Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie I/Chapitre 8

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VIII

La véracité de Marco Polo


Le livre de Marco Polo trouva tout de suite un public nombreux. Il l’avait dicté en français, le français étant alors la langue internationale. C’était l’époque où la race française, dans sa merveilleuse expansion, semblait sur le point de dominer l’Europe entière ; où la monarchie capétienne, avec Philippe-Auguste et Philippe le Bel, redonnait pleine vigueur aux souvenirs jamais oubliés de l’empire carolingien ; où le légiste Pierre du Bois trouvait naturel qu’un seul roi régnât sur la chrétienté, pourvu que son pouvoir reposât sur la justice. Emporté par son ardeur gibeline, Dante s’indignait contre la lignée des Philippe et des Louis, « arbre funeste dont les rameaux recouvraient le monde ». L’âpre poète refusait de se servir du français et créait une langue pour son génie. Mais il restait d’abord sans imitateur, comme il avait été sans modèle. À l’heure même où il terrifiait les hommes par ses fantastiques visions d’un monde surnaturel, Marco Polo, qui les instruisait et les charmait par ses réels voyages à travers la Chine, demeurait fidèle à la tradition littéraire de l’époque et écrivait en français, dans le langage qu’on s’accordait alors à proclamer le plus délectable entre les langages humains.

S’ils lurent avidement le Livre de Maroc Polo, ses contemporains n’y virent guère qu’un conte agréable. Ils connaissaient le proverbe : « A beau mentir qui vient de loin » et ils ne doutaient pas que le Vénitien n’eût usé largement de la liberté accordée aux voyageurs.

— « J’ai vu, disait Marco Polo, une ville qui a bien cent milles de tour ; elle compte 12 quartiers de 12 000 maisons chacun et dans chaque maison, habitent de 10 à 40 personnes. Sachez qu’on y voit 12 000 ponts de pierre, si hauts que sous chacun passerait un gros navire ; à chaque pont veillent dix hommes de garde. »

Comment les Vénitiens, si fiers des 400 ponts de leur cité, eussent-ils pu croire à pareille merveille ? Ils savaient compter : 12 quartiers de 12 000 maisons, peuplées de 10 à 40 habitants, cela faisait une ville de 2 à 3 millions d’hommes. Tout, dans les récits du voyageur, était à la même échelle. Les soldats du grand Khan se chiffraient par centaines de mille, ses revenus par dizaines de millions. Personne, dans l’Europe du Moyen-Age, n’avait l’idée de pareilles masses humaines ni d’aussi formidables moyens financiers. Aussi les Vénitiens raillaient l’imagination de leur compatriote. « Conte-nous un mensonge », lui criaient de loin les enfants. Le prêtre qui l’assista à ses derniers moments le conjura, pour le salut de son âme, de rétracter ses mensonges. Mais Marco Polo répliqua : « Je n’ai pas dit la moitié de ce que j’ai vu ».

Ce témoignage solennel de Marco Polo mourant ne fait que confirmer celui qu’il porte au début de son livre : « Pour savoir la pure vérité des diverses régions du monde, prenez ce livre et le faites lire. Chacun qui ce livre écoutera ou lira le doit croire parce que toutes choses y sont véritables. Car je vous fais savoir que, depuis que Dieu créa Adam, notre premier père, jamais homme d’aucun temps ne connut des diverses parties du monde et de leurs grandes merveilles autant qu’en connut messire Marco Polo. C’est pour cela qu’il a cru que ce serait trop grand dommage s’il ne faisait mettre en écrit ce qu’il a vu et entendu afin que les autres gens qui ne l’ont vu ni entendu l’apprissent par ce livre. »

C’est qu’en effet tous les récits du voyageur sont scrupuleusement exacts. Pour les dicter, il n’avait pas seulement recouru à sa mémoire, il possédait des documents précieux. Quand il était en Chine, chargé de missions par Khoubilaï-Khan, il ne manquait pas, au cours de ses voyages, de prendre des notes nombreuses qui lui permettaient de faire à l’Empereur un récit fidèle. Les lecteurs européens profitèrent de ce qui avait été destiné à l’information et au divertissement du souverain mongol.

Aussi quel contraste entre ses récits et les fables de ses devanciers immédiats ! Quand parut le livre de Marco Polo, le géographe Brunetto Latini venait tout juste de mourir. Son Trésor rassemble les notions que possédaient les contemporains sur l’Asie. Aucun témoignage direct, aucune vraisemblance même. Les légendes empruntées aux auteurs de tous les temps et de tous les pays y sont accueillies pêle-mêle. Latini nous montre les Indes peuplées d’habitants fantastiques. Certains peuples ont les pieds retournés, la plante en l’air et huit doigts à chaque pied. Il y a des hommes qui ont des têtes de chien, d’autres qui n’ont point de tête du tout : leurs yeux sont placés sur leurs épaules. Chez d’autres, les enfants quand ils naissent ont les cheveux blancs ; c’est l’âge qui les noircit. On rencontre des tribus où les hommes n’ont qu’un œil et qu’une jambe, ce qui ne les empêche pas de courir avec une vélocité extrême. Tout est sur ce ton : on croirait entendre des contes de nourrice plutôt que lire un ouvrage à prétentions scientifiques. Depuis l’époque de Pline l’Ancien, la géographie n’avait fait aucun progrès. On avait seulement mêlé de nouvelles fables à celles qu’accueillait le contemporain de Trajan.

Sans doute Marco Polo n’a pas été formé à la critique moderne. Il ne distingue pas entre les traditions qu’il rencontre et les reproduit avec la même complaisance. En cela même, il est utile, car aujourd’hui, mieux informés, et pourvus de sûres méthodes, nous pouvons démêler la part de vérité que contiennent certaines légendes. En tout cas, lorsque Marco Polo, et c’est ce qui arrive le plus souvent, parle de ce qu’il a vu lui-même, il se montre scrupuleusement véridique. Et il sait regarder. S’il décrit les hauts plateaux du Thibet, il nous en montre d’un trait la solitude immobile et le morne silence : « On n’y voit pas, dit-il, voler d’oiseaux à cause du grand froid qui y règne ». Cinq siècles plus tard, un explorateur anglais, le capitaine Wood, s’élevait à son tour jusqu’à ces hauts plateaux et les décrivait en ces termes : « L’aspect du paysage présentait l’image d’un hiver dans toute sa rigueur. Partout où le regard se portait, une couche éblouissante de neige couvrait le sol comme d’un tapis, tandis que le ciel au-dessus de nos têtes était d’une couleur sombre et désolante. Des nuages eussent reposé les yeux, mais il n’y en avait nulle part. Pas un animal vivant, pas même un oiseau ne se montrait dans l’air. Le silence régnait tout autour de nous, si profond qu’il oppressait le cœur ».

Ainsi les explorateurs modernes ont vérifié jusque dans le détail les affirmations de Marco Polo. Avec leurs découvertes, la renommée du Vénitien n’a cessé de grandir. À mesure que les mystères de l’Asie ont été pénétrés, et que d’autres voyageurs ont refait l’itinéraire suivi jadis par Marco Polo, on lui a rendu justice. Comme Hérodote, longtemps tenu pour légendaire et dont on reconnaît aujourd’hui la surprenante véracité, Marco Polo a dû aux découvertes modernes un renom mérité d’exactitude.