Les Mauvais Bergers/Acte 5
ACTE CINQUIÈME
Scène première
Eh bien !… Est-ce qu’il y en a encore beaucoup ?
Peut-être une dizaine… Ça, c’est les morts.
Et les blessés ?
Aux hospices, aux presbytères, à la mairie, partout !…
On dit qu’il y a quarante morts sous les décombres de l’usine. (Il montre l’usine.) Et ceux qu’on transporte aussi dans la grande salle du bal Fagnier. (Hochant la tête.) Cette fois, c’est pas pour danser !…
C’est fini, maintenant, dites ?…
Oui… paraît qu’ils se sont tous rendus…
C’est pas trop tôt… (Désignant les cadavres.) Ça fait pitié, tout de même, de voir ça !…
Ah ! malheur !…
Je les ai vus, à la barricade… près de l’église… Des rudes gars, vous savez !… Ils étaient bien cinq cents… à la barricade… peut-être plus… peut-être six cents… Et c’en faisait un boucan !… Ah non !… En tête, Madeleine et Jean Roule qui commandaient et qui brandissaient, chacun, dans leurs mains, un drapeau rouge… Crânes, vous savez !… d’aplomb !… à la hauteur, quoi !… Et puis voilà que, tout d’un coup, courant… essoufflé… les yeux lui sortant de la tête… arrive M. Robert ?…
Qui ça, M. Robert ?…
Robert Hargand, donc !…
Le fils du patron ?
Eh oui !…
Ah !… Eh bien ?
Le voilà qui se démène… qui fait des gestes par-ci… des gestes par-là… Il parle à la troupe… il parle aux grévistes… Mais, va te faire fiche ! Bien que la troupe ne fût pas à plus de vingt mètres de la barricade…dans le sacré boucan on n’entendait rien, comprenez… Il avait l’air de crier aux uns et aux autres… « Arrêtez !… arrêtez !… »
Et alors ?
Alors… voilà qu’un coup de pistolet part de la barricade… les pierres… des morceaux de fer — de tout, quoi — tombe sur la troupe… Oh ! la la !… « En v’la assez ! » que se dit le capitaine… Et allez-y des trois sommations… et « Feu ! »… Madeleine… Jean Roule… les drapeaux… M. Robert tombent avec une trentaine de camarades… Mais les rangs se reforment… ces enragés-là se remettent à crier, à chanter plus fort… les pierres redoublent… la troupe en est aveuglée… « Feu ! » encore, et « En avant ! » Ah ! je vous réponds qu’on a eu du mal à en avoir raison de ces bougres-là !… (Il enlève sa casquette, essuie son front en sueur.) Mon Dieu, que j’ai chaud !… (À l’autre porteur.) Passe-moi ta gourde…
Alors… M. Robert ?…
Dame !
Ça ! c’est fort… par exemple !… ça, c’est fort… Et le patron !… qu’est-ce qu’il dit de cela ?
Nous ne l’avons pas vu encore… Pensez qu’il ne doit pas être flatté !
Pour sûr !… Est-ce qu’on a retrouvé le corps ?
Il doit être avec les autres… là-bas !…
Scène II
Je viens pour mon homme… c’est-y par ici ?…
Voyez, ma pauvre dame !…
Il remonte vers la place.
Mon Dieu !… mon Dieu !…
Scène III
Monsieur !… où c’est-y, les morts ?…
Scène IV
Tiens… voilà un banc… tu es fatigué… tu vas t’asseoir là… en m’attendant…
Elle conduit Thieux au banc, sur lequel est assise une vieille femme, morne, silencieuse et qui attend, elle aussi.
Qu’est-ce que tu dis ?… Est-ce que nous allons à l’usine ?…
Surveillez-le… Il a la tête partie, le pauvre bonhomme… Je ne pouvais pas pourtant le laisser seul à la maison… (Regardant autour d’elle.) Mon Dieu… mon Dieu !… Si c’est possible, tout ça !…
La femme n’a pas bougé. La mère Cathiard se dirige sous le hangar.
Qu’est-ce que tu dis ?… (Regardant, lui aussi, vaguement ce qui se passe dans la cour.) Ah ! oui !… C’est la paye, aujourd’hui !… C’est la paye !…
Mais… c’est Madeleine !… c’est Madeleine !…
Madeleine !… Qu’est-ce que tu dis ?… Pourquoi dis-tu que c’est Madeleine ?… Tu sais bien que tu n’es pas Madeleine…
Elle n’est pas morte !… Madeleine n’est pas morte !… (Sanglots des femmes.) Sa bouche a remué… son cœur bat… (Elle essaie de la soulever… Sanglots des femmes.) Mais, aidez-moi donc… aidez-moi donc !… (Aucune ne bouge.) Je suis trop vieille… Je n’ai plus assez de forces !… (Aucune ne bouge.) Mais… aidez-moi donc ?… Je vous dis qu’elle n’est pas morte !… (Enfin, parmi celles qui n’ont trouvé aucun des leurs parmi les morts, quelques-unes se décident à aider la mère Cathiard. Elles soulèvent Madeleine dont les cheveux sont plaqués de sang.) Vous voyez bien… elle rouvre les yeux… On ne peut pas la laisser là… Portons-la sur un banc !… (Péniblement, elles la portent sur le banc. La vieille se lève, sans regarder, et s’en va insensible. Louis Thieux reste courbé, les yeux sur le sol. Les femmes maintiennent Madeleine, sur le banc, son buste appuyé dans leurs bras.) Madeleine !… Madeleine !
C’est la paye !…
La voilà qui revient à elle !… (Madeleine pousse des soupirs et sa poitrine se gonfle.) Elle est blessée à la tête… Mais la blessure n’est pas profonde… (Aux curieux qui regardent par la grille.) Allez donc me chercher de l’eau !… (Un des curieux part et revient quelques instants après avec des linges et un vase plein d’eau.) Comme ses cheveux sont collés !… (Aux femmes.) Dégrafez son corsage… (La mère Cathiard commence à panser la blessure de Madeleine.) Madeleine !… Madeleine !… c’est moi !…
Scène V
Mon fils… mon fils !…
Mais, monsieur… Voyons, monsieur !…
Madeleine !… Madeleine !… c’est moi !… me reconnaissez-vous ?…
Où est-il ?… où est-il ?…
On vous a trompé, monsieur !… Je suis sûr que M. Robert est toujours au château !
Non !… non !… Il est sorti du château, comme un fou… On l’a vu… on l’a vu à la barricade !… Je vous dis que mon fils est mort… mort… (Sanglots de femmes… personne ne fait attention à Hargand.) Robert est mort… et c’est moi qui l’ai tué !…
Vous ne pouvez pas rester là !… monsieur Hargand !… c’est impossible !
Elles y sont bien, elles !
Mais si votre fils était mort, monsieur, on l’eût ramené chez vous !… Venez !…
Non ! non !… (À la foule.) Quelqu’un a-t-il vu mon fils ?… quelqu’un a-t-il vu mon fils ?… (Silence. Sanglots des femmes, sous le hangar.) Répondez !… répondez, je vous en supplie. !… Mon fils… (Silence.). Vous qui pleurez, écoutez-moi… Vous, les mères qui avez perdu votre enfant, vous, les veuves, écoutez-moi !… Je vous adopte… Ma fortune… je vous la donne, toute… Ma vie… je vous la donne aussi… Mais, parlez-moi ! Dites-moi, où est mon fils !… (Silence et sanglots. Marianne Renaud sort du hangar. Hargand va pour lui prendre les mains.)…Toi… Marianne… toi… As-tu vu mon fils ?… Parle-moi ? (Marianne le repousse sans lever les yeux sur lui… se dégage et s’en va.)… Oh ! pas de pitié !… pas de pitié !
Monsieur !… monsieur !…
Madeleine ! Oh !… (Il recule un peu. Et comme s’il voyait la cour, les femmes agenouillées, les cadavres pour la première fois, il met un instant les mains sur ses yeux, pour leur cacher l’horreur du spectacle.) Oh !… oh !… oh !…
Madeleine ! Madeleine !… C’est moi…
Madeleine !… Madeleine !… C’est moi…
Mère Cathiard !… (Elle regarde son père affaissé sur le banc, et le reconnaît. D’une voix plus assurée, dans le ton de la plainte.) Le père !… Le père !… (Elle regarde Hargand, en face d’elle, et le reconnaît. Avec un frémissement et un léger mouvement de recul.) Lui !… (Ses regards maintenant vont partout. Elle voit des femmes agenouillées.) Qu’est-ce que… Pourquoi ?… pourquoi pleurent-elles ?… (Sa pensée se tend de plus en plus… Tout se recompose en elle ; le travail de la conscience se traduit sur son visage, en accents tragiques… Elle voit le hangar. Un grand cri.) Ah !…
Madeleine !… Madeleine !… N’ayez pas peur !… nous sommes-là… C’est moi… la mère Cathiard… vous savez bien… votre vieille voisine… Ma petite Madeleine !
Mère Cathiard !… Oui… je vous reconnais bien !… C’est vous !… Et le pauvre père… aussi… je le reconnais… je vous reconnais tous !… (Avec angoisse.) Et Jean ?… Où est Jean !…
Nous allons le retrouver, tout à l’heure…
Pourquoi n’est-il pas ici avec vous !… Pourquoi n’est-il pas…
Madeleine… il faut rester calme…
Jean !… Je veux voir Jean !…
Nous allons vous conduire à lui… tout à l’heure !…
Jean est mort… Jean est tué !… Je me rappelle !… là-bas… (Elle veut se lever.) Laissez-moi… laissez-moi… Je me rappelle tout… tout !…
Malgré les supplications de la mère Cathiard et des femmes, elle se lève.
Madeleine !…
Taisez-vous donc, vous… vous voyez bien qu’elle est encore à moitié morte !
Madeleine… je suis maintenant sans orgueil… je suis un pauvre homme… je suis tout petit… tout petit… Et puisque tu te rappelles… dis-moi… dis-moi où est Robert ?…
Et toi… dis-moi où est Jean ?… dis-moi ce que tu as fait de Jean… assassin !… assassin !…
Scène V
Ah !… Robert !… mon fils !… (Il s’affaisse sur le cadavre de son fils.) Robert… Robert !…
Pauvre petit !… (Tout à coup, dans un violent effort, elle s’échappe aux mains des femmes et, trébuchante, hagarde, elle court vers l’autre civière, dont elle enlève aussi la toile.) Jean ! Toi !… toi !…
Ne pleurez pas, vous autres, là-bas… Écoutez-moi… Il ne faut plus pleurer !… Mon enfant n’est pas mort !… Je l’ai senti remuer dans mon ventre… Il vit !… il vit !… Je veux vivre aussi !… Je veux vivre pour lui !… Ne pleurez plus !… Les veuves… les mères affligées… vous à qui l’on a tout pris… vous à qui l’on a tout tué… m’entendez-vous ?… (Aucune ne bouge.) M’entendez-vous ?… (Silence des femmes.) Je vous dis que mon enfant n’est pas mort !… que l’enfant de Jean Roule n’est pas mort !… (Aucune ne bouge.) M’entendez-vous !… (Silence des femmes.) Je vous dis que je veux vivre… que je veux l’élever pour la vengeance !… (Aucune ne bouge.) M’entendez-vous ?…
Monsieur !… il faut ramener M. Robert au château !…
Mon fils… mon fils !…
Au château !
N’y touchez pas !… Cet enfant n’est plus à lui… Il est à nous !… (Aux porteurs.) Au tas !… au tas !… au tas !… (Puis elle revient à la civière de Jean. Elle essaie encore de parler.) Je vivrai ! je…
Un flot de sang étouffe sa voix. Elle chancelle et s’abat sur le cadavre de son amant.
C’est la paye !…