Les Mendiants de Paris/8

La bibliothèque libre.
G. Roux (Paris) (p. 48-54).

VIII

la partie du nègre

Cette assemblée était formée de mendiants de tout âge, couverts de haillons bigarrés, rangés autour d’un tapis de jeu formé d’une veste étendue par terre ; et entourée de brocs de vin, de cannettes d’eau-de-vie, de croûtes de pâté, de talons de fromage, de verres et de bouteilles renversés.

La lueur des quinquets du café voisin, passant par une éclaircie de feuillage, venait tomber en cet endroit.

Au milieu du cintre noir que formait le taillis de chênes dans la nuit, on voyait, sous la teinte pourprée de la lumière, ces figures osseuses, tannées, ridées, abruties, où le feu sacré de la vie était éteint et remplacé par la cynique animation du vin.

Les lames, de lumière rougeâtre qu’agitait le mouvement des rameaux, et que troublaient les flots de fumée sortant des pipes, allaient et venaient sur ces visages bizarres et dont l’aspect était plus saisissant et plus hideux dans cette clarté incertaine où ils se cachaient reparaissaient au même instant.

Les gueux, à demi couchés sur l’herbe, dans une attitude de mollesse voluptueuse, jouaient aux cartes en digérant leur festin.

Le plus hideux de ces personnages était le nègre contrefait, assis sur ses talons, roulant ses gros yeux blancs et faisant des grimaces d’enfer à chaque point qu’il perdait.

Modèle de laideur et de malice, ce Cafre estropié semblait le génie familier de ce repaire.

Le grand vieillard investi de la présidence de l’assemblée, comme doyen d’âge des mendiants, était encore le père Corbeau, montrant dans ce bois sombre sa tête de Satan et son poignet droit coupé. De ce bras, il appuyait les cartes contre sa poitrine, tandis qu’il jouait de la main gauche.

Les autres assistants étaient un ramassis de ce qu’il y a de plus ignoble et de plus repoussant dans toute la tourbe mendiante.

En ce moment, on entendait derrière l’assemblée, dans l’épaisseur des arbres, une voix jeune et fraîche, qui répétait sur un ton chantant :

— V’là d’z’hannetons, d’z’hannetons pour un yard !

Et le son clair, argentin, glissait sous les feuilles tout autour du cercle hideux.

— Tiens, c’est Pierrot, dirent les mendiants. Écoute ici, Pierrot.

— Bonjour, les autres, dit un beau petit garçon de douze ans en entrant dans l’assemblée.

— Est-ce que tu viens ici vendre tes hannetons ?

— Non, je les cherche… Je dis que les v’là pour leur donner idée de venir.

— Bois un coup avec les camarades.

— Camarades… plus de ça… je ne demande plus mon pain… je suis entré dans le commerce, dit-il en relevant sa jolie tête blonde.

Cependant, la fierté que donnait à Pierrot sa position indépendante n’allait pas jusqu’à lui faire refuser des croûtes de pâté. Le petit marchand s’était déjà assis par terre et s’accommodait très-bien des miettes du festin, tandis que la partie de piquet continuait.

Le nègre disait, en mêlant les cartes :

— Oh ! dieu de mon père ! moi t’en prie bien, fais gagner au pauvre Jupiter cette partie, dans laquelle il va mettre tout le reste de la fortune à lui !

— Comment est-il fait, le reste de ta fortune ? demandèrent les mendiants.

— Cette pièce…

— De vingt sous… c’est magnifique !

— Quand moi étais riche, moi jouais bien fort… pas vrai, vous autres ? mais à présent qu’il reste seulement cette petite blanche à moi, peux pas mettre sur le tapis vingt francs.

— Tu as été riche, loi, Jupiter ?

— Riche de quinze mille francs, qui ont été mis dans le boursicot que voilà, il y a cinq années. Il n’en reste plus que cette petite blanche… elle seule !… Voyez bien que Jupiter, a été beaucoup riche, puisqu’il s’est amusé beaucoup,

— Comment se fait-il qu’on te voyait déjà de ce temps-là rouler sur le pavé avec nous ?

— Le pain que moi demandais à votre monde, il faisait vivre moi ; le reste, il était pour mon menu plaisir.

— Peste !… trois mille francs par an d’agrément !

— Oh ! je vous dis la vie à moi, elle était alors brillante comme la plume d’autruche, douce comme le melon d’eau.

À chaque parole du nègre, Herman écoutait avec plus d’attention, et serrait le bras de son ami pour qu’il demeurât immobile près de lui.

— Une vie brillante comme un melon, ça t’allait bien, vilain mauricaud, dirent ses compagnons.

— Vilain ! moi être plus beau, que vous tous, dit le nègre avec une contorsion de colère qui rendait ses prétentions d’autant plus exorbitantes.

— Allons donc !

— Dites, reprit le Cafre, dites combien coûte à vous l’habillement que vous avez sur le dos… Oui, oui… moi veux savoir.

— C’est facile à compter, répondit le père Corbeau en rallumant sa pipe.

— Je vous aiderai, moi, dit le petit marchand de hannetons. Je m’y entends… dans le commerce, nous devons savoir compter. Et il se mit à fumer à l’unisson du maître mendiant.

— D’abord, reprit Corbeau, la chemise huit sous par mois… Oui, c’est cela. Je l’achète dix sous au Temple, je la porte un mois, et après, la marchande m’en redonne deux sous.

Huit sous, posa Pierrot sur son-addition.

— Le pantalon… toujours au Temple… trente sous et dix en plus pour y faire mettre des pièces…

— Des pièces… quand il est bon.

Nous ne pouvons pas porter des effets sans pièces. J’en fais donc appliquer aux fonds, aux genoux, et toujours de couleur différente pour que ça fasse plus d’effet.

— Huit et trente, trente-huit, calcula Pierrot, et dix de façon, quarante-huit,

— La redingote, trois francs… pour ce prix-là, elle a des trous au coude mais si elle n’en avait pas, j’en ferais ; un mouchoir de quatre sous, pour mettre en cravate ou à ma tête les jours que je veux paraître en malade ; puis, c’est tout.

— Et le colloquet[1] ?

— Le colloquet ! Est-ce que yous l’achetez, vous autres !

— Eh oui !

— Des niais !

— Qu’est-ce que tu fais donc, toi ?

— Je le trouve. Il y a premièrement le bord de la rivière, où ceux qui vont se noyer laissent toujours leur chapeau… c’est l’usage… Ils saluent en sortant de ce monde… Ensuite, dans ce bois de Boulogne où nous sommes, quand vous voyez, deux fiacres qui arrivent ensemble, un terrain qui se mesure, des messieurs qui se font des politesses, tout le bataclan d’un duel, vous n’avez qu’à rester par là… Un des deux messieurs est tué ; et, dans ce cas, on ne relève jamais son chapeau : vu qu’il n’en a plus besoin, ou qu’on n’y pense pas, je ne sais lequel.

— Et c’est pour toi le colloquet ?

— Comme vous le dites.

— Corbeau fait ripaille sur les morts… il rentre dans sa nature.

— Total, dit Pierrot, j’ai posé cinq francs douze sous.

— Ah ! cinq francs douze sous, dit le nègre, voilà ce que coûte à vous autres votre pelure !

— À peu près, répondirent les mendiants.

— Eh bien ! ma peau noire, elle en coûte à moi huit mille !

— Bah ! ta peau ?…

— Huit mille !… je disais bien ! je suis plus beau que vous tous !

— Qu’est-ce que tu chantes ?…

— Parole d’honneur. Écoutez… Quand va pour percher moi dans quelque grenier, et que marchande l’appartement, on me répond : — C’est tant pour toi, moricaud. Et vois bien qu’on compte à moi trois fois plus. Quand veux faire petite ribote, il faut, payer pour tout le monde, afin que les blancs ils veuillent bien la compagnie du noir. Quand veux faire la cour à la moindre fillette, elle demande : Est-il méchant ?… mord-il ?… et il faut que Jupiter donne beaucoup, beaucoup d’argent, pour qu’elle veuille bien croire lui apprivoisé et pas méchant du tout…

— C’est vrai, ça ?

— Vrai et certain. Aurais pu avoir pour deux mille francs, si avais été blanc, ce qu’ai payé dix mille. Ma pelure noire coûte donc à moi huit mille. Et c’est pourquoi ai si vite été ruiné.

— Allons, joue donc, bavard !

— La dernière petite blanche… ça y est.

— Attention !

Quelque misérable que doive paraître cet entretien, il inspirait aux deux spectateurs cachés de cette scène une curiosité pénible qui les tenait fixés à leur place.

— Je joue pour quarante, dit le nègre.

— J’ai gagné dans la main, répondit Corbeau.

— Malédiction sur la tête à toi !

— Voyons… cartes sur table, dit la galerie.

Quatorze de rois, — quinte au valet et sept cartes de point. — Quinze et sept vingt-deux et quatorze quatre-vingt-seize. — Je fais repic.

— Tonnerre ! dit le Cafre, c’est pourtant vrai !

— Enfoncé, Jupiter !

— Je joue sur parole.

— Gringalet !… Et que donnes-tu pour gage ? Ta besace ? les toiles se touchent. Ta béquille ? on te l’a cassée sur le dos, un jour que tu jappais trop fort.

— J’ai dit ma parole.

— Ta parole… un gueux de païen qui n’a ni foi ni loi, et mourra comme un chien.

— Oh ! gronda le Cafre, si j’avais ma zagaye ?

— Tu nous en ferais sentir la pointe ?

— L’intention est tout de même ! Il faut lui répondre à cet oiseau de nuit.

— Venez-y ! s’écria Jupiter en s’armant d’un broc de vin et le brandissant sur sa tête de manière à ce que le reste du liquide, coulant en large filet, lui donnait à l’instant même le baptême dont on venait de lui reprocher l’absence.

Les poings se tiraient des manches, les pipes volaient en l’air, les jurons énergiques grondaient déjà, comme la trompette du combat.

Le Cafre, grinçant, des dents, faisait mine de se retrancher derrière un arbre. Pierrot se jeta devant lui ; et, relevant ses manches :

— Tous contre un ! s’écria le brave enfant, en v’là des canailles ! Approchez donc que je vous donne votre compte et votre décompte en deux temps quatre mouvements.

— Toi, marmot ?

— C’est pas que j’estime le nègre, mais faut de l’honneur dans les batteries ; et si vous venez tous taper sur ce garçon, je le revenge, foi de Pierrot !

— Sauve-t’en, gamin, ou tu vas être-aplati !

Et les jurons partaient de tous côtés, les coups allaient pleuvoir.

Mais le père Corbeau se leva de toute sa hauteur.

— À bas les poings ! dit-il d’une voix tonnante. N’allez-vous pas vous démolir comme des gens sans éducation ?… C’est moi qui le défends… et s’il y a un seul coup de donné, je tombe dessus et j’écrase tout le monde.

— Toi, vieux ! dirent les mendiants (en rangaînant toutefois leurs poignets) ; en tout cas, ce ne sera pas du légitime ; tu ne peux te marier et te battre que de la main gauche.

— Si j’étais armé de ma droite, dit Corbeau à demi-voix en laissant passer sur sa face de mendiant l’éclair du bandit, j’abattrais des animaux dont la peau serait plus précieuse que la vôtre… En attendant, tenez-vous tranquilles autour de votre tendre père.

— Si on avait laissé parler moi, au lieu de vilipender mon physique, dit Jupiter, qui prit l’air hargneux dès que les autres furent recouchés sur l’herbe, aurais dit que, quand même ai perdu ma dernière pièce, faut pas faire fi de jouer avec moi, parce que si ai point d’argent dans la boursette, sais bien où peux en prendre.

Pendant ce colloque, Léon veillait sans cesse sur son ami, tremblant qu’Herman, de plus en plus ému et agité, ne vînt à trahir leur présence dans ce poste d’observation.

La troupe des gueux était vivement occupée de ce que venait de dire Jupiter.

— Ah ! voyons. Écoutons cela, disaient-ils.

— Oui-dà ! reprit le noir, il y a par ici un richard, un gros, qui en doit à moi de l’argent.

— Combien ?

— Combien je voudrai qu’il m’en doive.

— Peste !

— Ai un secret pour lui en faire abouler.

— Bien vrai ?

— Je le jure par…

— Par quoi ?

— Par Jupiter, qui m’a donné son nom.

— Ce Jupiter était un grand païen… C’est égal, nous acceptons… Joue sur ton secret : si tu gagnes, ta fortune est relevée ; si tu perds, nous aurons tous une action sur ledit secret et le droit de l’exploiter solidairement.

— Ça va !

Ils se remirent au jeu,

Herman, dans l’impression : dont il fut saisi à cette bizarre convention, et dans l’élan de colère qui le portait à s’élancer sur le nègre pour le broyer sous ses pieds, fit un brusque mouvement qui alla heurter une branche.

Le père Corbeau, à ce bruissement de feuillage, tourna ses regards de ce côté ; mais croyant sans doute que le vol seul d’un oiseau s’était fait entendre, il les rabaissa aussitôt.

Cependant les deux jeunes gens virent soudain la possibilité d’être en butte aux injures de cette tourbe immonde qu’ils avaient épiée ; et cette crainte dominant, tout autre intérêt, quelque pressant qu’il fût, ils ne songèrent plus qu’à se retirer le plus furtivement possible.

Une fois sortis de ce funeste taillis, ils prirent la route la plus directe pour rejoindre leur voiture ; et s’éloignant à pas pressés, tandis que le jeu continuait, ils ne surent point si le nègre avait gagné ou perdu cette étrange partie.


  1. Le chapeau.