Les Mendiants de Paris/11

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G. Roux (Paris) (p. 60-68).

XI

mesdames les mendiantes

Dans la petite rue du Gindre, qui a conservé toute la couleur du vieux Paris, ses porches profonds, ses étages qui surplombent, ses niches creusées aux façades, deux pièces, appartenant à une étroite et sombre maison, formaient le logement de madame Jacquart et de sa fille Robinette.

Ces deux chambres, indépendantes, ayant chacune une porte sur le palier sombre d’un escalier ardu, offraient un aspect bien différent.

L’une était un misérable galetas, ne montrant que des murailles nues, d’humbles paillasses, des chaises délabrées, quelques cruches de terre, puis un grand Christ, un rameau béni et un vieux tablier tendu devant la fenêtre, pour dérober la misère pudique et recueillie aux regards du voisinage.

La main qui avait arrangé à plaisir ce triste décor s’était appliquée à lui donner l’aspect le plus touchant. C’était là que les mendiantes recevaient M. le vicaire, les sœurs de charité et les dames des sociétés de bienfaisance qui venaient apporter des secours.

L’autre pièce avait deux bons lits dans une alcôve, des meubles de noyer, le carreau peint en rouge et luisant comme la petite glace qui ornait la cheminée ; de plus, de doubles rideaux de croisée, dont les premiers en étoffe jaune se relevaient sur la mousseline qui garnissait le vitrage.

La harpe de la petite musicienne ambulante décorait aussi cet intérieur ; le ruban bleu et la médaille que portait Robinette dans le premier rôle qu’on lui avait fait prendre pour l’envoyer quêter à domicile, étaient suspendus à côté du miroir.

C’était là que les mendiantes habitaient réellement et recevaient leur société.

Une après-midi de dimanche, au moment où les vêpres sonnaient, madame Jacquart et mademoiselle Rose, sa sœur, qui était venue la visiter, s’enveloppaient de leurs mantilles d’indienne pour se rendre à leurs postes respectifs, à l’entrée des églises.

Madame Jacquart est le type de mendiante dans sa laideur la plus commune, avec l’expression de la bassesse et de la cupidité jointes à l’aspect le plus repoussant ; mais sa sœur offre une des physionomies les plus remarquables de cette classe.

Mademoiselle Rose est une petite vieille voûtée qui touche à la soixantaine ; elle porte une grande coiffe garnie de nœuds de rubans verts ; ses pommettes de joues sont encore vermeilles, son nez pincé de bésicles et son menton qui s’avance, sont près de se toucher ; sa bouche, fine sourit dans l’enfoncement. De petits mouvements de tête agréables font miroiter ses lunettes et danser les rosettes de son bonnet. Elle s’appuie sur un bâton à bec recourbé et retourne en l’air son visage avenant, expressif et futé.

On croirait voir en elle quelque vieille petite fée, si ce n’était une aussi sainte personne.

Depuis trente ans, elle voit les saisons se renouveler et les générations se succéder sous le porche de l’église de l’Abbaye-aux-Bois.

Accorte, gracieuse, très-versée dans les lettres saintes, très-érudite dans le rituel des fêtes et offices, elle communique volontiers ses connaissances à qui en a besoin. Son langage est agréable, et les dames de l’Abbaye ne dédaignent pas de faire quelque peu de conversation avec elle en lui donnant l’aumône.

Dans toutes les agglomérations, il est des personnes qui surgissent et se font une place par leurs dons naturels ; ainsi mademoiselle Rose est devenue une célébrité dans sa sphère.

Tandis que les deux vieilles se préparaient à sortir, Robinette travaillait devant la fenêtre en minaudant avec son chat.

— Vous allez vous en aller… vous allez me laisser seule ! dit-elle en voyant ces dames prendre leur casaque et leur bâton. Je vais joliment m’embêter entre ces quatre murailles.

— Il ne te convient plus d’aller vagabonder dans les rues, répondit sa mère. Je te l’ai déjà dit.

— Ah ! laissez-moi donc tranquille !… Je m’amusais bien mieux autrefois. Je jouais, je courais au grand air, au soleil… Toute la ville était à moi !… on me donnait des liards… Et du plaisir, je savais bien en prendre !

— Les jeunesses-qui vont seules à la vigne courent grand danger de s’égarer, mon enfant, dit mademoiselle Rose d’un air mystique. J’en ai su quelque chose autrefois, moi qui le-parle.

— Je ne ferai jamais rien de cette enfant-là reprend madame Jacquart. Vous avez bonne grâce de vous plaindre, mademoiselle, quand, au lieu de gueuser sur la place publique, vous pouvez-vous présenter dans de bonnes maisons et faire plus de recette en un moment que nous dans toute la journée.

— Avec ça que Pasqual m’est pas venu depuis trois jours, reprit Robinette en frappant du pied. Et je m’ennuie, je m’ennuie de ne pas le voir !…

— Tu m’ennuies bien plus devoir toujours ton Pasqual à la bouche, petite sotte ! Un homme qui a des allures avec une tireuse de cartes… et qui se livre à toutes sortes d’œuvres de Satan.

— J’en suis amoureuse.

— C’est ce que je t’ai défendu dix fois.

— Défendu ; je m’en moquerais pas mal ! mais c’est lui qui ne veut pas m’écouter.

— Comment, t’écouter ?

— Eh oui ! quand je soupire… quand je lui parle de mon amour.

— Par exemple, je voudrais bien voir cela !

— Ah ! Robinette, dit mademoiselle Rose, c’est inconvenant. Tu es trop grande à présent… ou encore trop petite, pour jeter ton bonnet par-dessus les toits.

— Ça m’est égal, je me suis déclarée.

— Et qu’a-t-il répondu, s’il vous plaît ?

— Répondre !… Il faudrait pour cela qu’il entendît. Et quand je lui dépeins ma flamme, il a l’air de bayer aux corneilles.

— Par exemple, c’est mal de sa part, dit mademoiselle Rose.

— Ou bien il regarde en l’air comme s’il, songeait à une autre.

— C’est encore plus mal.

— Ou bien encore, à tous les serments de tendresse et de fidélité que je lui adresse, il me dit : « Tiens, petite… voilà ma pipe… amuse-toi. ». Fumer dans sa pipe… je ne dis pas, c’est gentil… mais enfin…

— Puisque ça te plaît.

— C’est égal… Ah ! le véritable amour a bien un autre langage !

Et comme elle disait cela en levant langoureusement ses grands yeux au ciel, les deux vieilles ne purent s’empêcher d’éclater de rire ; car Robinette, avec des instincts très-hardis ; et assez de dispositions à mal faire, avait encore toute l’innocence de son âge.

— Ah ! ma chère enfant, dit mademoiselle Rose, tu ne connais pas le danger des passions ! Écoute le prophète… Tiens… dans le psaume douzième : « On a dit au vent du midi : Lève-toi, souffle sur mon jardin… Et le vent de feu a tout dévoré ; il ne reste que des ténèbres sur de la cendre… »

— Ce n’est pas encore trop de ça qu’il s’agit, dit Madame Jacquart. Mais écoute la raison, Robinette.

— Ah bah !

— Quand je vois que tu pourrais arriver à tout… car tu fais un beau brin de fille… tu as une éducation conséquente… chantant et jouant de la harpe, comme un bijou… ta tante Rose t’a donné une teinture du beau monde, qui te relève joliment… dans ces derniers temps, M. Friquet, qui a juré que tu étais faite pour autre chose que tendre la main, t’a instruite à aller quêter à domicile… Eh bien ! quand je vois qu’avec cette figure et ces talents toutes les portes te sont ouvertes… quoi, toutes !… et qu’au lieu d’y penser sérieusement, tu viens t’éprendre d’un rien du tout, d’un va-nu-pieds, d’un gueusard…

— Mais puisque je l’aime, cet homme… moi… là !

Et Robinette, disant cela, jeta violemment l’ouvrage qu’elle tenait à la main.

C’était une coiffe de sa mère, dont le chat s’empara prestement pour en faire une pelote a son usage.

— Çà va-t-il finir… à la fin… petite pécore ! s’écria madame Jacquart, ou je vous mets à la porte, mademoiselle.

— Paix ! ma sœur, paix, dit mademoiselle Rose. La colère ne sied pas aux mères devant leurs enfants. Le prophète leur dit : « On vous a mises à garder les vignes, et vous n’avez point su garder votre propre vigne. »

— C’est qu’elle est capable de tout, cette fille dénaturée, qui jette ma coiffe à la tête du chat !

V’là d’ z’ hannetons, d’ z’ hannetons pou un yard ! disait une gentille voix sous la fenêtre.

Et presque en même temps Pierrot parut.

Le petit bonhomme était en connaissance avec tous les mendiants de ce quartier, parce qu’il avait jusque-là ramassé son pain dans les rues. Mais, dans ce beau printemps, la fortune lui était tombée des nues sur l’aile d’un hanneton ; et maintenant un air satisfait de lui-même, fier et résolu, avait pris place sur sa figure ouverte et charmante.

Il entrait tenant son bonnet à la main ; à sa ceinture pendait un petit sac de toile qui s’agitait de lui-même, vu la marchandise vivante dont il était rempli.

— Bonjour tout le monde et la compagnie, dit Pierrot. Voici une lettre que j’apporte à mademoiselle Robinette de la part de M. Pasqual.

— Ah ! quelle grande bêtise ! s’écria Robinette. Pourquoi donc est-ce qu’il m’écrit, quand il sait bien que je ne sais pas lire ?

— Il ne m’a pas dit le motif.

— Est-ce qu’il ne ferait pas mieux de venir, voyons !

Et elle saisit brusquement la lettre.

— Allons, allons, ma fille, calme-toi, dit mademoiselle Rose. Passe-moi cette lettre, ajouta-t-elle en affermissant ses besicles sur son nez. Je vais t’en donner connaissance,

Et la bonne vieille lut ce qui suit :

« Ma petite Robinette,

« Ceci est pour te donner avertissement que tu auras bientôt la visite d’un beau monsieur, qui en tient pour toi depuis que tu es allée quêter à son hôtel, soi-disant pour les pauvres orphelines. Je te donne en même temps conseil de te faire belle et avenante pour recevoir ledit monsieur, attendu qu’il peut t’élever très-haut et te favoriser d’une fortune telle qu’on n’en a jamais vue, ce qui serait un grand bonheur pour nous tous.

« Là-dessus, je suis ton ami,
« Pasqual. »

— Là !… Quand je le disais !… s’écria madame Jacquart, le visage empreint d’une ignoble joie.

— Voyez un peu cet imbécile de Pasqual qui m’écrit de faire des coquetteries à un autre, quand je me tue à lui dire que je suis amoureuse de lui ! s’écria en même temps Robinette. Et vous me direz que ce n’est pas vexant !

Puis elle arracha la lettre et la jeta par terre en tempêtant.

— Voulez-vous vous taire, mademoiselle ! reprit la prévoyante mère. Pasqual est un brave garçon qui se conduit bien à votre égard et que vous devriez écouter.

— Mais qu’est-ce qu’il veut dire, que ce serait un grand bonheur pour tous ?

— Pardieu ! il pense que si tes moyens devenaient conséquents, tu lui paierais son bon avis.

— Si j’étais à la place de mam’zelle Robinette, dit le petit marchand, je lui jetterais mon sabot à la tête, à ce Pasqual, pour le remercier de ses conseils ; je ferais la nique au beau monsieur…

— Et puis ?

— Et puis je prendrais un état bien huppé et vertueux, qui me ferait vivre de mon travail. Une position indépendante, ajouta-t-il en frappant sur son petit sac de toile : il n’y a que ça pour faire bonne figure dans ce monde et bonne fin.

Là-dessus, il s’éloigna en reprenant sa petite chanson : Hanneton, vole, vole, vole

— Oui, oui, murmura madame Jacquart, et pour rester dans la misère… Allons, ma fille, songe au bonheur qui peut t’arriver, et tâche de le mériter… Mais partons, ma sœur, le second coup de vêpres est sonné… Tandis que nous jasons là, le monde entre à l’église, et c’est autant de perdu.

— Restez avec moi, ma tante, dit Robinette d’un petit air langoureux en se penchant au cou de mademoiselle Rose. Vous m’apprendrez à lire les lettres de Pasqual.

— Hélas ! mon enfant, pour ce qu’il t’écrit, ce n’est guère la peine.

— C’est égal, restez là… vous pouvez bien vous passer d’aumône pour un jour.

— Il est vrai… Dieu merci, je n’attends pas après… Mais la parole de Dieu, ma fille, on ne peut jamais s’en passer… Et puis, en me rendant à l’Abbaye, il faut que je monte chez Jeanne lui porter une écuelle de soupe économique, à cette pauvre femme.

— Elle va donc toujours mal ? demanda madame Jacquart.

— C’est son tremblement qui la tient… Elle n’a pas pu descendre aujourd’hui… Et celle-là n’a pas son pain sur la planche.

En discourant ainsi, les deux mendiantes s’en allèrent, et Robinette demeura seule au logis.

Elle se promenait de long en large, les bras croisés, et parlait haut comme elle en avait l’habitude dans un besoin de conversation insatiable.

— C’est affreux de la part de Pasqual, disait-elle. Me conseiller d’écouter ce beau monsieur… de me faire belle et engageante pour lui… comme si je ne savais pas ce que parler veut dire… Vilain Pasqual, va, c’est une horreur !

Et se reprenant après un instant de silence :

— Mais, au fait, non… ce ne serait pas tant une horreur… Si cela arrivait, j’aurais fameusement de jouissance… Des robes de dimanche tous les jours… des dîners… Ah ! pristi, des dîners soignés !… du bon vin à discrétion, des cigares tant que je voudrais… j’en achèterais à trois sous, des flambards !

Elle s’arrêta subitement.

— Mais qu’est-ce que je dis donc ! suis-je bête encore ! il y en a, des demoiselles, qui ont bien mieux que tout cela ; qui ont des appartements tout de glaces et de dorures… des bijoux plein leur tête et leur corsage, des toilettes qui reluisent comme des soleils, des voitures magnifiques pour sortir !…

La jeune fille passa les mains sur son front.

— Ô ! mais qu’est-ce que j’ai donc ?… il me semble que tout tourne… et le battement de cœur d’une force !… d’une force !…

Robinette fut obligée de s’asseoir et resta quelque temps les yeux fixés dans l’espace avec une expression d’enchantement inexprimable… Elle se leva et alla se regarder au miroir.

— Jolie ! dit-elle, oh ! jolie à croquer ! comme disent souvent les autres.

Puis, promenant son regard autour d’elle :

— Comme c’est pauvre ici ! comme c’est misérable ! des chaises de paille, de vieux meubles… pas un brin de soie, de dorure… on ne sait pas où poser le pied, où s’asseoir !…

C’était ainsi que la petite impertinente parlait de cette chambre à doubles rideaux, qui faisait l’envié de toutes les mendiantes du quartier.

— Et dire que, pour avoir tant de belles choses, il ne faudrait que tourner un peu la tête, à ce monsieur.

Elle réfléchi un instant et ajouta :

— Avec, ça que ce serait un plaisir par soi-même de tourner la tête à un monsieur. Ce n’est pas pénible du tout ; au contraire, il n’y a qu’à faire aller ses yeux par ici, puis par là… un certain sourire, une parole douce, un petit soupir, et on voit le beau jeune homme arriver doucement ; doucement à vos genoux… avec ses habits fins, ses cheveux parfumés, ses mains blanches, sa poitrine qui se soulève, son beau langage doré.

À cela elle retomba sur sa chaise.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle, le battement de cœur qui revient, qui revient encore plus fort.

Robinette alla s’appuyer contre la fenêtre pour calmer un peu ses nerfs, qui étaient réellement très-agités, et réfléchit alors plus sainement.

— C’est M. de Rocheboise, bien sûr, dit-elle, le dernier chez qui j’ai été quêter pour la congrégation de Marie et qui me regardait d’un air si doucereux quand je suis sortie… Oh ! il a gros de fortune, c’est vrai… un hôtel mirobolant…, une voiture… j’ai vu sa voiture dans la cour… elle était bleue et argent, et tout à fleurs par dedans… On se damnerait pour rouler sur ces coussins-la !…

Elle se promena encore dans la chambre en disant avec impatience :

— Je voudrais qu’il vînt maintenant… je voudrais bien qu’il vînt ! cela ferait un joli passe-temps tandis que je suis toute seule !… Et Pasqual ?… tiens, pourquoi n’est-il pas venu, lui !… Il l’aura bien mérité !

Robinette s’était penchée de nouveau à la fenêtre.

— Mais qu’est-ce que je vois donc au fond de la rue ? s’écria-t-elle. Une voiture bleue… des chevaux qui ont des bijoux d’argent… c’est lui !… Il vient ici… je ne lui ai pourtant pas donné mon adresse… on me l’avait bien défendu… C’est égal, il vient… vite… vite, à mon rôle.

Et Robinette, en un clin d’œil, apporte de la chambre voisine le crucifix, le buis bénit, les suspend à la muraille, place au-dessous une chaise en guise de prie-dieu et y pose le livre d’Heures ouvert.

Puis, appuyant son front dans sa main et cherchant à se souvenir :

Voyons, dit-elle, je dois redevenir une jeune demoiselle de la congrégation de Marie… Que me disait donc M. Friquet ?… Tenir toujours la tête et les yeux baissés… sans rire… Mettre la Vierge et les saints dans tous ses discours… Soupirer dévotement et ne jamais jurer…

La petite fille court entr’ouvrir la porte, lisse sous sa main les bandeaux de ses cheveux et s’agenouille devant la chaise transformée en prie-dieu.

Elle entend les pas de M. de Rocheboise, qui monte… Alors elle se met à moduler doucement quelques sons de la musique sacrée qu’elle a recueillie sur le seuil des églises… Mais les paroles du cantique ne viennent pas… À tout hasard, elle chante simplement sa romance favorite, en donnant à l’air et aux paroles quelque parfum mystique :

Vous que nous adorons, douce reine du ciel,
Si vous me regardez, oh ! je vous en supplie,
Donnez-moi cette fleur bénie
Qui toucha votre autel.