Tous ils tendent le cou vers la fenêtre.
Capron

Qu’est-ce que c’est ?…

Robert

C’est le Pauvre qui vient !… (Silence dans l’atelier. Les clameurs se rapprochent. Les chants se précisent. Tous les trois ils écoutent, le cou, de plus en plus étiré, immobiles, très pâles.) C’est le Pauvre qui vient !… le Pauvre que vous niez, monsieur de la Troude… le Pauvre que vous labourez, que vous soulevez en grosses mottes rouges, monsieur Capron. (Les cris de : « Vive la grève ! » sont presque distincts.) L’entendez-vous venir, cette fois ?… Il vient ici aujourd’hui… Demain, il sera partout ?… (Dans le bruit sourd, le roulement d’une troupe en marche, on entend les rythmes de la Carmagnole.) Je crains, en effet, monsieur Duhormel, que votre chasse soit un peu compromise… (Robert ferme la fenêtre.) Alors, c’est fini !… Vous ne dites plus rien ?… Et votre ardeur de combat… votre héroïsme ?… En déroute déjà ?… Quoi !… il a suffi que quelques pauvres chantent sur un chemin… pour que, maintenant, vous soyez-là… silencieux… et pâles de terreur ?…

Capron

De terreur ?… Qu’est-ce que vous dites !… Vous !… Moi !… Ah ! par exemple… (Le bruit des clameurs augmente… montrant le poing à la fenêtre.) Misérables !…

De la Troude, dominant sa peur.

Laissez donc !… Ils sont ivres !…

Robert

Ivres ? Peut-être… Mais de quoi ?… Le savez-vous ?

Capron

Ah ! vous m’embêtez à la fin, vous ! Pourquoi êtes-vous ici, aujourd’hui ? Pourquoi êtes-vous ici ?… C’est clair, maintenant !… Ah ! Ah ! ce sont vos amis !… Vous êtes venu… Parbleu !

Robert

Remettez-vous, monsieur !…

Duhormel

Allons donc !… allons donc !… Ce n’est pas sérieux… Je ne puis pas admettre que ce soit sérieux !… Ils s’amusent !…

Geneviève, anxieuse, les yeux toujours sur la porte.

Et mon père !… Mon père qui ne vient pas !…

Capron

A-t-on fermé les grilles du château ?…

Geneviève, affolée, sonne, va dans le vestibule, et se penche sur la balustrade de l’escalier.

Joseph !… Adèle !… Baptiste !… (Elle se penche davantage.) Fermez les grilles… faites fermer les grilles… (Agitée et tremblante, elle rentre dans l’atelier où Robert essaie de la calmer.) Mon Dieu ! mon Dieu !…

Capron

Pourvu que nous puissions rentrer chez nous ! (Hargand paraît.) Ah ! enfin, voici Hargand !…

Geneviève

Mon père !… mon père !…

Tous entourent Hargand.



Scène VI

Les Mêmes, HARGAND
Capron

Eh bien ?

Hargand, regardant ses amis l’air étonné, presque méprisant.

Rassurez-vous, mon cher Capron… les grilles sont fermées…

Capron

Oui… mais… la route ?…

Hargand

La route est libre par le haut du parc… J’ai donné l’ordre d’atteler vos chevaux… Vous pourrez rentrer chez vous, sans crainte… Vous en serez quitte pour faire un détour.

Capron

Partons, alors !…

Les clameurs qui n’ont pas cessé, arrivent plus violentes. On entend très distinctement : « À bas les Hargand ! Vive la grève ! ».

De la Troude

Partons… partons !… Jamais je n’aurais cru… Et mon chapeau !… Où est mon chapeau ?… (Il cherche vainement son chapeau.) C’est abominable !… Car enfin… la grève ici !… Où allons-nous ?… mon chapeau ?…

Hargand, il prend le chapeau visible sur un meuble.

Ne vous agitez pas ainsi, La Troude !… Le voici !… Et partez !…

Capron, solennel et prenant les mains d’Hargand.

Mon cher Hargand… vous avez épuisé tous les moyens de conciliation… vous les avez gorgés… Pour ces bandits, vous vous êtes dépouillé… Vous leur avez donné jusqu’à votre chemise… Que veulent-ils encore ?… Ah ! non ! Vous n’avez pas à hésiter… La parole, maintenant, n’est plus qu’aux fusils… De l’énergie, mon ami !… et des troupes surtout !… des troupes, des troupes !… Songez que ce n’est pas seulement vous et vos usines que vous défendez… c’est nous, diable !… c’est la liberté du travail… c’est la société !…

Duhormel

Ne cédez pas d’un pouce !… Ils auront vite capitulé !…

Capron

Ah !… si vous leur aviez serré la vis !… Vous l’ai-je assez dit !…

De la Troude

Je suis à jamais dégoûté du libéralisme !… De l’énergie !…

Hargand, obsédé.

Oui… oui… Comptez sur moi !… Au revoir… Partez !

Capron

Vous êtes sûr au moins que la route est libre ?

Hargand

Sûr… Mais partez !…

Capron

Et des troupes !… tout de suite !…

Duhormel

Un exemple… un exemple terrible !…

De la Troude

Nous comptons sur vous !…

Hargand

Oui… oui !… (Adieux… Ils partent, tous les trois… Ironique, les regardant partir.) Ah ! les pauvres diables. Et ce sont mes alliés ?



Scène VII

HARGAND, ROBERT, GENEVIÈVE
Au dehors, cris, clameurs, chants, avec des flux et des reflux, comme des vagues. Hargand, un peu sombre, mais très calme, s’est assis dans un fauteuil, entouré de Geneviève, tremblante, et de Robert, tristement songeur.


Hargand

Donne-moi un peu d’eau, Geneviève. (Geneviève verse dans un verre de l’eau qu’Hargand boit avidement.) Merci, mon enfant !… (Un court silence.) Et toi, Robert ?

Robert

Mon père !…

Hargand

Ta place n’est plus ici… Je ne veux pas t’obliger à choisir entre tes sentiments… tes idées et moi !…

Robert

Mon père !…

Hargand

Tu partiras ce soir !

Robert

J’allais vous le demander, mon père… (Gêné et timide.) Mais, avant de partir, permettez-moi…

Hargand, l’interrompant.

Pas un mot, je t’en prie !… Je ne te reproche rien… je ne t’accuse de rien !… (Au milieu du bruit, on entend distinctement « Vive Robert Hargand ! Vive la grève ! ». Robert, stupéfait, veut protester. Hargand l’arrête d’un geste. Court silence très pénible. Enfin, le cœur serré, la voix un peu altérée, Hargand reprend.) Je ne t’accuse de rien !… Mais n’augmente pas, par d’inutiles paroles… la distance douloureuse que cet… événement met, aujourd’hui, entre nous deux !…

Robert

Mon père !… mon père !…

Hargand, très noble,

Entre nous deux, mon enfant, il ne doit y avoir, désormais, que du silence !

Il se lève.
Robert, ému, se précipitant dans les bras de son père.

Je vous aime… je vous respecte !… Et j’ai confiance… dans votre pitié… dans votre justice…

À ce moment, une pierre, lancée du dehors ayant brisé, l’un des carreaux de la baie, vient rouler au pied d’Hargand. Geneviève pousse un cri.

Hargand, ramassant la pierre.

La justice !…

Il pose la pierre sur un meuble. Rideau.