Les Mendiants de Paris/10

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G. Roux (Paris) (p. 57-60).

X

la seconde partie de l’échelle des mendiants

Le vieux comte de Rocheboise, dans la journée, était revenu très-satisfait de sa séance aux Tuileries.

Une préfecture était vacante, et, sur des milliers de demandes, il n’y en avait qu’une cinquantaine aussi bien appuyées que la sienne. Pourquoi ne serait-il pas le candidat nommé ? d’autant plus que le secrétaire des commandements de Sa Majesté avait promis de rappeler au roi les services des Chabot de Rocheboise, et qu’on devait bien récompenser sa fidélité rétroactive.

Il rencontra encore M. Friquet dans l’antichambre.

Le mendiant à domicile, malgré le premier échec, avait imperturbablement attendu le retour du maître de la maison, espérant le toucher, ou, ce qui était plus facile, le fatiguer de ses demandes jusqu’à ce qu’il en eût tiré pied ou aile.

Planté devant une banquette, maître Friquet tenait toujours, à bras tendu, la petite image grimaçante de Henri de France.

Il se disposait à recommencer sa lamentable histoire, lorsque le vieux comte, dans la joviale humeur où il se trouvait, alla au-devant de sa demande.

— Voyons, dit-il, j’achète votre portrait du duc de Bordeaux… Ces pauvres diables de Bourbons… il faut bien faire quelque chose pour eux (d’autant plus qu’ils peuvent revenir), ajouta-t-il dans son for intérieur.

Puis il mit la main à son gousset pour en donner le prix, tout en ajoutant :

— Mais, savez-vous bien, monsieur, que vous faites là un vilain métier ?…

— Moi ! pauvre fidèle serviteur de nos malheureux princes ! qui me sépare avec tant de peine, de cette image du royal enfant !… ainsi que je pourrais le faire encore de cette boucle de cheveux, si… (M. Triquet ne désespérait pas de la seconde vente.)

— Suffit, suffit, interrompit le comte, je connais cela… vous avez vendu plus de boucles de cheveux du duc de Bordeaux qu’il n’en put jamais produire, eût-il été un mouton mérinos… C’est mal. Vous venez vous prévaloir devant les pauvres bons royalistes de vos services passés ou imaginaires pour leurs souverains…

— Il est bien des gens, interrompit à son tour Friquet, qui font valoir les services de leurs ancêtres !

— Vous allez dans les maisons, continuait M. de Rocheboise, avec des reliques de toute espèce, nourrir l’esprit de parti, flatter, aduler dans votre intérêt… fi donc !

Le comte sortit alors la main de son gousset… mais il n’en tira que sa tabatière, sur laquelle Friquet aperçut le portrait de Louis-Philippe.

— Diable ! dit tout bas le mendiant à domicile, mes notes étaient arriérées… La première fois, j’apporterai autre chose.

— Savez-vous bien que c’est là une violation de domicile, poursuivit M. de Rocheboise en aspirant sa prise. Comment donc ! vous entrez chez tout le monde, à toute heure, et tout bonnement pour demander de l’argent… Eh mais, si un créancier, selon la loi, ne peut faire arrêter son débiteur chez lui, comment vous serait-il permis, à vous autres, d’aller prendre les gens jusque dans leur lit pour demander ce qu’on ne vous-doit pas ?

M. Friquet tendait toujours la main.

— Hum ! cela ne prouve rien de bon pour qui prend pareil moyen ; le diable s’est fait mendiant pour escroquer à saint Martin la moitié de son manteau ; et depuis, il a toujours continué ce rôle. Prenez garde, vous vous ferez de mauvaises affaires.

Le comte de Rocheboise tira enfin un louis de sa bourse et le donna au mendiant en ajoutant :

— Tenez… et que je ne vous revoie plus… hum !… c’est trop facile, quand on devrait travailler pour vivre, d’aller tendre la main dans des maisons.

— Il n’en coûte guère plus d’aller la tendre à la cour, dit maître Friquet avec une mine narquoise, âpres avoir empoché le louis.

Et faisant une espèce de gambade en guise de salut, il s’éloigna rapidement.

Après une si bonne soirée, le mendiant à domicile marchait fier comme un roi.

Lorsqu’il eut tourné l’hôtel et pris la petite rue Las-Cases, il se trouva en face d’un vieux pauvre qui traînait sa complainte, sa béquille et un pan de son manteau sur le pavé. Il reconnut en lui le pauvre diable qui était venu quelques heures auparavant frapper inutilement à sa vitre.

— Ah ! dit-il, c’est encore vous !… Mais, mon brave homme, vous savez bien que la mendicité est défendue.

— Qu’est-ce que ça fait, mon bon monsieur, puisqu’on demande tout de même ? On ne peut pas empêcher les pauvres oiseaux du bon Dieu de ramasser le grain qui tombe de la meule.

— Et toi, est-ce que tu n’as pas de répugnance à vivre des restes de tous ?

— Quand j’en aurais du regret, ce serait tout de même, puisque je suis bel et bien impotent de la tête aux pieds, et que je ne peux faire autre chose… Mais la vérité est de dire que je ne me plains pas de mon lot.

— Dame, il pourrait cependant être meilleur, dit M. Friquet en se redressant dans son habit râpé.

— Vous dites ?

— Qu’on peut vivre ailleurs que dans la fange.

— Oui, quand on a de quoi, qu’on travaille ou qu’on vole.

— Et tu aimes mieux ton chien de métier ?

— Je ne dis pas non. Quand on demande son pain, voyez-vous, ce n’est pas comme le propriétaire qui paie des impôts et qui craint l’incendie ; on ne risque pas à tout moment son cou comme le voleur, et on vit tout de même à rien faire… M’est avis que quand le bon Dieu vous fait naître sans père ni mère, aveugle ou bien manchot, c’est un brevet qu’il vous donne pour vivre en gentilhomme, et qu’on devrait pour ça lui tirer son chapeau.

— Mais la fin, mon bonhomme, la fin de tout cela !

— Bah ! on ne meurt pas deux fois sur le lit du pavé.

— Allons, mon vieux, dit Friquet, qui était de belle humeur, comme on le sait, et partant d’humeur généreuse, il faut bien que je t’estime le plus heureux du monde, puisque tu le trouves ainsi.

Il mit la main à son gousset.

— Et je ne veux pas, ajouta-t-il, que le jour où tu m’as rencontré dérange tes belles illusions sur la vie.

Alors, déroulant le bras, et d’un geste majestueux, il lui donna royalement un sou.