Les Mendiants de Paris/20

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G. Roux (Paris) (p. 181-189).

XX

un pavillon isolé


Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis l’installation de Pascal à l’hôtel de Rocheboise, que cette maison avait pris un luxe et une grandeur cités dans tout Paris.

L’hôtel était entièrement renouvelé, les décors, l’ameublement, la livrée, les équipages resplendissaient de fraîcheur comme de richesse ; chaque partie avait sa perfection particulière, et se confondait dans une harmonie générale de goût et d’élégance.

C’était partout un luxe de bon aloi qui pouvait braver le grand jour et la pierre de touche : nulle imitation pauvre et vaniteuse ne rompait sa belle ordonnance. Chaque partie de l’univers avait bien réellement apporté son tribut à cette demeure somptueuse. Les étoffes venaient de l’Inde, les mosaïques de l’Italie, les marbres de la Grèce, les chevaux de l’Angleterre et de l’Arabie… Et le goût, la mollesse qui avaient arrangé les décors, composé l’atmosphère de ce délicieux séjour venaient en droite ligne de l’Orient voluptueux.

Les fêtes de l’hôtel étaient pour la ville un enseignement de magnificence et de distinction en même temps que des heures de paradis à savourer.

Voici comment la merveille s’était opérée.

Rocheboise aimait par-dessus tout la vie du monde et ses splendeurs. Il avait trouvé dans Pasqual un conseiller qui savait comprendre sa passion dominante, la lui expliquer à lui-même, lui en montrer la face la plus belle et la plus légitime, et par conséquent l’exalter au dernier point.

Pasqual était plus que cela.

En paraissant exécuter les embellissements ordonnés par son maître, il en était le créateur. Il apportait une imagination heureuse, une sorte de génie actif à l’application des œuvres de l’art et de l’industrie, et il avait surtout au dernier degré la force, l’aptitude, la persistance et la volonté qui manquaient à Rocheboise.

La nature avait fait beaucoup pour cet enfant de la campagne, et quelques années de séjour à Paris avaient suffi pour développer en lui une foule d’idées et de connaissances ; mais une inspiration intérieure, constante et forte, le rendait surtout merveilleusement habile à tout ce qu’il voulait entreprendre.

En ce moment, attaché à la personne d’Herman de Rocheboise, il mettait un zèle, une activité, une verve infatigables à son service. Il se dévouait tout entier à ce qui pouvait donner le plus de satisfaction à son maître, à la splendeur de sa maison.

Heureusement doué, il apportait le sentiment de l’art dans les choses de luxe ; de même que le peintre dispose et anime ses couleurs, le musicien ses notes éparses, il savait donner à l’amas de richesses répandues dans l’hôtel une physionomie, une expression, une âme qui les rendaient vivantes et dignes de charmer les regards des artistes et des hommes du goût le plus distingué.

Comme la poésie en toute chose contribue surtout à la popularité, ce furent les heureuses inspirations de Pasqual, bien plus que les valeurs prodiguées dans ce but, qui répandirent dans tout Paris la renommée de l’hôtel de Rocheboise et de ses fêtes.

Herman se reposait délicieusement dans les satisfactions de l’orgueil, dans l’accomplissement spontané de ses désirs, dans l’agréable rêve d’une jeunesse enivrée.

Les sommes immenses employées à lui apporter ce royal bien-être ne l’inquiétaient point, il ne perdait pas un temps si bien employé ailleurs à calculer ses dépenses, à en mesurer le total, et se laissait vivre paisiblement dans l’élément qui convenait à sa nature.

Valentine, quoique ce fût bien éloigné de ses goûts et de son caractère, s’associait à cette existence de mouvement et d’agitation, sans but et sans fruit, autant qu’il était nécessaire à son rôle de maîtresse de maison. Elle ne souffrait point de cette contrariété apportée à ses penchants, elle s’en apercevait à peine. Aimante avant tout, elle ne vivait que dans Herman, ne respirait que par lui : les fêtes, le bruit, les plaisirs n’étaient rien pour elle ; mais voir Herman souriant, heureux, était une fête continuelle pour son âme.

Tous les avantages dont jouissait M. de Rocheboise dans sa brillante position lui venaient d’elle, de la fortune qu’elle lui avait apportée, elle trouvait que ce bonheur donné par elle à l’homme qu’elle aimait ne pouvait aller trop loin ; une noble insouciance l’empêchait d’en prévoir les dangers.

Son âne était trop pleine de tendres sentiments, pour laisser place aux craintes d’aucun genre.

Elle avait bien la conviction de n’être pas aimée d’Herman avec la passion qu’elle éprouvait elle-même, mais elle savait que l’amour n’est jamais égal des deux côtés, et que celui qui aime le mieux, qui peut vivre de ces ravissements ineffables, de ces dévouements heureux, de cette constante ardeur de la tendresse exaltée, n’est pas le plus mal partagé.

Cependant, esclave par le cœur, toujours prosternée intérieurement devant Herman, si beau, si séduisant, si parfait de distinction et de grâce, elle ne lui laissait pas voir cet attachement soumis, exclusif, idolâtre. Gardant ce secret au fond de son âme, elle se montrait toujours pour lui une noble compagne, son égale, çalme et digne dans son bonheur.

Du reste, sa candeur, sa loyauté, sa pureté d’âme, ses propres vertus la possédaient si bien elle-même qu’elle les répandait au dehors et les imprimait à toute chose. Elle avait peine à voir le mal dans les autres et ne trouvait rien encore que de beau et de parfait dans l’homme qu’elle aimait aveuglément. Elle devait rester dans une ignorance infiniment prolongée des fautes que pourrait commettre son mari ; mais aussi éprouver une réaction complète, un bouleversement extraordinaire si jamais elle le savait coupable.

Valentine ne donnait au monde et aux honneurs qu’elle devait faire de son hôtel que le temps absolument nécessaire ; sa toilette, toujours fort simple, l’occupait peu ; car le seul sacrifice qu’elle ne pût faire au goût luxueux de son mari était de prendre des ornement si brillants qui, selon elle, ne s’alliaient bien qu’à la beauté ; tout le reste de ses moments était donné à l’étude, à la peinture, à l’accomplissement de ses œuvres de bienfaisance.

Il y avait deux personnes à l’hôtel qui vivaient en dehors de son atmosphère de bruit et de mouvement, et s’étaient fait une existence à part ; c’était Valentine, qui ne tenait aux plaisirs luxueux que par l’amour d’Herman et puis, au dernier rang, Pasqual, qui n’avait rien perdu de son humeur austère, de son flegme insouciant et rêveur dans la situation avantageuse où la confiance et l’affection de son maître l’avaient placé.

Pasqual, au milieu de toutes les tentations de la fortune, montrait une probité qui allait jusqu’au rigorisme, un désintéressement complet pour lui-même. Toujours impassible, pâle et morne, au milieu de ces préparatifs de fêtes dont il créait les splendeur, il errait parmi les séductions de tous genres, offertes à tous les sens, comme s’il n’y eût rien de fait pour lui parmi les joies des vivants. Il passait sa vie à préparer des festins savoureux, des enchantements nouveaux pour chaque nuit, et ne cherchait jamais un moment de plaisir, pour lui-même. Le soir, quand sa dernière ronde était terminée, il remontait chez lui, déposait sa riche livrée pour reprendre ses simples habits d’autrefois, et s’enfermait seul dans sa chambre.

Attaché à la personne du maître de la maison, il ne voyait presque jamais madame de Rocheboise.

Un jour seulement que Valentine priait, dans son oratoire, et que la porte était restée entr’ouverte, Pasqual, qui passait dans le corridor, s’arrêta un instant pour contempler cette femme d’une physionomie si touchante et si belle dans le moment où la lumière intérieur et de l’âme éclairait ses traits.

Valentine, en se relevant, vit cet homme d’un aspect ordinairement rigide et glacé, qui la regardait avec une expression de douleur extrême, et avait les yeux baignés de larmes.

— Vous étiez là, Pasqual ! dit-elle avec surprise.

À ces paroles qui impliquaient un reproche quoiqu’il fût fait avec bonté, le jeune homme répondit d’un ton ému :

— Madame, veuillez me pardonner ; car s’il a été inconvenant de ma part, de m’arrêter à vous regarder, l’excuse que je pourrais vous en donner serait peut-être plus inconvenante encore.

— Parlez, cependant, dit Valentine en souriant.

— Votre vue, madame, la piété angélique empreinte sur vos traits me rappelaient un souvenir bien cher !… Il ne m’était pas permis, sans doute, de faire ce rapprochement ; mais l’âme des femmes pieuses et tendres est la même dans toutes les conditions ; et je n’ai pu, en vous voyant, me défendre d’une illusion… qui a été la seule joie et la seule tristesse survenue depuis longtemps dans ma vie.

Valentine crut découvrir alors que la sombre sévérité ordinairement empreinte sur le front de cet homme n’était pas de la froideur et de l’insensibilité, mais le triste retour d’un bonheur évanoui.

Dans cette pensée, elle allait adresser à Pasqual quelques paroles de bonté, mais celui-ci avait déjà disparu. Et depuis ce jour, outre les occupations qui le retenaient presque toujours dans l’appartement de son maître, il semblait mettre ses soins à éviter la présence de madame de Rocheboise.

Cependant, au milieu des plaisirs et des occupations d’une existence splendide, Herman n’avait pas oublié sa passion pour la jolie bohémienne.

Satisfait dans tous ses désirs, entouré de tout ce qui pouvait lui plaire, il sentait encore en lui un grand vide ; il était distrait, inquiet, et attendait sans cesse quelque chose de nouveau dans sa vie. Son estime profonde, son admiration tendre pour Valentine ne pouvaient remplir cette place. Il avait besoin d’un intérêt de chaque jour, plus vif et plus saisissant, d’un bonheur qui existât pour lui seul, d’une intrigue secrète aux émotions palpitantes, surtout des charmes délicieux, infinis du mystère ; tout ce qui se passait au grand jour lui paraissait défloré.

Mais blasé avec les galanteries ordinaires du monde, il en connaissait par cœur le cours et le dénouement il éprouvait d’avance la lassitude qui leur succède, et ne pouvait y chercher le vif excitant qui manquait à son imagination.

Il avait par instant des accès d’humeur sombre et concentré. Dans ce salon, où il avait vu apparaître la séduisante quêteuse, il restait longtemps absorbé à contempler encore en souvenir sa figure enchanteresse. Dans les promenades, le bruit faible du vent lui paraissait les notes d’une voix délicieuse ; dans les bals, il se peignait soudain la jeune fille à la danse folle, éperdue, enivrée, et tout lui semblait froid et morne.

Mais Herman était dans une position toute particulière ; il savait où résidait l’objet de sa passion et ne pouvait en approcher, parce que l’abord en était trop facile. Un amant tenterait de pénétrer, aux dépens de sa vie, dans l’endroit le plus inaccessible pour conquérir une maîtresse adorée, mais il ne peut songer à aller là chercher dans l’asile tout grand ouvert des rues et des places publiques !…

Rocheboise depuis la soirée de la taverne, n’avait donc pas revu la belle enfant de la bohème parisienne, tout en brûlant chaque jour du désir de la revoir.

Il était dans un des moments de rêverie agitée que cet amour fiévreux et impossible lui inspirait, quand un matin Pasqual entra dans sa chambre.

— Excusez-moi, monsieur, si j’ai tardé à rentrer, dit l’homme d’affaires de M. de Rocheboise, qui venait de faire diverses, commissions ; mais j’ai été beaucoup plus loin que je ne pensais.

Herman ne l’écoutait point.

— Votre banquier n’était pas chez lui, continua Pasqual, et comme j’avais besoin de lui parler à lui-même, je suis allé le rejoindre dans une maison qu’il s’occupe de mettre en vente… rue Neuve-Pigale… tout auprès de Montmartre.

Ça était indifférent à Herman, et il ne prêtait encore aucune attention au rapport, de Pasqual.

— Une fois là, poursuivit celui-ci, je n’ai pu m’empêcher de demeurer quelque temps à examiner ce pavillon… C’est vraiment un endroit délicieux et qui a un caractère tout particulier… On le dirait fait pour deux amants qui voudraient cacher profondément leurs amours au milieu de la ville.

À ces mots, qui avaient trait à ses plus secrètes pensées, Herman releva la tête, et ses yeux peignirent la curiosité et l’intérêt.

— C’est vrai, reprit le valet de chambre, encouragé par le regard interrogatif de son maître. Le petit bâtiment est séparé de la rue par une longue allée, et il est lui-même entouré d’arbres si hauts et si touffus, qu’il semble vouloir se dérober doublement aux regards indiscrets.

— Et c’est dans un quartier solitaire ? demanda Herman.

— On ne peut plus… une vraie campagne… plus d’arbres que de maisons… Il y a d’ailleurs, comme si le pavillon eût été construis dans le but que je désignais, deux entrées, dont l’une s’ouvre au pied de Montmartre, au milieu des carrières abandonnées.

— Cette maison est très-bien dites-vous ?

— Délicieuse ! petite mais élégante ; isolée, mais riante. À l’intérieur quoiqu’elle soit inhabitée depuis un certain temps, il y a quelque chose d’heureux et de vivant. Et puis, une paix si profonde ! La rue est éloigné et montueuse, les rares voitures qui y passent, ne vont qu’au pas ; on n’entend que le murmure du jet d’eau et le bruit des feuilles… Enfin, un site tout à fait champêtre… On assure même… Je ne sais s’il faut en croire jusque-là… que le rossignol vient y chanter.

Pasqual jeta un regard sur son maître puis ajouta :

— Pardon, monsieur, ces détails ne vous intéressent pas.

— Au contraire… Y a-t-il quelques dépendances à cette maison ?

— Oui : salle de bains, volière, bassin, écurie et remise.

— Volière, bassin… rempli de poissons, sans doute… c’est très bien, dit Herman.

— Je ne vois pas là de grands avantages, répondit en souriant Pasqual. Mais je vais rendre compte à monsieur de mes courses de ce matin…

— Et cette maison est à vendre immédiatement ?

— Immédiatement. Mais, encore une fois, je demande pardon à monsieur de lui avoir parlé d’une chose aussi indifférente.

— Vous avez bien fait, Pasqual ; au premier mot que vous m’avez dit de ce pavillon retiré, solitaire, et pourtant si agréable, il m’est venu une idée… J’ai pensé à l’acheter, termina Herman avec quelque embarras.

— Je ne crois pas que ce soit un bon placement de fonds, dit l’homme d’affaires. Le pavillon a coûté cent mille francs à construire ; on le donnerait bien à présent pour soixante-quinze ou quatre-vingt mille mais je ne sais si, même à ce prix, il rendrait l’intérêt de l’argent.

— Il pourrait même ne rien rendre du tout, dit Herman, dont le visage se colora vivement.

— Ah !… c’est bien plus productif que je ne pensais ! dit Pasqual avec un expressif sourire.

— Mais… vous croyez, reprit Herman en balbutiant tout à fait cette fois, qu’une locataire s’y trouverait bien.

— Elle serait éblouie, transportée… Elle chanterait ! elle chanterait, ma foi, à faire concurrence aux rossignols, s’il y en a.

Rocheboise, au moment de cette ouverture, avait craint la rigidité de principes de son confident, et si l’occasion ne s’en fût présentée d’elle-même, il n’aurait pas osé entrer avec lui en semblable matière ; mais, au lieu de l’expression sévère qu’il redoutait, il trouva à Pasqual, en ce moment, une physionomie ouverte, propre à attirer la confiance, et lui dit avec abandon :

— Vous me trouvez peut-être bien coupable, mon ami, d’avoir de tels projets ?

— Non, répondit Pasqual d’un ton grave et réfléchi. À votre âge, monsieur, on a besoin d’amour comme d’air à respirer, et l’amour ne peut exister dans le mariage : c’est une vérité aussi vieille… que le mariage.

— Mais… vous ne savez pas sur qui j’ai jeté les yeux.

— Pardon, monsieur, ma connaissance de cause va jusque-là.

— Ah çà ! Pasqual, je commence à croire aussi à la sorcellerie dont vous accusaient vos anciens camarades… Et… connaissant l’objet de mon choix, vous n’en êtes pas surpris ?

— Au contraire, je serais étonné qu’il fût tombé sur une autre.

— Comment ?

— Cette jeune fille étant assurément la plus belle créature qui se soit jamais montrée à vos yeux, il serait extraordinaire qu’elle n’eût pas obtenu votre préférence.

— Mais encore, comment savez-nous ?

Herman s’arrêta le cœur palpitant et la physionomie agitée.

— Je savais que vous la connaissiez.

— Et la connaître, n’est-ce pas, c’est l’adorer… en être fou… vouloir la posséder à tout prix ?

— Ah ! par exemple, je ne me mêle pas de cela, répondit Pasqual avec un calme froid ; mais vous m’avez parlé deux ou trois fois de cette jeune fille, et cela m’a suffi pour juger de vos sentiments à son égard.

— Et dans cette demeure solitaire, discrète, charmante !…

— Un véritable nid d’oiseaux, fait de duvet et posé sous l’ombrage.

Mais, reprit Herman en hésitant encore, comment la décider, elle, à y venir ?

— Dans sa condition, les barrières ne sont pas difficiles à franchir.

— Cependant…

— Il suffirait d’une personne complaisante qui allât la chercher dans la maison de sa mère… sous un prétexte quelconque… Le prétexte est facile à trouver, quand les parties l’acceptent d’avance.

— Et cette personne…

— Complaisante pour quelques pièces d’or ! on en trouvera cent pour une.

— Ah ! mon cher Pasqual, si vous vouliez me rendre ce service, je… je vous aimerais plus encore, s’il est possible… En attendant, je passe mon habit, et nous allons

ensemble voir ce petit palais enchanté pour en faire l’acquisition le plus tôt possible.