Les Mendiants de Paris/21

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G. Roux (Paris) (p. 189-197).

XXI

le don d’empire


Un matin, le bon vieux Corbillard descendait du Luxembourg par la rue Madame, et, chemin faisant, se tenait à lui-même ce langage :

— Il faut que je veille sur ma jolie voisine. Hier, une femme de mauvaise mine est venue chez madame Jacquart rôder autour de Robinette. Elle devait, disait-elle, l’emmener aujourd’hui chez un grand seigneur, très-charitable, qui voulait lui remettre ses dons à elle-même, afin de l’interroger sur sa situation, de juger de ses bons sentiments… Et que sais-je encore !… Cette charité me donne à penser… Robinette grandit en sagesse et en beauté… en beauté du moins !… Mais les pommes rougissent pour que les larrons passent sur le mur… madame Jacquart n’y prend pas garde… Heureusement je suis là ; j’empêcherai bien les mauvais desseins… Il ne faut pas qu’on nous enlève Robinette, la perle du pauvre monde… Avec ça, la pauvre petite a toutes sortes de dispositions à mal faire… mais j’y veillerai, encore une fois… Robinette ne fera pas de folies tant qu’elle sera avec moi… Je lui parlerai raison : il faudra bien qu’elle m’entende… Les vieux doivent conseil aux jeunes : c’est pour cela que Dieu les laisse sur terre…

En son géant ainsi, les yeux baissés sur le pavé ardent de chaleur, Corbillard avisa dans un tas d’ordures, et parmi les restes d’un bouquet jeté au rebut, quelques œillets rouges passables. Du bout de sa béquille, il les dégagea de la litière, et il allait se baisser pour les ramasser.

Une jeune femme qui sortait de l’église Saint-Sulpice et tenait un gros bouquet d’œillets, eut pitié de ce pauvre vieux qui enviait ces fleurs à demi-flétries. Rejetant son voile en arrière, et montrant une figure souriante, elle partagea son bouquet en deux, et en donna la moitié au bonhomme.

Cette aumône de fleurs fît un plaisir extrême au mendiant.

— Dieu vous bénisse, ma bonne dame ! dit-il.

Puis, la regardant plus attentivement :

— J’ai déjà bien prié pour vous, reprît-il, le jour de votre mariage, qui s’est fait ce printemps à Saint-Sulpice… Puisse-t-il être un long printemps !

C’était en effet Valentine de Rocheboise, qui remercia le vieillard débonnaire et s’éloigna.

— Je n’en ai jamais tant possédé de ma vie, dit Corbillard en regardant ses œillets, frais et brillants. Il faut que je rentre chez moi pour les mettre tremper, autrement ils seraient perdus… J’avais bien affaire chez madame Jacquart… mais ce bouquet, c’est mon petit plaisir à moi, ajouta le philosophe. Et il faut bien songer aussi au pauvre Corbillard… Eh ! eh !

Disant cela, il se dirigea vers sa mansarde.

En même temps, à quelques pas de là, dans la rue de Geindre, une élégante voiture de remise stationnait devant une maison de chétive apparence.

Une demi-heure après, deux femmes sortirent de la masure.

La première était une personne de quarante ans environ ; sa figure semblait avoir été jolie, mais elle portait une expression de hardiesse dissimulée sous un faux air d’humilité basse, peu capable de prévenir en sa faveur ; la seconde, extrêmement jeune, montrait autant de pauvreté dans son costume grossier et flétri que de parure et d’éclat dans sa beauté naissante.

Cette dernière s’arrêta à son premier pas dans la rue, regarda sa compagne et la voiture alternativement avec une surprise naïve et joyeuse, et, avant de faire un mouvement de plus, laissa entendre cette exclamation :

— Comment, là-dedans !… vrai !…

L’autre ne répondit qu’en inclinant la tête approbativement, et fit signe au cocher d’ouvrir la portière. Alors, à l’invitation de sa compagne, la plus jeune s’élança dans la voiture de remise sans se faire autrement, prier, la seconde la suivit, et l’élégant véhicule de louage se mit en marche.

Tandis qu’il roulait à travers les rues, la jeune fille portait sa vue à droite, à gauche, examinant les quartiers qu’elle parcourait successivement.

— Le beau soleil ! dit-elle en joignant les mains. Le pavé, les maisons, tout reluit ! Comme il ferait bon à courir dans les rues !

À cette exclamation, on peut reconnaître Robinette.

C’était elle, en effet, qu’on était venu chercher dans pauvre demeure et qu’on emmenait d’une manière toute énigmatique.

La femme de quarante ans, qui disait se nommer madame Laure, s’était présentée la veille chez madame Jacquart en disant qu’une personne extrêmement riche et charitable, ayant eu connaissance de la situation de la pauvre femme et de la piété exemplaire qui la recommandait ainsi que sa fille à l’intérêt public, voulait faire venir cette dernière chez elle, afin de lui donner des secours qu’elle rapporterait à sa mère.

Ce matin-là, effectivement, madame Laure était venue prendre la jeune fille en voiture pour l’emmener chez ses bienfaiteurs. Elle avait ajouté, il est vrai, en laissant percer un sourire, que l’aumône considérable qu’allait recevoir la petite indigente exciterait vivement sa surprise, et pourrait peut-être changer son sort pour la vie.

Robinette avait pris tout cela au pied de la lettre, et dans sa joie confiante avait, sans faire semblant de rien, noué à sa taille son tablier à grandes poches, afin de rapporter les aumônes de toute sorte qu’on allait lui donner.

Madame Jacquart qui, ainsi qu’on a pu le voir, rêvait un riche établissement pour sa fille, avait pressenti plus qu’on ne disait ; son ambition sans cesse éveillée l’éclairait et lui faisait deviner quelque chose de la vérité. Elle ne s’en était montrée que plus empressée à laisser partir Robinette, et avait reconduit la messagère officieuse avec de profondes révérences.

Cependant la jeune fille, bien qu’occupée à regarder au dehors et à se prélasser sur les coussins de soie, n’interrogeait pas moins de ses regards étonnés et réjouis sa muette et impassible conductrice.

— Ah çà, madame, dit-elle enfin, ce n’est toujours pas une frime ?… hein !

— Mademoiselle, répond la matrone avec un air de déférence extrême, vous ne devez point m’appeler madame, mais tout simplement Laure, qui est mon nom de baptême. Quant à ce que je vous ai annoncé, il n’y a rien que de parfaitement vrai, et d’ici à une demi-heure, vous pourrez vous en assurer par vous-même.

— Mais je ne comprends pas tant de bonheur, moi !… C’est comme si je gagnais à la loterie sans y avoir mis !

— Avant la fin du jour, vous aurez tous les éclaircissements désirables.

— Vous ne voulez rien me dire… C’est peut-être tant mieux ; car tout cela va me surprendre, et j’adore les surprises… Allons, au petit bonheur !

Arrivée au delà du boulevard Montmartre, la voiture s’arrêta au coin de la rue Neuve-Pigale, rue alors toute nouvelle, bien bâtie, mais où les passants se comptaient à de longues distances, où les maisons étaient rares, séparées par des enclos de jardin, et dans la position la plus retirée de Paris.

Madame Laure congédia le cocher, prit la jeune fille sous le bras, et chemina dans la longueur de la rue, jusqu’à une petite porte brune, encadrée dans un mur de jardin ; alors elle s’arrêta, ouvrit la porte avec une clef dont elle était munie, et fit pénétrer Robinette dans un dédale d’allées découvertes, bordées de murs à hauteur d’appui, que surmontait la belle verdure des arbres croissant dans leur enclos.

— Nous voici enfin arrivées, dit-elle en montrant une porte très-basse, très-isolée de toutes les autres, et qu’elle se disposa à ouvrir avec une clef à elle appartenant, comme la première.

Cette manière silencieuse de s’introduire, cette solitude mystérieuse donnèrent quelques craintes à la naïve Robinette.

— Eh mais… où sommes-nous donc ? dit-elle. Il n’y a personne ici ; pas seulement un portier à qui parler… Ah çà ? dites-donc, madame ?

— Laure, appelez-moi Laure, je vous prie, interrompit la femme de quarante ans, qui, en emmenant la jeune fille, l’avait soudain traitée avec un respect étrange, et affectait envers elle un ton d’infériorité.

— Eh bien ! madame Laure…

— Laure tout court, de grâce.

— Savez-vous que vous m’impatientez pas mal avec vos cérémonies… Il ne s’agit pas de vous, mais de moi… Voyons, la main sur la conscience, il n’y a pas de danger ?

— Je vous le jure sur l’honneur.

— Et après avoir reçu… cette charité qu’on veut me faire… je serai libre de m’en aller.

— Oui… si vous le désirez, répondit la matrone en souriant.

— Eh bien ! ouvre, madame ! ouvre ! dit crânement la jeune fille.

Laure poussa la porte qui, en s’ouvrant, laissa voir un parterre plein de fleurs, et au delà une petite maison de la plus gracieuse élégance.

Robinette accueillit cette vue avec un frais sourire ; et rassurée comme un enfant qui ne saurait rien craindre de ce qui est beau, se laissa docilement conduire.

Le jardin avait peu d’étendue, mais de jolis massifs d’arbustes en dissimulaient les limites. Le pavillon se composait de deux étages, surmontés d’une terrasse à l’italienne, où de légers ornements de sculpture étaient alternés d’urnes de marbre, dont l’écarlate du géranium faisait ressortir la blancheur. On pénétrait du jardin dans le pavillon par un double escalier à perron, garni d’une rampe de bronze doré. Le vestibule, décoré de colonnettes de marbre vert, conduisait d’un côté à une salle à manger au delà de laquelle étaient une salle de bain et des pièces de service, de l’autre, dans un salon suivi d’un parloir et d’une chambre à coucher.

Robinette, donnant la main à sa compagne, pénétrait dans cet agréable intérieur avec une sensation inconnue et délicieuse ; elle retenait son souffle et osait à peine toucher du pied les moelleux tapis qui se déroulaient sous ses pas.

Elle parcourut ainsi tout le premier étage de la demeure. À l’impression de mollesse voluptueuse qui s’exhalait de tous les objets, ses lèvres roses se mouillaient de sensualité, ses grands yeux ouverts et allumés reflétaient l’éclat des glaces et des dorures, ses narines se gonflaient pour aspirer les parfums inconnus qui flottaient dans l’air… Son cœur battait aussi à la pensée du maître de ce lieu qui allait la recevoir… Elle commençait à penser, sans savoir pourquoi, que c’était un beau jeune homme, et lui prêtait d’avance l’élégance et les charmes dignes du séjour qu’il habitait.

Aussi, en entrant dans le salon, qui était la dernière pièce à explorer, le premier mot de Robinette fut de s’écrier :

— Eh bien !… il n’y a personne !

— Asseyez-vous, mademoiselle, répondit l’impassible Laure ; on viendra plus tard.

Mais la jeune fille, au lieu de se reposer, voltigeait dans tous les coins de cette cage dorée.

Le petit salon n’était que glace, satin et dentelle ; les statuettes, les groupes de marbre épars sur les consoles, les tableaux de chevalet suspendus aux lambris, offraient des sujets dont la poésie seule voilait la licence. La soie bleu de ciel, la mousseline blanche des rideaux de fenêtre à demi-relevés, donnaient pour panorama à ce doux intérieur la verdoyante profondeur d’un jardin rempli d’ombre, de parfum et de silence ; dans un lointain obscur, un sopha de jonc rustique, fait pour deux personnes, était à demi enfoncé dans les touffes de fleurs ; au-dessus s’étendait un dôme de verdure paisible, dont les branches n’étaient agitées que par les ailes des oiseaux qui frémissaient dans les feuilles.

Une volière laissait voir à travers les rameaux son grillage doré ; la glace limpide d’un bassin ornait l’étendue de gazon.

Tout cela produisait un effet magique sur l’imagination vierge de la jeune fille, sur son organisation sensuelle, amoureuse de toutes les voluptés.

Son admiration n’était pas épuisée quand Laure la fît passer dans la chambre à coucher.

Là, Robinette se trouvait aussi charmée, mais peut-être plus à l’aise. Ce n’étaient plus des objets d’art, dont la vue lui imposait en quelque sorte en même temps qu’elle flattait ses regards, c’étaient les accessoires élégants appliqués aux travaux et à la vie journalière d’une femme.

Aussi la jeune fille, après les avoir contemplés avec ravissement, s’enhardit peu à peu à les approcher, à y porter la main.

— Oh ! voyez donc, madame, disait-elle, la belle toilette !… les beaux flacons ! C’est de l’or, du cristal… tous les deux ensemble… Dieu, que ça sent bon ce qui est dedans ! Il y a pourtant des femmes qui mettent ces eaux de senteur à leurs habits, à leurs cheveux… Sont-elles heureuses, mon Dieu !…

Puis, continuant sa tournée :

— Ce lit !… Il ressemble à un autel de la Vierge… La jolie petite table !… Dé, étui, ciseaux, tout en or !… Et par ici, des livres… c’est pour ceux qui savent lire… Mais non… il n’y a que de belles images… c’est pour tout le monde.

Puis elle s’arrêta et porta la main à son front.

— Ô, mon Dieu ! dit-elle, ça étourdit, ça donne la fièvre, de regarder tout cela.

— Cette maison vous plaît donc ? dit enfin madame Laure.

La jolie fille prit un air d’importance et de réflexion pour répondre :

— Écoutez, Laure… car je vois bien qu’en vous disant madame ça vous embête… Écoutez, Laure, j’ai vu, quoique jeune encore, bien des choses, mais jamais rien d’aussi beau que cela !

— Jamais rien d’aussi beau !

— Et je me demande comment ceux qui possèdent toutes ces choses ne meurent pas de joie… car enfin, ce qui est à soi, on l’admire avec bonheur… on l’admire et on l’aime !… c’est trop à la fois.

— Alors, si cette maison… si tout cela était à vous ?…

— Oh ! j’en perdrais la tête… mais il n’y a pas de danger !

— En ce cas, mademoiselle, répondit Laure aux premières paroles de Robinette, veuillez vous asseoir devant cette toilette.

— Encore du nouveau !… tant mieux ! Larifla, fia, fla…

Comme elle battait des mains de joie, un jeune homme entra : c’était un coiffeur. Il se mit en devoir d’arranger dans un ordre gracieux, la noire et magnifique chevelure de la jeune fille, et la releva avec des épingles vénitiennes garnies de camées.

Ce travail s’opéra dans le plus profond silence ; les regards seuls de la jeune fille, fixes et ardents, interrogeaient son introductrice.

Mais, dès que le coiffeur s’éloigna, Robinette le suivit de l’œil, courut à la grosse dame, et lui dit en-baissant encore la voix :

— Ah ça ! Laure, expliquez-moi donc… Est-ce qu’il est nécessaire d’avoir des cheveux attifés avec des brimborions d’or pour recevoir l’aumône ici ?…

— Chut ! mademoiselle voici votre couturière.

En effet, une ouvrière de bonne tenue entra, portant un foulard très-rempli à la main. Sur un signe de madame Laure, elle commença par dépouiller la jeune fille de ses grossiers vêtements, puis lui mit une charmante robe de soie grise à reflets rosés, ornée d’un haut volant de dentelle et d’une berthe semblable.

Pendant cela, Laure ouvrit un coffret de citronnier dans lequel se trouvaient tous les accessoires de la toilette : manchettes, gants blancs, mouchoirs-de poche brodés.

Encore une fois Robinette attendit seule d’être avec Laure pour s’expliquer ; et sa curiosité, son impatience étant au comble, elle s’écria en frappant du pied :

— Me répondrez-vous, à la fin !… me direz-vous pourquoi je dois être belle comme une princesse en venant ici tendre la main ?

Pour toute réponse, madame Laure conduisit Robinette devant une psyché où elle se voyait de la tête aux pieds.

La jeune fille jeta un cri, resta un moment en extase, et pâlit légèrement, tant l’impression qu’elle éprouva fut profonde ; puis elle murmura avec une larme de ravissement dans les yeux :

— Ah ! je suis bien jolie ainsi !

— Jolie comme un amour !

Mais la gaieté enfantine reprenant tout à coup le dessus, Robinette se retourna en éclatant de rire.

— Voyons, dit-elle, et quel rôle jouez-vous, dans cette comédie, vous, madame ?

— Moi, je suis votre femme de chambre.

— Ah ! j’ai une femme de chambre, à présent.

— J’ai même entendu assurer qu’un équipage serait à votre disposition si vous disiez un mot.

— Qu’à cela ne tienne, j’en dirai cent.

— Il n’en coûte pas plus.

— Une voiture à moi !… deux grosses bêtes et un cocher pour mes menus plaisirs !… Oh ! je les ferai crever à force de courir… pauvres animaux pourtant !… Mais c’est que j’aime tant à me promener !

Robinette riait encore, mais sa voix tremblait d’émotion, son cœur battait à l’étouffer, car elle commençait à pressentir la vérité.

— Vous aurez de plus, pour compléter votre maison, reprit Laure, un cuisinier qui vous apprêtera des dîners exquis et veillera à ce que l’office soit toujours garni de sucreries et d’excellents vins.

— Et tout cela, ici !…

— Dans cette maison et ce jardin délicieux, qui vous appartiennent… J’avais bien dit, ajouta la matrone en souriant, que la charité qu’on ferait ici surpasserait vos espérances, hein !

— C’est un peu vrai, assura Robinette, dont le sein se soulevait vivement et dont l’œil s’illuminait davantage. Et moi, s’il vous plaît, madame, que donnerai-je en retour de tout cela ?

— Mais… de la reconnaissance.

— Il n’en coûte guère !… la reconnaissance est le plaisir des dieux, dit le père Corbillard… un philosophe de mes amis… Non, ce n’est pas tout à fait comme cela qu’il dit…

— N’importe.

Robinette détourna un instant la tête, étourdie, palpitante ; puis ramenant vers Laure son visage animé de vives lueurs…

— Ah çà ! madame, dit-elle, le bienfaiteur qui s’intéresse à moi est donc un prince ! un dieu ! qu’il me donne une fortune pour aumône ?

— Vous allez en juger vous-même, car le voici…

La porte s’ouvrit, et Herman de Rocheboise parut.

— Ah ! je comprends tout maintenant, dit tout bas Robinette en tombant presque défaillante sur un siège.