Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV

Mœurs des Tartares


Sachez qu’après Gengis-Khan qui fut le premier roi des Tartares, régna Cuy-Khan ; le troisième souverain fut Batuy-Khan ; le quatrième Alacou-Khan, le cinquième Mongu-Khan, le sixième est Koubilaï-Khan[1] qui règne actuellement. Il est plus puissant que ses prédécesseurs : quand même tous les cinq se seraient mis ensemble, leur puissance aurait été moindre que n’est la sienne. Je vous dirai davantage : si tous les chrétiens du monde, leur empereur et leurs rois, s’unissaient et, avec eux, les musulmans, tous ensemble n’égaleraient pas la puissance de ce Koubilaï qui règne sur tous les Tartares du monde, sur ceux de l’Est et sur ceux de l’Ouest. Tous sont ses sujets. Cette grande puissance, je vous la montrerai très clairement dans mon livre.

Sachez que tous les grands Khans et tous ceux qui sont descendus de leur ancêtre Gengis-Khan, sont ensevelis dans une montagne qui s’appelle l’Altaï. En quelque endroit que le grand Khan meure, il est enseveli dans cette montagne avec les siens. Serait-il à cent journées de marche, on transporterait son corps pour l’ensevelir dans cette montagne.

Je vous dirai une chose surprenante. Tous ceux que le cortège funèbre rencontre sont mis à mort : « Allez, leur dit-on, allez servir votre maître dans l’autre monde. » Les Tartares croient véritablement qu’il en est ainsi. Quand le roi meurt, on tue son meilleur cheval, pour qu’il le retrouve dans l’autre vie. En vérité, je vous dis comme chose certaine qu’à la mort de Mongu-Khan, plus de vingt mille personnes qui s’étaient trouvées sur le passage du cortège furent mises à mort.

Puisque j’ai commencé à parler des Tartares, je vous en dirai autre chose. Ils passent l’hiver dans la plaine, où leurs troupeaux ont de l’herbe en abondance ; l’été, ils recherchent des lieux plus frais, des montagnes et des vallées, où ils trouvent de l’eau, de l’ombre et des pâturages. Ils ont des maisons de branches d’arbre qu’ils recouvrent de cordes : elles sont rondes et ils les transportent avec eux là où ils vont, car ils lient les branches avec tant d’adresse et d’ordre que le transport en est commode. Toutes les fois qu’ils dressent leurs maisons, ils en tournent la porte vers le midi. Ils ont des charriots couverts de feutre que la pluie ne pénètre pas : ils les font traîner par des bœufs et des chameaux. Ils y placent leurs femmes et leurs enfants. Les femmes achètent et vendent ; elles fabriquent tout ce qui est nécessaire pour leurs maris et leur ménage. Les hommes ne s’occupent que de chasser, d’oiseler et de guerroyer, comme des gentilshommes. Ils vivent de viande, de lait et de fromage ; ils mangent toutes sortes de viandes, même celle des chevaux, des chiens et des rats, car leur pays est plein de trous à rats.

Ils ont un dieu à eux, qu’ils appellent Nacigay. C’est disent-ils, le dieu de leur terre, qui garde leurs enfants, leurs troupeaux, leurs récoltes. Chacun en possède dans sa maison une image faite d’étoffe et de lin ; ils représentent de la même façon son épouse et ses enfants. Quand ils mangent, ils prennent de la viande et en frottent la bouche de leurs idoles. Ils répandent ensuite du bouillon devant la porte. Ils assurent qu’ainsi leur dieu et sa famille ont leur part du repas.

Ils boivent du lait de jument qui est semblable à du vin blanc et agréable à boire. Ils appellent ce breuvage koumis. Leurs vêtements sont le plus souvent faits avec des étoffes d’or et de soie ; ils les garnissent richement de plumes, de zibeline, d’hermine, de vair et de renard. Leur équipement est très beau et de grande valeur. Pour armes, ils ont arcs, flèches, épées et haches, mais ils se servent surtout de l’arc. Ce sont les meilleurs archers qui existent. Ils portent des armures de cuir bouilli qui sont très résistantes. Ils sont bons hommes d’armes et se conduisent vaillamment à la bataille. Ils supportent mieux la fatigue qu’aucun autre peuple. Souvent, en cas de besoin, ils iront un mois sans emporter de viande, ne vivant que de lait de leurs juments et de la chair des bêtes qu’ils auront tuées avec leurs flèches. Leurs chevaux paissent l’herbe des champs ; ainsi n’ont-ils pas besoin d’emporter orge, paille ou avoine. Ils sont très obéissants à leurs chefs. Ils peuvent passer toute une nuit à cheval, en armes, ce qui n’empêche pas leurs chevaux de paître. C’est la nation du monde la plus endurcie à la peine, à la fatigue et qui exige le moins de dépenses. Aussi personne ne les égale pour conquérir terres et royaumes. Il y paraît bien, ainsi que vous l’avez déjà vu et le verrez encore en ce livre, car ils sont certainement maîtres de la plus grande partie du monde.

Voici comment ils sont organisés. Quand un seigneur tartare se rend à l’armée, il emmène avec lui cent mille hommes à cheval. Il place un chef à la tête de chaque dizaine, de chaque centaine, de chaque millier et de chaque dizaine de milliers. De la sorte, lui-même n’a à commander que dix hommes : et ces dix hommes n’ont à commander chacun que dix autres. Chacun obéit à son chef si bien et avec tant d’ordre que c’est merveille, si l’on songe combien l’armée est nombreuse.

Le corps de 100.000 hommes, on l’appelle un tuc, celui de 10.000 hommes, un toman, celui de mille hommes, un miny ; on appelle guz le groupe de cent hommes, un le groupe de dix hommes. Quand l’armée est en marche, deux cents cavaliers bien montés vont à deux jours de marche en avant pour l’éclairer. Il en est de même en arrière et sur chaque aile. Ainsi l’armée est couverte de tous côtés et ne peut être surprise. Quand on part pour une longue expédition, les hommes n’ont point d’équipement. Chacun d’eux porte seulement un petit boucher où il met son lait, un petit pot de terre pour faire cuire sa viande et une petite tente pour s’abriter de la pluie. Ils sont capables de chevaucher dix jours sans manger de viande et sans faire de feu. Ils vivent alors du sang de leurs chevaux. Ils leur saisissent la veine, la font saigner et appliquent leur bouche jusqu’à ce qu’ils soient rassasiés. Ensuite ils ferment la plaie.

Ils dessèchent le lait et en font une pâte qu’ils transportent avec eux. Quand ils veulent manger, ils mettent cette pâte dans de l’eau qu’ils battent jusqu’à ce que le lait soit dissous. Alors ils le boivent.

Dans la bataille, ils n’ont point de honte à fuir, mais en fuyant, ils combattent aussi bien que dans le corps à corps, car ils se retournent, tirent de leurs arcs très adroitement et causent de très grandes pertes à leurs ennemis. Ils ont dressé leurs chevaux à se tourner en tout sens avec une promptitude merveilleuse et mieux que ne ferait un chien. Ceux qui les poursuivent croient tenir la victoire, mais quand les Tartares voient qu’ils leur ont tué ou blessé beaucoup d’hommes et de chevaux, ils se retournent et vont tous ensemble au combat en si belle ordonnance et avec de si grands cris qu’ils mettent promptement l’ennemi en déconfiture, car dans l’action ils se montrent courageux, forts et résistants. Ainsi au moment où leurs adversaires ne songent plus qu’à la poursuite, ils sont perdus, car les Tartares font volte face sitôt que le moment leur paraît favorable. Cette tactique leur a déjà valu de nombreuses victoires.

Je vous ai dit la vie et les mœurs des Tartares de race pure. Mais en ce moment, ils sont bien dégénérés : ceux qui vivent au Catay[2] ont adopté les mœurs des idolâtres du pays et ont renoncé à leur religion. Ceux qui vivent en Perse ont adopté les mœurs des musulmans.

Voici comment on rend chez eux la justice. Celui qui a commis un larcin léger reçoit, par ordre du juge, sept coups de bâton, ou dix-sept ou vingt-sept ou trente-sept et ainsi jusqu’à cent sept selon la gravité du vol ; certains meurent sous le bâton. Celui qui a dérobé un cheval, ou un objet de valeur est condamné à perdre la vie ; on lui tranche la tête d’un coup d’épée. S’il peut se racheter en donnant neuf fois la valeur de l’objet volé, il a la vie sauve.

Ceux qui possèdent du gros bétail, chevaux, juments, chameaux, bœufs, vaches, y apposent leur marque, puis les bêtes s’en vont paître dans la plaine sans aucune surveillance. Elles se mêlent ensemble et chacune est restituée à son maître à cause de la marque qu’elle porte et qui est connue. Leur petit bétail est très gras ; ils le font garder par des bergers.

Voici une autre de leurs coutumes. Si l’un d’eux a une fille qui meurt sans être mariée et qu’un autre ait un fils qui soit mort lui-même sans être marié, les parents des défunts les marient solennellement et dressent le contrat de mariage. Puis ils le font brûler et disent qu’ainsi les défunts sont avertis dans l’autre monde et se tiennent pour époux et épouse. Les parents dès lors se considèrent comme unis au même titre que s’ils avaient marié leurs enfants vivants. Ce qu’ils conviennent de donner en dot aux époux, ils en font faire des images qu’ils brûlent ainsi pour faire tenir ces richesses aux morts dans l’autre vie.

  1. Koubilaï, en chinois Chi-Tsou, l’ancêtre des générations, régna de 1260 à 1294.
  2. La Chine du Nord.