Les Mauvais Bergers/Acte 4
ACTE QUATRIÈME
Scène première
Je ne les entends plus…
C’est la dernière patrouille. On ne nous croit pas ici… Les dragons gardent tous les chemins et toutes les sentes qui mènent au Pré-du-Roy !… nous ne serons pas dérangés !…
Ne crains-tu pas qu’en allumant les lanternes que tu as apportées…
Non… Nous sommes loin de la ville, loin des postes… Et c’est là-bas qu’on nous surveille !… D’ailleurs, il n’y aura pas de lune, ce soir… Il faut bien qu’ils te voient… qu’ils puissent voir mon Jean… quand il leur parlera… (Jean s’assied sur une marche, songeur, Madeleine va couper quelques branches, et dispose ensuite les lanternes sur la plate-forme du calvaire.) On dirait d’une fête !…
Une fête !… (Silence.) Pourvu qu’ils viennent ?
Ils viendront !… (Ayant fini, elle vient près de Jean debout.) Oh ! je t’en prie, ne sois pas nerveux, agité !… Fais un grand effort sur toi-même !… Du calme ! je t’en conjure !… En attendant qu’ils viennent, veux-tu marcher encore un peu !…
Non… non… j’aime mieux être près de toi !… assieds-toi près de moi… donne-moi tes mains ?…
Comme elles sont brûlantes, tes mains !… (Un silence.) Tu souffres… de la faim ?
Je souffre de n’avoir plus confiance. Ils m’échappent de plus en plus, ma chère Madeleine… Les uns sont las de lutter… les autres se croient trahis… parce que je les ai voulus des hommes !… C’est toujours la même chose !… Si nous n’avions pas reçu de Belgique cet argent qui leur a permis de manger un peu, depuis deux jours, ils auraient déjà tout lâché !… Ton père, lui-même !…
Oh ! le père est malade !… C’est trop d’émotion pour lui !… Depuis votre entrevue avec Hargand, à peine s’il sait ce qu’il dit !… Il n’a plus sa raison.
Sa pensée est au château, avec le maître !… Il s’est repris à sa servitude… Les autres aussi, va !… Et puis, quand le soupçon est entré dans l’esprit des foules… c’est fini !…
On exploite leur faiblesse et leur ignorance… C’est naturel… et tu devais t’y attendre !… Mais tu peux les reconquérir !…
Ils ne savent donc pas ce que c’est que le sacrifice… Ils s’effarent devant la faim… et tremblent devant la mort !…
Il faut leur apprendre à supporter l’une… à braver l’autre !…
Et comment ?… Je m’y épuise en vain…
Par la douceur… et par la bonté !…
Ils diront que je suis lâche !…
Est-ce à coups de fouet que Jésus soulevait les hommes ? (Jean fait un geste de découragement.) Ce sont les mêmes hommes… Rien n’a changé !… (Elle appuie ses mains tendrement à l’épaule de Jean.) Sois doux et sois bon… ne t’emporte pas… Et dis-leur des choses simples… des choses qu’ils puissent comprendre !… Sous la dure enveloppe de leur corps, ce sont de pauvres petites âmes que tout effarouche… Ne les heurte pas par la violence… Aime-les… même s’ils t’insultent… Pardonne-leur… même s’ils te frappent !… Sois avec eux, comme avec de pauvres malades ou des petits enfants !…
Oh ! Madeleine !… Quel cœur est le tien !… Et comme je me sens petit… petit, devant toi…
Ne dis pas cela !… Mais que serais je sans toi ? Te souviens-tu comme j’étais faible et timide… et comme il faisait nuit dans mon âme ?… Tu es venu !… Et tout ce qui était obscur en moi… s’est illuminé !… Et c’est de ta lumière, de ta lumière, mon bien-aimé, que je suis faite, aujourd’hui !…
Aujourd’hui !… c’est toi qui me soutiens, Madeleine… toi qui redresses mon courage… quand il chancelle… toi qui, de mes défaillances, fais sans cesse un renouveau de force et de foi… C’est dans tes yeux… dans le ciel profond de tes yeux que je vois luire l’étoile future… et se lever, enfin, l’aube de la suprême délivrance !… Et j’avais deviné et j’avais vu tout cela, tout cela, dans tes larmes !
Souviens-toi, quand je pleurais !… (Elle appuie sa tête contre la poitrine de Jean.) Rien qu’un seul de tes regards séchait aussitôt mes yeux !… Et, à ta voix qui me parlait… c’était, mon Jean, comme des palais… des palais où les pauvres étaient vêtus d’or… où je voyais passer toutes mes détresses en longues traînes brillantes… ailées aussi, belles et légères comme des fleurs !… Oh ! tu ne peux pas savoir les miracles de ta présence !… Et comment, rien que d’être là, près de nous, tu changeais en un royaume éblouissant… notre maison si misérable et si noire !…
Madeleine ! Madeleine !… J’avais vu tout cela dans tes larmes !
Et mes petits frères !… Souviens-toi, quand ils pleuraient !… Tu les prenais sur tes genoux, tu les berçais, tu leur disais des choses si douces !… Et ils te souriaient, et ils s’endormaient, apaisés, heureux, dans tes bras ?… (Jean enlace Madeleine.) Eh ! bien… fais pour ceux qui vont venir ici… tout à l’heure… ce que tu faisais pour mes petits frères et pour moi… Et ils te souriront… et ils te suivront… jusqu’au sacrifice… jusqu’à la mort… en chantant !
Oh ! Madeleine !… Madeleine !… J’accepte tout ce ce qui peut arriver !… Quelques amertumes… quelques trahisons… quelques douleurs qui m’attendent encore… je ne me plaindrai plus… puisqu’il m’a été donné de rencontrer, un jour, sur mon chemin de misère, la joie immense et sublime de ton amour !… (Ils se serrent, s’embrassent.) Oh !… tes yeux… que j’y puise la force sainte… tes lèvres… que j’y boive le miracle !… (Ils restent enlacés quelques secondes.) Encore !… encore !… Si le jour pouvait ne plus se lever jamais sur l’ivresse d’une telle nuit !…
Tais-toi !… tais-toi !… Écoute !… (Elle fait quelques pas écoutant.) J’entends des pas… j’entends des voix !… Ce sont eux !…
Jean se lève. Il se passe la main sur le front.
Allons ?…
Quoi qu’ils fassent, mon Jean, quoi qu’ils disent… sois bon… tu me l’as promis.
Oui !…
Par ici !… Par ici !…
Scène II
Salut, Madeleine !
Salut, Pierre !…
Fais attention !… Il y en a ici qui viennent avec de mauvaises idées…
Je le sais, Pierre… Mais je leur parlerai….
On les a travaillés, depuis quelques jours !… Et si tu fouillais dans leurs poches… tu y trouverais peut-être de l’argent qui sent encore les doigts de Maigret !…
Tu te trompes, Pierre… Il y a ici des gens sans courage, oui !… Des traîtres !… je ne peux pas le croire….
Il y a des crapules partout !… Fais attention… Moi, je t’approuve… je suis pour toi… et je veille !…
Il y aussi de braves cœurs… Merci, camarade… j’ai toujours compté sur toi…
Ah ! zut !… regarde-le… Il est rien pâle !
Il a peur… tiens !… Il ne fait plus le malin !… Il traque, quoi !…
Faudra pourtant qu’il s’exprime !…
Pour sûr qu’il ne voudra rien savoir !…
Qu’est-ce qu’il y a ?… De qui parles-tu, toi ?
De ta sœur !…
On rit. Pierre Peinard se perd dans la foule en haussant les épaules.
Y a du bon ! Oh ! la la ! mince de luminaire !… C’est-y qu’c’est l’quatorze juillet ?…
Quelques rires, mêlés à des exclamations indignées. Ces deux ouvriers se perdent aussi dans la foule, plus à gauche. À droite, un remous de la foule, des cris, une dispute.
J’te dis que si, moi !…
J’te dis que non, moi !…
J’te dis qu’il a gardé la moitié de l’argent !…
Répète ça, un peu !…
Oui ! il a gardé l’argent !…
Eh bien, garde ça, toi. (Il le frappe.) Et va le porter à Hargand qui te paie pour venir faire du potin ici !…
Vaches !… Eh ! sales vaches !…
Taisez-vous !…
Enlevez-le !…
Si vous gueulez comme ça !… C’est la troupe qui viendra vous enlever !…
Silence !… Silence.
Écoutez !… écoutez !…
Mes amis…
Nous ne sommes pas tes amis.
Mes amis… écoutez-moi… Si quelques-uns, parmi vous, ont des reproches à me faire, qu’ils les fassent !… des accusations à porter… qu’ils les portent !… Mais comme des hommes libres… et non comme des gamins !… Nous sommes ici pour nous expliquer entre braves gens… non pour nous injurier et nous battre.
Oui… oui !… C’est cela !…
Parle ! parle !… Nous t’écoutons…
Et silence aux vendus !…
Vous avez le droit de discuter… de juger mes actes… Si je n’ai plus votre confiance, vous pouvez me retirer le mandat que vous m’aviez délégué… Je crois l’avoir rempli au mieux de votre dignité et de vos intérêts… Si je me suis trompé, je vous le rends. Donnez-le à un plus digne, à un plus dévoué !
Non !… non !… Si… si… Silence !… Silence !…
Mais, au nom de votre honneur… au nom de l’idée pour laquelle nous luttons, ne salissez pas un homme qui n’a qu’une pensée : vous aimer… qu’un but : vous servir… et cette illusion, peut-être de vous croire des héros capables de vous émanciper… alors que vous ne seriez que des esclaves, tendant le col à de nouveaux carcans… les mains à de plus lourdes chaînes !…
Ces reproches… ces accusations qu’on colporte, depuis quelque temps, de groupe en groupe, de maison en maison, pour semer la désunion parmi nous, et nous faire plus désarmés devant nos ennemis… je les connais… et je vais y répondre… À cela, seulement !… car vous me désestimeriez si je m’arrêtais, un seul instant, aux ignobles calomnies… dont il n’est pas difficile de trouver la source impure.
Bravo !… bravo !…
Vous me reprochez — et c’est là le plus gros grief qui me soit imputé — vous me reprochez d’avoir refusé le concours des députés radicaux et socialistes qui voulaient s’immiscer dans nos affaires… et prendre la direction de la grève ?…
Ah ! Ah !… Oui… oui… Silence… Écoutez !…
J’ai fait cela… c’est vrai !… et je m’en honore ! (Mouvements divers.) Vos députés !… ah ! je les ai vus à l’œuvre !… Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme… la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève… et comment… après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent… diminués… dépouillés… pieds et poings liés… au patron… le jour même où un dernier effort… un dernier élan… l’eussent obligé à capituler… peut-être !… Eh ! bien, non !… Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent nous imposer des combinaisons où vous n’êtes — entendez-vous — qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale… et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !… Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les vôtres… que ceux de l’usurier et de son débiteur… de l’assassin et de sa victime !…
Voyons !… qu’ont-ils fait pour vous ?… qu’ont-ils tenté pour vous ?… Où est-elle la loi libératrice qu’ils aient votée… qu’ils aient proposée, même ?…
C’est vrai !… c’est vrai !…
Et à défaut de cette loi… impossible… je l’accorde… un cri… un seul cri de pitié qu’ils aient poussé ?… ce cri qui sort des entrailles mêmes de l’amour… et qui maintient aux âmes des déshérités… l’indispensable espérance… cherchez-le… redites-le-moi… et, nommez-m’en un seul, parmi les politiques, un seul, qui soit mort pour vous… qui ait affronté la mort pour vous !…
Bravo !… C’est vrai !… À bas la politique !… À bas les députés !
Comprenez donc qu’ils n’existent que par votre crédulité !… Votre abrutissement séculaire, ils l’exploitent comme une ferme… votre servitude, ils la traitent comme une rente… Vous, vivants, ils s’engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance… et, morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !… Est-ce donc ce que vous vouliez ?
Non !… non !… Il a raison !…
Et le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous… vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?… À la Chambre ?… Que font-ils ?… Ils parlent ?… (Applaudissements et protestations.) Pauvre troupeau aveugle, vous laisserez-vous donc toujours conduire par ces mauvais bergers ?…
Il ne s’agit pas de tout ça !…
Nous ne sommes pas des troupeaux !
Il nous insulte… nous sommes autant que lui !…
Assez causé !… Dis-nous donc ce que tu as fait de l’argent ?…
Oui !… oui !… l’argent !… l’argent !…
Qui parle ainsi ?…
Moi !… Philippe Hurteaux !…
On te trompe, Philippe Hurteaux… Et pourquoi m’obliges-tu à leur dire publiquement que je n’ai rien gardé… et que je vous ai donné ma part ?…
Allons donc !… Bravo !… bravo !… (Philippe discute avec animation et rentre dans la foule.) La preuve !… la preuve…
Silence donc !… Silence aux canailles… silence aux vendus !…
Laissez-moi parler !… Vous ne m’empêcherez pas de parler… vous qui vous faites les complices de nos ennemis et les porte-voix de leurs imbéciles calomnies !…
Écoutez !… écoutez !…
Ah ! je lis dans vos âmes… Vous avez peur d’être des hommes… De vous sentir affranchis et désenchaînés, cela vous effare… Vos yeux habitués aux ténèbres n’osent plus regarder la lumière du grand soleil… vous êtes comme le prisonnier que l’air de la plaine, au sortir du cachot, fait chanceler et tomber sur la terre libre !… Il vous faut encore… il vous faut toujours un maître !… Eh bien, soit !… Mais choisissez-le… et, oppression pour oppression… maître pour maître… (Mouvement de la foule… avec un grand geste.) gardez le patron !… (Explosion de colère.) Gardez le patron !… (Poings levés et bouches hurlantes, les grévistes se massent plus près du Calvaire. Jean descend deux marches et empoignant par les épaules, un gréviste, il le secoue, et d’une voix retentissante.) Le patron est un homme comme vous !… On l’a devant soi… on lui parle… on l’émeut… on le menace… on le tue !… Au moins il a un visage, lui… une poitrine où enfoncer le couteau !… Mais allez donc émouvoir cet être sans visage qu’on appelle un politicien !… allez donc tuer cette chose qu’on appelle la politique !… cette chose glissante et fuyante que l’on croit tenir, et toujours vous échappe… que l’on croit morte et toujours recommence !… cette chose abominable, par quoi tout a été avili, tout corrompu, tout acheté, tout vendu !… justice, amour, beauté !… qui a fait de la vénalité des consciences, une institution nationale de la France… qui a fait pis encore, puisque de sa vase immonde elle a sali la face auguste du pauvre !… pis encore… puisqu’elle a détruit en vous le dernier idéal… la foi dans la Révolution !… (L’attitude énergique de Jean, les gestes, la force avec laquelle il a prononcé ces dernières paroles, imposent momentanément le silence. La foule recule, mais reste houleuse et grondante.) Comprenez-vous ce que j’ai voulu de vous… ce que je demande encore à votre énergie, à votre dignité… à votre intelligence ?… J’ai voulu… et je veux… que vous montriez, une fois… au monde des prébendiers politiques… cet exemple nouveau… fécond… terrible… d’une grève, faite… enfin… par vous seuls… pour vous seuls !… (Un temps.) Et si vous devez mourir encore, dans cette lutte que vous avez entreprise… sachez mourir… une fois… pour vous… pour vos fils… pour ceux-là qui naîtront de vos fils… non plus pour les thésauriseurs de votre souffrance… comme toujours !…
Tout cela est très bien !… Et toi aussi, Jean Roule, tu parles comme un député… (Rires dans la foule.) Mais nous donneras-tu de l’argent ?… nous donneras-tu du pain ?…
C’est cela !… Du pain !… Parle !… parle !… Vive Hurteaux !…
Car enfin, nous ne pouvons pas vivre que de tes paroles…
Ah ! ah !… c’est ça !… Mouche-le.
… si belles qu’elles soient… (Bravos !… Hurteaux, encouragé et flatté, bombe le torse, prend une attitude d’orateur.) Avec les députés, que tu as chassés d’ici… nous aurions eu de l’argent et du pain… (À la foule.) C’est-y vrai, vous autres ?
Oui !… oui !…
Et nous aurions pu durer… C’est-y vrai aussi ?…
Oui !… oui !…
C’est la paresse qui te fait parler, Philippe Hurteaux… Et tu es un mauvais enfant ! La grève !… Ah ! tu as cru que c’étaient les journées sans travail… la flâne… la godaille… la saoûlerie… et qu’on te paierait pour ça !… Je te connais, va !… Tant qu’il y a eu de quoi fricoter et boire… tu as été parmi les violents… maintenant qu’il faut se serrer le ventre et souffrir… il n’y a plus personne !… Eh bien ! va-t’en… On ne te retient pas !…
Tes paroles ne m’épatent plus, tu sais !… Tes airs de maître ne me font pas peur… Je ne te demande pas tout ça !… Réponds !… Du pain ?…
Il y en a dans les boulangeries de la ville !… va le prendre !…
Et l’argent ?…
Gagne-le !…
Redoublement des cris. Des « Ah ! Ah !… » L’hostilité contre Jean Roule gagne de plus en plus la foule.
Vous l’entendez ?…
Oui… oui !…
Et comment veux-tu que je le gagne… puisque c’est toi qui m’as fait chasser de l’atelier… puisque c’est toi qui nous affames !… Comment veux-tu que je le gagne… farceur ?
En te battant… lâche !…
Et des armes !… As-tu des armes à nous donner ? des armes seulement !
Des pieux… des piques… des torches… ta poitrine !
Allons donc !… Tu ne voudrais pas !… (À la foule.) Ma poitrine pour monsieur !… Il ne voudrait pas !… (À Jean Roule.) Eh bien, donne-nous du pain… et nous nous battrons !…
Du pain !… du pain !… À bas Jean Roule…
Nous en avons assez de toi !…
Du pain !… du pain !…
Est-ce qu’on te connaît seulement ?… est-ce qu’on sait d’où tu viens ?… Allons !… on t’a assez vu !… Oust !… le Prussien !
À bas Jean Roule !… À bas le Prussien !
Cœurs lâches, qui ne savez pas… qui ne voulez pas souffrir !…
À bas Jean Roule !… À bas Jean Roule !…
Eh bien !… retournez à Hargand, esclaves !… À la chaîne, chiens !… Au boulet, forçats !…
À mort !… à mort !…
Gagnez-le donc, l’argent que vous a promis Maigret !… Et tuez-moi !… me voici !… (Il fait un pas et se croise les bras sur la poitrine.) Et n’ayez pas peur… Je ne me défendrai pas !…
Oui !… oui !… À mort !… à mort !…
Brutes !… sauvages… assassins !…
Empoignons-le… accrochons-le à un arbre de la forêt !…
À mort !… à mort !…
Arrière !… arrière !… (Arrêt dans la foule. D’une voix plus forte.) Arrière, vous dis-je !… (Le mouvement de recul s’accentue.) Arrière encore !…
C’est Madeleine !… c’est Madeleine !…
Je ne suis qu’une femme… et vous êtes des hommes ? Mais je ne vous laisserai pas commettre un crime ici ! — Non seulement je ne vous laisserai pas toucher à celui que j’aime, au héros de mon cœur… et dont je porte un enfant dans mes flancs !… Je vous défends d’insulter… (Elle montre d’un grand geste, le Calvaire.) à cette Croix, où depuis deux mille ans, sous le poids de vos misérables haines, agonise celui-là qui, le premier, osa parler aux hommes de liberté et d’amour !… Arrière !… donc… arrière !… arrière !… arrière !…
C’est Madeleine !… c’est Madeleine !… Écoutez Madeleine… Écoutez !
Jean vous a parlé durement… injustement… Il a eu tort… Mais vous avez eu un tort plus grand, vous, en excitant sa colère, en provoquant sa violence… par d’odieux soupçons et de lâches calomnies !… Vous auriez dû savoir qui les répand… qui les propage… et dans quel but… Et cette boue dont on voudrait atteindre un homme redouté, il fallait la laisser aux sales doigts qui l’ont pétrie !…
C’est vrai !… c’est vrai !…
Parle, Madeleine… nous avons confiance en toi !
Depuis le commencement de cette longue et douloureuse grève, Jean s’épuise à vous aimer, à vous servir, à vous défendre contre vos ennemis et contre vous-mêmes, qui êtes vos pires ennemis… Il n’a qu’une pensée… vous… encore vous… toujours vous !… Je le sais… et je vous le dis, moi la compagne de sa vie… moi la confidente de ses rêves, de ses projets, de ses luttes… moi qui n’étais qu’une pauvre fille, et qui pourtant ai pu puiser, dans son amour, assez de courage, assez de foi ardente, pour que j’ose vous parler comme je le fais, ce soir… moi, moi, l’enfant silencieuse et triste, que vous avez connue, et que beaucoup d’entre vous ont tenue, toute petite, dans leurs bras !…
Parle-nous encore… Ta voix nous est plus douce que le pain…
Et voilà comment vous le remerciez !… Vous lui réclamez de l’argent et du pain ?… Mais il en a moins que vous… puisque, chaque fois, il vous a donné sa part et la mienne !… Vous lui demandez d’où il vient ?… Que vous importe d’où il vient ?… puisque vous savez où il va !… Hélas !… mes pauvres enfants, il vient du même pays que vous… du même pays que tous ceux qui souffrent… de la misère… Et il va vers l’unique patrie de tous ceux qui espèrent… le bonheur libre !…
Oui ! oui !… Parle encore !… parle encore…
Allez-y donc, vers cette patrie !… Jean connaît les chemins qui y mènent… Marchez… marchez avec lui… et non plus avec ceux dont les mains sont rouges du sang des pauvres !… Marchez !… La route sera longue et dure !… vous tomberez bien des fois sur vos genoux brisés… Qu’importe ?… Relevez-vous et marchez encore ! La justice est au bout !…
Oui !… oui !…
Ne nous abandonne pas…
Nous te suivrons !…
Nous te suivrons !…
Et ne craignez pas la mort !… Aimez la mort !… La mort est splendide… nécessaire… et divine !… Elle enfante la vie !… Ah ! ne donnez plus vos larmes !… Depuis des siècles que vous pleurez, qui donc les voit, qui donc les entend couler !… Offrez votre sang !… Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux… il rayonne sur la face des martyrs, comme un éternel soleil… Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines… chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines… font naître un héros… un saint… (Montrant le Calvaire.) un Dieu !… Ah ! je voudrais avoir mille vies pour vous les donner toutes… Je voudrais avoir mille poitrines… pour que tout ce sang de délivrance et d’amour… en jaillisse sur la terre où vous souffrez !…
Nous voulons bien mourir… Nous voulons bien mourir !
Oui ! oui !…
Ah ! je vous retrouve enfin !… Et je suis heureuse… Ce qui s’est passé, tout à l’heure, ce ne sont que des paroles, heureusement !… Il me faut des actes, maintenant !…
Oui… oui !… Vive Madeleine !… Vive Madeleine !
Ah ! ne criez pas « Vive Madeleine !… » Je ne suis pas Madeleine, ici !… Je ne suis que l’âme de celui à qui, il n’y a qu’un instant, allaient vos menaces de mort !… Criez : « Vive Jean Roule ! » Prouvez-moi que vous lui pardonnez sa violence, comme il vous a déjà pardonné vos soupçons… et vos injures…
Vive Jean Roule !… vive Jean Roule !… Vive Madeleine.
Et toi, Philippe Hurteaux ?…
Je… non…
Philippe Hurteaux !… Nous nous connaissons bien, tous les deux… Quand j’étais petite, tu aimais venir avec moi… Nous allions ensemble par les champs… par les bois… Et, sur le talus des chemins, tu cueillais des fleurs dont tu parais mes cheveux… Quand les autres me battaient, tu me défendais… tu me défendais comme un petit lion !… Tu étais brave et gentil… Est-ce que tu ne te souviens plus de cela ?…
Si, Madeleine… je me souviens… mais, maintenant.
Maintenant, tu es un grand et robuste garçon. Et ton cœur est resté le même, bon et chaud, comme autrefois. Allons fais ta paix avec Jean et… donne-lui la main !…
Madeleine… Madeleine… ne me demande pas ça !…
Donne-lui ta main… donne-lui ta main. Je t’en prie !…
Oui !… oui !… Madeleine a raison !…
Eh bien… oui !…
Et que ce soit le signe de notre réconciliation à tous… que ce soit le pacte d’une union que rien, désormais, ne pourra plus rompre !… Vous le jurez !
Oui !… oui !… Nous le jurons !… Vive Madeleine !… vive Jean Roule !… vive la grève !…
Tu es notre petite mère… Madeleine !…
Maintenant, retirez-vous… rentrez chez vous !… (De son bras libre, elle fait un geste dans la direction de la ville. D’une voix retentissante.) Et demain ?…
Oui !… oui !… oui !…
Vous nous suivrez tous les deux ?…
Oui !… oui !… oui !…
Jusqu’à la mort ?…
Jusqu’à la mort !… à la mort !… à la mort !…
Eh bien !… à demain !… Devant les usines… tous !… tous !
Tous !… tous !… Vive la grève !…
Scène III
Tu vois… C’est moi qui pleure, maintenant, qui pleure dans tes bras !… Je suis ton petit enfant !…
Je t’aime, mon Jean !
C’étaient des loups ! et tu en as fait des moutons… des lâches, et tu en as fait des héros !… Quelle est donc ta puissance ?
Je t’aime !…
Ils voulaient me tuer… et tu m’as sauvé de la mort !…
Je t’aime !…
Madeleine !… Madeleine… femme au cœur sublime, tu es de ces élues, comme, aux époques lointaines, il en surgissait, des profondeurs du peuple, pour ressusciter les courages morts et redresser les fois abattues !… Tu es celle…
… celle qui t’aime, Jean ! rien de plus !…
Ils se mettent à marcher, toujours enlacés et se perdent dans la forêt.